Anatomie d’un échec : Sartre entre Paulhan et Blanchot (1945-1952)
1Dans Saint Genet, comédien et martyr, en 1952, Jean-Paul Sartre tente pour la première et la dernière fois d’évaluer sur un ample corpus la pertinence de l’opposition entre terreur et rhétorique telle qu’il l’a empruntée aux Fleurs de Tarbes de Jean Paulhan et le rendement de l’opposition entre prose et poésie telle qu’il l’a lui-même redéfinie dans les textes rassemblés dans Situations, II : tandis que le poète use des mots comme de choses et non comme de signes, le prosateur use des mots pour désigner le réel à quelqu’un. Cette seconde opposition, Sartre parvenait à la faire fonctionner, sans trop de peine mais au prix de quelques contorsions, dans la préface qu’il donnait, en cette même année 1948, à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française établie par Léopold Sédar Senghor : quand il veut s’exprimer dans une langue faite par un autre et pour un autre, le colonisé n’a d’autre choix que de contourner l’idiome du colonisateur : c’est par la poésie, non par la prose, qu’il dira sa vision du monde ; sa poésie sera « révolutionnaire » et même « fonctionnelle »1 (Sartre, 1949, p. 233 et 239).
2Mais ces binômes encombrent Sartre plus qu’ils ne le servent ; les catégories s’effritent, et le système s’effondre, si bien que l’écrivain préférera bientôt distinguer les textes en style et les textes sans style, selon une opposition plus simple mais peut-être moins simpliste. Ce sont les tiraillements, les tensions, les contradictions dans la pensée stylistique de Jean-Paul Sartre au tournant des années 1940/1950 que je me propose d’interroger ici, en accordant une attention toute particulière au dialogue engagé avec Maurice Blanchot et en procédant en quelque sorte à l’anatomie d’un échec2.
Penser avec Paulhan : Situations, II (1948)
3Que le nom de Maurice Blanchot ne soit jamais mentionné dans Situations, II est d’autant plus étonnant que Sartre avait rédigé en 1943 une importante étude sur le deuxième roman de son confrère. Il avait même lu à cette occasion le petit volume que celui-ci avait publié chez Corti en 1942, Comment la littérature est-elle possible ? Mieux encore, Blanchot lui avait servi de clé dans d’autres essais, également appelés à être repris dans Situations, I en 1947 (désormais SI), pour comprendre les entreprises langagières de Georges Bataille, de Brice Parain, de Francis Ponge et même de Jules Renard, comme dans les lignes suivantes :
Aujourd’hui Blanchot s’efforce de construire de singulières machines de précision — qu’on pourrait nommer des « silencieux » comme ces pistolets qui lâchent leurs balles sans faire de bruit — où les mots sont soigneusement choisis pour s’annuler entre eux et qui ressemblent à ces opérations algébriques compliquées, dont le résultat doit être zéro. Formes exquises du terrorisme. Mais Jules Renard n’est pas terroriste. (SI, p. 271)
4On est loin des appréciations élogieuses qu’on découvrira bientôt dans le Saint Genet : c’est que Blanchot est un « terroriste ». Sartre ne dit pas ce qu’il entend par là, tenant pour acquis que le mot doit recevoir le sens que Jean Paulhan lui a donné en 19413.
5Il ne m’importe pas ici de savoir si Sartre a bien compris le propos des Fleurs de Tarbes (lequel est souvent obscur, comme chacun sait), mais simplement de voir comment il s’est approprié la problématique et les catégories de son auteur. Du point de vue linguistique, le « terrorisme » se méfierait des mots ; du point de vue discursif, il se méfierait des clichés ; du point de vue littéraire, il radicaliserait l’exigence de nouveauté stylistique qui s’est progressivement imposée au long du XIXe siècle. La « rhétorique », tout à l’inverse, ferait confiance au langage, à sa capacité à communiquer et à créer du lien ; elle libérerait l’écrivain de l’exigence de singularité littéraire en général, rédactionnelle en particulier.
6Plusieurs fois convoqué par les textes rassemblés dans Situations, I et notamment dans l’essai consacré à Blanchot en 1943 (SI, p. 129), puis à nouveau dans Situations, II (1948, désormais SII), le nom de Paulhan n’apparaît, pour sa part, qu’une seule fois, et presque incidemment, dans le Saint Genet ([1952] 2010 [désormais, SG], p. 442). Le binôme terreur / rhétorique y reste cependant très régulièrement sollicité ; c’est même un des outils par lesquels Sartre tente de comprendre la démarche stylistique de Jean Genet, celui-ci étant, nous dit-il, « contre la terreur et pour la rhétorique » (SG, p. 560) :
le terrorisme le sert moins que la rhétorique ; il n’est pas fait pour produire de brèves formules « traduites du silence » mais pour s’attaquer directement au langage et à toutes les ressources de la syntaxe ; c’est un écrivain discursif. (SG, p. 491)
les surréalistes, héritiers de Rimbaud et de Lautréamont, font de la poésie l’instrument de leurs révélations ; derrière l’incendie des mots, on entrevoit l’Être : ce sont des terroristes. Pour Genet, la poésie ne révèle rien ; quand les mots se brûlent et tombent en cendres, il ne reste que le néant ; c’est un rhétoriqueur. (SG, p. 568)
7Alors que du binôme terreur / rhétorique, Situations, I ne retenait guère que le premier terme, c’est le second qui intéresse prioritairement Sartre depuis Situations, II, où on lit notamment les lignes qui suivent et qui avaient ouvert, en novembre 1945, l’article « La nationalisation de la littérature » :
Aux belles années d’anarchie qui suivirent le traité de Versailles, les auteurs avaient honte d’écrire et les critiques n’aimaient pas la lecture. Dans les salons littéraires on ne rencontrait plus guère d’écrivains mais seulement des professionnels de l’érotisme, du crime, du désespoir, de la révolte ou de l’intuition mystique, qui, une ou deux fois l’an, sur les instances de leurs éditeurs, consentaient à délivrer un message. Comme ils ne se souciaient aucunement de leurs lecteurs et qu’il était convenu, au demeurant, que les mots ne pouvaient pas exprimer la pensée, on achetait beaucoup de livres mais on lisait peu. […] C’est que la mode était au terrorisme. […] / Aujourd’hui le vent a tourné : littérature et rhétorique sont rétablies dans leur dignité et dans leurs pouvoirs. Il ne s’agit plus d’allumer des incendies dans les brousses du langage, de marier des « mots qui se brûlent » et d’atteindre à l’absolu par la combustion du dictionnaire mais de communiquer avec les autres hommes en utilisant modestement les moyens du bord. (SII, p. 33-34)
8Si je me suis permis de citer un peu longuement, c’est parce qu’on peut légitimement s’étonner que Jean Genet soit un jour appelé prendre rang parmi les rhétoriqueurs. Il est vrai que Situations, II n’était pas à l’aise avec la catégorie de terreur, le livre considérant, par exemple, qu’il y a, à l’origine de la démarche « terroriste »,
un dégoût si profond du signe en tant que tel qu’il conduit à préférer en tout cas la chose signifiée au mot, l’acte à la parole, le mot envisagé comme objet au mot-signification, c’est-à-dire, au fond, la poésie à la prose, le désordre spontané à la composition. (SII, p. 179)
9Or, si l’on préfère « la chose signifiée au mot », doit-on vraiment préférer « le mot envisagé comme objet au mot-signification » ? Sartre cherche presque désespérément à articuler l’opposition établie par Paulhan entre terreur et rhétorique avec l’opposition qu’il établit lui-même entre poésie et prose, mais l’alignement des deux binômes revient à voir dans la poésie un « dégoût profond du signe », contrairement à ce que disent bien d’autres pages de Situations, II.
10On a pu le noter dans la longue citation que je faisais plus haut, Sartre voulut donner au binôme terreur / rhétorique une assise historique voire sociologique plus stable que celle qu’avait proposée Jean Paulhan. Bientôt reprise dans Situations, II, la « Présentation des Temps modernes » de 1945 expliquait ainsi la naissance du « terrorisme » par le sentiment d’inutilité et de culpabilité que les écrivains éprouvaient, depuis deux ou trois décennies, face à la classe ouvrière :
les meilleurs écrivains, les plus purs, confessaient publiquement ce qui pouvait les humilier le plus et se montraient satisfaits lorsqu’ils avaient attiré sur eux la réprobation bourgeoise : ils avaient produit un écrit qui, par ses conséquences, ressemblait un peu à un acte. Ces tentatives isolées ne purent empêcher les mots de se déprécier chaque jour davantage. Il y eut une crise de la rhétorique, puis une crise du langage. (SII, p. 11)
11On voudrait renchérir : « Il y eut aussi une crise du style. » Si Sartre ne le fait pas, c’est peut-être parce qu’il lui manque un mot pour désigner les pratiques rédactionnelles littéraires en général et de façon neutre. Il semble n’avoir pourtant jamais été troublé par le fait que la langue elle-même confère au mot style deux acceptions peu congruentes, puisque le terme désigne aussi bien la singularité d’une signature rédactionnelle plus ou moins fortement individualisée que la délicatesse anonyme d’une rédaction normée et stabilisée. De fait, et cela ne simplifie pas toujours les choses, Sartre utilise parfois le mot selon sa première acception, laquelle repose sur un imaginaire de type « terroriste », puisqu’elle valorise la nouveauté et l’originalité, parfois selon sa seconde acception, laquelle repose sur un imaginaire « rhétorique », puisqu’elle valorise une élégance patrimonialisée et une clarté qui tient de la courtoisie. Il situe en tout cas sa propre pratique du côté du « beau style » et ne revendique ni signature rédactionnelle ni geste esthétique qui mettrait en cause le fonctionnement usuel de la langue. Entre terrorisme et rhétorique, il a choisi son camp : le second.
Penser avec Blanchot : Saint Genet, comédien et martyr (1952)
12Par quelle étrangeté, celui qui incarnait naguère le terrorisme stylistique devait-il servir de clé pour comprendre l’œuvre d’un rhétoriqueur ? Car Maurice Blanchot occupe une place privilégiée dans la réflexion que Jean-Paul Sartre a développée sur le rapport de Jean Genet à la langue. Ses textes sur Mallarmé sont ainsi étonnamment plus présents dans le Saint Genet que dans l’étude que Sartre entreprenait, presque au même moment, sur l’auteur du « Coup de dés » (voir Sartre, 1986). Ainsi y apprend-on que le « “roman mallarméen” dont parlait une fois Blanchot, c’est Genet qui peut l’écrire » (SG, p. 6384) et que bien des pages consacrées à Mallarmé s’appliqueraient parfaitement, nous dit encore Sartre, à l’auteur de Miracle de la Rose : « on peut appliquer mot pour mot à Genet ce que Blanchot dit si bien de Mallarmé : “C’est la singularité et le prodige du langage de donner une valeur de création, une puissance de foudre à rien, au vide pur, au néant dont il s’approche, s’il ne l’atteint, comme sa limite” » (SG, p. 6275).
13Mais ce sont moins ces deux citations, situées assez tard dans le Saint Genet, qui vont me retenir ici que deux autres, qui viennent bien plus tôt. Ce sont d’ailleurs les seules dont Sartre nous fournisse — du moins le croit-il — les références exactes. Voici la première :
Les pages que Blanchot a écrites sur Mallarmé s’appliquent admirablement à Genet : « D’abord le langage tient dans une contradiction : d’une manière générale, il est ce qui détruit le monde pour le faire renaître à l’état de sens, de “valeurs” signifiées ; mais sous sa forme créatrice, il se fixe sur le seul aspect négatif de sa tâche et devient pouvoir pur de contestation et de transfiguration… Cela est possible dans la mesure où, prenant une valeur sensible, il devient lui-même une chose, un corps, une puissance incarnée. […] » (SG, p. 345)6
14Je ne garde ici que les premières lignes d’une citation qui se poursuit encore et obtient l’accord de Sartre sur l’idée qu’en nommant le monde, Mallarmé (ou Genet, donc) le détruit pour le faire renaître comme réalité purement verbale, libérée de toute contrainte de communication. Puis Sartre se rend vers la fin du « Mythe de Mallarmé », l’article de 1946 qu’il est en train de gloser, et cède à nouveau la parole à Blanchot pour une citation dont je ne retiens cette fois que quelques mots : « à celui qui le considère dans cet état de solitude, [ce langage] offre le spectacle d’une puissance singulière et toute magique ».
15Tout irait pour le mieux si, en un retournement final, Blanchot ne laissait entendre que le constat qu’il vient de faire demeure pertinent au-delà de la poésie en général et des vers de Mallarmé en particulier : « peut-être cette supercherie est-elle la réalité de toute chose écrite » (SG, p. 346). Or, c’est là, nous dit une note, que Sartre arrête de « suivre » Blanchot, lequel « devrait distinguer de ce point de vue la poésie et la prose et, dans la prose, examiner différentes espèces d’écritures » (ibid.). En 1952, Sartre n’a donc pas encore renoncé à l’opposition entre prose et poésie dont Situations, II défendait la radicalité et l’irréductibilité : « Le prosateur écrit, c’est vrai, et le poète écrit aussi. Mais entre ces deux actes d’écrire il n’y a de commun que le mouvement de la main qui trace les lettres. Pour le reste leurs univers demeurent incommunicables et ce qui vaut pour l’un ne vaut pas pour l’autre » (SII, p. 67).
16Si Sartre concédait qu’il s’agissait ici de simples prototypes de prose pure et de poésie pure, « il n’en faudrait pas conclure », poursuivait-il, « qu’on peut passer de la poésie à la prose par une série continue de formes intermédiaires » (SII, p. 84). Les formules sont si péremptoires qu’elles nous font oublier les tensions auxquelles ne cesse de se heurter Situations, II dans sa volonté d’articuler prose et poésie : à telle page de l’essai, par exemple, ce sont les écrivains qui ont imposé l’hybridité aux critiques (« la contamination d’une certaine prose par la poésie [a] brouillé les idées de nos critiques », SII, p. 72) ; à telle autre, ce sont les critiques qui ont imposé l’hybridité aux écrivains (« il n’est pas rare, aujourd’hui encore, que des critiques reprochent à une œuvre de prose de manquer de poésie », p. 223).
17Mais la sentence qui nous intéressera tout particulièrement tombe bien plus loin dans l’essai de 1948 :
rien n’est plus néfaste que l’exercice littéraire, appelé, je crois, prose poétique, qui consiste à user des mots pour les harmoniques obscures qui résonnent autour d’eux et qui sont faites de sens vagues en contradiction avec la signification claire. (SII, p. 284)
18Si la note de désaccord avec Blanchot que l’on trouve dans le Saint Genet réaffirme la distinction que Sartre souhaite strictement maintenir entre prose et poésie, elle lui apporte aussi une sérieuse nuance, puisqu’elle semble désormais admettre des formes intermédiaires ou, du moins, la possibilité d’assouplir un peu le binôme prose / poésie, pourtant encore omniprésent dans l’ouvrage de 1952. En nuançant Blanchot, Sartre se nuance aussi voire d’abord lui-même.
19Du rôle décisif que Blanchot semble avoir joué dans la renégociation de la théorie sartrienne du style entre Situations, II et Saint Genet, je verrais encore assez librement un autre indice : quand le second cite Blanchot, c’est soit en se trompant de livre (citations et paginations sont exactes, mais il s’agit de La Part du feu et non de Faux Pas), soit — et c’est le cas le plus fréquent — sans mentionner la source, comme si Sartre piochait dans des notes prises avec passion au fil de ses lectures. J’ai déjà évoqué les passages que celui-ci emprunte au « Mythe de Mallarmé » ; deux autres viennent de l’article « Le paradoxe d’Aytré » également paru en 1946 (SG, p. 55 et p. 325-326)7. Vers la fin de l’ouvrage, une paraphrase semble encore se souvenir de cet essai : « le langage, comme le fait observer Blanchot, c’est à la fois la fuite de l’être dans les significations, l’évaporation des significations, bref la néantisation et c’est de l’être, air frappé, mots écrits, gravés » (SG, p. 616). Les deux citations et la paraphrase vont dans le même sens ; toutes trois disent que les mots réduisent le réel à des tenants lieu d’une autre nature que le réel lui-même et que ces tenants lieu verbaux ont une existence propre. Or, ces deux propositions rendent difficiles de reconduire, dans leur simplicité, les thèses qu’avançait Situations, II selon lesquelles, d’une part, prose et poésie feraient du langage un emploi radicalement différent, selon lesquelles, d’autre part, la prose aurait vocation à s’effacer derrière le réel qu’elle désigne.
20Par une sorte d’effort désespéré, le Saint Genet tente ainsi de sauver le binôme prose / poésie tel l’a proposé Situations, II et qu’il réactive pour formuler sa thèse principale : Jean Genet serait progressivement passé de la poésie à la prose, à mesure qu’il prenait conscience que le langage pouvait servir à communiquer avec autrui et pas seulement à se parler à soi-même. Cette première thèse, d’ordre biographique, Sartre la double d’une autre thèse, d’ordre analytique cette fois : la prose de Genet n’a jamais renoncé à la poésie ; elle ne veut communiquer que pour tromper : « les ouvrages de Genet sont de faux romans écrits en fausse prose. Mais, fausse ou non, la prose naît de l’intention de communiquer » (SG, p. 473). Fausse prose, l’expression revient plusieurs fois : « Cette prose est fausse. Elle n’est si parée que pour mieux servir de proie à la poésie. Genet s’est soumis au langage du volé pour mieux trahir » (SG, p. 559).
21Fausse prose, c’est-à-dire poésie déguisée en prose, mais Sartre déploie un arsenal métaphorique très instable et pas toujours congruent pour parler de la relation entre les deux pôles. Plus troublant encore, il qualifie Jean Genet de rhétoriqueur, nous le savons, mais ses métaphores le décrivent comme un terroriste : « la Poésie de Genet est parasite de la prose comme le Mal est parasite du Bien. On ne la voit jamais, elle n’apparaît qu’aux dépens d’une phrase prosaïque : c’est une lèpre de la prose » (SG, p. 560). Le « léger décalage » que Sartre avait un jour pu regretter entre les signes choisis par Blanchot et la pensée à exprimer (SI, p. 129-130) est souvent le sien : la phrase dit une chose que sa forme dément. Plus troublant encore, on ne comprend pas pourquoi Sartre n’en vient jamais à situer l’entreprise de Genet par rapport à la tradition bien établie de la « prose poétique » : l’expression n’apparaît jamais dans les centaines de pages qui composent le Saint Genet, et dans les dizaines qui développent l’opposition entre prose et poésie. Au bout du compte, c’est quand même bien de cela qu’il semble d’abord s’agir ; mais Sartre aurait été obligé de nuancer voire de démentir la condamnation que nous avons lue dans Situations, II ; mieux valait n’en point parler.
« Un drôle de truc que le style »
22Déjà fragile dans Situations, II, la théorie sartrienne du style s’effrite donc dans le Saint Genet, dès lors que le dialogue ne se fait plus avec Paulhan mais avec Blanchot. Peut-être même s’effondre-t-elle, si l’on considère ce qui s’en maintiendra dans la suite de l’œuvre et qui peut sembler bien terne et décevant : l’assimilation première du (beau) style au couple qualité des appariements lexicaux / qualité des agencements syntaxiques. Dans un entretien de 1978 encore, le binôme « harmonie des termes » / « phrase […] construite selon les règles de la grammaire » (Sartre, 1979, p. 23) reformulait, trente ans après, l’appariement « harmonie des mots » / « équilibre des phrases » de Situations, II (p. 72), lequel reconduisait déjà lui-même l’opposition scolaire entre vocabulaire et grammaire, voire la définition du « bien écrit » la plus communément reçue depuis la fin du XIXe siècle.
23Ce couplage qualité des appariements / qualité des agencements ne garantit certes que minimalement la qualité rédactionnelle de la prose selon Sartre. Car en ces matières, il devait plus tard admettre des « degrés » (Beauvoir ,1981, p. 276), et l’on pourra y voir l’aboutissement de la note où le Saint Genet, sous couleur de reprocher à Blanchot de ne pas assez distinguer les différentes « espèces d’écritures », concédait qu’il fallait desserrer le binôme prose / poésie8. Pour le Sartre des années 1960-1970, la prose ne sera ainsi pleinement « littéraire » et le style pleinement « style » que si une autre exigence est respectée, une sorte de souci formulaire, qui seul permet à la phrase de cumuler implicitement plusieurs couches sémantiques. Il devait y revenir souvent :
Pour moi, le style, qui n’exclut pas la simplicité, au contraire, est d’abord une manière de dire trois ou quatre choses en une. Il y a la phrase simple, avec son sens immédiat, et puis en dessous, des sens différents et qui s’ordonnent en profondeur. Si l’on n’est pas capable de faire rendre au langage cette pluralité de sens, ce n’est pas la peine d’écrire. (Sartre, 1976, p. 137)
24Ces remarques datent du début des années 1970. De Situations, II, elles gardent le refus du mélange des registres (ce principe explique par exemple que Sartre ait pu regretter avoir écrit, dans un ouvrage technique comme L’Être et le Néant, des phrases telles que « L’homme est une passion inutile » ; voir Sartre, 1971, p. 56), mais elles le déplacent (il ne s’agit plus ici d’opposer prose et poésie), et elles ne retiennent plus la définition purement « rhétorique » de la prose, celle qui veut que les mots y soient transparents au réel qu’ils désignent et qui fonde la possibilité même d’une littérature « engagée ».
25On dira que la célèbre sentence « le langage qui ne dit pas ce dont il parle, c’est du style » (Sartre, 1979, p. 25) n’est qu’une formule, ou alors que cette formule, si peu compatible avec la conception de la prose que Sartre avait développée en 1948 et maintenue en 1952, montre simplement que l’écrivain a changé d’avis. Mais, nous le savons maintenant, les propositions de Situations, II et du Saint Genet présentaient déjà de vives tensions ; la radicalité de l’opposition prose / poésie révèle, en 1952 comme en 1948, un évident malaise, et il est plus que probable que Sartre a voulu trouver dans Les Fleurs de Tarbes les étais théoriques qui lui manquaient. On le voit cependant se débattre avec les catégories de Paulhan ; il devait les abandonner après 1952, peut-être parce qu’il n’était pas totalement convaincu de leur pertinence ou pas totalement satisfait de l’usage qu’il en avait fait dans le Saint Genet.
26Si, contrairement à tant d’auteurs de sa génération, le mot style semble pourtant n’avoir guère gêné Sartre, qui l’utilisait bien volontiers, l’écrivain devait toujours éprouver une certaine gêne à l’égard de la chose elle-même, comme en témoigne encore cette citation de 1974 :
C’est un drôle de truc que le style. Il faudrait discuter pour savoir si une œuvre vaut la peine d’être écrite avec du style et il faudrait se demander si la seule manière d’avoir du style c’est de, comme j’ai fait, corriger ce que l’on a écrit de manière que le verbe corresponde au sujet et que l’adjectif soit bien placé, etc. (Beauvoir, 1981, p. 277)
27Sans surprise, on retrouve ici l’inévitable couplage qualité des appariements lexicaux (« que le verbe corresponde au sujet ») / qualité des agencements syntaxiques (« que l’adjectif soit bien placé »). Mais le cœur n’y est plus, et Sartre semble même se demander s’il a jamais vraiment « trouvé son style », selon l’expression qu’il avait employée à trois reprises dans les volumes inauguraux des Situations : une première fois, pour dire qu’il ne restait plus à Maurice Blanchot que de « trouver son style » (SI, p. 132) ; une deuxième, pour dire que, grâce à Albert Camus, le roman contemporain avait trouvé le sien (SI, p. 133) ; une troisième fois, de façon indirecte : « Je sais que Giraudoux disait : “La seule affaire c’est de trouver son style, l’idée vient après.” Mais il avait tort : l’idée n’est pas venue » (SII, p. 73).
28C’était au moins reconnaître que Jean Giraudoux avait « trouvé son style », ce qui n’est pas rien. Quant aux autres mentions de l’écrivain dans Situations, II, elles ne nous aident guère à comprendre ce que Sartre éprouvait exactement pour le style de son ainé, pas plus que l’unique apparition du nom de Giraudoux dans le Saint Genet : « Notre XXe siècle industriel a vu naître trois édifices médiévaux, d’inégale valeur : l’œuvre de Giraudoux, Ulysse et Notre-Dame-des-Fleurs » (SG, p. 529). Giraudoux est ici en excellente compagnie : les romans de Joyce et de Genet sont des chefs-d’œuvre stylistiques pour Sartre ; on croit comprendre que les livres de Giraudoux ont la même ambition mais un moindre niveau, quoique dans Situations, II, l’écrivain fût parfois mentionné de manière assez flatteuse (voir, par exemple, p. 241). Mais on s’étonnera toujours que, même dans le long article qu’il consacra en 1940 à Choix des élues, Sartre n’ait jamais rien dit du style de Giraudoux, ce style qui était considéré comme l’un des plus grands de son temps et qui jouait si volontiers sur la limite entre prose et poésie. Et s’il n’était pas si facile de faire parler les absences, on pourrait voir dans celle-ci une autre preuve de la gêne de Sartre à l’égard du style.
*
29Peut-être Maurice Blanchot a-t-il alors aidé Jean-Paul Sartre à franchir une étape dans sa réflexion sur l’emploi proprement littéraire du langage. À la dichotomie poésie / prose, je l’ai dit, devait bientôt se substituer une autre opposition, à l’intérieur même de la prose et dans l’œuvre de Sartre elle-même : il y aurait d’un côté les écrits « en style » (l’expression revint souvent sous la plume ou sur les lèvres de l’auteur), qui rassemblent les textes à vocation « littéraire » ; il y aurait d’un autre côté les écrits que l’on pourrait symétriquement qualifier de « sans style », qui rassemblent les textes ressortissant à la politique et surtout à la philosophie. Mieux encore, en déclarant que la littérature « suppose la non-communication » (Sartre, 1971, p. 43), Sartre se rapprocherait un jour de formules qu’il avait lues et admirées dans un des articles que Blanchot avait consacrés à Mallarmé : « ce langage ne suppose personne qui l’exprime, personne qui l’entende : il se parle et il s’écrit9. »