Les tournants linguistiques de Hanna Szenes dans l’« espace transitionnel » de son Journal
Je dois l’écrire en hébreu, ça va mieux.
Hanna Szenes, 10 avril 1940 (ARC. 3, p. 127)
1Le Journal de Hanna Szenes1 a été traduit en sept langues, et constitue un texte majeur comparable au Journal d’Anne Frank tant en ce qui concerne la réflexion qu’il propose sur les expériences féminines de la Shoah que la publication de l’œuvre juste après la guerre. Il compte 539 pages et couvre différentes périodes de la vie de son autrice. Hanna Szenes a en effet commencé à tenir un journal à l’âge de treize ans, à Budapest, en septembre 1934, et l’a poursuivi jusqu’au 11 janvier 1944, à Sdot-Yam, la semaine de son départ pour un camp d’entraînement britannique en Égypte.
2Le Journal de Hanna Szenes n’est pas simplement un compte rendu de sa vie quotidienne, mais une œuvre littéraire consciemment façonnée et élaborée. Il s’arrête lorsqu’elle est recrutée pour combattre le nazisme en 1944, ce qui l’emplit d’espoir et d’attentes. Elle est formée comme parachutiste et opératrice radio en Égypte et en Italie par les services secrets britanniques, avec ses compagnons de la mission militaire, pour sauver les Juifs hongrois. Alors que Hanna Szenes et ses camarades traversent la frontière yougoslave avec l’aide des partisans, elle est capturée par des gendarmes hongrois et, après plusieurs mois d’interrogatoires et de tortures, exécutée le 7 novembre 1944 à Budapest (Petö, 2023). Son corps est exhumé en 1950, transporté en Israël et enterré sur le mont Sion un an après la réinhumation de Theodor Herzl (Baumel, 1996).
3Le Journal de Hanna Szenes poursuit un double objectif : créer son propre espace intime et assurer sa sécurité au moyen de l’écriture, mais aussi établir sa nouvelle identité de jeune intellectuelle récemment immigrée en Palestine. L’emploi du hongrois et de l’hébreu dans le Journal est lié à ces deux objectifs conjoints pour créer un lien imaginaire avec la Hongrie et sa famille restée là-bas. Cet article explore les moments et les modalités du changement linguistique dans le journal d’une jeune intellectuelle issue d’une famille assimilée, laïque et de la classe moyenne de Budapest, qui devient ensuite agricultrice en Palestine, choisissant d’effectuer de durs travaux manuels pour résister aux normes de genre bourgeois Nous interprétons ce journal comme une tentative de créer un foyer et un espace transitionnel, et examinons la façon dont les changements de langue aident Hanna Szenes à construire sa nouvelle identité dans le contexte éprouvant de la montée du nazisme.
4Nous nous focaliserons ici sur le troisième des quatre cahiers du Journal original conservé à la Bibliothèque nationale d’Israël (ARC. 3), en nous intéressant aux changements linguistiques hébreu-hongrois et hongrois-hébreu. Nous nous référerons également au quatrième cahier du Journal écrit entièrement en hébreu (ARC. 4). Hanna Szenes a commencé à écrire le troisième cahier du Journal, dans lequel l’hébreu fait son apparition, en hongrois, le 23 juin 1938 à Budapest et l’a terminé en hébreu le 3 août 1941 à Nahalal, à l’école agricole. La première entrée en hébreu date du 18 juin 1939 (ARC. 3, p. 88). Pendant l’année suivante, elle a écrit à la fois en hongrois et en hébreu jusqu’en juillet 1940, après quoi elle n’a plus eu recours qu’à l’hébreu.
5Pour les besoins de notre analyse, nous avons lu le Journal original, dont nous avons tiré les citations en hébreu. Les extraits des entrées originales en hongrois et en hébreu traduites en français sont cités d’après l’édition française (Senesh, 2021). Les extraits manquants dans l’édition française sont tirés de l’édition anglaise (Senesh, 2004) et, en l’absence de traductions disponibles, de l’édition hongroise du Journal complet (Szenes, [1946] 1991, p. 49-224) et des lettres (p. 227-468).
6Parmi les raisons qui ont conduit Hanna Szenes à tenir son Journal, on peut distinguer quatre motivations principales :
Des filles éduquées comme des garçons
7Hanna Szenes est née Anikó en 1921 à Budapest, dans une famille juive aisée et assimilée. Son père, Béla Szenes, écrivait pour les journaux Nap, Új Hírek et Pesti Hírlap, et composait également des numéros de cabarets et des comédies légères. La première expérience littéraire de Hanna Szenes, dès l’âge de huit ans, fut le journal Kis Szenesek Lapja (Szalai, 2021, p. 177), qu’elle éditait avec son frère, Gyuri, imitant le style des journaux contemporains, alors que son père était mort depuis deux ans. L’un des catalyseurs de l’écriture de Hanna Szenes était en effet son désir de suivre les traces de son père disparu en devenant écrivaine et de maintenir ainsi un lien avec lui grâce à l’écriture2. Pour une jeune fille d’une famille assimilée de la classe moyenne, il n’y avait pas d’autre moyen d’être acceptée non seulement comme future épouse, mais comme intellectuelle : il fallait vivre, selon la formule de Petö, en « filles éduquées comme des garçons » et tenter de mener une carrière a priori accessible uniquement aux garçons (2001, p. 18-20). Hanna Szenes nourrissait l’ambition de devenir écrivaine et cherchait un genre littéraire dans lequel elle pourrait mettre ses talents à profit. Elle composait de la poésie depuis son jeune âge, avant même son apprentissage de l’écriture, et c’était alors sa grand-mère, Mama Fini, qui couchait ses poèmes sur le papier (Szalai, 2021, p. 178).
Le droit au travail intellectuel
8Hanna Szenes fréquentait la Société littéraire du lycée luthérien Baár-Madas avec Ágnes Nemes Nagy. Elle voyait clairement que son talent ne pouvait se comparer à celui de l’une des futures plus grandes poétesses de la littérature hongroise du XXe siècle (Senesh, 2004, p. 23). Depuis la loi du numerus clausus (1920), seul un nombre limité de Juifs était admis dans les établissements d’enseignement supérieur en Hongrie. Anikó avait prévu de devenir enseignante ou écrivaine, mais elle voit ses projets d’avenir contrecarrés par les lois anti-juives de plus en plus restrictives. De plus, sa mère, Kató Salzberger, considérait le mariage comme la seule carrière acceptable pour une jeune fille de la classe moyenne. Tandis qu’elle envoyait en France son fils pour qu’il puisse y poursuivre ses études, elle imaginait pour sa fille une existence analogue à la sienne : celle de l’épouse cultivée et compétente d’un homme pourvu d’une confortable situation. Kató n’avait pas conscience du fait que ce modèle de carrière féminine juive ne constituait plus une véritable option dans la Hongrie de Horthy (Szapor et al, 2012).
L’hébreu comme langue de sécurité ontologique
9Élevée à Budapest dans les années 1930, dans une famille juive assimilée, mais traditionnaliste, qui se rendait à la synagogue lors des grandes fêtes, Hanna Szenes entendit d’abord l’hébreu exclusivement dans un contexte religieux, notamment dans le cadre de sa bat mitzvah qu’elle fêta à la synagogue de la rue Fő. Rappelons que depuis 1895, le judaïsme était devenu l’une des confessions religieuses officielles au sein de la nation hongroise, et le mot « Juif » désignait non pas une ethnie, mais une confession.
10À Budapest, les trois quarts de la population juive de la ville appartenaient à la confession juive néologue progressiste. La néologie prônait la prédication synagogale en langue hongroise et était engagée en faveur de l’assimilation. En termes linguistiques, cela signifie qu’à l’époque de la naissance de Hanna Szenes, le hongrois était la seule langue parlée de la communauté juive urbaine en Hongrie, et avait complètement supplanté la langue familiale juive traditionnelle, le yiddish.
Pendant de nombreux siècles, l’hébreu était une langue savante et liturgique de l’élite masculine écrite et priée, mais jamais parlée, une “langue paternelle”, comme on l’appelle souvent, par opposition à la langue maternelle (mamaloshen) du yiddish, le plus communément parlée par les Juifs ashkénazes3.
11La renaissance de l’hébreu est principalement due à des érudits qui avaient quitté le monde de la Yeshiva et créé un hébreu écrit séculier avant que la fondation de l’État d’Israël n’entraîne sa transformation en une véritable langue parlée.
12Pour Hanna Szenes l’hébreu était donc une langue écrite, découverte dans le cadre d’une religion qu’elle ne pratiquait pas, et non une langue de la vie quotidienne. Au Lycée Baár-Madas, elle suivait deux cours de Bible obligatoires par semaine et faisait partie du cercle biblique du lycée (modèle du cercle biblique qu’elle fonderait un jour à Nahalal), mais ce n’est pas là-bas qu’elle apprit l’hébreu. C’est Eva Beregi (Hava), qui était probablement la fille d’Armin Beregi, une figure importante du mouvement sioniste en Hongrie (Szalai, 2021, p. 233), qui lui a inculqué les premiers rudiments de la langue dans le cadre de cours particuliers.
13Dans la première entrée en hébreu du troisième cahier de son Journal, écrite à Budapest le 18 juin 1939, lors de sa dernière année de lycée et avant son aliyah, elle écrit avec des fautes d’orthographe (son hébreu restera fautif tout au long de son Journal) : « Je veux lire la Bible en hébreu. Je sais que ce sera très difficile, mais c’est la vraie langue et la plus belle ; en elle se trouve l’esprit de notre peuple ["אני רוצה לקרא התנח בעברית. אני יודעת שיהיה קשה מאוד, אבל רוח השפה האמת והחכי יפה ובזה רוח אמנו" .] » (Senesh, 2004, p. 78 ; ARC. 3, p. 88). En 1938, dans un climat d’antisémitisme croissant en Hongrie, le sionisme était la principale motivation de la jeune fille de dix-sept ans pour apprendre l’hébreu le plus rapidement possible, elle qui connaissait déjà l’allemand, l’anglais et le français entendus à la maison et étudiés au lycée avec d’excellents résultats. À mesure que son sionisme se renforçait et que l’idée de s’éloigner de la Hongrie, des Juifs hongrois assimilés et de l’establishment masculin juif néologue et magyarophone, se faisait plus pressante, l’hébreu prenait pour elle de plus en plus d’importance :
La pensée qui occupe maintenant tous mes moments d’éveil est la Palestine. Tout ce qui s’y rapporte m’intéresse ; tout le reste est entièrement secondaire. Même l’école a perdu une partie de son sens, et la seule chose que j’étudie avec ardeur est l’hébreu4. (20 novembre 1938, Senesh, 2004, p. 68)
J’aimerais être assez avancée en hébreu pour écrire dans cette langue, mais bien sûr c’est encore loin dans l’avenir, car je n’en suis qu’au tout début5. (21 décembre 1938, Senesh, 2004, p. 70)
Le refus de l’assimilation comme modalité d’agentivité
14L’utopisme et le radicalisme du sionisme étaient certainement menaçants aux yeux de la mère de Hanna Szenes, qui croyait en la promesse d’assimilation des Juifs en Hongrie, et qui avait mérité une entrée à part entière dans l’Encyclopédie des femmes hongroises. La décision de la jeune fille d’émigrer en Palestine a été pour elle un véritable choc, et ce n’est pas sans raison que sa fille la lui a cachée le plus longtemps possible. Anikó Hanna Szenes évoque sa décision le 27 octobre 1938 dans son Journal :
[...] je ressens maintenant consciemment et fortement que je suis juive et j’en suis fière. Mon objectif principal est d’aller en Palestine, d’y travailler. [...] Je vais commencer à apprendre l’hébreu, et je vais participer à l’un des groupes de jeunesse. Bref, je vais vraiment m’y mettre sérieusement. Je suis devenue une personne différente, et c’est un sentiment très bénéfique. On a besoin de croire en quelque chose, d’avoir quelque chose pour quoi s’enthousiasmer pleinement. On a besoin de sentir que sa vie a un sens, qu’on est nécessaire dans ce monde. Le sionisme remplit tout cela pour moi6. (Senesh, 2004, p. 67)
15Son sionisme constituait la principale cause de conflit avec sa mère, et c’est pour échapper aux attentes de cette dernière qu’elle a émigré en Palestine en septembre 1939 où elle a adopté le prénom de Hanna, laissant Anikó derrière elle. En choisissant ce pays, elle semble abandonner ses rêves de devenir une intellectuelle en devenant une travailleuse manuelle, mais ce n’est pas le cas. Le Journal est désormais le lieu où elle s’exprime en tant que telle, un espace où elle consigne sa lutte entre les attentes, les rêves et les réalités du dur travail manuel au kibboutz.
Le Journal de Hanna Szenes comme « espace transitionnel »
16L’écriture d’un journal peut être considérée comme un « espace transitionnel », correspondant à la phase – située entre l’expérience traumatique et sa thérapie – que Weine considère comme une condition sine qua non de la guérison de la maladie mentale. Le journal ravive les souvenirs ; le ou la diariste prend de la distance avec les événements en les évoquant et en les interprétant (Weine et al, 1998).
17L’espace du Journal est transitionnel puisque nous entendons la voix d’une jeune fille située entre deux univers, le foyer qu’elle a laissé derrière elle et le nouveau pays qu’elle a choisi. Les changements linguistiques du Journal sont également liés à la découverte de cet espace transitionnel et à son incorporation dans sa personnalité. Bien que Hanna Szenes se sente au fil du temps à l’aise dans ses deux langues d’écriture, son journal reflète ses carences linguistiques. Voici ce qu’elle écrit dans le troisième cahier du Journal le 16 février 1940 à Nahalal (le 16 janvier de l’édition anglaise est une erreur) :
Je sens que cette période de ma vie sert à rassembler des impressions, voir, entendre, ressentir – et peut-être qu’après viendra un moment où je parlerai de tout cela, peut-être même que j’écrirai sur tout. Actuellement, je manque même d’une langue. Le hongrois ? Non... plus maintenant. L’hébreu ? Non, pas encore. Je vais le lire maintenant. Ce n’est pas le moment pour un journal7. (Senesh, 2004, p. 90)
18Le bouleversement de ce départ loin de sa famille, de son foyer, de la Hongrie et de sa langue maternelle devait être mis en mots : le développement de sa conscience de soi est accompagné et façonné par le changement de langue. Elle a quitté le lieu de sa langue maternelle et tente de se libérer de son passé en employant l’hébreu, la nouvelle langue, comme l’a fait la majorité des immigrants israéliens, car c’est par le changement de langue qu’une nouvelle identité se construit le plus efficacement. La nature fragmentaire du Journal en tant que genre explique également la fréquence des changements de langue. Hanna Szenes a en effet tenu son journal à des intervalles plus ou moins éloignés dès le début, à Budapest, et également plus tard, dans sa patrie d’adoption, la Palestine. Elle écrit à Nahalal le 22 novembre 1939 : « J’écris si rarement maintenant que cela deviendra un journal très incomplet. Dommage, car beaucoup de choses se passent, pas tant autour de moi qu’en moi8 » (Senesh, 2004, p. 88).
19Le foyer est un concept compliqué pour les immigrants, surtout pour les Juifs qui ont choisi l’aliya pendant la Seconde Guerre mondiale. Même Hanna Szenes est déchirée entre l’espace et la langue de la patrie imaginée et la réalité du dur labeur manuel au kibboutz. Le terme d’Avtar Brah : « homing desires [désirs d’appartenance] » signifie « le désir de se sentir chez soi en (re)constituant physiquement ou symboliquement des espaces qui procurent une sorte de sécurité ontologique dans le contexte de la migration9 ». Dans ce contexte, le Journal de Hanna Szenes est significatif en tant qu’espace transitionnel offrant une « sécurité ontologique » en période d’incertitude.
20La modalité la plus courante de passage du hongrois à l’hébreu dans le Journal est le choix, pour l’entrée correspondant à une nouvelle date, de la seconde alors que la première avait été utilisée précédemment. Des jours ou des semaines séparent souvent les deux entrées. Plus rarement, l’autrice passe d’une langue à l’autre au fil de son écriture ; cela ne se produit en général que lors du passage du hongrois à l’hébreu, avec deux occurrences seulement dans le sens opposé, ou lorsqu’elle couche sur le papier un poème en hongrois à la fin d’un passage en hébreu.
21En écrivant son Journal, Hanna Szenes réfléchit sur sa propre personnalité et son évolution. Cependant, en raison du labeur épuisant et des études qu’elle doit poursuivre une fois celui-ci achevé, elle manque de temps pour son exploration intérieure, pour écrire des lettres à sa famille et à ses amis et tenir son journal. Voici le début d’une entrée datant du 28 mars 1942 à Sdot-Yam : « Je n’ai pratiquement rien écrit, ces jours derniers pour la simple raison que je n’ai pas le temps10» (Senesh, 2021, p. 197).
22Le décalage entre la pionnière tournée vers l’extérieur et la diariste sophistiquée qui médite solitairement sur sa vie intérieure après le travail est très insolite ; par conséquent, les pairs de Hanna Szenes, la voyant se retirer pour écrire, pensent qu’elle s’ennuie. Après Nahalal, elle se rend à Petah-Tikva, où elle écrit le 14 septembre 1941 :
Je suis en train d’écrire une pièce de théâtre [Le Violon, inspirée de la vie quotidienne de jeunes gens du kibboutz], mais je ne travaille pas dans de bonnes conditions car il y a trop de bruit autour de moi. Tout le monde m’interroge sur ce que j’écris. Les gens pensent que je m’ennuie lorsque je suis seule11. (Senesh, 2021, p. 182)
23La posture intellectuelle et contemplative de Hanna Szenes contraste avec le monde du kibboutz tourné tout entier vers l’action. Elle a besoin de solitude pour entretenir sa vie intellectuelle et sa réflexion, mais son environnement, fonctionnant selon un modèle communautaire, ne peut pas la lui offrir.
24Elle n’est pas seulement une écrivaine, mais aussi une lectrice de son propre Journal. Elle écrit le 22 août 1939 : « J’ai ouvert mon journal à la même date que l’année dernière, à la page où je parlais de l’imminence d’une guerre12 » (Senesh, 2021, p. 138). La lecture des entrées précédentes est une rencontre avec son ancien moi, et, tout autant que l’écriture, elle suscite une réflexion sur sa propre évolution : « Entre-temps, j’ai feuilleté mon journal [...]13 » (6 février 1939. Senesh, 2004, p. 71). La structure chronologique linéaire du Journal est interrompue par de plus longues pauses, après lesquelles Hanna Szenes propose un récit rétrospectif des événements. Autrement dit, elle ne se contente pas d’évoquer les événements actuels, mais réfléchit également sur le passé récent. Elle ne réécrit pas son Journal, comme le fait Anne Frank, mais prend en compte le processus de l’écriture et de la lecture et le résultat de sa réflexion sur ses entrées précédentes (Waaldijk, 1993).
25Le Journal permet de documenter le bilinguisme de Hanna Szenes et constitue un exemple d’« échange linguistique [nyelvváltás] », comme ce phénomène est appelé en sociolinguistique (Bartha, 1999, p. 40). Le phénomène d’alternance du hongrois et de l’hébreu observé dans le Journal est appelé « alternance codique » en sociolinguistique, ce qu’on peut définir comme l’utilisation alternée de deux langues ou plus au sein du même énoncé ou discours (Bartha, 1999, p. 119). Quelles en sont les causes et les caractéristiques ?
26Hanna Szenes réfléchit à plusieurs reprises dans son Journal aux raisons pour lesquelles elle fait le choix du hongrois ou de l’hébreu. Sa décision relève d’une stratégie consciente : elle choisit la langue en fonction du système conceptuel le mieux adapté au thème choisi et à son objectif. Il existe une division claire des rôles fonctionnels entre les deux langues ; par exemple, l’année après son aliyah, l’hébreu est la langue choisie pour évoquer les études et le travail, tandis que le hongrois est la langue des émotions.
27La jeune femme, pleinement consciente de ses choix linguistiques, ne mélange pas les deux langues. Elle n’insère des mots hongrois dans le texte qu’une seule fois lorsqu’elle évoque en hébreu ses études de physique au lycée (13 juillet 1939. ARC. 3, p. 90-91). Dans le Journal, nous suivons un processus d’échange linguistique progressif. La phase d’utilisation exclusive du hongrois est remplacée par une phase transitoire d’utilisation alternée des deux langues : à mesure que Hanna Szenes a plus de facilité à parler et penser en hébreu, elle se met à employer celui-ci de plus en plus dans des contextes où on trouvait précédemment le hongrois. Dans la phase finale de l’échange linguistique, le hongrois perd ses fonctions précédentes et l’hébreu devient la seule langue, l’échange linguistique devenant définitif.
28La compétence linguistique de l’autrice joue également un rôle dans ses choix linguistiques : si elle ne trouve pas les mots en hébreu, elle passe au hongrois. À un moment donné, alors qu’elle avait commencé à écrire en hongrois, elle sent qu’elle doit continuer en hébreu : « Je dois l’écrire en hébreu, ça va mieux [Héberül kell leírnom, úgy jobban megy] », écrit-elle en hongrois le 10 avril 1940 (ARC. 3, p. 127).
29Après deux ans à l’école agricole de Nahalal, à partir d’août 1941, Hanna Szenes se retrouve à nouveau dans un entre-deux, puisqu’elle parcourt le pays à la recherche d’un kibboutz où elle pourra poursuivre sa vie. Durant cette période, le kibboutz est moins une structure géographiquement définissable telle que nous la connaissons aujourd’hui, qu’une kvutsa, « groupe », ou hevra, « société », autrement dit, le kibboutz renvoie ici essentiellement à ses membres. La nouvelle immigrante ne choisit pas un espace géographique, mais elle cherche des êtres dont elle se sent suffisamment proche pour imaginer avec eux un avenir commun. Elle évoquera son choix et sa vie au kibboutz de Sdot-Yam dans le quatrième cahier, cette fois écrit en hébreu exclusivement.
Le passage du hongrois à l’hébreu
30Au commencement de son Journal, Hanna Szenes écrivait en hébreu afin de pratiquer la langue, dans un milieu assimilé où l’hébreu, lié à la religion, n’avait pas partie liée avec son identité. Puis l’hébreu devint l’un des principaux piliers de l’identité sioniste qu’elle s’était choisie et un moyen conscient de s’identifier au pouvoir en parlant la langue des acteurs masculins du mouvement sioniste. C’est pourquoi elle employa déjà l’hébreu pour évoquer le sionisme alors qu’elle vivait encore à Budapest (11 juillet 1939, ARC. 3, p. 90-91), décidant même de ne plus écrire que dans cette langue, alors que dans les faits, durant encore un an, elle revint au hongrois. Le motif de la pratique de la langue hébraïque apparaît à plusieurs reprises après son aliyah, ce qui prouve qu’il s’agissait de l’un des principaux facteurs expliquant le choix de l’hébreu dans le Journal (22 novembre 1939. Senesh, 2004, p. 88).
31En Palestine, les immigrants étaient toujours mieux intégrés socialement s’ils exprimaient en hébreu et non dans leur langue maternelle. Se débrouiller à l’école agricole de Nahalal puis devenir membre du kibboutz nécessitaient pour Hanna Szenes une véritable transformation identitaire : « [...] Pour le moment, je représente ici ceux de Hongrie, il y a des filles de Transylvanie [Roumanie actuelle] et de Haute-Hongrie [Felvidék, Slovaquie actuelle], mais je suis la seule de la Hongrie actuelle [egyelőre én képviselem itt a magyarországiakat, Erdélyből és Felvidékről vannak lányok, de a mai Magyarországról csak én] », écrit-elle à sa mère un mois après son arrivée à Nahalal (Szenes, 1991, p. 276). Elle pourrait échanger avec elles en hongrois, mais, comme elle l’écrit explicitement dans une lettre envoyée plus tôt à sa mère, dès le début, elle parle hébreu aux filles de l’école de Nahalal : « [...] si possible, je ne parle qu’hébreu, certaines filles pensent que je ne parle même pas allemand [ha lehetséges, mindig csak héberül beszélek, néhány lány azt hiszi, hogy nem is tudok németül] » (28 septembre - 1er octobre 1939. Szenes, 1991, p. 257), bien que lors de rencontres occasionnelles avec des amis et connaissances hongrois, elle ait parlé hongrois, principalement lorsqu’elle recevait un invité magyarophone (Szenes, 1991, p. 299). Après son arrivée à Nahalal, la langue parlée de sa vie quotidienne est presque exclusivement l’hébreu.
32Cependant, écrire en hébreu reste pour elle laborieux et fastidieux, comme le 2 novembre 1939 :
Il m’arrive parfois de vouloir écrire en hongrois, car cela m’est plus facile d’exprimer exactement ce que je ressens mais, d’autres fois, je m’oblige à dépasser cette difficulté et je me force à continuer en hébreu. Il faut que cela devienne spontané14. (Senesh, 2021, p. 140)
33Hanna Szenes passe à l’hébreu quand elle évoque son travail à Nahalal : la blanchisserie (2 novembre 1939, ARC. 3, p. 107) et la laiterie (16 décembre 1939, ARC. 3, p. 13, 16 février 1940, ARC. 3, p. 117). La pensée qui lui est venue alors qu’elle triait des pamplemousses est en revanche transcrite en hongrois : comme les bons fruits sont placés au fond de la caisse, ainsi Dieu trie les gens, mettant les forts au fond pour supporter la pression. Ici, elle passe à l’hébreu en écrivant, parce qu’elle y est « meilleure ». Puis, deux phrases plus tard, toujours en hébreu :
Pourquoi dois-je continuer en hongrois ? L’hébreu est devenu comme une seconde peau. J’écris maintenant très facilement (certes avec encore des fautes). Pourtant ce matin, alors que je me promenais dans les champs, des vers me sont venus en hongrois. Je ne pense pas que je sois un jour capable d’écrire de la poésie en hébreu15. (10 avril 1940, Senesh, 2021, p. 147)
34Elle revient alors au hongrois et note la première strophe de son poème « Aratás [Moisson] », composé plus tôt dans la journée alors qu’elle marchait dans un champ. Ici, le Journal comme espace pour enregistrer les événements quotidiens et le processus de travail intellectuel, l’écriture de la poésie, sont clairement séparés par le changement de langue.
35Le 14 mai 1940, après un autre silence de trois semaines, suite à une entrée en hongrois, elle écrit à nouveau en hébreu, cette fois à propos de la guerre en Europe. À la fin, elle conclut :
Il m’est impossible de continuer à écrire maintenant. Mes camarades de chambre bavardent de toutes sortes de choses, et en plus, je suis fatiguée. Il n’y a pas de temps même pour penser un peu, et il est presque impossible de s’exprimer. Surtout en hébreu. Bien que la langue ne me cause plus beaucoup de difficultés maintenant, des mots et expressions simples ne peuvent encore exprimer que des pensées simples16. (Senesh, 2004, p. 95-97)
Le passage de l’hébreu au hongrois
36De Budapest, Hanna Szenes écrit (en hébreu) dans son Journal une dernière fois le 8 septembre 1939, le jour où elle reçut son certificat et son visa pour la Palestine. Quinze jours plus tard, le 23 septembre, elle rédige la première entrée de son Journal en hongrois pour Yom Kippour, lors de son quatrième jour en Palestine. D’après son traducteur français : « Elle écrit en hongrois, car il lui est trop difficile de raconter en hébreu tout ce qui lui est arrivé ces quatre derniers jours17 » (Senesh, 2021, p. 140).
37Le 2 janvier 1940, bien que ce ne soit pas le Nouvel An civil à Nahalal, Hanna Szenes fait tout de même un bilan (en hongrois), comme elle le fait chaque année. « Ici, ce jour n’est pas chômé, mais pour ne pas rompre à la tradition, je vais faire un peu le point de ce qui s’est passé l’année dernière18 » (Senesh, 2021, p. 142). Après un silence de trois semaines, le 6 mars 1940, elle repasse de l’hébreu au hongrois : « Je ne sais pas si j’arriverais à écrire sur tout ce qui est en train de se passer, car je suis un peu dépassée par les événements19 » (Senesh, 2021, p. 144). L’entrée du 18 mai 1940, suivant une autre en hébreu, commence en hongrois :
Je ne comprends pas toujours certaines de mes réactions. Je voudrais savoir qui je suis et ce que je suis vraiment. Ces questions restent malheureusement sans réponse. Soit j’ai beaucoup changé, soit le monde autour de moi a changé. Est-ce mon propre regard sur moi-même qui a changé20 ? (Senesh, 2021, p. 149)
38Le médium de la langue hébraïque se révèle finalement plus fort : elle peut passer du hongrois à l’hébreu en écrivant, entre deux pensées, mais ce n’est pas réciproque : elle ne passe jamais de l’hébreu au hongrois en cours de rédaction, à l’exception de la transcription, mentionnée plus haut, de deux de ses poèmes en hongrois. Le hongrois reste la langue de sa vie intellectuelle, dans laquelle elle réfléchit sur sa vie intérieure. De plus, l’année suivant son alyah, c’est également en hongrois qu’elle note ses pensées sur la famille qu’elle a laissée derrière elle.
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Le Journal comme lieu de construction de l’identité narrative
39Hanna Szenes, qui enfant éditait déjà un journal, s’est consciemment préparée au rôle de narratrice. Elle avait reçu une excellente éducation secondaire, maîtrisait plusieurs langues étrangères et était une lectrice assidue qui tenait depuis son enfance une liste alphabétique des œuvres qu’elle avait lues, liste qui nous est parvenue (Notebook). Elle a été particulièrement influencée par les classiques romantiques hongrois du XIXe siècle écrits dans le but de réformer la nation, y compris, très probablement, par le Journal de Széchenyi. Sa liste montre qu’elle avait lu Le Peuple de l’Est [Kelet népe] d’István Széchenyi en 1938. Comme Anne Frank, qui s’inspirait du genre populaire des romans pour enfants de l’époque, Hanna Szenes, de huit ans son aînée, tirait son inspiration des auteurs de l’ère des réformes hongroises (Waaldijk, 1993, p. 327-335). Son désir d’étudier l’hébreu s’inscrivait dans sa recherche d’une sécurité ontologique en des temps troublés, marqués par l’antisémitisme croissant en Europe.
40L’analyse du Journal de Hanna Szenes soulève une difficulté méthodologique liée à l’étude de la mémoire : les récits personnels ne reflètent pas nécessairement les faits de manière directe ou objective, mais sont souvent subjectifs et construits après coup. De plus, comme l’a montré l’historien Hayden White, les récits autobiographiques ont souvent pour effet de donner un sens au passé, voire de le « refermer », en l’intégrant dans une histoire cohérente (White, 1981, p. 5-26). Le Journal de Hanna Szenes ne correspondait pas aux récits dominants qui structuraient la mémoire collective du Yichouv, la communauté juive de Palestine avant 1948. En raison de son identité – une Juive hongroise assimilée, issue de la classe moyenne et très instruite – sa voix n’a pas trouvé sa place dans une société marquée par la langue hébraïque et une culture différente de celle dont elle était issue.
41Dans le Journal de Hanna Szenes, nous pouvons observer la conscience de la narratrice ; l’Histoire y est très présente en arrière-plan, comme elle l’est aussi dans sa correspondance : la guerre entre l’Italie et l’Abyssinie en octobre 1935, l’antisémitisme en Hongrie dans les années 1930, le déclenchement de la Guerre mondiale, les troubles arabes en Palestine en 1939-1940. La jeune femme rend non seulement compte des événements historiques, mais y réfléchit, les intégrant à son propre espace personnel, créant ainsi cette tension entre perspective historique et point de vue personnel de l’individu qui fait de son Journal un texte véritablement littéraire. Contrairement aux lettres, celui-ci constitue un espace idéal pour la réflexion, pour la transcription des pensées, puisque la main du censeur ne peut pas l’atteindre. Il permet aussi la redéfinition constante des frontières entre soi et les autres. Hanna Szenes a écrit son Journal pour elle-même, s’enfermant dans le silence, mais ce n’est pas une prison, c’est un « sanctuaire et un lieu de rencontre [sanctuary and […] place of bonding] » à destination des générations futures (Laub, 2003, p. 58).