Entretien (écrit) avec Marta Caraion, 25 avril 2025
1Marta Caraion est Professeure de littérature française à l’Université de Lausanne.
2Yona Hanhart-Marmor : J’ai été frappée en lisant Géographie des ténèbres (2024) par votre rapport très particulier aux récits de votre mère, qu’il s’agisse de son témoignage écrit ou des bribes de récits qu’elle vous livrait durant votre enfance. C’est, me semble-t-il, souvent moins la factualité des événements remémorés qui vous intéresse que les lacunes, les incohérences, les focalisations sur des événements a priori insignifiants en regard de la tragédie dans laquelle ils s’inscrivaient, car tous ces « défauts » vous donnent accès à la psyché de votre mère, à la façon dont la mémoire et la mise en récit ont constitué pour elle des stratégies de survie et de reconstruction psychiques. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce rapport empathique à la parole de votre mère et sur son lien avec votre écriture ?
3Marta Caraion : Le récit que ma mère a fait de sa déportation d’Odessa, en octobre 1941, par les forces armées roumaines, date de 1986. Il a été publié, en roumain, en 1991, soit quarante ans après les événements. J’ai traduit ce récit français en 2016, vingt-cinq ans après sa publication, au moment où il ne m’était plus possible d’obtenir de ma mère des réponses aux questions que j’avais et qui étaient d’abord relatives à la factualité, à la fois des événements historiques et du vécu familial. C’est le travail de traduction qui a révélé les lacunes, les incohérences, les ellipses, ainsi que les arrangements psychiques, les évitements. Mon premier étonnement concernant ce récit, point de départ de ma recherche, a été l’incuriosité de ma mère au sujet de la destination finale du convoi de déportation dont elle a eu la chance « miraculeuse » (terme qu’elle utilise – le miracle – pour qualifier la chaîne des rencontres et des hasards qui ont signé leur survie) d’être exfiltrée par deux officiers roumains. Elle n’a jamais su, et jamais voulu savoir, où ces trente mille personnes qui ont poursuivi leur marche ont été tuées, tout en sachant qu’elles l’ont été. Mon investigation a démarré avec cette question : l’envie d’apprendre quel était le lieu où cette colonne de déportés est allée périr, de savoir aussi, précisément, quand et comment ils sont morts ; la réponse est Bogdanovka, les porcheries du sovkhose de Bogdanovka, l’un de pires sites d’extermination de Transnistrie où, en entre le 20 décembre 1941 et le 8 janvier 1942, avec deux interruptions pour Noël et Nouvel An, sont fusillées 54 000 personnes dont les cadavres sont brûlés dans des fosses, selon une technique de feux de camp, et continuent à brûler pendant des semaines. Mais ce travail de documentation factuelle s’est accompagné d’un retour réflexif sur la nature du témoignage que ma mère a laissé, un récit au ras du sol et au plus près du vécu et des affects qui étaient les siens au moment des faits. À soixante ans ma mère racontait les événements en immersion dans son expérience d’adolescente, avec les émotions, les informations, les pensées et les paroles d’alors, figés dans des processus psychiques de protection qui continuaient d’agir. J’ai aussi tenté de comprendre cela, d’observer le mécanisme du récit, les biais de la narration, les silences, les fissures, et d’approcher ainsi, en même temps que la réalité de événements, leurs cicatrices dans le discours, réfléchir sur l’acte de témoigner de cette manière-là, avec ses ombres et ses syncopes de la factualité. Ce regard sur le texte a mené à un changement de perspective de questionnement de la factualité qui a consisté à me demander, à niveau microscopique, ce qui, dans la trame du réel que j’ai documenté aussi minutieusement que possible, se dissout en silences et trous du récit. Quelle est la matière factuelle que le témoignage efface, oublie, ignore ?
4Yona Hanhart-Marmor : Pourriez-vous retracer les raisons qui vous ont conduite à prendre la décision de vous replonger dans le passé familial et d’écrire ce récit ? Y a-t-il eu un ou des événements déclencheurs ?
5Marta Caraion : Rétrospectivement, je pourrais identifier deux ensembles d’éléments déclencheurs, l’un de nature intime, l’autre lié à l’historiographie. Je n’aurais probablement pas entrepris cette démarche d’écriture, de cette manière, si, avant de mourir, pendant plusieurs années, ma mère n’avait pas progressivement perdu la mémoire puis l’usage de la parole, m’obligeant à m’interroger sur la transmission (et de son impossibilité) à la fois comme relation et comme mode d’inscription d’un savoir. Lorsque j’ai décidé de me confronter au témoignage écrit de ma mère, avec ce projet de le traduire – acte qui diffère fondamentalement de la simple lecture –, d’abord pour le transmettre à mes filles et peut-être de le faire connaître de manière plus large, s’est très vite formulée la nécessité de clarifier les faits historiques et les contextes. Ceci pour constater que ma méconnaissance des événements n’était pas juste un état d’ignorance ou d’inculture personnelle, mais un état partagé, un fait de société lié à la mémoire collective, et que cette mémoire collective trouée a été ainsi construite sur une historiographie d’occultation et d’entrave au témoignage. La lecture d’un certain nombre de textes négationnistes roumains publiés après 1990 (négationnisme décliné en variantes et tonalités diverses, allant de l’omission au révisionnisme historique, à la rhétorique relativiste visant à minimiser la gravité des événements, à élaborer des justifications vertueuses, ou à centrer l’attention sur le partage voire la réfutation des responsabilités) a été le second facteur déclencheur dans la décision d’écrire, non plus pour transmettre une mémoire à échelle familiale, mais pour participer au récit historique de la Shoah roumaine à travers le récit micro-historique d’une trajectoire individuelle de survie.
6Yona Hanhart-Marmor : Est-ce que votre entreprise a été nourrie par celles d’autres auteur.e.s d’enquêtes familiale ? Si oui, quels ont été vos modèles, vos sources d’inspiration ?
7Marta Caraion : J’ai lu, de manière compulsive, des témoignages, des récits, des enquêtes familiales et récits de filiation, des travaux d’histoire, des manuels, des archives militaires, des tracts, des journaux intimes, j’ai compulsé la presse quotidienne des années 1930 et 1940 ; ces écrits ont construit ma réflexion et m’ont formée, ont été des sources, parfois des sources d’inspiration. Parmi les enquêtes familiales – je pourrais citer des titres –, certaines m’ont nourrie, d’autres ont été des contre-modèles ; toutes m’ont aidée à comprendre la nécessité de se situer en tant que « je » dans une histoire qu’on documente et qu’on restitue, dans le fil d’événements vécus par des gens qu’on a connus ou non et qui se trouvent être notre famille, événements dont l’intensité irradie de manière transgénérationnelle. Et il faut questionner ces façons d’irradier du passé et s’y retrouver d’une manière ou d’une autre, puis décider ce qu’il est bon, pour soi et pour des lecteurs, d’en livrer. L’hypertrophie du « je » dans certains récits de filiation m’a servi de frein. Je me reconnais davantage dans des récits guidés par une envie de construire un savoir comme socle mémoriel, plutôt qu’un hommage compassionnel. Le récit de filiation est devenu un genre à part entière, avec ses codes narratifs, son goût prononcé des archives, sa curiosité pour un passé qui ne se donne pas immédiatement, ses facilités parfois (le récit parallèle de l’enquête et des résultats de l’enquête, par exemple), ses méthodes d’investigation aussi. L’enquête est menée à partir de traces et la facture de ces traces, leur matérialité – documents privés ou institutionnels, photos, objets – et parfois leur immatérialité (paroles entendues ou silences) déterminent la nature de l’enquête. Je crois qu’il est important de s’intéresser, dans cette constellation d’enquêtes familiales, à la fonction précise des traces et des documents qui fondent les récits. Mon texte déplie un témoignage écrit, ce texte d’environ soixante pages dont la narratrice et protagoniste est ma mère, qui est à la fois un récit de rescapée, à restituer comme tel, et un document d’archive qui embraye mon propre récit, infiltré par d’autres documents qui l’informent et le confrontent.
8Yona Hanhart-Marmor : Vous établissez un lien, dans votre livre, entre votre intérêt, en tant que chercheuse en littérature, pour les objets littéraires dans les œuvres du XIXe siècle et votre rapport à votre histoire familiale, qui est, bien souvent, une histoire d’objets. Pouvez-vous nous parler de ce lien, et de ce qui rapproche votre récit familial de vos travaux critiques ?
9Marta Caraion : J’ai travaillé sur les modes d’existence des objets dans la littérature du XIXe siècle (Caraion, 2020), puis j’ai dirigé un projet sur les objets depuis 1830 jusqu’à la période contemporaine qui se termine actuellement avec la publication d’un volume collectif (Borloz, Caraion, Lyon-Caen, 2025). La question de la mémoire matérielle et des récits d’objets occupe toute la seconde partie de mon livre et constitue l’une des quatre sections de l’ouvrage collectif ; elle m’intéresse en tant que construction narrative impliquant un rapport sensible au temps et aux traces. C’est peut-être cette réflexion sur les traces et leurs récits qui est le fil conducteur entre recherche académique et histoire familiale. Comment des objets deviennent-ils des récits ? quels sont ces objets ? quelle est la part de hasard, de détermination fonctionnelle, d’élection dans ce rapport entre un objet dans le moment de son usage concret et son devenir mémoire, récit de vie ? Mon travail sur les textes littéraires a alimenté ma réflexion sur les trajectoires d’objets dans l’histoire familiale. Mais celle-ci a aussi modifié mon regard sur les régimes de signification des objets dans les textes littéraires, en suscitant un questionnement différemment orienté.
Dans le témoignage écrit de ma mère, je me suis intéressée aux traces d’objets, en observant avec attention la fluctuation des possessions de cette famille au fil des fuites, des bombardements, des déplacements forcés, des convois de la mort, des spoliations, des moments transitoires d’installation dans un lieu, des départs et des retours. Que prend-on avec soi quand on s’enfuit ? Qu’abandonne-t-on ? Quels sont les objets indispensables ? Comment le fait de vivre ou de mourir est-il déterminé par le choix ou la chance de posséder ou non les bonnes chaussures ? Quel est le partage des objets d’utilité, de troc, de mémoire ? Se poser ces questions avec l’idée de faire, dans une situation donnée, à échelle d’observation microscopique, le décompte précis des objets permet une compréhension par le détail de la vie matérielle des situations extrêmes : déportation, survie, exil. Ma recherche académique s’oriente actuellement vers ce type d’observations, dans des écrits de camps, de siège, de déportation, avec un questionnement sur le basculement de l’ordre et des valeurs du réel.
10Yona Hanhart-Marmor : Comment vous situez-vous par rapport à l’idée d’une spécificité féminine dans l’écriture de la Shoah ? Est-ce que c’est une question que vous vous êtes posée au fil de l’écriture de votre livre ? Et a posteriori, quelle est votre position ?
11Marta Caraion : L’histoire que je raconte est du début à la fin une trajectoire de survie féminine. De cette famille constituée de trois personnes, Isidor (mon grand-père), Sprința (ma grand-mère) et leur fille unique Valentina (ma mère), seules les deux femmes sont encore en vie à la fin de la guerre. Pour convaincre les officiers qui les sauveront de le faire, ma grand-mère fabrique un récit alternatif vraisemblable : elle prétend ne pas être juive, avoir suivi, avec sa fille baptisée orthodoxe, son mari juif dans la déportation, pour ne pas l’abandonner. L’argument de ce récit alternatif est rebattu, banal, un lieu commun des tentatives de femmes juives d’échapper à la mort ; il apparaît dans les circulaires officielles de mise en garde qui préviennent les préfectures et les unités de gendarmerie de Bessarabie et de Transnistrie de ne pas se laisser embobiner : « une grande partie des youpines [de Chişinău] se font passer pour chrétiennes », écrit un fonctionnaire qui avertit sa hiérarchie (Caraion, 2024, p. 165). Cet argument féminin, exclusivement féminin, reste pourtant une échappatoire possible, à condition que quelqu’un fasse semblant d’y croire et agisse en conséquence : ce qui est arrivé à ma famille. Alors que les deux femmes ont ainsi survécu, Isidor, qui ne pouvait pas dissimuler sa judéité, a été fusillé. Ensuite, cachées sous une fausse identité dans une bourgade d’Ukraine qui servait de cantonnement militaire pour les troupes roumaines et de nœud de distribution des convois de déportés de Transnistrie du sud vers les lieux d’extermination, elles se sont insérées en tant que femmes dans ce tissu social particulier composé du côté occupant de militaires et de quelques épouses de notables administratifs et du côté occupé d’une majorité de femmes (les hommes en âge de combattre étant au front). Elles y ont vécu grâce au métier de couturière de ma grand-mère qui cousait pour ces femmes dont un certain nombre, la guerre s’installant là dans une vie ordinaire d’arrière-front, nouaient de relations intimes avec les militaires. Tout cela explicite une trajectoire de survie féminine.
Dans le récit que ma mère fait des journées de marche forcée, un épisode permet de comprendre que, dans un processus global et indifférencié d’extermination ethnique, le sort des femmes n’est pas identique à celui des hommes : dans ce convoi, comme ailleurs, les gendarmes avaient la consigne explicite d’abattre les retardataires, vieillards, malades, enfants ; mais au petit matin, au bord de la route, apparaissaient des cadavres nus de jeunes femmes, celles qui avaient été sélectionnées le soir d’avant pour être violées puis étaient jetées au rebut. À Mostovoï, où mon grand-père a été tué au printemps 1942, les militaires avaient monté un « harem », régulièrement renouvelé. Ces femmes ne mouraient pas exactement comme les hommes. Une micro-histoire des façons de survivre ou de mourir doit interroger ces différences qui sont d’ailleurs signifiantes même au-delà des événements, dans la nature du récit qu’on en fait ou qu’on se garde d’en faire, dans le monde d’après. Le soupçon de prostitution que l’on fait peser sur les survivantes entrave, voire interdit, la prise de parole. Il dévalorise aussi la survie en ôtant aux femmes la part proactive, la valeur du courage, de la détermination, de l’intelligence, en tant que femme, de tenir debout, de se maintenir en vie, de protéger son enfant.
Par ailleurs, dans mon cas, la transmission se fait en lignée féminine. Je suis issue de trois générations au moins de filles uniques et j’ai trois filles auxquelles est dédié ce livre et auxquelles je voulais offrir ce récit de femmes, alors que j’ai été baignée, durant mon enfance, dans un récit de mémoire masculine, porté par mon père, celui des exactions de la dictature communiste ; il s’agissait aussi de rétablir la mémoire des années fascistes qui est, dans ma famille, la mémoire maternelle. La question que vous posez porte sur une écriture spécifiquement féminine à chercher probablement du côté d’une attention particulière aux questions que je viens d’esquisser.
12Yona Hanhart-Marmor : En lien avec les deux précédentes questions, je note que les objets cruciaux dans le parcours de votre mère et de votre grand-mère sont des objets liés à l’univers féminin, qu’il s’agisse de la sphère domestique, avec la machine à coudre qui a accompagné Sprința dans toutes ses péripéties et qui, symbole de continuité intergénérationnelle, se trouve aujourd’hui chez vous, ou de celle de la parure féminine, qu’on pense aux bijoux transmis par votre grand-père, presque de manière posthume, à sa femme et à sa fille, ou au bracelet dont vous avez hérité, conservé au prix de nombreux efforts dans l’idée qu’il pourrait lui aussi jouer, un jour, un rôle salvateur. Objets, lignée, écriture, comment ces trois dimensions s’articulent-elles au féminin ?
13Marta Caraion : Pris dans la tourmente des événements, les objets, dans cette histoire, ne sont jamais indifférents : ils sont pensés comme des possessions utiles, souvent indispensables ; certains d’entre eux seront salvateurs, instruments de la survie (les manteaux, les galoches en caoutchouc à fermeture éclair, la machine à coudre). Et ils sont placés, dans cette famille comme dans d’autres, sous responsabilité féminine. Valentina restitue, dans son récit, l’attention de sa mère Sprința aux objets, faite à la fois d’un goût des belles choses, de vigilance et d’une rationalité pratique indéfectible dans l’évaluation du nécessaire, et du superflu. Ces notations ponctuelles, détails sur l’ordinaire des exils et de la survie, des moments de fuite, d’abandon, de la vie matérielle au plus près des choses, donnent une compréhension précise des façons de « faire avec » le quotidien, pour le dire avec Michel de Certeau, des « tactiques » d’apprivoisement du danger au jour le jour.
La machine à coudre Singer est à la fois l’instrument de travail d’une vie, l’objet le plus précieux de la précarité, un objet qui voyage, qu’on a sauvegardé, un objet survivant qui a son histoire propre, un objet finalement conservé et transmis, devenu dès lors un objet-témoin, support à récit, et un objet d’affection, de mémoire familiale fétichiste et d’écriture. Cette machine à coudre est aussi un objet de savoir, un document sur les modes concrets de la survie. Un autre objet du récit illustre l’importance donnée aux trajectoires des choses pensées, au féminin, comme susceptibles d’infléchir des existences ; il s’agit d’un bracelet acheté par ma grand-mère dans les années 1930, dont ma mère retrace ainsi le parcours :
Parmi les bijoux que ma mère avait acquis comme « investissement » se trouvait un bracelet assez joliment travaillé, en deux nuances d’or. Au moment de notre départ [en 1940, de Bucarest vers Chişinău, pour fuir le fascisme], la sœur de mon père nous a racheté ce bracelet. Cinq ans après, à notre retour à Bucarest, ma tante a rendu ce bracelet à ma mère. Plus tard, ma mère me l’a donné et, à mon tour, je l’ai gardé comme une « valeur », à vendre en cas de besoin, c’est-à-dire si l’occasion se présentait de fuir la Roumanie – une pensée qui m’a poursuivie toute ma vie. Bien des années plus tard, alors que nous nous établissions en Suisse [en 1981], ma mère réussirait à sauver du pillage quelques maigres affaires parmi lesquelles ce bracelet, et à me l’envoyer. Je l’ai alors apporté – une idée comme ça – chez un bijoutier, pour estimation, et j’ai ainsi appris, quarante-cinq ans plus tard, que cet objet « de valeur », que deux générations avaient conservé en cas d’extrême nécessité, était de l’or neuf carats… c’est-à-dire rien… (Caraion, 2024, p. 331-332)
Ce récit d’objet, en quelques lignes, exprime aussi la filiation d’une sorte d’égard, de considération envers les choses qui font sens dans les parcours de vie. Le bracelet existe toujours, j’en ai hérité et il raconte à la fois la lignée féminine et son destin dans l’Histoire. Il dit aussi des manières différentes et historiquement signifiantes de penser la valeur des choses.
Je l’ai dit, je m’intéresse en ce moment aux échelles de valeurs des biens matériels dans les expériences de dépossession en situation de fracture historique. Il faut lire, dans cette perspective, les écrits de Rachel Auerbach, qui viennent d’être publiés en français (2025). Ses textes sur la vie dans le ghetto de Varsovie, d’une extraordinaire précision et sensibilité, détaillent le trafic et l’abandon des objets, la spoliation organisée, le pillage des vêtements, la désaffection des meubles, cette destinée tragique des choses orphelines, des « objets en déshérence » (Auerbach, p. 223), donnant la mesure et la méthode de la destruction des humains et de leur extermination ; les objets et les enfants occupent une place centrale dans les récits de Rachel Auerbach, les uns comme les autres signifiant la rupture de transmission.
14Yona Hanhart-Marmor : Malgré le fait que le récit ne se limite pas aux années de la Shoah mais inclut également la période de la vie sous le communisme et la fuite en Suisse, alors que vous étiez vous-même une enfant, puis une adolescente, vous restez très discrète sur votre propre vécu, sans vous focaliser sur votre expérience, joignant très rarement la posture de la protagoniste à celle de la narratrice. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ?
15Marta Caraion : J’ai commencé à travailler avec l’idée de raconter une histoire à la troisième personne, sans intervenir dans le récit, si ce n’est en tant que narratrice. Rapidement, j’ai été confrontée au choix de dire ou de taire ma relation de filiation avec les protagonistes de l’histoire, et il est devenu évident que la seconde alternative est intenable, contradictoire avec le projet de déplier le récit de ma mère pour le mettre en dialogue avec toutes les sources documentaires possibles, y compris des archives familiales (certaines lettres par exemple). J’avais aussi besoin, pour saisir cette histoire en chronologie plus large (c’est-à-dire depuis le pogrom d’Odessa, en 1905, durant lequel mon grand-père Isidor a été blessé, jusqu’à la mort de ma grand-mère à Bucarest en 1981, et même jusqu’aux retrouvailles avec la machine à coudre, en 2016), de sortir du bois et d’accepter de me positionner en relation avec l’histoire et issue d’elle, mais pas au centre. Le point à partir duquel je rayonne n’est pas ma personne, mais je me situe, en tant que protagoniste, sur l’un des rayons qui, à partir du centre (soit la période et les acteurs/actrices de la déportation), éclaire une facette de l’histoire, située en aval des événements ; d’autres rayons et d’autres protagonistes jettent la lumière sur l’amont de l’histoire. Dès lors, j’ai essayé de n’apparaître dans le récit que dans la mesure où ma personne, à travers les éléments autobiographiques livrés, permettait de comprendre dans la globalité des faits, des décisions, des agissements d’une famille, ce noyau événementiel qu’a été l’expérience de la déportation soldée par la mort d’Isidor et la survie de Sprința et de Valentina. De même qu’il faut remonter au début du siècle, à la jeunesse de Sprința et d’Isidor, pour comprendre leur choix de se rendre à Chisinau en 1940 puis à Odessa en 1941, la décision de quitter la Roumanie en 1981, ce réflexe de la fuite qui est un schéma de penser le monde, prennent un autre sens à la lumière des événements de la guerre. Il m’a fallu accepter ma part dans l’histoire et sa place dans le récit, tout en veillant à n’y relater que ce qui signifie par rapport au noyau. Or, de tout cela, je suis aussi la narratrice, en négociation permanente avec la part psychique du processus d’écriture.
16Yona Hanhart-Marmor : Dans votre récit, vous faites de l’obsession maternelle pour le couteau à beurre de son grand-père la métonymie de son effacement de la judéité dans son identité et son histoire. Pourriez-vous nous parler de la place de la judéité dans l’écriture de ce livre ?
17Marta Caraion : La question est complexe. J’ai été élevée, de manière voulue et consciente, à l’écart de toute identité ou tradition religieuse. Mon père, né en Roumanie, à la campagne, dans une famille orthodoxe (chrétienne), était athée ; mon grand-père paternel refusait que le pope pénètre dans la cour de sa maison au moment des bénédictions rituelles. Ma mère, juive, fille unique, venait d’une famille qui se disait « assimilée », réassignée à sa judéité par les lois anti-juives puis par la Shoah. J’ai hérité de cela. J’ai été baptisée catholique – ce qui n’était pas commun en Roumanie –, non par conviction religieuse, mais parce que mes parents, fantasmant la puissance de l’Église catholique, imaginaient me procurer ainsi une voie de sortie de la dictature. C’était un baptême à visée de refuge politique. J’ai par ailleurs vécu une enfance communiste, abreuvée, à l’école, des doctrines du matérialisme dialectique, et à la maison, d’une double injonction de méfiance et de résistance à l’égard de toute idéologie politique ou religieuse. Ma mère ne se déclarait juive qu’en de rares moments d’exaspération, pour mettre fin à des manifestations de l’antisémitisme d’ambiance qui pouvait empoisonner les conversations ordinaires : il lui arrivait de couper court à l’emballement antisémite en trois mots : « Je suis juive ». Ces détails me sont revenus de manière limpide en écrivant ce livre. J’ai aussi pu répondre à cette question que je me suis posée à un moment donné de la rédaction : quand et comment ai-je appris que ma mère était juive ? C’était à l’occasion d’un de ces épisodes et j’avais autour de huit ans.
La judéité s’inscrit dans mon identité par la Shoah et par le destin familial, par la brûlure, en moi, de ce destin que j’ai documenté et, de manière plus large, sur le temps long, par l’antisémitisme et ses variantes toujours renouvelées. De travailler sur ces questions en a intensifié la prise de conscience.
18Yona Hanhart-Marmor : Comment vous situez-vous par rapport à l’idée de la littérature comme réparation ou comme acte thérapeutique ? Est-ce que l’écriture de ce récit obéissait à ce type de motivations ?
19Marta Caraion : L’idée d’une réparation possible par la littérature est confortable. Mais on doit se demander à quel niveau et relativement à qui elle peut être considérée comme pertinente. Je ne crois pas que la littérature répare, si on prend au mot le terme de réparation, comme action de remettre en état de fonctionnement un objet cassé ou de rétablir un état de faits dégradé. Il n’y a pas de réparation. Les morts sont morts, rien ne peut y remédier ; et rien ne peut effacer les blessures des survivants, le vide laissé par les disparus. Mais leur restituer une mémoire, attester de leur existence, remonter les traces, alors que tout était planifié pour les effacer, pouvoir les nommer, les sortir de la masse des chiffres, des statistiques fluctuantes, est probablement un infime acte de justice. Qu’il puisse par ailleurs y avoir une forme de consolation que l’écriture apporte, je peux le concevoir, même si dans mon cas l’écriture a exacerbé la colère, la rage face à la dissolution mémorielle toujours corrosive dans les régions dont je traite, et contre laquelle j’ai construit mon texte. Je me sens très proche de la position de Rithy Panh qui a consacré sa vie à documenter les crimes des Khmers rouges, au Cambodge. Il écrit ceci :
Ainsi, après trente ans, les Khmers rouges demeurent victorieux : les morts sont morts, et ils ont été effacés de la surface de la terre. Leur stèle, c’est nous.
Mais il y a une autre stèle : le travail de recherche, de compréhension, d’explication, qui n’est pas une passion triste : il lutte contre l’élimination. Bien sûr, ce travail n’exhume pas les cadavres. Il ne cherche pas la mauvaise terre ou la cendre. Bien sûr ce travail ne nous repose pas. Ne nous adoucit pas. Mais il nous rend l’humanité, l’intelligence, l’histoire. (Panh, Bataille, 2011, p. 205)
20Yona Hanhart-Marmor : La couverture de votre livre indique qu’il s’agit d’un « récit ». Or il s’agit d’un texte à la fois très érudit, reconstituant minutieusement, à l’aide d’un impressionnant travail de documentation, un aspect de la Shoah encore mal connu, la « Shoah par balles », et très personnel, voire intime, focalisé sur les destins particuliers des membres de votre famille, sur les raisons des différents choix qu’ils sont dû faire, sur la manière dont ils ont dû vivre ce qui leur arrivait, sur leurs liens entre eux mais aussi avec certains objets constitutifs de leur identité. Comment avez-vous négocié ce travail empruntant à des disciplines hétérogènes, sur différentes échelles, avec différentes méthodologies et différents nœuds de focalisation ?
21Marta Caraion : Le témoignage de ma mère a servi de document zéro pour fabriquer un récit plus vaste conçu à la fois comme l’histoire d’une famille, une micro-histoire de survie, et comme l’histoire d’un pan de la Shoah qui n’a pas intégré la mémoire collective, la Shoah roumaine, dans cette région appelée, le temps de la guerre, la Transnistrie, restituée au travers d’un épisode précis de cette fresque plus large, l’extermination des Juifs d’Odessa entre octobre 1941 et le printemps 1942.
Cela implique l’articulation de plusieurs échelles d’observation, guidée par un principe (à comprendre comme une méthode et comme une règle de probité de la recherche) consistant à partir du bas, de l’information cueillie dans le récit d’expérience, pour remonter vers des savoirs en surplomb alimentés par différentes strates et échelles de documents, de sources, d’archives. La pluralité des échelles d’observation a entraîné nécessairement une réflexion sur les différents registres de mémoire que la démarche sollicite, conjugués à toutes sortes d’entraves mémorielles dont la diversité demande également à être pensée : les diverses formes de silence privé et public (on y reviendra), les distorsions des faits, les omissions, etc.
Mon texte confronte ainsi plusieurs niveaux et statuts de récit, plusieurs modes de narrativisation : du récit familial diffus (ce qui se dit par bribes dans une famille et se retient également par bribes, sur quarante ans) au témoignage construit comme récit, à la somme considérable des récits publics (récits de témoins, réquisitoires et témoignages de procès, articles de presse, livres d’histoire, manuels, discours politiques, élaborations idéologiques, depuis la guerre jusqu’à présent). Cette confrontation a permis de questionner, à partir du cas microscopique d’une famille et du récit d’une survivante, l’historiographie de la Shoah roumaine, la constitution des savoirs, la construction des récits et des contre-récits nationaux, les formes des négationnismes.
Pour fédérer ces couches d’histoires et de savoirs j’ai été guidée par la question simple du rapport entre événement historique et choix individuel au fondement de cette micro-histoire de la survie. Que signifie « ils ont survécu » ? Peut-on, à partir d’une histoire de survie individuelle, en penser le mode d’emploi autrement qu’en termes de chance ou de hasard ? Quelles sont les opérations innombrables de l’acte de survivre ? Quelle est la vie matérielle de la survie ? Se cacher sous une fausse identité pendant trois ans : qu’est-ce que cela signifie dans le quotidien des paroles, des interactions sociales, décisions de chaque instant, des actions de soi et des autres ? Sauver et être sauvé ? Qui sauve ? Comment ? Pourquoi ? (Parmi les documents que j’ai trouvés, une lettre de l’officier qui a sauvé ma famille, adressée à ma grand-mère, explique, en 1970, ses motivations.) Que fait, concrètement, le sauveur, dans le détail de ses actes ? Comment justifie-t-on le sauvetage et la survie ? etc. Ces éléments sont fournis par le témoignage au ras du vécu, avec une grande précision à niveau de détail (une micro-connaissance très pointue) de certains aspects d’information, alors que le savoir global des événements manque au récit. La reconstruction historique, contextuelle, s’élabore en élargissement progressif à partir de cette échelle microscopique individuelle, familiale, d’une micro-micro-histoire (pourquoi à un endroit précis telle famille fait tel choix qui mène à telle conséquence ?), vers une échelle un peu élargie de micro-histoire (que se passe-t-il à tel endroit, dans tel convoi, sur tel lieu d’extermination pendant la guerre ?), puis de macro-histoire et, enfin à échelle d’examen historiographique.
22Yona Hanhart-Marmor : Dans le même ordre d’idées, votre récit se confronte à deux types de silence : le silence familial autour de la tragédie de la Shoah mais aussi le silence institutionnalisé de la Roumanie communiste qui a délibérément et activement effacé de son histoire les pages de la Shoah par balles. Comment ces deux types de silence sont-ils reliés l’un à l’autre, et par quelles stratégies votre écriture s’y confronte-t-elle ?
23Marta Caraion : Dans les pays de l’ancien bloc soviétique, le silence lié à la Shoah a son identité propre, inscrite dans un projet politique, idéologique, de minimisation, d’occultation, de négation ou de falsification des faits et de mise en sourdine ou de censure des témoignages. En Union Soviétique, il fallait ne pas distinguer les victimes du génocide des morts de la Grande Guerre patriotique, civils, soldats, prisonniers. Il s’agissait également et de ne pas rendre publique, malgré la documentation existante, la participation des populations civiles au processus d’extermination des Juifs. À la fin de la guerre, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman qui suivent, comme correspondants de presse, l’armée soviétique dans la reconquête des territoires occupés par les Allemands et par les Roumains, découvrent les ravages de l’extermination de masse et comprennent l’urgence de documenter le génocide et de constituer une mémoire sur le vif. Ils recueillent récits, preuves, lettres, papiers administratifs. Ce vaste matériau de témoignage est mis en forme par les deux écrivains avec l’aide d’un groupe de plus de trente auteurs dans Le Livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps. Le volume est déjà sous presse lorsque la Direction de la Propagande soviétique en interdit la publication. En 1980 seulement, une version partielle sera publiée en Israël, alors que la première édition russe intégrale ne paraîtra qu’en 1993, un demi-siècle après les faits.
La Roumanie hérite de ce cadre de censure et d’argumentation soviétique, mais elle doit résoudre par ailleurs un problème politique et historique propre qui est bien plus épineux : celui d’avoir été le deuxième pays génocidaire après l’Allemagne dont elle a été l’alliée jusqu’au 23 août 1944 (date à laquelle elle a jugé prudent de changer de camp) et d’avoir organisé ses propres structures d’extermination. Le nouveau mythe national, celui d’un peuple doux qui a été la proie de l’oppresseur allemand, s’élabore dès le procès de Ion Antonescu, en 1946, et va nourrir toute la production historiographique communiste. Aucune discordance idéologique ne pouvait entacher le récit national. Il n’existe pas de culture du témoignage durant les années communistes, ce qui a une incidence sur les décennies suivantes et explique aussi la difficulté de ces événements à pénétrer dans la mémoire collective. S’ajoute à cela le fait qu’après 1990, en réaction au communisme et sur fond de néant d’une histoire fondée et sérieuse du fascisme roumain, toute une mythologie nationaliste nostalgique des années Antonescu voit le jour, charriant son lot d’écrits nauséabonds.
Comme j’ai été intellectuellement formée à l’histoire de la Shoah en Europe occidentale, par la lecture d’écrits majoritairement publiés dans des pays de liberté d’expression, j’ai mis du temps à comprendre la spécificité du silence politiquement organisé et la relation très particulière, qui est un fait d’Histoire à étudier comme tel, entre silence privé et silence public. J’ai longtemps pensé le silence de quarante de ma mère avec les grilles d’interprétation que l’on connaît (silence des survivants, mutisme traumatique, difficulté de faire entendre le témoignage) et qui ne tiennent pas compte du fil continu de la terreur à l’Est, sans comprendre que ce silence se situait au croisement de deux dictatures et qu’il s’agissait de le caractériser par un contexte de dissimulation collective et de répression politique. On ne peut pas faire l’histoire de la Shoah en Roumanie sans faire l’histoire du communisme et du post-communisme. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai décidé d’intégrer au récit quelques pages sur les années de prison communiste et la condamnation de ma mère, en 1958, pour « crime de conspiration contre l’ordre social », pour avoir dactylographié une série de poèmes jugés hostiles au régime. Il s’agit d’un autre pan de sa biographie, mais il clarifie la double peine et l’emprise des dictatures sur la parole testimoniale.