Valses en huit temps. Analyse des relations critiques entre Giraudoux, Sartre et Blanchot (1938-1945)
1L’histoire et la critique littéraires ont rarement rapproché Giraudoux, Sartre et Blanchot : elles n’ont donc pas ou peu analysé leurs rapports. Giraudoux naît en 1882, Sartre en 1905, Blanchot en 1907 : une génération sépare l’aîné de ses cadets. En la personne de Giraudoux, c’est un monument national, homme de lettres, de théâtre et de politique, qui meurt en 1944, alors que naissent les renommées diverses de Sartre et de Blanchot, dont les œuvres se déploieront en l’absence de celui qui fut un temps l’objet de leur admiration. La séquence temporelle qui les rassemble se limite donc à l’entre-deux-guerres et à la Seconde Guerre Mondiale. Dans cet espace-temps, les trois écrivains se sont lus et tour à tour, et diversement, admirés, copiés, ignorés, minorés, critiqués. Sartre a écrit sur Giraudoux et Blanchot, qui a écrit sur Sartre et Giraudoux, qui n’a écrit sur aucun de ses cadets. En apparence très disparates, leurs œuvres entretiennent des liens qui ne sont pas indifférents à leur héritage et à leur contemporanéité. Pour mieux comprendre ces rapports, je voudrais tenter ici une opération de contextualisation littéraire, théâtrale, philosophique et politique, prenant pour objet d’étude les articles écrits par l’un des trois écrivains sur l’un des trois autres, sans m’étendre au-delà de la mort et du deuil de Giraudoux. Cet intertexte déclaré rassemble ainsi sept textes de Blanchot, trois de Sartre et deux extraits d’un scénario de Giraudoux, tous publiés entre 1938 et 1945.
2En 1931, quand Blanchot commence à publier, bientôt suivi par Sartre, Giraudoux a commencé sa carrière diplomatique depuis plus de vingt ans ; il a publié quinze livres ; il a donné trois pièces à Jouvet, dont Siegfried qui a été jouée 243 fois. Depuis ses hautes sphères, Giraudoux ignorera ces cadets prétentieux qui, tout en l’admirant depuis leurs vingt ans, vont se montrer critiques à son égard. S’il accuse un retard de publication sur Blanchot, journaliste politique et littéraire prolixe, Sartre accède subitement à la notoriété en 1938-1939, avec des œuvres de fiction et des essais philosophiques, pendant que Blanchot réduit drastiquement ses articles politiques dans la presse d’extrême droite pour publier, à partir de 1941, ses premiers romans et se spécialiser dans la critique littéraire. Tout ceci explique pourquoi la colonne la plus remplie du tableau est celle du critique Maurice Blanchot et la colonne presque vierge, celle de l’écrivain Jean Giraudoux. Presque vierge… J’y ai placé avec humour le scénario écrit d’après un roman de Balzac, La Duchesse de Langeais, pour le film de Jacques de Baroncelli (scénario publié en mai 1942, après une première projection du film le 27 mars), car Giraudoux y fait apparaître de façon sulfureuse, par deux fois, le nom de Blanchot. Dans le premier passage, ajouté par Giraudoux au récit de Balzac, une femme voilée embrasse par surprise le protagoniste, Armand de Montriveau :
« Elle l’embrasse violemment. Armand surpris d’abord l’enlace passionnément, puis la repousse, enlève son voile, voit la supercherie, la prend par les poignets.
MONTRIVEAU : Qui êtes-vous ?
PAMÉLA : Lâchez-moi ! Je suis Paméla Blanchot. »
3Plus loin, Montriveau se souviendra de cette scène : « Voici l’aventure de ma vie. Voici l’ambition de l’amour. Me faire embrasser Paméla Blanchot sous la lune, dans une voiture que croisaient les camions de carottes et de choux… » (Giraudoux, 1942, p.873 et 896). Ces deux occurrences sont les seules du nom de Blanchot dans l’œuvre de Giraudoux. Il n’est pas interdit d’y voir une critique d’abord burlesque, puis grotesque, d’un écrivain qui a cru bon d’imiter son aîné.
4Giraudoux meurt le 31 janvier 1944. Le 3 février, jour de son enterrement, Blanchot lui consacre sa chronique du Journal des débats, « De Jean-Paul à Giraudoux ». Le 5 février, Sartre contribue à l’hommage que lui rend la revue Comœdia. C’est dire la reconnaissance immédiate des cadets, qui publient leurs deux textes dans la presse collaborationniste : on le leur reprochera suffisamment.
5Autre fortune chronologique. La dernière mention du nom de Giraudoux dans l’œuvre de Blanchot date de son texte d’octobre 1945, le mois même où il publie aussi deux articles sur les romans de Sartre et où la renommée de celui-ci vire à la consécration : 1er octobre, premier numéro des Temps modernes ; 29 octobre, « L’existentialisme est un humanisme », conférence qui attire la foule jusqu’à provoquer plusieurs évanouissements… Sartre aura dès lors bien d’autres intérêts, littéraires, théâtraux, politiques, médiatiques que les œuvres de Blanchot et Giraudoux ; Blanchot, lui, poursuivra la construction d’une œuvre en forme de monuments critiques, tournant progressivement le dos à son passé politique et à certains goûts littéraires, ce qui explique qu’il oubliera tout Giraudoux et admirera surtout, chez Sartre, la puissance de ses refus politiques.
Juillet 1938 : Blanchot ouvre les hostilités.
6Avec « L’ébauche d’un roman » (30 juillet 1938), Blanchot porte un jugement ambivalent sur La Nausée, que Sartre a publié au mois d’avril (Blanchot, 1938, p.31). D’une part, le journal de Roquentin peut passer aux yeux du lecteur pour « l’ébauche d’un roman », et c’est précisément ce choix formel d’un roman qui se présente comme un ensemble de pages retrouvées qui contribue à en garantir, sinon la nouveauté, au moins l’efficacité ; d’autre part, par l’utilisation du mot « ébauche », il s’agit de mettre en lumière aussi bien le talent naissant que ses imperfections. Seul texte de critique littéraire publié par Blanchot dans le journal d’extrême droite de Paul Lévy, Aux écoutes, dont Blanchot est éditorialiste et journaliste politique assidu, l’article ne va pas sans résonance avec ceux que Blanchot a consacrés l’année précédente à Thomas Mann et Virginia Woolf dans un autre périodique d’extrême droite, L’Insurgé : aucune interférence, aucun mot d’ordre politique ; une analyse qui repose sur la dimension mythique du roman. « Le dessein qu’il [Sartre] a eu est magnifique. Parmi tant de romanciers qui acceptent d’être excellents dans un genre épuisé, il a eu le projet de former un mythe non pas avec le hasard et les accidents humains, mais avec la source même des mythes ». Comment ? « Il s’est intéressé au drame fondamental. Il a, sans incident, sans aventure, sans passion, sans rêverie, tiré de l’existence unie la tragédie la plus forte. Il s’est installé dans l’intime de l’être. Et il a entrepris d’y faire surgir les plaisirs du pur roman. »
7L’article de Blanchot témoigne de sa propre évolution dans l’écriture romanesque, dont témoignera, en 1941, Thomas l’Obscur, mais aussi de l’assomption de cette conception littéraire dans le langage critique. On peut y lire les prémisses de l’appel, réitéré par Blanchot, à la création d’un roman nouveau sur le modèle mallarméen. « M. Jean-Paul Sartre habitue les esprits à penser qu’il peut y avoir création artistique en dehors de toute attente des événements réels, en dehors de ces feintes existences des personnages qui sont généralement l’objet des ambitions du romancier. Il porte le roman là où il n’y a plus d’incidents, plus d’intrigues, plus de personnes particulières, dans ce site où l’esprit ne se soutient qu’en se berçant de notions philosophiques, comme l’existence et l’être ». « La nausée est l’expérience bouleversante qui lui révèle ce que c’est d’exister sans être, l’illumination pathétique qui le met en contact, parmi les choses existantes, non pas avec les choses, mais avec leur existence. » Lecteur et connaisseur de la phénoménologie allemande avant même que Sartre y ait eu accès, Blanchot ne peut que saluer l’entreprise « si rare, si importante, si nécessaire », à la fois philosophique et littéraire, de Sartre : « Ce roman est visiblement inspiré par un mouvement philosophique peu connu en France et pourtant d’une très grande importance, celui d’Edmond Husserl et surtout de Martin Heidegger » ; pensée qui « offre à l’art un point de vue nouveau pour contempler sa nécessité », conclut l’article.
8Entre-temps, cependant, Blanchot a mentionné quelques sérieuses réserves : « parti d’un dessein aussi conscient, M. J.-P. Sartre (a) fini par mêler à son puissant sujet diverses aventures réalistes et exprimé ce roman de l’existence par les détours de la psychologie habituelle. » « Sentiment original et authentique », écrit Blanchot de la nausée, « qui aurait pu, dans une œuvre plus rigoureuse, ouvrir la carrière, de symbole en symbole, aux essences et produire une sorte de roman de l’être, chef-d’œuvre égal aux plus grands. Sentiment qui, dans l’ouvrage de M. Sartre, se propage, s’analyse, s’affaiblit dans une histoire encore pleine d’intérêt, mais presque toujours inférieure à sa substance. »
9Cette critique entre dans une adéquation étonnante avec le projet de Sartre lui-même, qui écrira l’année suivante à Paulhan : « Les écrivains contemporains sont en retard sur les philosophes. Ces conceptions du temps ne sont que l’envers romanesque des théories qu’on trouverait chez Descartes et chez Hume. Je pense qu’il serait plus intéressant de romancer le temps de Heidegger, et c’est ce que j’essaierai pour ma part » (correspondance inédite, in Cohen-Solal, 1985, p.185-186). Il n’en demeure pas moins que Blanchot a mentionné ses réserves, qui plus est dans une presse d’extrême droite : les hostilités sont ouvertes. Près de trois ans plus tard, le 14 mai 1941, Blanchot évoquera Sartre dans un article sur « Le jeune roman » : le passage est très critique, à tel point qu’en 1943, il sera finalement supprimé de la reprise de cet article dans Faux Pas. Qu’on en juge : Sartre y est rangé aux côtés de Bernanos et Drieu la Rochelle comme l’un de ces jeunes romanciers qui ont bien tenté de rompre avec la décadence du roman français, coupable aux yeux de Blanchot de « s’être perdu par un goût puéril de réalisme, par un souci exclusif de fidélité à une observation extérieure, par la recherche d’une analyse toute superficielle et facile » (FP 209) et de chercher « un cadre nouveau » (FP 212), mais qui ont échoué, malgré leurs « talents très vigoureux et très hardis » (FP 212), en reproduisant « le même esprit d’imitation, le même goût de la vraisemblance extérieure, la même crainte de trop d’éloigner de la vie » (FP 212). Critique d’autant plus violente à l’égard de Sartre que, de l’article de 1938, elle reprend uniquement les arguments négatifs… C’est aussi la seule dimension péjorative du titre qui revient ici : « On a quelquefois l’impression que ces auteurs ont ébauché en eux-mêmes des ouvrages dont ils ont été effrayés », écrit Blanchot1 (Blanchot, 1943, p.209-212).
10Les hostilités sont ouvertes : le débat aussi. La question du roman philosophique est sur la table. Sartre va poser, à propos de Giraudoux, celle du roman d’archétypes. C’est en fait, au sein d’une époque dont on sait qu’il fut sujet à de nombreuses révolutions, le roman comme genre et comme littérature qui concentre une large diversité d’interrogations entre Blanchot, Sartre et Giraudoux.
Mars 1940 : Sartre règle son compte à Giraudoux.
11Dans « M. Jean Giraudoux et la philosophie d’Aristote. À propos de Choix des élues », article publié le 1er mars 1940 dans la NRF, Sartre s’en prend à son ancienne idole, qui a publié son dernier roman un an plus tôt, en mars 1939 (Sartre, 1947, p.76-91)2. Plus tard, lorsqu’elle lui demandera ce qu’il lisait vers 17-18 ans, et plus précisément : « Vous lisiez Giraudoux ? », Sartre répondra à Simone de Beauvoir : « Oui, énormément. C’était une grande admiration de Nizan. Il a même écrit une nouvelle dans le pur style de Giraudoux, et moi-même j’ai fait une nouvelle qui s’inspirait de lui. » Et lorsque Sartre, un autre jour, mentionne que « Giraudoux est crispé », pour ajouter : « Je ne l’aimais pas beaucoup », Simone de Beauvoir répond, en guise d’approbation : « D’ailleurs, vous lui avez réglé son compte plus tard. » (Beauvoir, 1981, p.168 et p.249).
12Sartre et Beauvoir refont un peu l’histoire. Mais un fait est certain : l’article de Sartre est resté, dans la littérature critique giralducienne, à la fois un article de référence et un article contesté. Sartre décrit le monde romanesque de Giraudoux comme un monde parallèle, détaché du « monde où nous vivons », un monde d’archétypes (ainsi les femmes de Giraudoux « ont des corps récurés comme des cuisines hollandaises et leur chair qui brille a la fraîcheur d’un carrelage »), un monde de « formes substantielles », indifférentes à leurs incarnations, un monde de significations suspendues, indépendantes de leurs signes, un monde d’Histoire Naturelle, à l’espace cadastré et au temps discontinu, sans indicatif présent, un monde de planches, un monde de stases, où le changement, la transformation, et donc l’événement n’existent pas, ne sont pas racontés. Ce serait, au fond, un monde sans sensibilité : un monde où certes le sensible existe mais a toujours-déjà été traduit, sublimé, mis en équivalence et, in fine, figé. Si cette critique vive se condense parfois en des formulations assassines (« L’écrivain tel qu’il le comprend n’est rien d’autre qu’un employé du cadastre », S 86), elle se conclut sur des expressions teintées de mépris : « Faut-il expliquer par là la sensibilité de M. Giraudoux ? (…) « je n’en sais rien » ; « je rapprocherais ces intuitions improductives de ce que nos psychologues appellent illusion de fausse reconnaissance » (S 90)3. « Nos psychologues » sont ceux que Sartre réfute systématiquement dans L’Imagination comme dans Esquisse d’une théorie des émotions, parallèlement.
13Il faut noter que ce mouvement de destruction de l’idole commence, au moins par les témoignages objectifs que nous en avons, quelques mois plus tôt, à l’époque où Sartre est sur le front. Sartre indique dans une lettre à Simone de Beauvoir, le 10 octobre 1939, que son article sur Choix des élues est terminé (Sartre, 1983, p.342). Quelques semaines plus tard, le 26 novembre 1939, toujours au Castor, Sartre compare les phrases de Sous la lumière froide, un roman de Mac Orlan qu’il est en train de lire, à celles de Morand et Giraudoux : la comparaison n’est ni juste ni flatteuse (Sartre, 1983, p.436). Et le 14 mars 1940, lorsqu’il reçoit sur le front la Nouvelle Revue Française du mois et qu’il relit son article sur Giraudoux, il en reprend, dans ses Carnets de guerre, certaines formulations et en politise la réflexion : « J’aurais dû insister sur le “rationalisme de politesse”. Le monde de Giraudoux est un monde d’objets manufacturés. C’est seulement d’une table qu’on peut dire qu’elle a quatre pieds parce qu’elle est table. À rapprocher de la victoire du capitalisme et de l’apparition de l’article en série, qui sort “informé” sans que le travail de l’homme ait été exécuté sur lui. » (Sartre, 1995, p.597)
Janvier 1942 : Blanchot entend mettre tout le monde d’accord.
14Le 20 janvier 1942, Blanchot publie un article, « Littérature », sur le livre homonyme de Giraudoux, publié en novembre 1941 (Blanchot, 1943, p.109-114). À la différence de Sartre, Blanchot ménage son idole. Tout était prêt : à plusieurs reprises, les années précédentes, Blanchot a fait l’éloge de Giraudoux.
15En avril 1940, dans un article sur « Lautréamont », Blanchot mentionne Giraudoux aux côtés de Lautréamont, mais aussi de Jean-Paul, comme l’un des rares écrivains à posséder « le sens de la création romanesque et de la forme qui lui convient ». Il précise les traits communs à Jean-Paul et Giraudoux : « harmonie de la dialectique », « développement conscient des images », « mouvement qui ne néglige aucun intermédiaire et qui nous fait passer insensiblement (…) de la simple allégorie au symbole paradoxal et irrécusable qui se brise devant la réalité où il nous a amenés » (Blanchot, 1943, p.202). Le 2 juin 1941, Blanchot compare « L’art de Montesquieu » au « maniement des images » chez Giraudoux, qu’il décrit ainsi : « Il s’agit pour l’un et l’autre de partir, soit d’une observation assez naturelle, soit d’une métaphore presque banale et d’en tirer par une chaîne ininterrompue de remarques ou d’images une suite incontestable d’affirmations ou d’impressions de plus en plus paradoxales jusqu’à ce qu’éclate dans une dernière phrase, en une antithèse totale et cependant totalement justifiée, la vérité morale ou poétique dont la poursuite laisse à travers le texte un sillage éblouissant » (Blanchot, 2010, p.36). Le 9 décembre 1941, Blanchot évoque Giraudoux en conclusion d’un article sur Paul Morand, « L’homme pressé », pour opposer les deux styles (alors que Sartre les confondait). On retrouve des termes voisins de ceux de l’article sur Lautréamont : « chez Giraudoux la métaphore, après avoir commencé par un rapprochement en apparence arbitraire, se développe lentement, solennellement, tirant de cet arbitraire des conséquences qui semblent étrangement justes, étendant son empire par une dialectique qui avec une nécessité inéluctable conduit ensemble son double mouvement d’absurdité et de vraisemblance, pour finir, ayant tendu l’esprit par une angoisse sans cesse croissante, dans une dernière image où le paradoxe et l’évidence s’ajustent avec une perfection insoutenable » (Blanchot, 2010, p.109)4.
16Dès les premières lignes de « Littérature », Blanchot semble s’excuser de ne pouvoir accorder davantage d’attention au livre de Giraudoux, en raison du lignage limité de la chronique : il ne pourra que « se borner à des remarques élémentaires » (FP 110). Ces remarques, dont le caractère élémentaire apparaît rapidement comme une litote, commencent par évoquer la thématique du lien de la littérature française et du destin de la France. Blanchot suit l’exemple giralducien de l’art tragique : les Français, qui n’aiment rien moins, pour leur pays, que les sombres et monstrueuses actions tragiques, sont les plus entichés spectateurs de Phèdre ou de Britannicus. Pourquoi cet intérêt pour la littérature et la scène tragiques ? Giraudoux, poursuit Blanchot, l’explique par le hiatus entre le monde littéraire et le monde social : « C’est qu’en France comme en Grèce le héros tragique, objet de cette passion mystérieuse, est un personnage littéraire et que le personnage littéraire est séparé par une frontière infranchissable de l’être vivant. » (FP 110) « À aucun moment, le Grec ou le Français ne se rend au spectacle pour y trouver une leçon dont sa vie profitera ou ne lit un livre pour y chercher un reflet de son existence. » (FP 111). La focalisation de Blanchot sur ce hiatus est d’autant plus intéressante qu’elle semble, stratégiquement, reprendre l’opposition vilipendée par Sartre entre le monde giralducien des archétypes et le « monde où nous vivons », pour la retourner cette fois en faveur de Giraudoux. Blanchot ne craint même pas de s’aventurer au bord du précipice où Sartre a jeté Giraudoux : « si la littérature est ce monde pur, réservé, privé à un degré incroyable d’utilité et de rapports avec les événements historiques, si elle permet aux Français de prendre une attitude absolument différente de l’attitude qu’ils adoptent dans la vie réelle, s’ils y entrent comme dans une terre où ils ne se retrouvent qu’en ne songeant pas à eux-mêmes, comment cette littérature n’est-elle pas exposée à perdre tout contact avec la vérité humaine ou à devenir extravagante et irréelle ou à jouer un rôle de plus en plus discret dans une histoire à laquelle elle n’emprunte ni sujet ni raison d’être ? » (FP 111)
17La réponse à cette question intervient dans le deuxième temps de l’article, et elle est simple : « C’est là, à la vérité, le secret de la civilisation classique. Jean Giraudoux en a depuis longtemps livré les mots de passe dans son étude sur Racine » (FP 111), et c’est donc comme si Sartre ne les avait pas compris. Blanchot résume ici les « remarques fascinantes » de Giraudoux sur Racine : ce n’est pas parce que Racine aurait eu un pouvoir de vision ou d’imagination, ou encore aurait connu par lui-même « la passion de l’inceste ou la jalousie sanguinaire » qu’il a pu écrire ses tragédies, mais parce qu’il a su « utiliser jusqu’à l’extrême les dispositions naturelles d’une culture et d’un langage » et « prendre, de l’extérieur, par le style et la poétique, comme par un filet, les vérités qu’il n’avait ni à soupçonner en lui ni à observer chez les autres pour en pénétrer la force et le secret » (FP 112). S’appuyant sur l’une des études du volume de Giraudoux, Blanchot ajoute qu’il en va de même chez Nerval évoquant la folie dans Aurélia. Argument contestable mais procédant de la même stratégie rhétorique : Sartre n’aurait donc rien compris, ni à la littérature classique ni à la littérature romantique… Sartre manquerait donc quelque chose dans la littérature ? Manquerait-il en la littérature, la littérature elle-même ? C’est ce que la suite de l’article tend à montrer.
18« Giraudoux donne à l’écrivain, comme principale mission, la recherche d’un vocabulaire et d’un style. (…) Il y a chez Giraudoux une ferme croyance en la vertu métaphysique des règles et les capacités du langage. » (FP 112) Le rapprochement que Blanchot opère alors entre Giraudoux et Valéry semble même tourner à l’avantage du premier, dans la mesure où il valorise « chez Giraudoux une foi dans l’aptitude du langage à répondre aux choses dont Valéry est singulièrement privé » (FP 113). Cette foi, cette « confiance », cet « optimisme » est « la marque incontestable de la rhétorique ».
19Un doute intervient cependant, pour finir. Cette foi en la vertu éternelle de la référence à l’âge classique (« ce qui ne peut ni disparaître ni vieillir ni changer », tonnent les derniers mots de l’article, FP 114) implique aussi une ignorance délibérée des enjeux de la littérature contemporaine : « Il est aussi le signe d’une conscience littéraire singulièrement étrangère aux angoisses, aux délires et aux vœux d’anéantissement de l’âge moderne » (FP 113). Étrange remarque, qui semble contradictoire avec l’interprétation précédente de la rhétorique nervalienne et qui, cette fois, préfigure l’hommage que Sartre rendra à Giraudoux à sa mort en 1944… Cette valse-hésitation traduit bien l’ambivalence des jugements que Sartre et Blanchot rendent envers Giraudoux. Reprenant l’article dans Faux Pas, Blanchot lui accorde ainsi une place importante, en en faisant la conclusion de la première partie, « De l’angoisse au langage », permettant même de lire dans ce titre une valorisation du langage comme un point d’aboutissement dans une réflexion sur l’expérience littéraire. En même temps, le chapitre de Faux Pas atténue la portée de l’éloge, en retirant par exemple quelques adjectifs valorisateurs (« un grand écrivain » devient simplement « un écrivain », « sa célèbre étude sur Racine » devient « son étude sur Racine »), et surtout supprime la portée lyrique et franchement nationaliste de certains développements sur la nation. Il faut dire que Blanchot, en 1943, n’en a tout simplement plus besoin. En janvier 1942, lors de la publication de l’article, il est peut-être déjà en négociation pour reprendre le secrétariat de la Nouvelle Revue Française. Il s’apprête surtout à solliciter Giraudoux pour prendre la présidence du comité de contrôle d’un organisme qui remplacerait Jeune France, association culturelle dépendant du gouvernement de Vichy. C’est que Blanchot, avec Xavier de Lignac (qui dirigera plus tard le service d’information au cabinet du général de Gaulle, à la Présidence de la République ; il prendra parfois le pseudonyme de Jean Chauveau), tente de dissoudre Jeune France et a de sérieux atouts, en la personne, notamment, de Jérôme Carcopino, secrétaire d’État à l’Éducation Nationale et à la Jeunesse. Blanchot et Lignac souhaitent une association autonome du pouvoir, afin d’éliminer toute propagande de la politique culturelle et de « répondre aux légitimes exigences de ceux qui veulent atteindre, à travers des œuvres sans concessions, aux sources vives de la culture »5. Pourquoi s’adresser à Giraudoux ? Giraudoux était devenu en 1939 ministre à l’Information du gouvernement Daladier, avant d’être démissionné par Reynaud et de s’éloigner de la sphère politique après son discours maréchaliste de Marseille le 22 septembre 1941. Il correspond à la ligne politique souhaitée par Blanchot et Lignac. Blanchot, on l’a vu, publie sa chronique sur « Littérature » le 20 janvier 1942 ; or c’est onze jours plus tard, le 31 janvier 1942, que le commissaire Perrin demande à Jardel, secrétaire général du gouvernement de Vichy, la liquidation de Jeune France et propose Xavier de Lignac comme dirigeant de la future association – une sorte de ministère de la culture avant l’heure… Ce renversement réussira début avril… pour quelques jours seulement, car c’est le moment où Laval remplace Darlan, reçoit des pouvoirs constitutionnels exceptionnels et étouffe le putsch dans l’œuf.
Printemps 1943 : Sartre revient à la charge.
20Dans « Aminadab ou du fantastique considéré comme un langage » (avril et mai 1943, en deux livraisons), Sartre s’attaque à un autre « monde », après celui de Giraudoux : le « monde » de Blanchot (Sartre, 1947, p.113-132)6. Il dénonce d’entrée « la ressemblance extraordinaire du livre avec les romans de Kafka » (S 114) : copiant Kafka, Blanchot créerait un « poncif » de ce nouveau fantastique que Sartre admire (S 130). Puisque Aminadab ressemble au Château, les points communs sont nombreux, et ce sont ceux que Sartre analyse en première intention. Dans chacun de ces deux romans, le lecteur est face à un monde où le moyen absorbe la fin et où n’apparaît aucune nature. Habituellement, dans un roman fantastique, nous suivons un héros à l’endroit qui s’étonne des règles d’un monde à l’envers et nous donne des clés pour le comprendre ; ici, c’est le héros lui-même qui est fantastique, dans un monde fantastique ; à l’envers, dans un monde à l’envers ; nous ne pouvons donc pas pénétrer dans ce monde, nous ne pouvons en juger, nous ne pouvons même le déclarer absurde, car ce serait encore un critère du monde à l’endroit (S 120/121). Ainsi, par exemple, Thomas ne s’étonne jamais : il se scandalise du fonctionnement d’un monde dont la morale du bien et du mal lui échappe et nous échappe (S 124). « Au sein de cette immanence, ils [Kafka et Blanchot] ont laissé flotter comme un fantôme de transcendance » (S 127). Ainsi, dans ce monde à l’envers, « l’esprit devient matière, puisque les valeurs apparaissent comme des faits » (S 128). Remarquons que c’est tout ce que Sartre récuse quand il procède à des analyses phénoménologiques de faits psychiques ! L’opération qu’il pratique alors consiste à en inférer une valeur esthétique pour Kafka mais pas pour Blanchot (S 129) : pour Kafka, parce qu’il vient en premier, et parce que Kafka croit à la transcendance dont il use comme fantôme ; contre Blanchot, parce que celui-ci n’y croit pas. Il n’y croit pas, selon Sartre, pour deux raisons : parce que Blanchot a créé un « poncif », et parce que, comme Sartre l’avait signalé d’entrée de jeu dans une note de bas de page sèchement sarcastique, « M. Blanchot a été, je crois, disciple de Ch. Maurras » (S 114) et « sur une transcendance teintée de maurrassisme, le fantastique fait l’effet d’être plaqué » (S 130). Si l’enracinement originel de Blanchot à l’extrême droite est incontestable, Sartre, cependant, n’a pas absolument pas montré ce qu’il y aurait de maurrassien dans Aminadab. Il le sous-entend plus loin, sur la fin de l’article, lorsqu’il affirme que, dans Le Procès, jamais on ne perd de vue que « K. lutte pour son honorabilité, pour sa vie » (S 131). Ce ne serait pas le cas des maurrassiens, comme si Sartre superposait ici sa lecture de la trajectoire de Blanchot et celle du Lucien de « L’enfance d’un chef ». Il y a là quelque chose de gratuit et d’inachevé dans la critique de Sartre, auquel on ne peut reprocher cependant de se focaliser sur la ressemblance d’Aminadab, qui n’est certainement pas le meilleur roman de Blanchot, avec les écrits de Kafka. Le réflexe d’attribution du récit au « monde à l’envers » réduit et contraint sa lecture à n’être elle-même qu’un succédané de toute lecture de Kafka. Sartre ne s’intéresse pas, par exemple, aux revirements des états de corps et donc aux questions de sensibilité et d’insensibilité. On peut se demander si ce qui lui importe le plus ne réside pas dans le choix de l’épigraphe, cet extrait de Thomas l’obscur : « la pensée prise ironiquement pour objet par autre chose que la pensée ». Car cette proposition est impossible pour le phénoménologue qu’est Sartre… Il s’agit bien pour lui d’entretenir son combat philosophique et littéraire contre les psychologues, contre les psychanalystes, contre les surréalistes, tour à tour réfutés et raillés dans ses œuvres de la fin des années 1930 – contre aussi ceux qu’il appellera les « nouveaux mystiques ».
21On a souvent associé cette critique de Sartre envers Blanchot à celle que le même Sartre adresse à Georges Bataille, quelques mois plus tard, et qu’il reprendra toutes deux dans le premier volume de Situations. En novembre 1943, dans la seconde livraison de l’article « Un nouveau mystique », Sartre évoque Blanchot à plusieurs reprises, revenant notamment sur la même citation de Thomas l’obscur (Sartre, 1947, p.133-174). Cela n’est pas étonnant, tant Blanchot est présent dans L’Expérience intérieure de Bataille qui est l’objet de la critique virulente de Sartre. Au-delà des thématiques littéraires abordées dans chacun des articles, Sartre s’en prend à des œuvres, celles de Bataille et Blanchot, qu’il juge, toutes deux, artificielles et donc trompeuses et dépassées. Pourtant, la bonne fortune répondra au mauvais cœur : c’est par ces textes de Sartre, dont ils négligeront le filtre critique, que de nombreux écrivains et philosophes feront la connaissance des œuvres de Bataille et de Blanchot…
22Ajoutons une petite pointe de piment. Bien avant que Sartre ne compare Blanchot à Kafka, ce sont Jean Paulhan et Simone de Beauvoir qui ont comparé… Sartre à Kafka. Le 30 avril 1937, lorsque Sartre le rencontre pour la première fois, en vue de la publication d’une Nausée qui s’appelle encore Melancholia, Paulhan lui demande : « Connaissez-vous Kafka ? Malgré les différences, je ne vois que Kafka à qui je puisse comparer cela dans la littérature moderne » (Sartre, 1983, p.114). Le 24 janvier 1940, c’est Simone de Beauvoir qui écrit à Sartre : « Je trouve un peu que c’est inutile d’écrire si on ne rend pas un son neuf et inquiétant comme Kafka et vous » (De Beauvoir, 1990, p.71). Le 26 septembre 1939, c’est Sartre lui-même qui, évoquant le quatrième volume de son ensemble romanesque, provisoirement intitulé La Guerre fantôme, écrit de son propre aveu : « Ça ressemble de plus en plus à du Kafka » (Sartre, 1983, p.319)… Il faut dire que sur le front, Sartre est comme hanté par Kafka. En septembre, après avoir déjà lu beaucoup de journaux d’écrivains, lassé, il demande à Simone de Beauvoir de ne plus lui en envoyer que deux : « En octobre vous m’enverrez le Journal de Green et j’en aurai fini pour longtemps avec les journaux intimes sauf si celui de Kafka, qui est annoncé chez Stock, paraît malgré la guerre. » (Sartre, 1983, p.309). En décembre, toujours sur le front, Sartre conseille à Simone de Beauvoir de lire Le Concept d’angoisse de Kierkegaard, « ne fût-ce que pour comprendre l’influence de Kierkegaard sur Heidegger et sur Kafka (vous savez que Kafka faisait ses choux gras de ce livre-là) », précise-t-il dans une parenthèse (Sartre, 1983, p.493). Plus généralement, et c’est presque le plus cocasse, dans toutes ces lettres du front, à de nombreuses reprises, Sartre compare son environnement (personnes, relations, événements) aux situations des romans de Kafka.
Été 1943 : Blanchot met des priorités.
23En avril et mai 1943, Sartre a chargé Aminadab. Pourtant, lors de la création des Mouches au mois de juin, Blanchot prend fait et cause pour la pièce, « d’une valeur et d’une signification exceptionnelles ». Dans un article intitulé « Le mythe d’Oreste », en date du 27 juillet (Sartre, 1943, p.72-28), il envoie surtout un message politique : certes représentée non sans complicité avec l’occupant (Sartre fut nettement critiqué pour cela), Les Mouches est pour Blanchot une « tragédie de la libération ou de la liberté » (FP 72). Prononcé en juillet 1943, le mot « libération » est fort. Il est d’ailleurs remarquable de constater que la situation de Blanchot est comparable, puisqu’il envoie un message politique en faveur de la libération au sein d’un périodique favorable à Vichy et aux Nazis. L’épreuve de la liberté, telle que Blanchot la décrit pour Oreste, nécessite trois conditions qui revêtent un sens éminemment politique : la liberté s’acquiert par une reconnaissance intérieure, une volonté de se traduire en acte et un partage avec autrui (« On n’est pas libre si on est seul à l’être », FP 75) ; elle a pour corollaire le maintien d’une conscience pure, innocente de son acte, refusant d’entrer dans l’enfer du remords auquel tente de la conduire le harcèlement des Érinyes. Ainsi « chacun des gestes (d’Oreste) est un défi à l’ordre » (FP 77).
24Seules les dernières lignes atténuent la portée de l’éloge. Le « défi à l’ordre » semble perdre de sa force en raison d’une « expression parodique de ce monde des dieux et des remords » (FP 77) qui donne moins de valeur à l’ennemi affronté. « À la grandeur d’Oreste il manque d’être impie contre une piété véritable, de bafouer des dieux qui soient vraiment des dieux et de provoquer l’écroulement d’un monde titanesque que sa liberté pourra détruire justement parce qu’elle n’est rien » (FP 77/78). Sartre n’aurait ainsi pas suffisamment pris au sérieux l’ennemi d’Oreste, l’ennemi nazi dont Blanchot reconnaissait, dès 1933, dans ses articles du Rempart, l’effroyable puissance mythique.
25Car il faut lire aussi ce texte par un autre biais. Blanchot confie dans une lettre à Bataille que son éloge des Mouches vise à répondre à la critique généralement « écœurante » qui avait accueilli la pièce : « aussi me suis-je décidé à en parler en étouffant les réserves »7. Sartre s’en souviendra peut-être : le 10 juin 1944, dans une conférence sur le théâtre prononcée à la demande de Jean Vilar, devant un large public où il pourrait entendre “étouffer les réserves”, il évoque, sans distinction, « des ouvrages fantastiques comme les œuvres de Kafka ou comme Aminadab » (Sartre, 1973, p.28).
26L’intervention globalement positive de Blanchot a encore une autre raison. Au mois de juin, Sartre a publié L’Être et le néant. Quels que soient les points de dissension qui pourront exister, Blanchot ne peut que reconnaître, définitivement, la puissance philosophique de son contemporain, dont il a déjà lu, au moins, L’Imaginaire et/ou L’Imagination, ce dont témoigne un texte du 5 août 1942. À la fin de cet article qui porte sur « La poétique » de Valéry, Blanchot développe en quelques lignes ce qu’il pense être une analogie entre cette poétique et la phénoménologie esthétique de Sartre, en ce sens où pour l’une comme pour l’autre, l’image est « un irréel » et l’œuvre d’art, « d’une certaine manière, n’existe pas » (Blanchot, 1943, p.142).
Février 1944 : l’adieu à Giraudoux.
27Giraudoux meurt le 31 janvier 1944. Le 3 février 1944, il est enterré en grande pompe. Blanchot et Sartre sont-ils présents ? Je ne le pense pas. Blanchot, peut-être… Quoi qu’il en soit, Blanchot publie le jour même « De Jean-Paul à Giraudoux » (Blanchot, 2010, p.551). Coïncidence majeure… aucune allusion n’est faite à la mort de Giraudoux, mais celui-ci est célébré comme « l’un de nos écrivains les plus rares » et décrit comme un « sosie exalté » de Jean-Paul. L’article porte surtout sur Jean-Paul, mais Blanchot en consacre toute la fin à une comparaison entre les deux écrivains, appelant à « une étude intéressante à poursuivre ». Blanchot mentionne, entre autres, « un foisonnement d’érudition » qui ne se retourne parfois que chez Jean-Paul « en un fâcheux pédantisme ». Il signale surtout que Jean-Paul peut apparaître comme « le devancier » de Giraudoux en ce sens qu’il a été « l’un des premiers romanciers à sentir que la métaphore pouvait être un instrument extraordinaire de transmutation ». La similarité qui lui semble la plus importante concerne la dimension mythique du commencement : « l’un et l’autre veulent retrouver dans le monde ce qu’il a d’innocent, d’authentique, ce qui est sa grâce et nous rend contemporains de sa pureté d’origine, la vérité du premier geste, des premiers pas, de tout ce qui est naissance et commencement. » Blanchot signale pour finir une différence manifeste dans le « mouvement des images qui chez Jean-Paul se développent sans ordre, dans une effusion d’ivresse et une puissante incohérence, tandis que Jean Giraudoux les aimante les unes aux autres, les associe selon un progrès dialectique, passant peu à peu du jour à la nuit et faisant enfin éclater au cœur de l’ombre le souvenir de ce qui fut la clarté la plus vive. »
28Deux jours plus tard, le 5 février 1944, la revue Comœdia publie un hommage à Giraudoux. Plusieurs auteurs sont sollicités, dont Sartre, qui accepte. Sartre reprend les idées de son article de la NRF (« optimisme métaphysique », « rare harmonie », réalisation par chacun de son essence et de celle du monde) en les tournant positivement, de manière presque béate, confiant en la sincérité de Giraudoux. Il ajoute qu’il ne sait pas si Giraudoux a raison de penser ainsi (« je ne sais s’il avait raison »), ce qui signifie aussi qu’il ne sait pas si lui-même a raison… Mais alors, est-ce la guerre qui pourrait discréditer la manière de penser de Giraudoux ? « L’événement a semblé donner tort à Giraudoux et il s’est effacé, emportant avec lui la clé de ce monde inutile, où les hommes ne voulaient plus entrer. » Sartre réfute cette idée : selon lui, la guerre n’a pas la clé du jugement sur l’humanité, et ce sont précisément les valeurs de Giraudoux, transmises par ses œuvres et ses personnages, qui garantissent la nécessité d’une telle pensée : « Les vieilles valeurs de mesure, d’ordre, de raison, d’humanisme qu’il a redécouvertes, demeurent, après sa mort, “proposées”. Toutes nos violences n’empêcheront pas qu’elles existent et qu’elles se nomment Bella, Fontranges, Églantine et qu’elles resteront, quel que soit le chemin que nous choisissons demain, comme une chance encore possible ou comme un beau regret ou peut-être comme un remords. » L’éloge est modéré mais, à première vue, sans fausse note. Un petit pied-de-nez, peut-être, à la revue : les trois personnages de Giraudoux nommés par Sartre ne viennent pas du théâtre, mais uniquement des romans. Manière, aussi, de dire à Giraudoux, par-delà la mort, qu’il ne fut intéressé que par ses romans, et en rien influencé par son théâtre ? Sartre y mettrait beaucoup de mauvaise foi : il est quand même entré en théâtre par une Orestie, cinq ans après la mise en scène d’Électre par Jouvet… Et puis, lorsque le 2 juillet 1943, le mois suivant la création des Mouches, il confia un premier scénario à Jean Delannoy, en la présence de Giraudoux, il accepta de le corriger en suivant les conseils de l’écrivain : « forcer un peu sur le psychologique » (Sartre, 1983, p.310).
29Serait-ce le moment de faire un point politique ? Il est délicat d’entrer en quelques lignes dans un abîme de complexités et de revirements. Dans les années 20, secrétaire d’ambassade, puis chef du service d’information au ministère, Giraudoux est proche de Philippe Berthelot, figure diplomatique du Quai d’Orsay, lui-même proche d’Aristide Briand. Ami intime d’Emmanuel Levinas, Blanchot est pourtant Action Française. D’esprit anarchisant, Sartre ne lit pas les journaux, ne s’intéresse pas aux partis, ne participe pas aux manifestations de rue. Dans les années 30, Inspecteur Général des postes diplomatiques et consulaires, Giraudoux accomplit plusieurs missions dans le monde entier ; en 1939, il est nommé commissaire général à l’information et publie un ouvrage, Pleins Pouvoirs, où il revendique la pureté, l’excellence et la supériorité de l’esprit français, en appelle à lutter contre le dépérissement de la race, la décadence du mode de vie, le déclin de l’imagination créatrice et la dégénérescence du régime, propose d’étendre la pratique du sport, de mettre en œuvre une écologie urbaine et rurale et d’unir la nation par une politique de grands travaux. Blanchot publie des centaines, voire des milliers d’articles dans une presse d’extrême droite où il côtoie aussi bien des maurrassiens orthodoxes que de jeunes frondeurs et des juifs nationalistes, comme Paul Lévy qui dirige le quotidien Aux écoutes, où il a publié « L’ébauche d’un roman ». Lors de son séjour d’un an à Berlin en 1933-1934, Sartre ne semble guère se soucier de la situation politique ; de retour en France, dans une situation tendue par la puissance des ligues et la construction du Front populaire, il ne manifestera pas davantage que dans les années 20. Il parlera même, dans une lettre à Simone de Beauvoir, le 29 mai 1940, de « l’espèce de chance historique de l’hitlérisme, qu’on dirait que les États méritent par une sorte de désagrégation profonde et irrémédiable » (Sartre, 1983, p.258). Même chez Sartre, le désespoir vire parfois au nihilisme.
Été 1944 : Blanchot est (presque) fusillé.
30Le 29 juin 1944, Blanchot publie un article intitulé « Des diverses façons de mourir » (Blanchot, 2007, p.632-636), où il cite Sartre : « La mort est le triomphe du point de vue d’autrui sur moi : elle transforme la vie en destin ». Cet article est étonnant à double titre : il semble faire référence à l’événement que Blanchot racontera cinquante ans plus tard dans L’Instant de ma mort, qui eut lieu quelques jours avant ou quelques jours après la publication de l’article, lorsqu’il faillit être fusillé sur le mur de sa maison natale, en Bourgogne, par un groupe de soldats soviétiques agissant sous les ordres de l’armée nazie (« La mort a pour effet de nous changer en objet pur. Un homme que nous regardons est déjà en partie abandonné de la vie. Pendant un instant, il est le prisonnier des yeux qui le soumettent ») ; d’autre part, si elle se justifie par des motifs philosophiques, la citation de Sartre pourrait agir aussi comme un clin d’œil à la première nouvelle du Mur où, comme dans L’Instant de ma mort, le personnage principal, en temps de guerre, doit sa vie sauve à la coïncidence d’un autre événement et donc à un hasard heureux ; il convient d’ailleurs de préciser que la citation, comme souvent chez Blanchot, qui plus est pendant cette période de guerre et d’occupation, est faite de mémoire et donc inexacte ; la phrase de Sartre, issue de L’Être et le néant, dit exactement : « La mort est le triomphe du point de vue d’autrui sur le point de vue que je suis sur moi-même. C’est sans doute ce que Malraux entend, lorsqu’il écrit de la mort, dans L’Espoir, qu’elle “transforme la vie en destin” » (Sartre, 1943, p.598). Ainsi Sartre cite Malraux, que cite Blanchot lui-même à la dernière page de L’Instant de ma mort ; Malraux, lui aussi prisonnier, lui aussi évadé, lui aussi privé d’un manuscrit pour ces raisons.
31Le 5 mars 1944, Blanchot avait peut-être eu l’occasion de croiser Sartre et, qui sait, de lui parler, lors de la fameuse « Discussion sur le péché » initiée par Bataille, qui rassembla de nombreux écrivains (Adamov, Beauvoir, Camus, Gandillac, Klossowski, Leiris, Marcel, Merleau-Ponty, Paulhan) dans l’appartement de Marcel Moré et qui sera publiée dans la revue Dieu vivant en 1945. Les actes de la discussion sont inclus dans cette publication : Sartre intervient à de nombreuses reprises dans un échange contradictoire avec Bataille (notamment sur les notions de péché et de néant) mais aucune intervention de Blanchot n’est mentionnée (Bataille, 1973, p.315-359).
Octobre 1945 : Blanchot et Sartre jouent à Fort und Da.
32Dans « Les romans de Sartre », publié dans L’Arche en octobre 1945 (Blanchot, 1949, p.188-203), Blanchot affirme que « le roman est une œuvre de mauvaise foi » (PF 189). L’affirmation survient après deux pages d’ouverture de l’article où résonne plus que jamais la profondeur du paradoxe blanchotien. « On peut se demander pourquoi le roman à thèse a mauvaise réputation », commence Blanchot comme innocemment. S’ensuit une réflexion vertigineuse qui montre que le roman ne peut que dissoudre les thèses qu’il adopte et que c’est bien plutôt l’essai qui fait vivre les thèses : s’il arrive ainsi aux maximes de La Rochefoucauld d’être vivantes, « c’est qu’elles nous font songer à des romans qui ne nous feraient pas songer à leurs maximes » (PF 188).
33Aucun risque donc, de voir le roman se dénaturer parce qu’il serait “à thèse”. Cette situation de la question littéraire permet d’emblée à Blanchot de rappeler sa propre théorie : le roman ne doit dépendre de rien d’extérieur à lui-même. Il n’est vivant que suivant ses propres conventions. « C’est sur le mode imaginaire que (l’œuvre de fiction) rencontre le réel, c’est par la fiction qu’elle approche du vrai » (PF 189). Elle se fonde dans « le mensonge, l’équivoque » ou encore « la duplicité ». « L’art littéraire est ambigu. Cela signifie qu’aucune de ses exigences ne peut exclure l’exigence opposée, mais qu’au contraire plus elles s’opposent, plus elles s’appellent. » (PF 190) À ce stade de la réflexion, Sartre n’a toujours pas été nommé. Mais on voit revenir, sur un mode plus général, plus théorique, plus mûr et plus apaisé, la réflexion critique de « L’ébauche d’un roman », le va-et-vient entre le drame philosophique et l’aventure réaliste : cette fois, visiblement, nul ne peut faire sans l’autre. Et c’est précisément dans cet écho que le nom de Sartre apparaît, en quatrième page de l’article.
34Opposer littérature et philosophie n’a donc aucun sens et si l’œuvre de Sartre est « considérable », si l’auteur est « excellent », juge Blanchot, c’est aussi par « la possibilité que lui ont offerte philosophie et littérature de se rencontrer en lui » (PF 191). Manière de dire que la virtuosité de Sartre n’a rien d’exceptionnel, et Blanchot nommer des contemporains similaires, Simone de Beauvoir, Bataille, Camus, Grenier, Marcel, Parain ou Wahl.
35Autre caractéristique de la littérature : elle permet à une idée, à des idées de s’essayer, de s’expérimenter, de se développer, de se tester, de se mettre ou remettre en question mais nullement de trouver une issue. La littérature n’est pas faite pour donner une solution aux développements théoriques à laquelle la philosophie n’aurait pu aboutir. Elle a pour vocation de transmettre aux lecteurs ses propres questions, de les imaginer, de les extérioriser, de les faire vivre autrement. Deux mois plus tôt, dans « Quelques réflexions sur le surréalisme », Blanchot avait opposé à la théorie de l’engagement sartrien sa propre théorie du dégagement littéraire, moins comme un antagonisme que comme une complémentarité, qui recouvre en bonne partie celle qu’il évoque dans « Les romans de Sartre » entre littérature et philosophie : « la littérature la plus dégagée est en même temps la plus engagée, dans la mesure où elle sait que se prétendre libre dans une société qui ne l’est pas, c’est prendre à son compte les servitudes de cette société et surtout accepter le sens mystificateur du mot liberté par lequel cette société dissimule ses prétentions ». Le « dégagement » est la marque d’un engagement souverain. « En somme, la littérature doit avoir une efficace et un sens extra-littéraires, c’est-à-dire ne pas renoncer à ses moyens littéraires, et elle doit être libre, c’est-à-dire engagée »8.
36C’est en ce sens que Blanchot parle des romans de Sartre, revenant sur La Nausée, dont le dénouement ne dénoue rien ; mais si l’avenir de Roquentin est sans issue, le roman de l’existence, lui, a transformé le monde. Quant aux Chemins de la liberté dont, stricto sensu, aucune issue ne peut être advenue dans la mesure où, alors, seulement deux tomes ont paru, la situation est la même : Mathieu est « condamné à être libre » (citation célèbre du roman, PF 195) comme Roquentin était condamné à exister. Il est fort à parier, poursuit Blanchot, que Les Chemins de la liberté ne proposeront aucune solution. « C’est là le grand don de Sartre » (PF 199) : le drame fondamental de Mathieu est constamment décrit comme en partie aveugle à son propre projet. « Mathieu patauge, il piétine dans une substance détrempée. Même son regard s’empâte, ses pensées sont pâteuses. » Dans le roman, la pensée est devenue « épaisseur, viscosité, enlisement » (PF 200). L’analyse de Blanchot s’approche ici un temps de l’analyse thématique, telle qu’elle pourra être développée par Poulet ou Richard : c’est qu’elle s’appuie sur cette obsession matérielle de Sartre dans ses romans mais aussi, précisément, dans ses essais, pour le pâteux, le visqueux, le boueux, le poisseux, le louche, le gélatineux… autant de mots qui agissent sur la perception du lecteur et qui romancent la pensée.
37Blanchot conclut en valorisant le mode d’énonciation et de composition du roman, en qui il voit un « tourbillon », « un cyclone aberrant » (PF 202), « une sorte de métempsycose narrative », « une transmigration sans fin » (PF 203). Ainsi « il n’y a plus d’intrigue » (PF 201) et « (Sartre) pousse bien plus loin le souci de l’art » (PF 203). « Le roman a sa morale propre, qui est l’ambiguïté et l’équivoque. Il a sa réalité propre, qui est le pouvoir de découvrir le monde dans l’irréel et l’imaginaire. Et, enfin, il a sa vérité, qui l’oblige à ne rien affirmer sans chercher à le reprendre et à ne rien faire réussir sans en préparer l’échec, de sorte que toute thèse qui dans un roman triomphe cesse aussitôt d’être vraie. » (PF 203) Comme souvent chez Blanchot, cette fin pousse le paradoxe hors de ses gonds. Elle sera la seule transformation marquante de l’article en chapitre dans La Part du feu, imprimant un dynamisme plus grand à l’opposition entre les termes, mettant ainsi davantage en valeur le travail de l’écrivain.
38Blanchot publie « Les romans de Sartre » dans L’Arche en octobre 1945. Fait rare et presque unique en son œuvre, il en publie une version allégée et grand public le même mois, le 21 octobre, presque sous le même titre, dans l’hebdomadaire Paysage-Dimanche. Plus étonnant, cette publication fait suite à un autre article de Blanchot publié dans le même hebdomadaire deux semaines plus tôt, le 7 octobre : « Le mythe Giraudoux ». « Le mythe Giraudoux » précède immédiatement « Le roman de Jean-Paul Sartre » dans la bibliographie de Blanchot. Et ce seront les derniers textes que Blanchot consacre pleinement à chacun.
39« Le roman de Jean-Paul Sartre » est pour l’essentiel extrapolé de l’article de L’Arche (Blanchot, 2010, p.27-30). Il est étonnant de voir comme Blanchot sait y vulgariser son analyse. Cela ne va pas sans une déformation relative ou une amputation partielle de ses propos, car l’intérêt accordé à la dimension politique du roman de Sartre tend à faire passer au second plan les problématiques proprement artistiques. Rien, donc, sur l’équivoque, l’ambiguïté ou la mauvaise foi… Par contre, à l’attention du grand public, c’est un panégyrique de Sartre : aucune réserve ne transparaît dans l’éloge qui incite le lecteur à lire Les Chemins de la liberté.
40« Le mythe Giraudoux » est, curieusement, d’un accès plus difficile pour le lecteur (Blanchot, 2010, p.23-27). L’article propose une lecture, au second degré, des ouvrages critiques consacrés à Giraudoux. Cette lecture est certes orientée sur les paradigmes principaux qui, par leur récurrence et leur part obscure, ont pu fonder un « mythe Giraudoux » : œuvre « pure » et « parfaite », « créant un univers sans mélange », ne laissant aucune place à la circonstance, à l’accident, à l’histoire ; bonheur, grâce ou élégance, il s’agirait d’une « œuvre où tout semble heureux, même la fin du monde, même la fatalité du destin ». Pourtant, ce mythe édénique masque et révèle peu à peu un monde « ambigu, par conséquent instable et périlleux ». S’il demeure tel, c’est que l’esthétique de Giraudoux emporte une véritable confiance qui ne se départit jamais de « l’harmonie, la compréhension, la mesure ».
41Mais c’est la méthode qui étonne. La présentation plus ou moins sommaire des principales études critiques sur Giraudoux (il est question de celles de Gabriel du Genet, de Claude-Edmonde Magny, de Jacques Houlet, de Pierre Brisson et, bien entendu, de Sartre) met chaque fois en évidence les hésitations des critiques, ce que Blanchot lui-même nomme leur « malaise ». On peut à juste titre penser que d’autres échanges et d’autres enjeux traversent ce texte : saluer l’étude de Claude-Edmonde Magny, d’autant que le Précieux Giraudoux, publié au début de l’année 1945, cite abondamment, non sans admiration, Thomas l’Obscur ; répondre à l’étude de Gabriel du Genet, Jean Giraudoux ou un essai sur les rapports entre l’écrivain et son langage, publié au printemps 19459 ; balayer en une ligne l’article de Sartre sur Choix des élues, en en réduisant l’étude à la description d’un monde « de la banalité même, des concepts de chaque jour ».
42Étrange article, donc, qui donne à penser que le dispositif de Paysage Dimanche, en octobre 1945, se lit déjà, et subitement, comme un adieu à Giraudoux et un au revoir à Sartre. De fait, Giraudoux ne sera plus mentionné une seule fois dans l’œuvre de Blanchot. Le dialogue, parfois tendu, continuera avec Sartre, se focalisant toujours davantage sur les enjeux politiques.