Langage, propagande, cinéma : les rapports entre la conception de la langue de Giraudoux et ses œuvres cinématographiques
1Giraudoux a laissé un grand nombre d’essais littéraires. Les Cinq Tentations de La Fontaine (1938) consacrées au fabuliste du XVIIe siècle ou Littérature (1941) qui, de Racine au système de l’institution de l’Académie française, en passant par Nerval, ouvre de nouvelles perspectives sur l’ensemble de l’histoire littéraire française, sont bien connus1. De plus, il a publié dans de nombreuses revues des articles sur la littérature, le théâtre et la musique et a donné de nombreuses conférences littéraires dans des cadres divers. Après sa mort, ces articles ont été rassemblés dans le recueil Or dans la nuit et parmi ses conférences, Visitations, prononcée en Suisse durant l’Occupation au sujet de ses œuvres théâtrales est particulièrement célèbre2.
2Dans ces critiques esthétiques, un des points sur lesquels insiste G. est l’affaiblissement du pouvoir du langage et de la littérature en France, leur dévaluation sociale au détriment de la propagande. Fonctionnaire du ministère des A.E., il avait été en effet confronté à cette « guerre verbale » qu’est la propagande3. Par exemple, dans Les Cinq Tentations de La Fontaine, il affirme que depuis le XVIIe siècle, « le régime de sociétés littéraires et d’académies » a eu une forte influence sur la littérature et l’enseignement des arts et a entraîné pour le Français la perte de « son véritable style » et de « sa véritable pensée » (Giraudoux, 2022, p.41). Par ailleurs, dans la Préface de Littérature, tout en critiquant l’enseignement littéraire de son époque qui impose des morceaux choisis des auteurs (Giraudoux, 2022, p.227), il explique qu’en France l’écriture s’est détachée de la pensée du peuple pour devenir la propriété des classes possédantes.
C’est bien plutôt que l’écrivain y est considéré depuis plus de deux siècles non point comme le porte-parole de ses propres inspirations, mais comme un porte-parole officiel, et qu’il n’y a chez nous que des écrivains publics. À dater du jour où celui qui écrivait se dégagea de ceux qui n’écrivaient pas, où chaque Français justement ne s’est plus senti l’auteur à ses yeux de ce qui était écrit autour de lui […] l’écrivain et l’écriture devinrent la propriété de la caste dirigeante, en l’espèce la bourgeoisie, qui délégua […] leur grade à ses professeurs et ses critiques. (Giraudoux, 2022, p.230)
3Toujours dans Littérature, dans l’article « De siècle à siècle » qui traite de Hugo et de la littérature romantique, il recherche le moyen de résoudre cette sclérose de la littérature. Selon lui, la première moitié du XIXe siècle où le romantisme prospérait est l’époque où naît la bourgeoisie (Giraudoux, 2022, p.358) et où l’écrivain devient un « écrivain public » (Giraudoux, 2022, p.368). Or depuis cette époque, le livre qui est la forme d’expression essentielle de la littérature a été la proie du « virus de la propagande ». « La forme du livre, pièce, nouvelle, essai, importe aussi peu qu’importait autrefois la forme du pamphlet de Voltaire, vers libres, dialogues ou conte. Son ferment est non plus un ferment de distraction, mais un virus de propagande. » (Giraudoux, 2022, p.375). C’est pourquoi il affirme la nécessité pour le langage et l’expression littéraire de devenir plus humains, plus sensibles.
Ce que le monde, en effet, cherche en ce moment, c’est beaucoup moins son équilibre que son langage. Le développement de la lecture, le développement de tout ce qui forme la sensibilité […] ont rendu quelque peu caduc le langage de nos aînés. L’Europe et le monde seront ce que sera la langue de demain. De même qu’à l’intérieur de notre pays, tout ira bien, même si les idées sont différentes, à condition que nous ayons tous la même façon humaine et sensible de les exprimer, de même tous ces édifices internationaux […] ne vaudront que si les adjectifs, les prétérits, les anacoluthes et les métaphores sont ceux, non d’un dialecte artificiel et égoïste, mais d’un langage sensible et humain. (Giraudoux, 2022, p.376)
4En fait, à partir de ce moment et jusqu’à sa mort, plus que vers la littérature au sens strict du terme, c’est davantage vers l’expression des réalités sensibles que Giraudoux se tourne. Jusqu’aux années 1930, il publie 14 romans, mais après Choix des élues en 1939, il n’en a plus fait paraître aucun. Par contre, il publie, outre l’essai de critique théâtral Visitations que nous avons déjà cité, trois pièces de théâtre au premier rang desquelles La Folle de Chaillot (1945) et donne au public son premier véritable essai de critique picturale, Combat avec l’image (1941), qui prend pour thème un dessin de Léonard Fujita (Giraudoux, 2020, p.575-587).
5D’autre part, sa participation en tant que scénariste aux films des réalisateurs Jacques de Baroncelli et Robert Bresson, La Duchesse de Langeais et Les Anges du péché est un temps fort de sa quête de cette réalité sensible en tant qu’écrivain. Giraudoux ne se contente pas ici de simplement fournir un scénario à un réalisateur. S’initiant aux moyens d’expression artistique les plus récents fondés sur les techniques audio-visuelles, il s’efforce de proposer, à travers ces scénarios et les œuvres cinématographiques, une nouvelle écriture littéraire et une nouvelle forme de « livre ». Raison de plus pour examiner maintenant les idées de Giraudoux concernant le cinéma.
Giraudoux et le cinéma
6Giraudoux a très tôt manifesté son intérêt pour le cinéma. Tout d’abord, dans ses œuvres littéraires, il mentionne fréquemment ce moyen d’expression et lui emprunte parfois ses procédés. Dans des œuvres romanesques de jeunesse comme L’École des indifférents (1910) et Suzanne et le Pacifique (1921), les images empruntées au cinéma sont nombreuses et expriment « sensations fugitives, expérience intérieure, émotions » des personnages4 (ORC, p.1391). Au théâtre, dans Judith (1931), La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935) ou Ondine (1939), des procédés qui rappellent la narration cinématographique, l’arrêt sur image ou des effets spéciaux sont largement utilisés (Bombard, 2009, p.126). Parallèlement à l’écriture de ses pièces, Giraudoux a aussi mené plusieurs projets de films. Même s’ils se concluent tous deux par un échec, en 1932, il a tenté en collaboration avec Bernard Zimmer d’adapter au cinéma sa pièce Siegfried (1928), puis en 1934, il participe au projet de Louis Jouvet de porter à l’écran la vie de l’explorateur français Savorgnan de Brazza. Et en 1939, il a le projet d’adaptation cinématographique de sa pièce Intermezzo (1933)5.
7Quelle idée se faisait Giraudoux du cinéma, lui qui avait assimilé ce nouveau moyen d’expression et qui était intéressé par la création d’œuvres cinématographiques ? On peut penser qu’il considérait le cinéma comme une « nouvelle littérature » capable de remplacer le roman et le théâtre6. En fait, dans « Théâtre et cinéma », l’essai qui ouvre Le Film de « La Duchesse de Langeais », il définit dans le passage suivant le cinéma comme un « art de la parole ».
La suggestion du spectateur sur l’auteur, c’est ce qui fait le théâtre ; la suggestion de l’auteur sur le spectateur, c’est ce qui fait le film. Et la conclusion s’impose : ce qui importe le plus dans le film, c’est l’auteur. […] De là les mécomptes et cette appréhension impardonnable de l’écrivain, et ses réticences malfaisantes devant l’art qui est plus que tout autre celui de la parole, c’est-à-dire, pour ceux qui aiment la voix humaine, du style lui-même (ORC II, p.823).
8Mais cela ne signifie pas nécessairement que Giraudoux considère le cinéma comme un substitut de la littérature. Pour commencer, dans cette citation, il n’utilise pas le mot « parole » au sens du langage écrit qui compose le texte des œuvres littéraires, mais au sens de la « voix humaine », douée de corporéité. De plus, cette insistance sur le cinéma comme art de la voix revient à plusieurs reprises dans cet essai et dans l’avant-propos du Film de la Duchesse de Langeais. L’auteur affirme qu’avec Le Film de La Duchesse de Langeais, il a « prescrit au film français une école d’intonation7 » (ORC II, p.823) et attire l’attention sur le fait que si les spectateurs doivent « dresser les oreilles » au moindre mot, ceux qu’ils entendent dans le film ne sont pas l’imitation de ceux de la littérature (ORC II, p.825). « Il faut […] que la cire du disque ne soit pas l’asile de toutes les paroles que la page réprouverait. » (ORC II, p.824) Il ajoute que le cinéma, à la différence du théâtre, libère les humains, les animaux et les choses de leur soumission à la logique et de leurs limitations.
Ce droit de jugement, ce certificat de bon sens, de liberté, de logique qu’on achète à la porte du théâtre en entrant, devient, à la porte du cinéma, le bulletin qui vous délie, et qui d’ailleurs délie pour vous chaque animal, chaque plante, chaque minéral, de ses obligations contractuelles envers la création. […] Ce que le spectateur réclame surtout des personnages du film, c’est d’être conséquents avec eux-mêmes, c’est-à-dire soustraits à ses propres limitations (ORC II, p.822).
9Giraudoux considère donc le cinéma comme un média transparent à travers lequel les choses sont présentes sous les yeux du spectateur, sans aucune médiation, que ce soit celle du langage écrit, du jeu de l’acteur ou d’idées reçues comme les croyances religieuses. Mais il reste cependant une question. Si le cinéma est un art sans médiation, de nature différente de la littérature et qui transmet directement au spectateur la réalité de la voix, pourquoi publie-t-il les scénarios qu’il a écrits sous cette forme littéraire qu’est un livre ? Comme il l’indique lui-même dans l’« avant-propos » déjà cité, non seulement publier « le texte du film » (ORC II, p.824) est une exception à l’époque, mais de plus, le scénario publié, que ce soit celui du Fim de La Duchesse de Langeais ou celui du Film de Béthanie, est « deux ou trois fois » plus long que celui utilisé pour le tournage (ORC II, p.825). Si bien qu’il semble possible de les regarder comme des œuvres littéraires originales.
10Son intention est visible dans l’interview qu’il donne à Paris-Midi au sujet du Film de La Duchesse de Langeais. Comme l’indique Michihiro Nagata (Nagata, 2022, p.90), Giraudoux, tout en considérant que « les gens ne savent plus lire parce qu’ils lisent trop », affirme que le scénario publié n’est pas qu’un simple script, mais un nouveau texte dont le film après sa sortie est « une sorte de brouillon ».
Je crois que l’on doit juger une œuvre sur l’effet qu’elle produit sur l’oreille de l’auditeur. Les gens ne savent plus lire parce qu’ils lisent trop… et sans écouter. […] Lorsqu’on lit un de mes romans par les yeux, il peut paraître un peu abstrus ; lorsqu’on l’écoute, toute phrase est claire. […] Je compte d’ailleurs publier le texte intégral en même temps que sortira le film. Voyez-vous, un film terminé, c’est une sorte de brouillon… C’est alors qu’il faudrait commencer à le faire… […]. (Lhoste, [1942] 1990, p.288)
11Autrement dit, l’auteur conçoit le scénario de film qu’il publie non pas comme un « spectacle dans un fauteuil » à la façon de Musset, mais comme du « cinéma dans un fauteuil ». Un texte qui n’est ni un script, ni une œuvre littéraire particulière qui développe le contenu du film, mais qui, comme l’ayant condensé sous la forme d’un livre, le rend audible et visible. Si on peut concevoir une telle œuvre, ne peut-elle pas faire surgir pour ceux qui « lisent trop » une nouvelle forme de littérature qui ne soit pas « abstruse » ? Concrètement, dans Le Film de la Duchesse de Langeais et dans Le Film de Béthanie – bien qu’ils s’agissent de livre, ils sont désignés comme « des films » –, aussi bien au niveau de leur thème qu’au niveau de leur forme d’expression, on peut voir l’intention et les efforts de l’auteur pour libérer le lecteur des difficultés de la lecture et de la littérature.
Le Film de La Duchesse de Langeais et Le film de Béthanie comme tragédies du langage
12Essayons d’abord de montrer que Le Film de La Duchesse de Langeais et Le Film de Béthanie, au niveau de l’intrigue, mettent en scène une tragédie du langage et de la parole.
13Le Film de La Duchesse de Langeais a été écrit à la demande de Baroncelli, à partir d’un roman de Balzac qui porte le même titre et qui a pour sujet l’histoire d’une femme de la noblesse vivant à Paris au début du XIXe siècle8. Même si d’importants changements sont introduits, comme l’inversion de l’ordre narratif9, le contenu suit pour l’essentiel l’intrigue de Balzac. Celle-ci retrace les amours au sein du monde d’Antoinette, Duchesse de Langeais, et du général de Montriveau de retour de l’étranger, leur échec, puis la mort de l’héroïne qui, désespérée, s’était retirée dans un couvent sur une île isolée. Béthanie prend pour modèle la congrégation dominicaine bien réelle de Béthanie qui accueille des femmes au passé criminel. Le père R.-L. Bruckberger, profondément impressionné par l’action de la congrégation, proposera à Robert Bresson d’en faire un film. S’adjoignant Giraudoux, ils rédigent à trois le script du film qui sort sous le titre des Anges du péché. Giraudoux en tirera un texte, Le Film de Béthanie10. L’intrigue raconte l’histoire d’Anne-Marie, une jeune femme au caractère passionné, qui entre dans ce couvent qui accueille des reprises de justice, y subit les absurdités de l’organisation religieuse et finit par mourir de maladie.
14Si on se limite au sujet, on a l’impression d’être face à un mélodrame traitant du thème romantique du « parfait amour »11 et à une pièce à thèse tragique qui porte sur la question de la foi12. Cependant, s’appuyant sur la définition que dans son essai Théâtre et cinéma déjà cité, Giraudoux donnait du cinéma comme « art de la parole », certaines études ont examiné dans ces deux œuvres la conception du langage et de la littérature de l’auteur, ainsi que leur dimension littéraire. Par exemple, Claude Murcia, comparant Le Film de « Béthanie » et les dialogues de la version cinématographique, note que le texte de Giraudoux « se charge […] d’un métadiscours abondant sur le statut des mots, du bavardage » (Murcia, 1992, p.98). Notant qu’à chacune des scènes du Film de « la Duchesse de Langeais » un titre est attribué à la façon d’un roman et que les allusions aux œuvres littéraires du passé sont nombreuses, Michel Lioure considère que ce scénario est « livresque » (Lioure, 1991, p.318). L’article de Jacques Body est particulièrement intéressant. Ayant insisté sur le fait que Giraudoux dans « Théâtre et cinéma » différencie « la parole » de « la voix » et que dans ses œuvres antérieures, s’exprime fréquemment sa réticence devant le « langage articulé » et « la pensée-parole » (Body, 1992, p.88), Body en conclut que Le Film de « La Duchesse de Langeais » et Le Film de Béthanie partagent un sujet qu’on pourrait considérer comme relevant de « l’absurde » : le désaccord entre la parole et les images qu’elle désigne. « Par ailleurs, la parole s’oppose à l’image, comme l’oreille à l’œil. » Il y a une « disjonction radicale entre l’image et la parole13 » (Body, 1992, p.88 et 89).
15La lecture du Film de « La Duchesse de Langeais » et du Film de Béthanie convainc de la justesse des remarques de Jacques Body. Les héros de ces deux œuvres sont dépeints comme des personnages trahis par un langage auquel ils font trop confiance.
16Les héros du Film de « La Duchesse de Langeais », Antoinette de Langeais et Montriveau, en tant que représentants typiques de la haute société du début du XIXe siècle, prennent plaisir à la communication verbale et sont curieux d’apprendre. La duchesse aime la lecture au point de lire à la lumière de la lune, la première fois que Montriveau lui rend visite (ORC II, p.836). Elle fait parvenir fréquemment à Montriveau des lettres par l’intermédiaire d’un serviteur. Montriveau, lui, pour séduire l’héroïne, lui récite un poème arabe. Il est dépeint ironiquement par la duchesse comme « un savant à lunettes plongé dans les grimoires » (ORC II, p.885). En outre, c’est quelqu’un qui maîtrise l’anglais et l’espagnol. Ainsi les relations de ces deux personnages qui aiment le langage peuvent être qualifiées de « livresques ». Lorsque la duchesse se retrouve sans nouvelles de Montriveau, elle se plaint qu’il ait disparu du monde comme si une gomme l’en avait effacé.
D : Il est invisible. Invisible là où je voyais son image chaque jour et chaque heure, au bal, au théâtre, à ma porte. Aux grilles mêmes de sa caserne. J’y suis allée. À la gomme on l’a effacé pour moi du monde.
Pamiers : Tu lui as écrit ?
D : Tous les jours. Dix pauvres lettres qui sont des aveux, des dons, des sacrifices. Elles ne reviennent même pas. Il y a un coin de néant à Paris où elles tombent au rebut. (ORC II, p.881)
17Élevée par une mère remarquable (ORC II, p.924), Anne-Marie, elle aussi, est une jeune femme cultivée qui aime les livres. Elle est sensible au langage au point de supposer que les lettres qu’elle a adressées à la prieure lui ont déplu (ORC II, p.923). Dans le couvent, c’est elle qui lit aux autres religieuses la vie des saints (ORC II, p.954). Et elle se plaît à leur apprendre le langage des fleurs (ORC II, p.956). Ses camarades reconnaissent qu’elle a de « belles paroles », une « belle voix » (ORC II, p.937). La sous-prieure qui est près d’elle lorsqu’elle se défait de ses effets personnels a comme percé à jour son caractère. Quand Anne-Marie rechigne à se débarrasser de ses lettres et de ses livres, elle l’avertit que rien n’est aussi lourd que le monde ayant pris « la forme d’une feuille de papier ».
A-M : J’ai là aussi un crayon en or. Je vous le donne.
Sous-Prieure : Et ces livres, ces lettres, ces photographies ?
A-M : Elles ne peuvent faire ici la joie de personne. Je vous supplie de me les laisser. […]
S-P : Comme vous voudrez. Mais bien souvent c’est quand le monde prend la forme d’une feuille de papier qu’il pèse sur nous de tout son poids… (ORC II, p.929-930)
18Puis, au fur et à mesure que le récit progresse, les protagonistes se voient acculés par le « néant » du langage, sa « lourdeur ». C’est par des mots écrits que la duchesse et Montriveau voient leur relation brisée. La raison du silence épistolaire de Montriveau tient à ce que Madame de Serizy, amie de la duchesse et jalouse de sa relation avec Montriveau, l’a humilié en lui envoyant une lettre où elle a contrefait l’écriture de la duchesse pour l’inviter à un faux rendez-vous amoureux. Cette contrefaçon, c’est Ronquerolles, frère de Mme de Serizy et ami de Montriveau, qui la lui révèle.
R : Quand as-tu reçu cette lettre ?
Marsay : Cela ne ressemble pas du tout à Antoinette !
R : Beaucoup plus à quelqu’un que je connais. (Il examine les lettres.) C’est d’elle, j’en suis sûr. Elle n’a jamais pu prendre sur elle d’écrire gant sans un u derrière le g. (À soi-même :) C’est de ma sœur… (ORC II, p.897)
19Anne-Marie de son côté est blessée par la superficialité du langage. Son caractère s’accorde mal avec la vie du couvent qui se passe dans le silence et où tout est exprimé à travers des gestes. Finalement, elle se voit reprocher de chanter d’autres chants que les cantiques et de décorer sa cellule avec des fleurs et reçoit le blâme des autres sœurs. Mais c’est quand l’amie à qui elle se sent profondément liée et à qui elle a pardonné le vol d’affaires personnelles, notamment un miroir, lui adresse de rudes « paroles » qu’elle sombre dans le désespoir.
La cellule de Madeleine
A-M : Que pensez-vous de moi, sœur Madeleine ? […]
M : Je ne suis pas Madeleine en ce moment. Je suis sœur Madeleine. Vous êtes coquette. Vous êtes ambitieuse. Vous êtes entêtée. […]
A-M : Mais c’est faux ! C’est faux ! […] Les autres peuvent se tromper. Pas vous ! Je pensais que vous me connaissiez ! […] Et déjà vous aviez sur la bouche tous les mots qui peuvent me faire le plus de mal. (ORC II, p.963-64)
Image et son, désir et cruauté
20Comme nous l’avons précédemment montré, Le Film de « La Duchesse de Langeais » et Le Film de Béthanie sont des drames qui soulignent la superficialité et les limites du langage en mettant en scène des personnages amoureux de la langue. Mais Giraudoux, avec le texte de ces deux films, ne souhaite pas simplement exprimer la profonde défiance qu’il ressentait alors à l’égard du langage et de la littérature. En même temps, il explore les moyens d’exprimer les tréfonds de l’intériorité humaine, en substituant au langage verbal d’autres procédés comme les images visuelles, les gestes, les mouvements, la voix et les sons.
21Pour créer ces deux œuvres cinématographiques, Giraudoux accorde une grande importance à l’expression visuelle et auditive. Giraudoux a laissé des notes préparatoires à l’adaptation du Film de « La Duchesse de Langeais » dans lesquelles il examine en détail les questions de l’action, de l’atmosphère, du décor et des personnages. Il y insiste sur la nécessité d’exprimer le développement de l’intrigue du roman de Balzac par « la gradation la plus humaine et la plus sensible » (ORC II, p.1413), c’est-à-dire par des « images » (ORC II, p.1417). Dans la notice qui précède le texte du film Les Anges du péché et qui présente les auteurs ayant collaboré à l’écriture du scénario, on peut relever cette affirmation au sujet du Film de Béthanie : « Ils [les auteurs] se sont efforcés seulement d’exprimer par des images et des détails pris à la réalité l’atmosphère qui règne dans ces couvents et l’esprit qui anime leur mission. » (ORC II, p.917).
22En réalité, dans ces deux œuvres, des éléments visuels et des effets sonores qu’on pourrait dire exagérés expriment de façon détaillée le développement de l’intrigue et son atmosphère. Tout d’abord, en ouverture du Film de la Duchesse de Langeais, on trouve une longue indication scénique qui annonce « la substance du drame » et présente les personnages principaux, leur origine sociale, leur caractère et leur rencontre (d’Almeida, 2000, p.261).
Image de préface
On voit d’abord la jeune duchesse de Langeais, rieuse, gracieuse, entourée de son escorte de femmes jolies et de coquettes, de suivants amoureux, d’animaux parisiens, chevaux et caniches, marchant […] à travers des parcs, des fêtes, des boutiques, à la cour, levant la tête […] et s’élançant soudain, […] vers le général de Montriveau suivi de ses officiers, de ses Arabes, de ses amis d’associations secrètes, de Ronquerolles ricanant, […] de femmes exotiques, d’animaux africains […], levant tout à coup la tête, et marchant soudain […] vers une lueur, vers la duchesse. (ORC II, p.826)
23De tels passages où le récit est pris en charge par les images sont nombreux dans La Duchesse de Langeais. Lors de l’apparition de la duchesse, un valet annonce soudain : « Ainsi commence l’histoire de madame la duchesse de Langeais… » (ORC II, p.829). On trouve ainsi fréquemment des scènes qui font penser au théâtre épique du dramaturge allemand de la même époque, Bertolt Brecht. Dans cet esprit, Giraudoux reprend l’image précédemment évoquée de la rencontre lors du premier entretien entre Montriveau et l’héroïne (ORC II, p.832). Ou encore, lorsqu’ils vont à un rendez-vous amoureux, c’est la « ronde des curieux » qui raconte la scène du premier baiser (ORC II, p.842).Quand une ombre pèse sur leur relation et qu’il est question du départ de Montriveau, Giraudoux situe la scène dans un théâtre où tout Paris discute des raisons de leur brouille, le regard passant d’un lieu à l’autre d’une manière toute cinématographique : la baignoire avec Serizy-Ronquerolles, l’orchestre avec Canalis et Marsay, l’avant-scène avec Blamont et Saint-Cygne (ORC II, p.853-854). On peut considérer que dans chacun de ces cas la narration repose sur la vision, les mouvements et le point de vue.
24Si l’on considère Le Film de « La Duchesse de Langeais » comme relevant d’un théâtre épique de l’image, Le Film de Béthanie, lui, relève du théâtre épique de la voix. Ici encore Giraudoux recourt fréquemment aux moyens d’expression visuelle. En particulier, au début de l’œuvre, dans la scène qui se déroule dans le monastère la nuit, le spectacle des religieuses qui « s’arrêtent devant l’autel, saluent en inclinant le buste » dans « la chapelle [qui] est faiblement éclairée », s’oppose de façon marquante à celui, situé hors du monastère, du monde moderne avec « un lointain bec à gaz » et « les phares de l’auto ». (ORC II, p.921) Cependant, c’est d’abord par le « canal de la voix et de la musique » que les effets sont créés (Murcia, 1992, p.99). Dès le début de l’œuvre, les horloges, les téléphones qui sonnent donnent au lecteur le sentiment du temps qui s’écoule : « Un couvent dans la nuit. Une fenêtre éclairée. Une horloge sonne 3 heures. » « La prieure est sous la lampe, à son bureau. Appel du téléphone. » « Une cloche a sonné dans la cour. » (ORC II, p.919) Par ailleurs, le son crée aussi une réalité spatiale. Lors de la scène de la première visite d’Anne-Marie au monastère, les peupliers bruissent et font prendre conscience de la longueur du chemin que suit l’héroïne. « Une jeune fille marche vers le couvent, sa valise à la main. Elle ne se hâte pas. […] Des peupliers bruissent, elle les regarde. » (ORC II, p.923) Mais le passage où le son a la plus grande valeur intervient peut-être dans la cellule de l’héroïne. Ici les scènes à l’extérieur que le spectateur ne voit pas sont évoquées métonymiquement grâce au son (Murcia, 1992, p.102).
La cellule d’Anne-Marie
Anne-Marie entre lentement. Il est presque nuit. Elle s’assied sur la pierre de la fenêtre, regarde la campagne sur le soir. Elle a des larmes aux yeux. Le soir a redonné aux alentours du couvent le bruit de la vie non cloîtrée. Une femme rit. Un enfant pleure. Des chiens aboient. Une automobile corne. (ORC II, p.938)
25Nektarios-Georgios Konstantinidis, dans un article qui analyse les procédés mis en œuvre par Giraudoux pour adopter le roman de Balzac, cite Jean Cléder qui note que « le cinéma mobilise une sorte de langage […] sans fabriquer de signes rattachés à un système fixe » (Konstantinidis, 2021, p.141) et donc constitue « une révision du monde, dont la saisie fût enfin détachée de la grille linguistique. » (Konstantinidis, 2021, p.142). On peut en effet se demander si dans ses scénarios, en assemblant des signes qu’il tirait de la réalité (images, sons et voix), Giraudoux ne cherchait pas à élaborer une technique narrative fluide, indépendante du langage ?
26Mais, dans Le Film de « La Duchesse de Langeais » et Le Film de Béthanie, il ne s’est pas contenté de représenter par des moyens visuels et auditifs une intrigue et l’apparence des personnages que la littérature a aussi déjà exprimés. Il a plutôt tenté de mettre en lumière par ces moyens « des émois » tapis au fond du cœur humain qu’il est difficile de mettre en mots14.
27Si on examine les représentations visuelles, sonores ou vocales dans ces deux œuvres, on se rend compte qu’elles ont tendance à chercher à exprimer les instincts et les désirs inconscients de l’être humain. On trouve des scènes où, comme dans celle précédemment évoquée dans la cellule d’Anne-Marie, les bruits du monde extérieur semblent exprimer la vision subjective du personnage. Mais il est d’autres cas où les sentiments sont plus crûment mis à nu Par exemple, dans la Duchesse de Langeais, dans la scène où Montriveau raconte à la duchesse un épisode survenu durant une campagne militaire, alors qu’on a l’illusion que l’aiguille de l’horloge accélère légèrement, se révèle une faiblesse inattendue du général, en proie au délire dans le désert et croyant voir « l’église de [son] village ». (ORC II, p.841) Par ailleurs, dans la même œuvre, on trouve à plusieurs reprises des scènes où la duchesse, devant son miroir, discute avec son reflet. Ce sont des occasions de mettre à jour les sentiments contradictoires de l’héroïne. Ainsi, quand elle vient de chasser Montriveau avec qui elle s’est disputée, elle s’écrie, s’adressant à son reflet : « Tu n’éprouves pas le besoin absolu de dormir dans les bras d’un beau général ? » (ORC II, p.848) ; puis, alors qu’elle vient de lui accorder un baiser, le reflet lui dit : « Tu voulais le chasser ? » (ORC II, p.853) Mais voici la scène la plus impressionnante. Elle se déroule dans le salon de Mme de Serizy. Soudain le décor et les personnages se métamorphosent et chacun crie le nom de celui qu’il ou elle aime ou déteste.
Le salon se transforme. On voit les quatre femmes crier chacune un nom. Leur visage est beau, enflammé.
La vicomtesse : Moi, j’aime Louis de Chaunes.
Madame de Manerville : Moi, j’aime Victorien d’Esgrignon.
Madame d’Espard : Moi, j’aime Félix de Vandenesse.
Et tous ceux qui sont dans le salon, transfigurés, crient un nom.
Un invité : Moi, je hais Lady Dudley.
Un invité : Moi, je hais cet ignoble La Palferine.
Si bien que la réunion devient soudain une messe de la loyauté, peuplée d’être magnifiques15. (ORC II, p.882)
28Dans Le Film de Béthanie, on trouve une telle représentation « directe et fidèle » des impulsions avec le personnage de Thérèse, détenue qui entrera ensuite au couvent comme amie d’Anne-Marie. L’héroïne convainc la prieure de la laisser aller à la prison où elle rencontre Thérèse. Celle-ci, condamnée à tort pour un vol sans importance, est dominée par la « haine » et le « désespoir » (ORC II, p.932). Son caractère rebelle conduit les gardiennes à lui infliger un traitement cruel.
Thérèse pousse de plus en plus lentement le chariot. La gardienne la bouscule pour la faire avancer. Thérèse se dégage avec impatience. Nouvelle bousculade. Nouvelle impatience. Elles arrivent devant l’escalier. Sur un nouveau geste de la gardienne, Thérèse lance le chariot dans l’escalier […] (ORC II, p.940)
Ensuite, Thérèse se révolte contre ce traitement absurde en criant de toutes ses forces, le cri étant l’unique forme de « pensée » qui lui ait été laissée.
La cellule de Thérèse
Un quart d’heure plus tard. On a entendu Thérèse pousser des cris.
A-M : c’est encore moi…
[…] Thérèse…
Thérèse : Je vous défends de m’appeler par mon nom. Partez, je veux crier. Vous m’empêchez de crier. C’est tout ce qu’ils m’ont laissé ici comme pensée, crier…
Anne-Marie : Criez si vous voulez. Vos cris ne m’empêchent pas d’entendre votre vraie souffrance. […]
Cris de Thérèse16. […] (ORC II, p.943)
Le film comme livre / film et animal
29Jusqu’ici, nous avons analysé le sujet et les procédés d’expression dans les textes cinématographiques de Giraudoux, Le Film de la Duchesse de Langeais et Le film de Béthanie. Nous avons montré comment d’un point de vue narratif était mise en évidence l’inanité du langage. Nous avons mis en évidence comment au sein de l’intrigue, les moyens d’expression audio-visuels et plus encore les mouvements, les expressions corporelles comme les cris permettaient de donner forme de façon détaillée à l’univers dramatique, aux personnages, ainsi qu’à des sentiments difficiles à exprimer verbalement comme le sentiment d’infériorité, la violence et la haine. Pour le dire autrement, ces deux textes sont en quelque sorte un « théâtre de l’absurde » et un « théâtre de la cruauté » à la Giraudoux.
30Dès lors, il est légitime de se demander à quelles œuvres cinématographiques ont donné naissance ces drames de l’absurde et de la corporéité que sont Le Film de la Duchesse de Langeais et Le film de Béthanie. Comme nous l’avons déjà noté, Giraudoux considérait la forme publiée de ses scénarios comme plus vaste et plus aboutie que la version cinématographique. Mais si on compare les deux versions, on comprend que les thèmes fondamentaux et l’orientation donnée aux moyens d’expression ne changent pas. Bien plus, Baroncelli et Bresson, chacun à leur manière, ont développé la sensibilité aux problèmes que Giraudoux avait introduit dans ses scénarios.
31Si on regarde La Duchesse de Langeais, le film réalisé par Baroncelli, et Les Anges du péché de Bresson, on comprend assurément qu’il existe des différences non négligeables avec les scénarios de Giraudoux. Il s’agit pour l’essentiel des coupes opérées par les réalisateurs dans le texte de l’auteur (Landerouin dans Job et Coyault,2018, p.433 et Murcia, dans Job et Coyault, 2018, p.430). Dans La Duchesse de Langeais, des épisodes comme « l’image de préface » et la scène dans le salon de Mme de Serizy où les aristocrates dévoilaient leurs désirs, ont disparu. Dans Les Anges du péché, quand Anne-Marie (Renée Faure) apparaît pour la première fois, le bruissement des peupliers et le regard qu’elle leur accorde est remplacé par une musique joyeuse (8 :53) ; les bruits du monde extérieur qu’on entend depuis sa cellule le sont par une musique triste (19 :12) ; et la réplique de Thérèse (Jany Holt) sur le cri comme pensée a disparu (27 :4).
32Mais ce serait une erreur de penser que les réalisateurs n’ont pas tenu compte des intentions de l’auteur. Giraudoux a accordé sa confiance à Baroncelli qu’il considérait comme un « auteur dans l’espace » (ORC II, p.823) collaborant avec l’écrivain et s’en est remis à son jugement pour modifier le texte ou le raccourcir (ORC II, p.825). Par ailleurs, Bresson a déclaré dans une interview qu’il avait transformé le texte et l’avait réduit en accord avec Giraudoux (Bresson, 2013, p.29), ajoutant qu’à l’époque, il voulait avoir des dialogues de Giraudoux (Bresson, 2013, p.29). Parmi les critiques à la sortie du film, il y en a une qui, tout en attestant du caractère indubitable de la collaboration entre l’écrivain et le réalisateur, cherche à s’approcher de la portée du sujet et des moyens d’expression mis en œuvre. Il s’agit de celle que Roland Barthes a fait paraître dans la revue Existences. Il y affirme que le dialogue de Giraudoux, sans être jamais sentimental ou pédant, est « un dialogue humain » (Barthes, [1943] 1993, p.39) et que le film lui-même en tant que « peinture » traite d’un « argument […] dangereux » :
L’argument, lui aussi, était dangereux. […] Je pense que, dans l’esprit même de son auteur, le scénario n’a pas grande prétention ; il s’agissait avant tout de faire une peinture, et donc seulement de nouer une intrigue qui rassemblât sur quelques mètres de toile, et pour deux heures, ces Anges du péché. Mais le sujet, comme il a été conçu avec finesse, ne manque pas de profondeur […]. Et tout le long du film, on a senti que le Bien n’était pas tellement séparé du Mal, qu’il y avait entre ces deux puissances des épousailles solides qui les mêlent jusqu’à en faire une substance homogène, […]. (Barthes, [1943] 1993, p.38)
33En réalité, La Duchesse de Langeais et Les Anges du péché se transforment en « peintures » qui usent de procédés visuels et sonores ; et ces peintures expriment d’une façon certaine un motif que Giraudoux avait mis en avant comme difficilement exprimable verbalement dans ses scénarios, celui du mal.
34Tout d’abord, dans La Duchesse de Langeais, le monde de la noblesse parisienne, mis en scène de façon somptueuse, devient une sorte de spectacle. L’ouverture du film représente une magnifique réception où sous de gigantesques chandeliers des hommes et des femmes en habit tiennent conversation ; les vêtements que portent les femmes du monde et en premier lieu la duchesse de Langeais jouée par Edwige Feuillière sont resplendissants, tant par leurs ornements que par leurs longues jupes (7 : 00). Le décor aussi est particulièrement recherché : lorsque Montriveau se rend pour la première fois dans la chambre de la duchesse, celle-ci est allongée sur un canapé recouvert d’une fourrure et il y a près d’elle des colonnes ornées de sculptures et une imposante lampe en verre dépoli (10 : 57). Baroncelli semble avoir parfaitement répondu à l’attente de Giraudoux qui dans ses notes de travail exprimait son désir que le décor « soit raffiné et exprime un goût certain » (ORC II, p.1414).
35De plus, la force de résister à ce bien superficiel s’exprime aussi par des moyens audio-visuels. Baroncelli a retenu du scénario tous les épisodes qui montraient cette méfiance envers le langage et ce qui est superficiel. Giraudoux a introduit une scène où Montriveau, brouillé avec la duchesse, s’en prend avec hauteur à des personnes qui chantent dans la rue la chanson qu’elle aime (p.870). Opposant le général qui s’adresse à eux de façon autoritaire et les passants qui chantent en chœur joyeusement, le réalisateur met parfaitement en image le contraste entre les paroles, le chant et la voix. Par ailleurs, Baroncelli met en image de façon significative des scènes du scénario à la dimension comique indéniable. Par exemple, invité à un rendez-vous par une lettre qu’il croit être de la duchesse, mais qui a été en réalité écrite par Mme de Serisy, Montriveau tient des propos amoureux à la femme voilée près de lui (873) ; ou encore, à la recherche de la duchesse qui a fui son domicile, il se retrouve pris dans le bal masqué du mardi-gras (900). Dans la calèche, Montriveau, joué par Richard-Willm, se presse tendrement contre la femme voilée de sombre et lui parle d’amour, puis laisse éclater sa surprise quand il découvre un visage inconnu sous le voile (45 : 46) ; le soir du carnaval, parmi les habitants de la ville, masqués, qui dansent dans un parc, la tête basse, Montriveau est assis sur un banc, seul à avoir le visage découvert ; à l’image de cette scène se superpose celle du visage de la duchesse (1 :16 :39). Dans cette scène, comique et tristesse se mêlent, exprimant de façon baroque l’opposition entre l’illusion et la réalité.
36De plus, Baroncelli met en image les mots et leur superficialité. On trouve dans le film une scène qui est absente du scénario de Giraudoux où la duchesse écrit une lettre à Montriveau : on y voit en gros plan la lettre que l’héroïne est en train d’écrire à la plume (43 : 25). Dans une autre scène absente du scénario, lorsque Montriveau ouvre, puis lit une lettre de la duchesse, la caméra adopte son point de vue et filme en gros plan fixe la lettre pendant près de 15 secondes (1 : 04 : 10). En outre, dans la scène évoquant les recherches qu’effectue Montriveau dans différents pays pour retrouver la duchesse après sa disparition, en même temps que la voix off énumère les différents lieux (« en Italie… en Hollande… en Suisse… en Hongrie… en Espagne… »), la caméra filme en gros plan les planches d’un album de gravures qui représentent chacun de ces pays (1 : 18 : 27).
37Ces scènes sont intéressantes en ce qu’elles soulignent l’importance au sein du récit de l’écrit dans sa dimension matérielle (lettres, livres). Mais, en même temps, lire et voir sont aussi problématisés en tant qu’action. Le spectateur de ces scènes, en même temps qu’il voit l’image de la lettre ou de l’album de gravures en lit le contenu. Dans l’« Avant-propos » du Film de « La Duchesse de Langeais », s’expliquant sur le sens à accorder à la publication du scénario, Giraudoux considère que « le public ne peut se nourrir vraiment que des nourritures qui lui sont offertes sous les deux espèces, celle de la représentation et celle du livre, celle de la vision et celle de la phrase ». Il ajoute : « Il s’agit, pour son bien, non point de les séparer, mais de les confondre. » (ORC II, p.824) S’inspirant de ces réflexions qui mettent en question la distinction traditionnelle entre réception cinématographique et réception littéraire, Baroncelli n’aurait-il pas essayé d’utiliser des procédés permettant de voir ce film comme un livre ?
38Les Anges du péché sont aussi une œuvre cinématographique possédant une écriture audio-visuelle spécifique17. La remarquable beauté des images réalisées par Bresson dans ce film est exprimée pour l’essentiel par les mots de Barthes : « La qualité des images est bonne. La bure, matière sombre et simple ; la chaux éclatante, torride, vibrante des murs ; la gaze subtile et blanche de la lumière, voilà les trois dimensions de l’espace où s’est promené l’opérateur pendant que le dialogue nous promène dans l’univers au-dessus […] .» (Barthes [1943], 1993, p.38)
39En fait, les corps en mouvement sont eux-mêmes dans ce film un moyen d’expression essentiel. Au début, dans le couvent, le soir, lorsque les sœurs sortent de leur cellule au son de la cloche et se rendent en rang à la chapelle pour la prière, la scène est rendue de façon vivante par la caméra qui se déplace de façon dynamique vers le haut à partir d’un plan rapproché (3 : 57). Les mouvements eux-mêmes des acteurs sont impressionnants. Dans le scénario de Giraudoux, les religieuses doivent fréquemment accomplir la venia, c’est-à-dire s’étendre de tout leur long sur le sol. C’est un rite propre à l’ordre dominicain, signifiant leur soumission à Dieu et leur abandon à la miséricorde de leurs sœurs. Loin de couper ces scènes, Bresson a demandé à ses actrices de les jouer. Alors qu’elle vient d’entrer au couvent, Anne-Marie, jouée par Renée Faure, s’étend au sol, les bras grands ouverts, devant la supérieure pour jurer fidélité à Dieu (11 : 43) ; plus tard, blâmée d’aller dans le jardin, elle fait la venia devant la sous-prieure pour implorer son pardon (44 : 7). Ces scènes font bien sentir l’importance des actions physiques dans le couvent.
40Cependant, dans cette œuvre, les mouvements les plus impressionnants, ce ne sont pas ceux de la caméra, ou ceux exécutés par les actrices, mais ceux des animaux. L’auteur, dans son scénario, introduit un chat noir, animal que l’on ne s’attend guère à trouver dans un couvent. C’est le chat de la sous-prieure. Les sœurs le traitent de « sale bête » et il vient les déranger lors des préparatifs du repas (955) ou dans l’accomplissement des tâches manuelles. Anne-Marie finit par le chasser brutalement18. Bresson représente avec finesse ces scènes a priori difficiles à filmer. Dans la scène des préparatifs du repas, chassé de la cuisine d’un coup de balai, le chat se faufile aux pieds des sœurs qui portent les assiettes ; elles le frappent avec un torchon et finalement, la sous-prieure, sa maîtresse, le prend dans ses bras et s’en va avec lui. Pour filmer cela, la caméra s’attache tour à tour aux visages des actrices et au chat qui est à leurs pieds (42 : 34). La scène des tâches manuelles, elle, est filmée avec très peu de montage : on voit le chat qui se promène sur la table où les sœurs font leurs travaux de couture, puis Thérèse qui l’arrête et le caresse. Voyant cela, Anne-Marie, l’air mystérieux, se précipite pour prendre l’animal par la peau du cou et le jeter brutalement dans le couloir (53 :16).
41Cette scène où le chat est tourmenté ne semble pas être uniquement une représentation de la cruauté qui se cache au fond du cœur des sœurs. En effet, pour Giraudoux, les animaux sont un motif littéraire important. Dans l’essai « La bête et l’animal », inclus dans Littérature, se penchant sur la représentation des animaux dans les œuvres littéraires du passé, il leur reproche de n’être pour la plupart que de « burlesques parodies de l’homme » (EAT II, p.349) et affirme qu’il faut se libérer d’un tel langage qui produit une telle fausse image de la réalité. « Ainsi nous prétendons à être débarrassés de ces naturalistes qui, dans un langage dont aucun mot n’arrivait à toucher le poisson derrière sa vitre ou le fauve derrière son grillage, […] nous donnaient ces chevaux de Buffon […]. » (EAT II, p.352) Devant ces mouvements animaux difficiles à saisir que la littérature essayait vainement de décrire, le souhait de Giraudoux était peut-être que le cinéma qu’il considérait comme un art de l’immédiateté les représente et il se peut qu’il en ait confié la réalisation à Bresson.
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42Les deux films dont s’est occupé Giraudoux durant les dernières années de son existence ne sont pas de simples incursions dans le domaine cinématographique, mais ils possèdent un lien profond avec sa vision de la littérature. Tout d’abord, les scénarios de Giraudoux, prenant comme thème la méfiance envers le langage et l’écrit, participent d’un « cinéma devenu littérature » qui recourt à de nombreux moyens d’expression audio-visuels. Ensuite, les œuvres cinématographiques tirées de ces textes, si elles peuvent être regardées à première vue comme des fictions ayant pour thème précis l’histoire d’un adultère dans le monde aristocratique ou de l’échec d’une religieuse intègre, sont aussi des « tableaux » qui par un style spécifique s’appuyant sur l’image, la voix et le mouvement, suggèrent au spectateur l’existence du sentiment profond humain et des objets incertains qu’on ne peut pas exprimer facilement par des paroles.
43Pour le dire autrement, ces deux tentatives cinématographiques, prenant la forme de scénario ou de film, étaient des projets esthétiques « anti-littéraires », des actes de résistance au langage et à la littérature les mettant en doute. On pourrait aussi dire que, prenant comme prétexte cet art encore nouveau qu’était le cinéma, elles étaient une remise en question d’une conception traditionnelle de la littérature où écriture et lecture sont les formes de l’expression et de la réception. Une remise en question de cette littérature qui n’ose pas par convenance exprimer par les mots la violence et la laideur des désirs humains et s’empêche au nom de la raison de représenter précisément les images subjectives des individus ou des animaux qui agissent en suivant leur instinct. Giraudoux aura sans doute voulu utiliser le cinéma, art contemporain où la « voix » devient « style », pour s’attaquer à ces questions que l’esthétique de la mimèsis laisse traditionnellement dans une semi-obscurité.
44De plus, ce que ces tentatives permettent le mieux d’interroger, c’est notre façon de lire et regarder à l’âge de l’image, autrement dit de nous demander ce qu’il en est aujourd’hui de l’acte de réception. Giraudoux a affirmé que le scénario publié, prenant le film comme prétexte, était lui-même un nouveau texte ; dans le Film de « La Duchesse de Langeais », nous avons constaté la présence de scènes où l’acte de voir l’image était transformé en acte de lire une inscription ou un livre. Est-ce que lire une inscription, un livre se réduit à saisir de façon logique un sens ? D’autre part, regarder une image, n’est-ce qu’une pure manifestation de la sensibilité ? Ou bien, ne s’agit-il pas d’un seul et même acte ? Un des intérêts de l’œuvre cinématographique de Giraudoux réside sans doute dans la façon dont, sous une forme artistique et littéraire, il a en précurseur porté à notre conscience un problème que plus tard les philosophes et les hommes de lettres ont exprimé ainsi : « […] our whole culture has been falsified by the visual conception of reality attributable to the invention of movable types. (Notre culture tout entière a été falsifiée par la conception visuelle de la réalité attribuable à l’invention des caractères mobiles) » (Sypher, 1968, p.90)
45(Ce texte a été traduit du japonais par Vincent Brancourt ; la version originale figure dans Terreur et Rhétorique, Suiseisha, 2024, p. 75-98)