Le terrorisme d’après Sartre : du surréalisme à la négritude
1Le mot « terreur », connoté tantôt positivement, tantôt négativement, apparaît dans le corpus sartrien à la fois dans un contexte littéraire et politique. Bien qu’il ne soit pas aisé de résumer succinctement le point de vue de Sartre sur la langue, qui a connu de nombreuses métamorphoses au cours de sa vie, on peut supposer que sa vision de la langue et de la littérature après la Seconde Guerre mondiale, résumée dans le terme d’« engagement », s’est formée entre 1939 et le début des années 1940. C’est ce dont témoigne son journal de guerre, Carnets de la drôle de guerre, dans lesquels on peut trouver de nombreux passages sur la question du style. Or, il est clair que pour sa réflexion sur la théorie littéraire, Les fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettre de Jean Paulhan joue un grand rôle. Ainsi dans cet article nous proposons d’examiner comment Sartre a reçu, utilisé et modifié la notion de terreur déployée dans Les Fleurs de Tarbes. Nous proposons également d’examiner l’influence de Paulhan sur la conception sartrienne de la littérature et du langage tout en soulignant leur différence, avant de retracer le développement de la pensée sartrienne sur la terreur et le « lieu commun1 ».
2Pour commencer, parlons du rapport entre les deux auteurs. On peut dire qu’en 1940 Paulhan, rédacteur en chef de La NRF depuis 19250, est de loin beaucoup plus connu que l’écrivain Sartre, qui fait de tardifs débuts avec la publication de La Nausée en 1938. C’est d’ailleurs Paulhan lui-même qui a soumis à Gaston Gallimard son avis sur la publication du roman de Sartre. Cette relation hiérarchique se lit dans le ton d’une lettre datée du 1er août 1938, que Sartre adresse à Paulhan depuis le Maroc (Sartre, 2010, p. 377-380). Avant de rendre compte de l’essai sur Husserl qu’il va faire publier dans la revue et de la nouvelle qu’il vient d’achever, « L’enfance d’un chef », il évoque la querelle linguistique entre Paulhan et les Nouveaux Cahiers et exprime son soutien à Paulhan. Toutefois, il ne mentionne pas Les Fleurs de Tarbes. Dans ses Carnets de la drôle de guerre, écrits entre 1939 et 1940, il n’y a aucune référence aux Fleurs de Tarbes, tout au moins dans les Carnets qui substituent encore aujourd’hui bien que le nom de Paulhan se trouve dans divers passages. Il est fort probable qu’il ait lu l’ouvrage lors de la parution en feuilleton de sa version primitive dans la NRF en 1936, mais ce n’est qu’après sa publication en livre chez Gallimard en 1941 qu’il y a fait référence de manière spécifique.
3Comparée à la réaction de Blanchot, qui a tout de suite souligné l’importance des Fleurs de Tarbes à travers une série de comptes rendus2 dans le Journal des Débats, celle de Sartre reste beaucoup plus réservée : il n’a pas écrit de texte proprement consacré à cet ouvrage. Néanmoins, il ne fait aucun doute que le livre de Paulhan a une influence significative sur la formation de la théorie sartrienne de « l’engagement » dans la mesure où le philosophe écrivain reprend tout de suite la qualification de terroristes comme « misologues ». Nous examinerons ce point plus loin.
Du « Terroriste vs rhétoricien » au « poète vs prosateur »
4Il est bien connu que Jean Paulhan qualifie les « terroristes » de « misologues » dans Les Fleurs de Tarbes (Paulhan, [1941] 1990, p. 75). En 1945, dans la « Présentation » de sa nouvelle revue, Les Temps Modernes, Sartre allègue explicitement Paulhan.
[...] en face des ouvriers qui ne le lisent pas il [l’homme de lettres] souffre d’un complexe d’infériorité. C’est certainement ce complexe qui est à l’origine de ce que Paulhan nomme terrorisme, c’est lui qui conduisit les surréalistes à mépriser la littérature dont ils vivaient (Sartre, 1948, p.11).
5Deux points attirent notre attention : tout d’abord, Sartre associe exclusivement le terrorisme au surréalisme ; ensuite, il insiste sur la question du lectorat.
6Commençons par le premier point. Selon Paulhan, le terrorisme se caractérise par « la différence, l’originalité et l’absence » (Paulhan, [1941] 1990, p. 126), et les terroristes, ce sont ceux qui pensent que les écrivains utilisant des lieux communs ont succombé au pouvoir de la langue, au verbalisme, à l’influence de la langue, etc. Or, si Paulhan compte André Breton et les surréalistes parmi les écrivains qui dénoncent les lieux communs, il ne les présente point comme représentants principaux d’une telle tendance, loin de là. Les terroristes pour l’auteur des Fleurs de Tarbes sont tout d’abord les romantiques, Victor Hugo, Verlaine et Rimbaud, puis le romancier et critique littéraire Antoine Albalat, Rémi de Gourmont ou Marcel Schwob et surtout le philosophe Bergson ! Le surréalisme n’est évoqué que vers la fin de l’ouvrage3 (Paulhan, [1941] 1990, p. 160).
7En revanche, pour Sartre, ce sont les surréalistes qui sont les terroristes par excellence. Mieux, le surréalisme est l’incarnation même du terrorisme par son attitude à l’égard du « mot-objet », méprisant et négligeant l’aspect utilitaire du langage : transmettre une idée.
8Il faut remarquer que cette position sartrienne n’est pas le corolaire de sa théorie de littérature engagée. Car dans son compte rendu de L’Étranger de Camus en 1943, à une époque où Sartre n’avait pas encore élaboré l’idée d’engagement, le terme de terrorisme était déjà utilisé en relation avec la haine du langage. Après avoir souligné que Camus considérait son œuvre non comme le fruit de la nécessité, mais celui de la contingence, Sartre écrit : « Nous retrouvons ici, passé au crible du soleil classique, un thème du terrorisme surréaliste : l’œuvre d’art n’est qu’une feuille détachée d’une vie » (Sartre, [1947] 2010, p. 133).
9Il faut noter qu’ici le terrorisme n’est pas une question de style, mais concerne le sujet dans la mesure où Sartre signale que dans le récit de Meursault, tout est équivalent : point de différence entre écrire un roman et boire un café au lait. Voilà le terrorisme lié aux sujets ou à l’abolition des sujets nobles, et c’est ce qui caractérise L’Étranger de Camus selon Sartre. Mais ce terrorisme n’est pas considéré pour autant comme un défaut de l’œuvre. Car, paradoxalement, une communion entre l’auteur et le lecteur en naît, « […] comme une communion brusque de deux hommes, l’auteur et le lecteur, dans l’absurde, par-delà les raisons » (Sartre, [1947] 2010, p. 133).
10Il est extrêmement intéressant de noter l’utilisation du mot « communion », mot très cher à Bataille. En fait, Sartre évoque également la « haine du mot » dans son compte rendu de L’Expérience intérieure, intitulé : « Un nouveau mystique ».
C’est à regret, d’ailleurs, que M. Bataille use du discours. Il le hait et, à travers lui, le langage tout entier. Cette haine, que nous avions notée l’autre jour à propos de Camus, M. Bataille la partage avec bon nombre d’écrivains contemporains. Mais les motifs qu’il en donne lui sont propres : c’est la haine du mystique qu’il revendique, non celle du terroriste. (Sartre, [1947] 2010, p. 176)
11Si nous lisons ce passage sans arrière-pensée, on voit bien que la haine du langage ne signifie pas forcément ni toujours « terrorisme ». Sartre affirme tout simplement que Bataille, en tant que mystique, rejette la communication verbale dans la mesure où l’expérience souveraine est au-delà du langage. Bref, Bataille n’est pas considéré ici comme un terroriste.
12On trouve un usage similaire dans l’essai sur Brice Parain « Aller et retour » (mars-mai 1944) et dans l’article sur Jules Renard « L’homme ligoté » (1945). « La hantise de la connaissance intuitive, c’est-à-dire sans intermédiaire, qui, fut, nous l’avons vu, le premier moteur de Parain, anima d’abord le surréalisme, comme aussi cette méfiance profonde envers le discours que Paulhan nomme terrorisme » (Sartre, [1947] 2010, p. 234) .
13Dans le cas de Renard, en revanche, Sartre, tout en convoquant Blanchot, en tire une conclusion opposée : « Aujourd’hui Blanchot s’efforce de construire de singulière machines de précision […] où les mots sont soigneusement choisis pour s’annuler entre eux et qui ressemblent à ces opérations algébriques compliquées, dont le résultat doit être zéro. Formes exquises du terrorisme. Mais Jules Renard n’est pas un terroriste » (Sartre, [1947] 2010, p. 324).
14Comme nous l’avons signalé plus haut, Sartre a fait un usage intensif de cette expression entre 43 et 45, mais dans Qu’est-ce que la littérature ?, il reprend le terme, cette fois-ci avec beaucoup de force, en l’intégrant à son argumentation. L’idée que Sartre se fait des terroristes repose sur sa propre conception du rapport entre pensée et sens, d’une part, et mot et signifiant de l’autre, et sur l’idée que la position de l’écrivain diffère selon qu’il considère le rapport entre les deux comme une coopération ou un conflit. Assurément, le point de départ de la notion de terrorisme chez Paulhan est la critique qu’il fait de la théorie bergsonienne qui veut que langage et pensée ont des qualités opposées et que la pensée est transformée par le langage. Cependant, les différences ne manquent pas si on les examine en détail.
15Ainsi, à partir de 1943, Sartre introduit dans son lexique le terme de terroriste, surtout pour désigner les assassins de la langue. Toutefois, la signification du terme change légèrement dans Qu’est-ce que la littérature ?.
16Certes, les terroristes sont tout d’abord des écrivains qui, conformément à la définition de Paulhan, considèrent que les lieux communs déforment et banalisent l’idée et la pensée, mais la prémisse est la dichotomie entre le sens et la pensée, d’une part, et les mots et les signes, de l’autre, et les terroristes sont des écrivains qui placent les premiers au-dessus des seconds.
17Dans le chapitre 1 de Qu’est-ce que la littérature ?, « Qu’est-ce qu’écrire ? », la fameuse dichotomie entre la poésie et la prose prend justement comme point de départ la « misologie ». Il s’agit, pour simplifier, de la dichotomie entre le prosateur qui communique des idées en considérant le langage comme signifiant et le poète qui fabrique un objet en utilisant les mots sans viser la communication.
18Sartre affirme que malgré la nature des mots qui montrent toujours autre chose qu’eux-mêmes, l’attitude poétique consiste à utiliser les mots non pas comme des signes, mais comme des choses. Cette attitude du poète s’oppose à celle du prosateur qui, contrairement au poète, utilise les signes et se préoccupe de significations. Cette considération faite, Sartre affirme que les terroristes, qui cherchent l’originalité, s’acharnent à détruire les formes d’expression établies, voire le langage lui-même. Il voit une telle attitude incarnée dans le surréalisme. En ce sens, on peut considérer que si la critique du surréalisme est pleinement développée dans le chapitre 4, elle est déjà préfigurée dans le chapitre 1.
Il faut seulement noter que la plus magnifique de ses fusées, le surréalisme, renoue avec les traditions destructrices de l’écrivain-consommateur. Ces jeunes bourgeois turbulents veulent ruiner la culture parce qu’on les a cultivés […] (Sartre 1948, p. 214).
19En d’autres termes, la chose va au-delà de la rhétorique et constitue un acte de destruction culturelle. Pour se détourner de la conscience de sa propre situation dans le monde, analyse Sartre, le surréalisme s’appuie sur la psychanalyse pour rejeter la subjectivité et tenter de détruire l’objectivité.
Il s’agit de faire éclater le monde et, comme aucune dynamite n’y suffirait, comme, d’autre part, une destruction réelle de la totalité des existants est impossible, parce qu’elle ferait simplement passer cette totalité d’un état réel à un autre état réel, on s’efforcera plutôt de désintégrer des objets particuliers. (Sartre, 1948, p.214)
Ainsi, le terme de terrorisme, emprunté à Paulhan, est ici assimilé dans la réalité à un acte de destruction.
Sartre, Blanchot et Giraudoux
20On voit peut-être mieux les caractéristiques de la critique virulente de Sartre à l’égard du surréalisme quand on la compare à l’essai de Blanchot intitulé « Réflexions sur le surréalisme », écrit en 1945, dans lequel l’auteur de La Part du feu ne considère pas le surréalisme comme une série de simples actes subversifs.
Les surréalistes sont apparus à leurs contemporains comme des destructeurs. L’héritage de Dada y est pour quelque chose. Et le caractère de violence non conformiste était naturellement le plus frappant. Aujourd’hui, ce qui nous frappe, c’est combien le surréalisme affirme plus qu’il ne nie. Il y a en lui une force merveilleuse, une jeunesse ivre et puissante. D’une certaine manière, il a besoin de faire table rase, mais c’est qu’avant tout il cherche son Cogito. (Blanchot, 1949, p. 42-43)
21Ainsi, Blanchot voit un aspect plus positif derrière la destructivité du surréalisme. C’est la première grande différence que l’on peut reconnaître entre eux. En effet, Sartre, tout en analysant la création et la destruction comme une seule et même chose, insiste sur la dernière. Car il écrit : « […] le surréalisme poursuit cette curieuse entreprise de réaliser le néant par trop plein d’être. C’est toujours en créant, […], qu’il détruit » (Sartre 1948, p. 217).
22Quant à la Terreur, qu’en dit Blanchot ? Dans « Comment la littérature est possible ? », Blanchot, en résumant soigneusement les pensées de Paulhan, affirme qu’« Il y a deux manières de lire Les Fleurs de Tarbes de Jean Paulhan » (Blanchot, 1943, p. 92), en suggérant la possibilité d’une lecture superficielle et d’une lecture profonde.
Le premier livre, le livre apparent, est consacré à l’examen de la conception critique qu’il faut appeler terroriste. D’après les uns, le langage a pour mission d’exprimer correctement la pensée, de s’en faire l’interprète fidèle, de lui être soumis comme à une souveraine qu’il reconnaît. Mais pour les autres, l’expression n’est qu’un destin prosaïque de la langue (Blanchot, 1943, p. 92).
23Notre critique classe ensuite les terroristes en deux catégories en affirmant que « À première vue, on distingue parmi les Terroristes deux catégories d’écrivains qui semblent très loin de s’entendre sur le langage de tous les jours ; le vrai rôle du langage n’est pas d’exprimer mais de communiquer, non pas de traduire mais d’être » (Blanchot, 1943, p. 95). Bien qu’ils diffèrent quant à leur intention de s’exprimer ou non, tous deux s’accordent à dire que les expressions courantes et le langage quotidien trahissent leurs propres intentions. « Pour eux aussi, c’est exprimer la pensée secrète, profonde, en veillant à chasser du langage tout ce qui pourrait le faire ressembler à une langue usuelle […] » (Blanchot, 1943, p. 95).
24Ainsi, les deux catégories de terroristes, une fois distinguées, finissent par se rejoindre dans leur tentative d’exprimer la profondeur, avant de sombrer tous deux dans le silence.
25Or, Sartre constate aussi que les écrivains contemporains sont souvent condamnés au silence. Néanmoins, en comparaison avec Blanchot, la dichotomie sartrienne entre poète et prosateur semble être une schématisation trop simpliste de l’argument de Paulhan. Car ce schéma converge finalement vers un point éthique : avoir un message ou ne pas en avoir, transmettre un message ou ne pas en transmettre. Et c’est là où se trouve la ligne de démarcation entre Blanchot et Sartre, ainsi que le point qui sépare Giraudoux de Sartre. Dans Qu’est-ce que la littérature ?, le nom du romancier-dramaturge n’apparaît que trois fois. Sur ces trois occurrences, une seule d’entre elles me parait significative. Sartre qualifie la position de Giraudoux non de terroriste, mais de rhétoricien. Cette qualification n’est pas en faveur de Giraudoux puisque Sartre convoque ce dernier uniquement comme contre-preuve.
26En effet, Sartre remplace ici la question du message et de la transmission par la question de la priorité entre le sujet et le style, en donnant la priorité au premier. « Je sais que Giraudoux disait : ‘‘La seule affaire c’est de trouver son style, l’idée vient après’’. Mais il avait tort : l’idée n’est pas venue » (Sartre 1948, p. 76). Ainsi Sartre condamne d’une manière irrévocable la conception giralducienne de la littérature sans s’expliquer davantage.
27S’il en est ainsi, on se demandera : qu’en est-il de Sartre lui-même ? Est-il du côté des terroristes ? Ou bien est-il un rhétoricien ? Nous y reviendrons. Pour le moment, examinons la deuxième question, celle du lecteur.
La question du lecteur : la littérature et son dehors
28Alors que Blanchot reste, au moins en apparence, dans l’espace littéraire tout au long de son article « Comment la littérature est-elle possible4 », l’argument de Qu’est-ce que la littérature ? quitte assez rapidement l’espace littéraire pour se tourner vers les aspects sociaux. En fait, la caractéristique de cet ouvrage consiste en un élargissement du niveau purement littéraire ou linguistique de la discussion à la société tout entière à travers la perspective de l’engagement. Dans ce sens, ce livre contient le germe de l’approche sociologique de la littérature qui sera développée plus tard dans L’idiot de la famille par l’auteur lui-même ainsi que par Pierre Bourdieu et ses disciples : Anna Boschetti, Pascale Casanova ou Gisèle Sapiro.
29Mais limitons notre propos à la question de la rhétorique : la question du terrorisme est avant tout liée à la question du lecteur5. Dans le chapitre 3, « Pour qui écrit-on ? », Sartre s’appuie sur Paulhan pour parler de la destruction de la littérature par elle-même, représentée par le surréalisme. La passion du terrorisme, analyse Sartre, vient de la situation des écrivains à une époque où Dieu est absent, ainsi que de la divergence entre la classe dont ils sont issus et la classe des lecteurs. Sartre situe la ligne de démarcation au milieu du XIXe siècle : après l’échec de la révolution de 1848, pour les écrivains post-romantiques (selon son expression), à savoir Baudelaire, Flaubert, etc., la littérature n’est possible que précisément en rompant avec le lecteur, cette rupture favorisant également l’autonomie de la littérature. Or, par cette rupture avec le lecteur, d’après Sartre, l’œuvre littéraire cesse d’être l’expression concrète d’une classe. Et c’est dans ce contexte que Sartre cite Paulhan : « Chacun sait, écrit Paulhan, qu’il y a, de nos jours, deux littératures : la mauvaise, qui est proprement illisible (on la lit beaucoup). Et la bonne qui ne se lit pas » (Sartre 1948, p. 191).
30En effet, la question « pour qui écrit-on ? » est, à l’inverse, inextricablement liée à celle de savoir « qui est le lecteur ? ». Alors d’où vient le divorce du couple « auteur-lecteur » et ce désir de la destruction de la littérature ?
[il] y a la destruction de la littérature par elle-même : d’abord le terrible « ce n’est que de la littérature », ensuite ce phénomène littéraire que le même Paulhan nomme terrorisme, qui naît à peu près en même temps que l’idée de gratuité parasitaire et comme son antithèse, qui chemine tout au long du XIXe siècle en tractant avec elle mille mariages irrationnels et qui éclate enfin peu avant la Première Guerre. Le terrorisme ou plutôt le complexe terroriste […] (Sartre 1948, p. 191).
Il s’agit là encore une fois d’un complexe, mais laissons cette obsession de côté et énumérerons plutôt trois de ses caractéristiques indiquées.
1° un dégoût si profond du signe en tant que tel qu’il conduit à préférer en tout cas la chose signifiée au mot, l’acte à la parole, le mot envisagé comme objet au mot-signification, c’est-à-dire au fond, la poésie à la prose, le désordre spontané à la composition ; 2° un effort pour faire de la littérature une expression parmi d’autres de la vie, au lieu de sacrifier la vie à la littérature ; et 3° une crise de la conscience morale de l’écrivain, c’est-à-dire la douloureuse débâcle du parasitisme (Sartre 1948, p. 191-192).
31D’après Sartre, cette rupture avec le lecteur vient du déclassement de l’écrivain et la question des lieux communs apparaît avec elle. « […] elle [la littérature] ne reflétera plus les communs de la collectivité, elle s’identifie à l’Esprit, c’est-à-dire au pouvoir permanent de former et de critiquer des idées » (Sartre 1948, p. 148).
32Il poursuit son analyse en se référant au XVIIe siècle où « tout travail de l’esprit était en même temps un acte de civilité, et le style était la plus grande courtoisie de l’auteur à l’égard de ses lecteurs. Le lecteur, lui aussi, ne se lassait pas de retrouver la même pensée dans les livres les plus divers ». Ainsi, en rappelant une époque où les lieux communs et l’esprit (le contenu de la pensée) étaient en harmonie, Sartre réaffirme le divorce actuel. La recherche constante de nouvelles idées et d’un nouveau style d’écriture a d’ailleurs été qualifiée de « révolution6 » stylistique par Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes, associant la terreur à la révolution permanente.
La découverte de la terreur positive « Orphée noir »
33L’opposition entre forme et contenu, entre langue de communication et langue en tant qu’objet d’art, va-t-elle se maintenir éternellement, n’y aura-t-il pas une Aufhebung (synthèse) dans cette dialectique linguistico-littéraire ? En fait, un rare exemple d’un tel dépassement est fourni par Sartre lui-même. Plus haut, nous avons constaté la différence des lieux communs entre la classe dominante et la classe dominée, entre une classe sociale et une autre. Si la différence est si grande entre le langage de la classe ouvrière et celui de la bourgeoisie ou de l’aristocratie, on peut supposer facilement que l’abîme est encore plus profond et infranchissable entre les colonisateurs et les colonisés. En effet, le sens d’une expression courante en France, pays géographiquement, psychiquement et culturellement éloigné pour un colonisé, n’aura forcément pas le même sens, même si ce dernier, bon élève, assimile la culture française. Comment se pose la question des lieux communs quand on s’exprime dans une langue apprise artificiellement et qui n’est pas celle de ses ancêtres ?
34Dans « Orphée noir », écrit en 1948 en guise de préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, sous la direction du poète sénégalais Leopoldo Sédar Senghor, Sartre traite précisément de cette question7. Notre philosophe commence par interpeler les lecteurs européens blancs. « Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? » (Sartre, 1949, p. 230). Ainsi, le lecteur blanc est obligé de s’interroger sur le sens pour lui, colonisateur, de lire la littérature des Noirs qui s’expriment dans sa propre langue, le français. Mais laissons cet aspect postcolonial de côté pour l’instant. Remarquons le fait que Sartre souligne que des lieux communs en français ordinaire ne sauraient rester tels dans la Négritude, et donc que des clichés émergerait une nouvelle figure complètement différente. Qu’est-ce qui se passe en réalité quand un écrivain noir s’exprime et communique dans une langue qui n’est pas la sienne, mais l’unique langue de communication pour lui (C’est en fait la question de la littérature francophone en général) :
[…] par elle [la langue française] seule ils peuvent communiquer ; semblables aux savants du XVIe siècle qui ne s’entendaient qu’en latin, les Noirs ne se retrouvent que sur le terrain plein de chausse-trappes que le Blanc leur a préparé (Sartre, 1949, p. 244).
35Ainsi, l’écrivain noir ne peut pas se permettre le luxe de détruire les lieux communs et les expressions toutes faites, d’une manière nonchalante, à l’instar d’un enfant gâté, à la différence des surréalistes. Car il doit tout d’abord montrer patte blanche (qui est noire, d’ailleurs) : montrer qu’il maîtrise parfaitement la langue créée par les Blancs pour les Blancs, y compris les lieux communs, sous peine d’être traité de mauvais narrateur, ou, si j’ose dire, littéralement, de petit nègre, et déprécié pour son incompétence linguistique. Ainsi, une double procédure est requise : d’abord, faire une démonstration indubitable de sa compétence, puis s’émanciper.
Et comme les mots sont des idées, quand le nègre déclare en français qu’il rejette la culture française, il prend d’une main ce qu’il repousse de l’autre, il installe en lui, comme une broyeuse, l’appareil-à-penser de l’ennemi. Ce ne serait rien ; mais du même coup, cette syntaxe et ce vocabulaire forgés en d’autres temps, à des milliers de lieues, pour répondre à d’autres besoins et pour désigner d’autres objets, sont impropres à lui fournir les moyens de parler de lui, de ses soucis, de ses espoirs. (Sartre, 1949, p. 244).
36Autrement dit, à la Négritude s’impose une situation de double contrainte (double bind). Toutefois il s’ensuit que, paradoxalement, la méthode surréaliste cesse d’être un simple geste de destruction, un terrorisme gratuit pour devenir la voie vers une œuvre porteuse d’un message. Dans Qu’est-ce que la littérature ?, après avoir montré que l’intention profonde de la poésie française, de Mallarmé aux surréalistes, était d’accomplir un acte autodestructeur permettant de créer le silence par le langage, Sartre découvre dans la Négritude, pour ainsi dire, le meilleur exemple du bon usage des lieux communs. Car le nègre à qui on a appris une expression courante telle que « blanc comme neige » comme image de l’innocence, ne peut se satisfaire, s’il veut vraiment exprimer sa propre situation, de cette équivalence établie entre la blancheur et l’innocence. Il est donc obligé d’en inventer une autre telle que « la noirceur de l’innocence ». Sartre insiste sur cet acte de détournement : « Destructions, autodafé du langage, symbolisme magique, ambivalence des concepts, toute la poésie moderne est là, sous son aspect négatif. Mais il ne s’agit pas d’un jeu gratuit » (Sartre,1949, p. 251-252).
37Il y a donc une destruction, voire une « déconstruction » des lieux communs qui est inextricablement liée à la sincérité du message. Ainsi, le terrorisme du langage s’alignant ici sur le terrorisme de l’anticolonialisme prend un sens véritablement révolutionnaire. Si, affirme Sartre, la Négritude a pu s’inspirer des méthodes du Surréalisme, sa valeur est tout autre. Il y a un abîme qui sépare le surréalisme blanc de son utilisation par un Noir révolutionnaire. Car, « ce que Césaire détruit, ce n’est pas toute culture, c’est la culture blanche » (Sartre, 1949, p. 258). C’est pourquoi la poésie de la Négritude, tout particulièrement l’œuvre d’Aimé Césaire, peut-être, tout en étant « poésie » en tant qu’objet-mot, également une littérature engagée :
En Césaire la grande tradition surréaliste s’achève, prend son sens définitif et se détruit : le surréalisme, mouvement poétique européen, est dérobé aux Européens par un Noir qui le tourne contre eux et lui assigne une fonction rigoureusement définie. […] L’originalité de Césaire est d’avoir coulé son souci étroit et puissant de nègre, d’opprimé et de militant dans le monde de la poésie la plus destructrice, la plus libre et la plus métaphysique […] (Sartre, 1949, p. 259-260).
38On peut dire que le thème du divorce entre auteur et lecteur acquiert ici une nouvelle dimension. Il faut cependant ajouter que Sartre ne considère pas la Négritude comme une étape finale, mais plutôt comme un processus qui ne persistera pas. Comme le cas idéal du « groupe en fusion » de la Critique de la raison dialectique, tout en étant belle et spontanée, elle n’a qu’une vie éphémère.
39Quoi qu’il en soit, dorénavant, Sartre parle de plus en plus du terrorisme de manière positive, et notamment comme d’un mal nécessaire chez les colonisés et dans le tiers-monde. C’est le cas par exemple, de sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, qu’il parsème un peu partout de propos qui peuvent être lus comme une glorification du terrorisme : « […] l’agression coloniale s’intériorise en Terreur chez les colonisés. Par là, je n’entends pas seulement la crainte qu’ils éprouvent devant nos inépuisables moyens de répression mais aussi celle que leur inspire leur propre fureur » (Sartre, 1964, p. 179).
40Il est de même de son article sur Patrice Lumumba. Quant à ses déclarations et discours pendant la guerre d’Algérie, où l’ambivalence de la violence et la question du terrorisme seront mise en évidence, il souligne la différence entre la violence de l’oppresseur et celle de l’opprimé, le terrorisme, mais cela n’étant pas le sujet d’aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous y attarder.
À la terreur intérieure
41Nous avons vu jusqu’ici comment le terme de terreur, emprunté à Paulhan, s’est développé chez Sartre d’une manière assez particulière, mêlant les dimensions littéraire et politique. Avant de conclure notre article, il convient d’évoquer d’autres œuvres associées à ce terme. Je laisserai de côté l’usage du terme « terreur » dans Saint Genet, dont Gilles Philippe parlera en détail dans son article.
42Signalons tout d’abord, mais à titre d’anecdote, que Sartre préparait un film sur Joseph Lebon, un conventionnel qui a procédé à des exécutions massives à l’époque de la Terreur et dont Paulhan cite une phrase comme épigraphe du chapitre 3 des Fleurs de Tarbes.
43Nous ne nous attarderons pas plus sur un usage autrement plus important : la terreur dans la Critique de la raison dialectique. Il s’agit de la Terreur pendant la Révolution française convoquée pour expliquer l’émergence et le développement du groupe à partir du pratico-inerte : ce terme joue en effet un rôle extrêmement important dans le développement de son analyse, et permet l’apparition du concept nouveau de « fraternité-terreur ».
44Restons dans l’horizon littéraire et contentons-nous d’indiquer que le terme de terrorisme est également utilisé dans Mallarmé rédigé dans les années 50. (Cet ouvrage comprend sans aucun doute des réponses aux textes de Blanchot sur ce poète). J’en cite deux passages :
Mallarmé n’est pas, ne sera pas anarchiste : il refuse toute action singulière ; sa violence — je le dis sans ironie — est si entière et si désespérée qu’elle se change en calme idée de violence. Non, il ne fera pas sauter le monde : il le mettra entre parenthèses. Il choisit le terrorisme de la politesse (Sartre, 1986, p. 151).
45Bien entendu, la prémisse de cette phrase est que Mallarmé, tout en qualifiant de « crise de la poésie » la montée du vers libre contre la poésie rimée traditionnelle, l’a considérée comme un incident grave comparable aux attentats à la bombe des anarchistes de l’époque. Sartre écrit encore : « Il y a dans le suicide qu’il médite quelque chose d’un crime terroriste » (Sartre, 1986, p. 155).
46La terreur ici n’est certainement pas celle de la Révolution française mais une terreur qui déstabilise la société. Ainsi, Sartre utilise souvent le terme de terreur dans le double sens de terreur littéraire et d’acte terroriste politico-social. Et l’ironie du sort a voulu que son texte sur Mallarmé ait été détruit dans son appartement de la rue Bonaparte par les bombes de terroristes d’extrême-droite pendant la guerre d’Algérie !
47En guise de conclusion, répondons maintenant à la question que nous avions réservée : Sartre est-il lui-même un terroriste ou un rhétoricien ?
48Il est intéressant de noter que Paulhan, très critique à l’égard de la littérature engagée, a publié en 1950 dans les Cahiers de la Table Ronde un article intitulé « Sartre n’a pas un bon rapport avec les mots », dans lequel il décrit Sartre comme « un étrange cas de Terreur » (Paulhan, 1966, p. 392-402.). Ce texte, qui tente de démontrer que la théorie linguistique de Sartre se trompe sur toute la ligne, est cinglant, comme s’il s’agissait d’exorciser des années de ressentiment. En effet, les rapports de force entre Sartre et Paulhan se sont complètement inversés avant et après la guerre. Sartre invita Paulhan à rejoindre Les Temps modernes, mais ce dernier, n’étant pas enthousiaste, n’écrit qu’un article sous son nom, dans le numéro 6 (« La Rhétorique avait son mot de passe »), même s’il écrit plusieurs articles sous la signature de Maast.
49Quoi qu’il en soit, il n’est pas faux de dire qu’il y a chez Sartre une haine unique du langage. Comme le philosophe Sartre et l’écrivain Sartre ont des styles d’écriture nettement différents, il faudrait les distinguer pour déterminer son statut. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Sartre a une prédilection pour certains lieux communs tels que « Qui perd gagne », « les jeux sont faits ». Si nous examinons son roman majeur qu’est La Nausée, nous retrouvons des pastiches, des parodies, des détournements et des réorientations des concepts d’autres écrivains et penseurs, mais cela sans aller jusqu’à la destruction. Sartre n’apparaît donc pas se situer dans la catégorie des terroristes, définis par lui-même dans Qu’est-ce que la littérature ?. Alors, est-il rhétoricien ? La réponse ne sera pas non plus affirmative. Contrairement à ses propres déclarations en matière de théorie littéraire, Sartre ne fait guère confiance au langage, ou plutôt, il s’y sent mal, malaise qui est, à notre avis, la clé de son autobiographie, Les Mots. Sa critique sévère face aux terroristes pourrait être le revers d’un désir inconscient d’autodafé.