Entretien (oral) avec Susan Rubin Suleiman, 16 juin 2025 (Paris)
1Susan Rubin Suleiman est Professeure émérite de littératures française et comparée à l’Université Harvard.
2Aurélie Barjonet : Chère Susan, merci d’avoir accepté cet entretien qui s’est imposé eu égard à notre dossier en raison de ta double identité de chercheuse en littérature française et comparée et enfant « cachée » en Hongrie pendant la Seconde Guerre mondiale. Tes travaux ont concerné aussi bien la littérature française du XXe siècle, la littérature mémorielle, la théorie littéraire que les études féministes, sans oublier que tu maîtrises aussi bien le champ universitaire nord-américain que le champ universitaire français.
Commençons par ton histoire familiale que tu as racontée dans deux œuvres autobiographiques structurées différemment. Il y a d’une part Budapest Diary : In Search of the Motherbook en 1997, traduit en français en 1999 (Retours. Journal de Budapest), et 26 ans plus tard, en 2023 Daughter of History : Traces of an Immigrant Girlhood.
Comment la Shoah a-t-elle marqué ta vie ? Je rappelle que tu as quitté la Hongrie en 1949, à 10 ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, quand ta vie et celle de tes parents se sont trouvées menacées, vous vous êtes cachés, grâce à des faux papiers, dans un domaine à Buda, chez une vieille dame auprès de laquelle tes parents travaillaient comme gardiens. Pendant une courte période, tu as été cachée seule, à 5 ans, chez des fermiers catholiques.
3Susan Rubin Suleiman : Mes premiers souvenirs remontent au printemps 1944. C’est le moment où l’armée allemande a envahi la Hongrie. Comme tu sais, la Hongrie était une alliée des nazis. Donc, par une sorte de paradoxe, les Juifs de Hongrie jusqu’à l’invasion allemande n’ont pas été victimes de rafles – les femmes et les enfants en tout cas, parce que les hommes ont été recrutés pour le service de travail obligatoire où beaucoup sont morts. Il y avait des lois anti-juives extrêmement rigoureuses qui excluaient les Juifs de la vie publique, mais il n’y avait pas de persécutions physiquement violentes jusqu’au printemps 1944. Avec l’invasion de l’armée allemande commence la grande déportation des Juifs de Hongrie, organisée par Eichmann. Ce sont les Juifs des provinces qui ont été d’abord ghettoïsés puis envoyés à Auschwitz, mais moi je vivais à Budapest avec mes parents.
À l’été 1944, on m’a envoyée vivre chez des fermiers hongrois, et c’est l’épisode auquel tu faisais allusion, où j’étais seule. Ma mère m’a abandonnée, pour ainsi dire (j’ai reconstruit cela après), parce que pendant l’été 1944, on n’était pas du tout sûrs de certaines choses, il était possible que les déportations commencent à Budapest aussi, et mes parents voulaient m’envoyer dans un lieu sûr, mais finalement les déportations ne sont jamais arrivées jusqu’à Budapest, puisque le leader hongrois, Horthy, a arrêté la collaboration. S’il avait arrêté la collaboration avant, ça aurait sauvé la vie d’un demi-million à peu près de Juifs hongrois, mais il a collaboré entièrement jusqu’au début juillet. Les Juifs de Budapest ont donc été relativement épargnés, puisqu’on pouvait se cacher, il y avait de faux papiers, des maisons protégées par des ambassades de Suisse ou de Suède. Disons qu’il y avait davantage de possibilités de survivre.
Je pense que cette première expérience d’enfant abandonnée m’a terriblement marquée, parce que j’ai dû m’adapter au fait d’être seule. Je me souviens de la courette de la ferme, il y avait des oies qui me suivaient en faisant beaucoup de bruit, je pensais qu’elles voulaient me mordre, j’étais absolument terrifiée, je courais, je courais, et les enfants de la ferme riaient, ils s’amusaient de voir la petite citadine qui avait peur des oies. C’est à ce moment-là que je me suis dit, il faut que je m’habitue, autrement je vais mourir. Même si ça n’a duré que quelques semaines, ça m’a vraiment marquée, cette nécessité de s’adapter à la perte, une perte radicale, celle de ma famille. Quand ma mère est venue me chercher, je lui ai à peine dit bonjour, je n’ai pas couru vers elle en criant « Maman, maman », pas du tout, parce qu’à ce moment-là j’étais déjà comme les autres, j’étais pieds nus dans la poussière avec les autres enfants, ma belle robe de petite fille était quelque part…
L’autre chose, bien sûr, c’est qu’après, en automne 1944, nous nous sommes cachés, parce que la guerre a continué malgré tout et le fameux parti des Croix fléchées, les nazis hongrois, ont pris le pouvoir, ils ont remplacé le leader Horthy. C’était un parti férocement antisémite, et ce sont eux qui ont mitraillé et jeté les juifs dans le Danube pendant l’automne 1944. Durant cette période, ma famille s’est cachée, ce qui m’a également marquée, mais de manière un peu plus positive peut-être, puisque c’était une sorte d’aventure : j’étais avec mes parents, on faisait semblant, c’était une mascarade, je ne m’appelais pas Zsuzsa ou Zsuzsika (diminutif de mon prénom en hongrois) mais Marie, et je devais apprendre à chanter Minuit, chrétiens et ma mère m’a montré comment faire le signe de croix.
4Aurélie Barjonet : Est-ce que tu penses que cette dame savait au fond que vous étiez juifs ?
5Susan Rubin Suleiman : Non, je ne pense pas. Peut-être qu’elle soupçonnait quelque chose ? C’était un domaine assez grand… Elle était sculptrice, elle ressemblait dans mon souvenir à la vieille dame de Babar, grande et mince. Tu sais, j’ai très peu de vrais souvenirs, parce que je venais d’avoir 5 ans, mais ma mère me racontait toujours que cette dame lui disait « Mais cette petite fille a un corps adorable, je voudrais la sculpter ». Finalement ce n’est pas arrivé. Elle disait aussi à mon père « Vous avez de très jolies mains, pas des mains d’ouvriers ». Je ne sais pas ce qu’il a répondu... On était soi-disant des réfugiés de Transylvanie, parce qu’il y avait déjà des Hongrois qui venaient de là-bas, fuyant l’armée soviétique. Il y avait aussi un autre couple de gardiens qui étaient très soupçonneux, ils me posaient des questions du type : « Quel est le nom de jeune fille de ta maman ? » Moi je ne disais rien, mais ma mère (je lui ai raconté) leur a dit « Qu’est-ce que vous faites, là ? Vous interrogez la petite qui a 5 ans ? Si vous voulez savoir quelque chose, demandez-moi ».
6Aurélie Barjonet : Est-ce que tu saurais dire si tu avais compris que cette situation était liée au fait que vous étiez juifs, ou bien pour toi c’était juste la guerre qui nécessitait tout ça ?
7Susan Rubin Suleiman : C’est une bonne question, mais je pense que j’avais bien compris que j’étais juive parce qu’il fallait faire semblant d’être catholique. Tu sais, ma famille était très pratiquante, mon père avait été dans une yeshiva orthodoxe et détenait un diplôme de rabbin, tout ça, on mangeait casher, on observait toutes les fêtes, mais à ce moment-là évidemment on ne mangeait pas casher.
8Aurélie Barjonet : Finalement vous quittez la Hongrie en 1949, et là il y a encore des moments très difficiles pour la petite fille de 10 ans que tu es, tu dois tout laisser derrière toi, certains objets notamment et d’ailleurs tu as structuré Daughter of History autour des objets, on y revendra. Il y a plusieurs étapes jusqu’à votre installation aux États-Unis, combien de temps environ ?
9Susan Rubin Suleiman : Ça prend du mois d’août 1949 à la mi-décembre 1950, un peu moins d’un an et demi. Il y a eu deux grandes parties, la première à Vienne, où nous sommes restés à peu près 8 mois jusqu’en mai 1950. À cette époque, il y avait encore beaucoup de gens qui cherchaient asile, qu’on logeait dans des camps de personnes déplacées, mais dans ma famille, on hésitait à aller dans ces camps de DP puisqu’on n’était pas de « vrais survivants », nous n’avions pas été déportés, nous avions survécu ensemble, mes parents, moi, et même ma grand-mère qui était dans le ghetto de Budapest, mon petit monde avait été préservé et s’est reconstruit. Évidemment mon père et ma mère ont perdu toute leur famille étendue qui était en province, mais ils n’en parlaient pas, du moins pas devant moi. Comme le frère cadet de ma mère avait émigré aux États-Unis bien des années auparavant, et qu’il avait désormais des affaires à Haïti, il nous a dit de venir, donc dans une deuxième période, nous avons vécu pendant six mois à Port-au-Prince. Entre les deux, il y a eu deux semaines à Paris, deux semaines magiques pour moi.
10Aurélie Barjonet : Une fois arrivée aux États-Unis, tu deviens une petite fille qui veut absolument s’assimiler et qui ne regarde pas en arrière – comme ta mère, d’ailleurs, je dirais – tu ne dis pas trop dans Daughter of History si c’est aussi le cas pour ton père. Tu dis qu’il n’y a pas de nostalgie : on ne pense pas à tout ce qu’on a perdu, vous vous sentez chanceux, et il faut avancer. Il y a encore néanmoins des moments très douloureux, quand tu quittes New York pour Chicago par exemple, puis le drame de la perte de ton père. Je veux dire par là que l’arrivée aux États-Unis ne veut pas dire que tout devient facile, la famille reste en mode « survie ».
11Susan Rubin Suleiman : Oui, cette idée de ne pas regarder derrière soi a été pendant de longues années ma règle de vie : la porte est fermée, on ne regarde pas derrière, on va en avant. Ma mère était pareille, et mon père aussi, il voulait conquérir une place et il l’a fait. Malheureusement, il est mort à l’âge de 49 ans, 9 ans après notre arrivée aux États-Unis. Il était devenu administrateur d’une école juive à Chicago, mais il a payé le prix de cette réussite, il est mort d’une crise cardiaque quand j’étais à l’université.
Le fait d’aller toujours de l’avant, c’est un des signes de ce que Boris Cyrulnik, le grand théoricien de la résilience (lui-même orphelin de la Shoah, seul survivant de sa famille nucléaire), désigne comme le modus vivendi des enfants résilients. Il appelle cela la fuite en avant, cela veut dire qu’on oublie beaucoup de choses, qu’on laisse derrière soi énormément de gens, de lieux, et d’objets auxquels on dit adieu pour ne jamais les revoir – c’est le prix de la résilience. On perd ainsi en quelque sorte la notion de continuité dans sa vie, et aussi l’assurance de l’existence d’un vrai soi originaire. Est-ce qu’il y a un vrai soi originaire ?
12Aurélie Barjonet : On voit que tu ne t’identifies pas du tout à cette époque, dans les premières années de ta vie aux États-Unis, comme une survivante !
13Susan Rubin Suleiman : Ah non, pas du tout, c’est vrai. Il faut voir le contexte aussi. Consciemment ou inconsciemment, on disait à beaucoup de survivants que certes ils avaient vécu des choses terribles, mais qu’il fallait désormais construire une nouvelle vie, devenir Américain. D’autre part, je dirais que les enfants appartenant à la catégorie des enfants survivants, « child survivor », ou des enfants cachés, ne se considéraient pas comme victimes. Et d’ailleurs j’en suis contente, j’avoue, et je le dis dans « Personal History : How I Became a Survivor in My Eighties ».
14Aurélie Barjonet : Dans cet article tu évoques tes sentiments très ambivalents envers ce statut de victime de la Shoah.
15Susan Rubin Suleiman : Oui, parce que c’est une identité que je ne voulais pas porter. ll y a des gens pour qui être survivant de la Shoah, c’est toute leur identité. Moi j’étais intellectuelle, professeure, chercheuse, écrivaine, etc. « Victime » « survivante », ce sont des mots très forts dans notre culture.
16Aurélie Barjonet : C’est seulement avec le temps que tu t’es rendu compte de l’effet de la Shoah sur ta vie ?
17Susan Rubin Suleiman : Oui, c’est ça. D’abord, j’ai réussi à tout mettre entre parenthèses, ou derrière le rideau, ou derrière la porte. Je suis retournée à Budapest pour la première fois 35 ans exactement après mon départ, avec mes deux enfants. J’étais professeure déjà titularisée à Harvard, c’était en été 1984, et ce fut extraordinaire. Tu ne peux pas imaginer l’effet que ça m’a fait lorsqu’on est montés dans le taxi à l’aéroport, et que j’ai parlé hongrois avec le chauffeur. Je parlais hongrois avec ma mère, mais là tout le monde autour de moi parlait hongrois. On a visité l’appartement où ma famille avait vécu, et les collines de Buda, où j’avais fait des excursions avec ma mère et des amis. Tout d’un coup les portes que j’avais claquées derrière moi se sont ouvertes et c’est à ce moment-là que j’ai écrit mon premier texte autobiographique.
18Aurélie Barjonet : Pourquoi tout d’un coup tu veux y aller ? Pourquoi soudainement un-forget Budapest ?
19Susan Rubin Suleiman : Parce que ma mère qui, heureusement, a vécu longtemps après la mort de mon père et s’est même remariée bien des années après, est venue nous rendre visite à Cambridge au printemps de 1984 et en la regardant, je me suis rendu compte qu’elle était malade, et qu’il fallait que je retourne à Budapest, où elle avait été jeune, où elle avait été ma mère que j’adorais à l’époque, quand moi j’étais toute petite, et qu’elle était une jeune femme très énergique. Ce fut comme une illumination, il fallait y aller.
20Aurélie Barjonet : Et tu ne dis pas ce que ta mère a pensé de ce retour ?
21Susan Rubin Suleiman : Comme je le raconte dans mes livres autobiographiques, mon rapport à ma mère a connu des hauts et des bas. Je ne lui confiais pas mes pensées, mais je lui ai dit qu’on allait y aller et je lui ai demandé de m’indiquer les lieux qu’elle aimait jeune femme. Elle m’a écrit une lettre en mentionnant deux ou trois lieux, mais elle avait oublié l’adresse du domaine où on s’était cachés pendant la guerre... Elle a indiqué un lieu périphérique, comme en France on dirait Boulogne ou Neuilly.
22Aurélie Barjonet : Tes propos justifient parfaitement le titre du deuxième livre, Daughter of History. Tu as un itinéraire dans la grande Histoire et tu le racontes en tant que fille de tes parents. Tes livres personnels font état d’un tiraillement familial, entre ton père et ta mère, ainsi dans Retours. Journal de Budapest :
Je me sentais prise au piège entre les deux. Toute ma vie, pensais-je, il me faudrait choisir entre l’un ou l’autre, entre un intellectualisme élevé et une vitalité terre à terre, l’union harmonieuse à laquelle j’aspirais m’échappant à jamais. (Suleiman, 1999, p. 50)
23Susan Rubin Suleiman : Dans ce passage, j’essaie de mieux comprendre la relation entre mes parents. En dépit de leurs problèmes, ils vivaient une grande histoire d’amour, puisque mon père venait d’une famille très pratiquante, parlant yiddish, des Cohen, c’est-à-dire des grands prêtres, tu sais, les descendants du grand prêtre Aaron, ils s’appellent les Kohanim. Et ils étaient très fiers de ça. Mon père était censé devenir un vrai rabbin et épouser une fille de rabbin, au lieu de quoi il a épousé une femme un peu sophistiquée, qui mangeait certes casher mais refusait par exemple la perruque des femmes mariées orthodoxes de sorte que son beau-père ne voulait jamais la voir. En dépit de toutes les interdictions de son père, mon père a insisté et a épousé ma mère, d’abord en secret, puis légalement, avec la belle robe blanche, la photo. Et donc c’était aussi une histoire de mésalliance, selon moi, puisque lui c’était l’intellectuel un peu rêveur, talmudiste, mais tiraillé lui aussi car il portait des costumes tout à fait modernes et il aimait bien les femmes, d’après ce que j’ai compris. Elle, elle était terre à terre, pas du tout intellectuelle, même si elle aimait aller au théâtre, à l’opéra. Comme je ne me sentais pas très belle, je ne m’identifiais pas à la beauté de ma mère, mais plutôt à l’intelligence de mon père.
24Aurélie Barjonet : Un tiraillement qui se transforme dans le livre en « entre-deux » assez positif.
25Susan Rubin Suleiman : C’est en effet la courbe de Daughter of History. C’est d’abord le désir de devenir américaine, d’avoir une identité simple, puis je me rends compte finalement qu’une telle identité n’est pas absolument nécessaire ou désirable. Je dois dire que Paris joue un très grand rôle dans mon imaginaire et dans mon existence, puisque c’est à travers Paris que je suis revenue en Europe. J’y ai passé une année avant d’entamer mes études de doctorat, c’était mon premier retour en Europe, après avoir quitté ce continent en tant que pauvre réfugiée. J’y revenais en tant qu’Américaine, diplômée. Aujourd’hui j’ai donc plusieurs identités et je me sens partout chez moi mais je n’ai plus de chez moi absolu. C’est peut-être le statut d’une cosmopolite juive ? Quoi qu’il en soit, j’ai compris qu’on peut assumer, et même avec bonheur, des identités fragmentées.
26Aurélie Barjonet : Passons à ton écriture. Tu es chercheuse, spécialiste de littérature notamment mémorielle, on peut donc imaginer que tu écris de manière très consciente, et il t’arrive d’ailleurs parfois de parler à ton lecteur.
27Susan Rubin Suleiman : Oui, le dear reader est un artifice littéraire connu. En termes d’adresse directe, il y a notamment le Reader, I married him dans Jane Eyre de Charlotte Brontë. Mais, tu sais, quand j’écris ces deux livres autobiographiques, je n’ai pas pleinement conscience de faire usage de procédés. Ça vient d’un autre endroit, et j’écris presque comme dans une transe. Quand je parle de moi à la 3e personne par exemple, ça arrive intuitivement, et c’est seulement après que je me suis rendu compte que j’avais utilisé le procédé de Marguerite Duras dans L’Amant.
28Aurélie Barjonet : Parlons, si tu veux bien, du récit terrible de la mort de ton père qui m’a beaucoup frappée. Tu fais ce récit dans Retours et tu le reprends dans Daughter of History en le commentant au sein même de la narration.
29Susan Rubin Suleiman : Je savais qu’il fallait que je parle de la mort de mon père vers la fin. Mais je ne pouvais pas imaginer de raconter encore une fois cette histoire, ou de la re-raconter avec d’autres mots. J’ai donc emprunté une idée à Perec, cette fois-ci de façon très consciente. Dans W ou le souvenir d’enfance, Perec imprime un texte retrouvé en caractère gras et le dote de notes de bas de page. Moi je fais des parenthèses au lieu de notes et je fais suivre le passage d’un commentaire à la manière d’une analyse de texte, ce qu’il ne fait pas. Cela m’a semblé être une bonne solution.
30Aurélie Barjonet : Ce qui a retenu mon attention, c’est la manière dont tu observes que dans Retours, tu es encore en colère contre ta mère afin de ne pas être dans le deuil de ton père. Dans Retours, tu prends conscience que tu fais des choses que ta mère a déjà faites, tu répètes sans le vouloir. Dans Daughter, tu considères les choses de plus loin, et tu montres plus de compréhension envers ta mère. La relation avec la mère est essentielle dans les deux livres, je ne sais pas si ça rend ton écriture féminine ?
31Susan Rubin Suleiman : Dans les années 1980, il y a eu beaucoup de débats autour de l’écriture féminine. Est-ce qu’une femme écrit à « l’encre blanche » ? Est-ce que le style des femmes est différent du style des hommes ? Franchement, je pense qu’il ne faut pas généraliser ou essentialiser. Il y a autant d’écritures de femmes que de femmes, en un sens. Il y a une écriture expérimentale de femmes, comme celle d’Hélène Cixous par exemple, mais cela ne veut pas dire que toutes les femmes écrivent comme ça, ou devraient écrire comme ça. Je ne pense pas qu’il existe une écriture féminine essentielle. Cela dit, bien sûr, l’expérience des femmes n’est pas identique à celle des hommes, dans les camps non plus, ni dans la survie d’ailleurs. Certes il y a des dénominateurs communs d’expériences entre hommes et femmes dans les camps, comme la faim, le froid, mais aussi des spécificités féminines comme la grossesse, la maternité, peut-être aussi une certaine façon de vivre ensemble en se protégeant mutuellement, comme par exemple dans les « appels » où des femmes défaillantes étaient soutenues (littéralement, puisqu’elles étaient tenues par les bras) par leurs voisines. Charlotte Delbo en parle dans Aucun de nous ne reviendra. Il faut plutôt distinguer les écrits des femmes par les thèmes qu’elles abordent, les expériences qu’elles détaillent.
32Aurélie Barjonet : Un grand thème féminin est le rapport à la mère. Je pense notamment à un passage de Daughter of history, plus « écrit » peut-être que les autres, sur les grossesses et les fausse-couches de ta mère :
Being a woman is dangerous. Sometimes she’s fat, sometimes thinner. Fat means hospital, tears, screaming. Wanting a baby, losing the baby. Wanting a boy. A boy had been born two years earlier, but he had died after one day. Many years later, her happiness when my own boys were born : « You did what I couldn’t do », as if it were a question of talent. Why was it better to have a boy, to be a boy ? She grew up in Freud’s world, Vienna-Budapest. What does a woman want1 ? (Suleiman, 2023, p. 52)
33Susan Rubin Suleiman : Les hommes aussi écrivent sur leur mère, mais tu as raison, dans les écrits autobiographiques des femmes, la mère joue un rôle très important, avec souvent des hauts et des bas dramatiques. Par exemple, chez Sarah Kofman, c’est vraiment le grand thème de Rue Ordener, rue Labat. De même chez Ruth Klüger. Mais ce n’est pas systématique, regarde Charlotte Delbo ou Anna Langfus, qui ne parlent pas du tout de leurs mères.
En ce qui concerne mon rapport à ma mère, c’est vrai, tu l’as bien vu : dans Retours, il y a moins de réflexion sur soi, et j’étais encore un peu en colère contre elle, pourtant, elle n’était plus vivante à ce moment-là – elle est morte en 1988, et j’ai écrit le livre au début des années 1990. Dans Daughter of History, il y a le désir de comprendre cette femme qui était à la fois « impossible » et très courageuse, il fallait que je l’admire. Vers la fin du livre, il y a un moment de réconciliation, avec la prise de conscience que je n’étais pas très proche d’elle finalement, que je me sentais très différente d’elle. Je m’étais pourtant rendu compte, dans Retours déjà, que malgré mon désir de ne pas lui ressembler, je lui ressemblais dans beaucoup de sens, y compris physiquement.
34Aurélie Barjonet : Parlons des photos. Il y en a beaucoup dans Daughter of History. C’est plutôt rare d’en trouver autant dans les livres autobiographiques français. Comment as-tu pensé la présence de ces photos dans ce livre ?
35Susan Rubin Suleiman : Oui, dans Retours, j’avais encore ce préjugé contre les photos. Je voulais faire de la littérature, et la littérature n’incluait pas de photos. Mais entre-temps, il y a eu Sebald, qui a mis beaucoup de photos dans ses livres même si ce n’était pas les véritables photos de sa famille. Chez moi, les photos sont aussi des objets. Tout comme la broche que portait ma mère, qui est devenue un objet en quelque sorte symbolique de mes rapports avec elle, ou le jeu d’échecs portatif que mon père avait acheté, qui est devenu le symbole de mon père, les photos sont des objets qui m’ont en quelque sorte aidée sorte à écrire.
Quand je parle de la vie de mon père, par exemple, je décris une photo de famille où on le voit, jeune homme, peut-être déjà revenu de sa yeshiva, avec ses sœurs, et on voit bien le père très strict, la mère silencieuse, les quatre sœurs, et puis le jeune homme dans son habit noir d’étudiant de yeshiva, et cette photo m’aide à comprendre un peu toute son histoire. Seul frère, seul fils de ce père, seul Cohen parmi les enfants, on comprend bien pourquoi c’était tellement important aussi pour mes parents d’avoir un fils qu’ils n’ont pas eu. Quand on regarde attentivement une photo, qu’on la décrit minutieusement, on découvre un tas de choses. Je ne reproduis pas toutes les photos que je décris dans le livre, seulement certaines. D’ailleurs, quand je regarde une photo, il faut qu’elle soit l’original, l’objet réel. Par exemple, les photos qui viennent de l’album de ma mère, il est clair qu’elles ont été arrachées d’un album, qu’elle les a arrachées au moment où nous avons quitté la Hongrie, puisqu’on ne pouvait pas trimballer un gros album. Je découvre au dos des morceaux de ce papier noir sur lequel on collait la photo. Ou bien, quand on retourne une photo, on découvre que le dos de certaines d’entre elles porte des dédicaces, ce qui implique toute une histoire. Ainsi, c’est une histoire qu’on découvre en regardant l’objet matériel qu’est la photo. Quand je regarde les photos de moi avant l’âge de 9 ans, je me dis « mais qui est cette personne ? » C’est moi, mais comme je le dis dans Daughter, c’est « a familiar stranger ». En somme, les photos sont des enclencheurs d’écriture.
36Aurélie Barjonet : Passons à ta vie de chercheuse. Au début, tu es une spécialiste de la littérature française des avant-gardes de l’entre-deux-guerres, puis tu ajoutes des cordes à ton arc et notamment la question des femmes. Est-ce que tu dirais toi-même que tu es une chercheuse en littérature féministe ? Et comment en es-tu venue à t’y intéresser ?
37Susan Rubin Suleiman : Oui j’assume mon identité de critique féministe, et je l’aime bien. Mais j’ai d’autres identités de chercheuse également. Il y a cette fameuse métaphore d’Isaiah Berlin sur les hérissons et les renards : il voulait distinguer entre Tolstoï et Dostoïevski selon leur famille d’esprit. Tolstoï c’est le renard, c’est-à-dire quelqu’un qui couvre énormément de territoires, tandis que le hérisson c’est celui qui creuse son trou en allant toujours plus profondément, comme Dostoïevski. Moi je me considère comme un renard : je couvre beaucoup de territoires différents.
J’ai lu quelque part qu’on s’intéresse toujours aux décennies qui ont juste précédé sa naissance. Je suis née en 1939 et quand j’étais étudiante j’étais absolument fascinée par les années 1920 et 1930. Il y avait Proust que j’ai toujours aimé mais je pense aussi à Malraux, Aragon, Sartre Camus, Beauvoir, Céline. J’ai fait ma thèse sur Paul Nizan, ce grand ami normalien de Sartre et de Beauvoir. Tout de suite après, j’ai découvert l’importance du structuralisme en France, c’était la fin des années 1960. Mon premier livre important fut sur le roman à thèse : Le Roman à thèse ou l’autorité fictive (1983).
38Aurélie Barjonet : C’est l’ouvrage de référence sur la question !
39Susan Rubin Suleiman : Je voulais parler de ces écrivains – Mauriac, Aragon etc. – d’une manière structuraliste. Mais j’étais un peu à contre-courant parce que le roman à thèse est un roman ultra réaliste et les structuralistes avaient tendance à mépriser le roman réaliste. C’était compliqué mais j’étais très contente de faire une étude structuraliste d’un genre un peu méprisé. Ce qui me plaisait dans le structuralisme, c’était ce désir d’être scientifique, impersonnelle. Puis, vers 1966, on m’a demandé de participer à un colloque féministe à New York, et dans ce contexte j’ai lu Freud et Robbe-Grillet et j’ai découvert qu’on peut dire « je » en faisant de la recherche. Cela a été une des grandes découvertes du féminisme, que le domaine personnel n’est pas séparé du domaine de la théorie. C’est en lisant Projet pour une révolution à New York de Robbe-Grillet (1970) dans l’optique de Freud que je suis allée à contre-courant en relevant qu’il y a quand même toutes ces femmes qui sont violées, voire tuées ! On ne peut pas en rester aux études purement formelles, le mot « rouge » n’est pas seulement une série de phonèmes, c’est aussi le sang qui coule, alors peut-être qu’il faudrait parler du rapport de l’imaginaire de Robbe-Grillet au corps féminin. J’ai donc mené une étude à la fois psychanalytique et structurelle de ce roman. Et c’est à ce moment-là que je suis devenue critique féministe ! C’est en lisant Freud, en m’autorisant à m’engager dans mon travail d’analyse, en tant que femme et en tant que mère.
Puis en 1984, c’est le retour à Budapest qui a déclenché la mémoire autobiographique et un intérêt très fort pour la guerre. J’ai donc commencé à enseigner la mémoire de la Deuxième guerre mondiale. Il est curieux que ce que je prenais pour une évolution personnelle ait correspondu exactement à l’évolution de la critique littéraire aux États-Unis : le structuralisme et le post-structuralisme d’abord, ensuite féminisme et ensuite histoire-mémoire. Le premier volume des Lieux de mémoire de Pierre Nora date précisément de 1984.
40Aurélie Barjonet : À ces trois temps correspondent aussi, je crois, des amitiés très fortes, je pense à Naomi Schor qui travaillait sur Zola, le détail, le féminin, à Marianne Hirsch qui a forgé le terme de postmémoire. Il y a aussi cette superposition-là dans ton parcours.
41Susan Rubin Suleiman : Naomi et moi étions jeunes profs ensemble à Columbia au début des années 1970, et nous nous sommes retrouvées collègues (titularisées cette fois-ci) à Harvard vers 1990, avant son départ pour Yale et sa mort tragique, prématurée, en 2001. Marianne, dont je suis encore très proche, a fait avec moi partie d’un groupe de femmes professeures, pendant l’année sabbatique qu’elle a passée à Cambridge dans les années 1980. Nous voulions échanger sur notre statut de mère. On était toutes jeunes, nos enfants étaient adolescents pour la plupart, il y avait Marianne, Carol Gilligan, moi et encore trois ou quatre autres femmes qui menaient une belle carrière… On se racontait nos histoires et on menait aussi une réflexion théorique. Ainsi, il s’est trouvé que chacune de nous remercie dans un de ses livres le « mother’s group ».
Dix ans plus tard environ, au début des années 1990, je retrouve Marianne dans un colloque littéraire durant lequel je fais la première communication où je prends acte de mon statut d’enfant survivant (« War Memories : On Autobiographical Reading »). En lisant Friedländer, Perec, Wiesel, je m’étais rendu compte que j’étais dans la situation particulière de quelqu’un qui aurait presque pu avoir la même histoire qu’eux. Moi aussi j’avais été là, moi aussi j’étais vivante à l’époque dont ils parlaient. Je suggérai donc que peut-être cela menait à une lecture différente de celle de quelqu’un qui ne serait pas encore né à cette époque. Marianne, qui est née dix ans après moi, faisait partie de l’auditoire et nous avons pris conscience du fait que nous n’avions jamais parlé de notre lien à la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes allées dîner et pour la première fois depuis qu’on se connaissait, nous avons parlé de la guerre, de la postmémoire pour elle et de la mémoire pour moi. Nous sommes devenues très proches à ce moment-là, beaucoup plus proches que quand nous étions dans le groupe des mères. Après nous avons collaboré à plusieurs reprises, dans des colloques, des volumes collectifs ou même en écrivant ensemble sur une œuvre d’art qui combinait l’expérience des parents-survivants et celle de l’enfant né après (Hirsch & Suleiman, 2003).
42Aurélie Barjonet : Est-ce que vous avez fait un nouveau groupe, « Memory and Post-Memory » ? (rires)
43Susan Rubin Suleiman : Non, il n’y a pas eu de nouveau groupe, mais quand j’étais présidente de l’« American Comparative Literature Association », nous avons organisé des séminaires autour de la mémoire.
44Aurélie Barjonet : Ce qui nous amène aux études mémorielles aux États-Unis. Il me semble que la majorité des « Holocaust scholars » sont eux-mêmes descendants et se sentent « témoins de seconde génération » (Berger, 1997), « survivants de seconde génération » (Efraim Sicher), ou encore « témoins de leur perspective [« bear witness […] from their own perspective »] » (Jilovsky, 2015, p. 10). Je montre dans L’Ère des non-témoins qu’en parlant de postmémoire, Marianne Hirsch continue d’impliquer une forme de procuration possible du témoignage et de la transmission du traumatisme sur le descendant (alors qu’on peut tout au plus parler d’effets du traumatisme sur le descendant). Et puis il y a Gary Weissman qui signale que la condition de descendant ne donne pas une plus grande légitimité scientifique et qui parle de non-témoins. Où te situes-tu dans ce débat ?
45Susan Rubin Suleiman : À mon avis, ce n’est pas un débat mais une question de terminologie. Pour moi, il y a une différence cruciale entre avoir été là et ne pas l’avoir été. Comme dit Henri Raczymow, que je cite dans mon article sur la génération 1,5 (Raczymow est né en 1948), nous ne pouvons même pas dire que nous avons « failli être déportés » (Raczymow, 1986, p. 181). Moi en tant que celle qui a été là, je pourrais, si je voulais, mais je n’ai jamais dit ça. Donc avoir été là et ne pas avoir été là, c’est une distinction cruciale. En même temps, j’admets la possibilité de la transmission des traumatismes de génération en génération : pas besoin d’avoir été là pour souffrir des conséquences du trauma des parents, comme le montre Helen Epstein dans Children of the Holocaust. Comme le dit bien Art Spiegelman, à propos de Maus, c’est une histoire de survivants, à la fois comment survivre à la Shoah et comment survivre aux survivants. Les membres de la deuxième génération ont leurs propres traumatismes, du fait d’être des enfants de survivants, enfants de personnes ayant survécu à des choses affreuses. Ils sont quand même témoins de leur propre vie.
D’abord on s’est beaucoup battues avec Marianne, parce que je trouvais que le mot postmémoire n’avait aucun sens. Mais elle l’a quand même adopté et c’est très bien, il a eu un grand succès. D’abord cela qualifiait la transmission de la mémoire de parents à enfant, ensuite elle a élargi le concept pour l’appliquer à quiconque de la génération suivante qui veut bien adopter en quelque sorte la mémoire des survivants – sans pour autant adopter leurs traumatismes, car cela serait de l’ordre de la psychose. Elle le dit bien, il faut garder une certaine distance, reconnaître la différence entre soi et les survivants. Néanmoins, c’est problématique, même si je veux bien admettre qu’il y a une sorte de postmémoire par adoption. Toi-même, tu n’as pas de liens familiaux avec cette histoire et pourtant c’est très important pour toi ! Est-ce que tu considères que tu possèdes une postmémoire par adoption ?
46Aurélie Barjonet : Absolument pas, je m’identifie comme non-témoin et je trouve très important de distinguer fortement entre témoin et non-témoin, pour que des mots comme « témoin », « survivant », « victime » restent des mots puissants. Je n’ai pas besoin de proximité avec ces statuts pour m’intéresser à la transmission de la mémoire de la Shoah.
47Susan Rubin Suleiman : C’est très important de reconnaître la distance entre soi et l’autre. Même moi qui étais là, j’ai beaucoup de problèmes avec ce label de survivante, de victime, je ne veux pas être identifiée comme victime.
48Aurélie Barjonet : Oui et tes livres en parlent, et expriment aussi combien le lien à cette mémoire ne cesse d’évoluer pour toi parce que tu conserves une distance sur ton vécu.
On a parlé de la postmémoire, évoquons une autre notion qui a été très importante dans les études mémorielles, c’est celle, que tu as forgée, de la génération1,5 (Suleiman, 2002), qui se décline même en 2,5 pour qualifier les enfants d’enfants cachés. Que penses-tu du succès de cette notion ?
49Susan Rubin Suleiman : J’en suis ravie, même si, comme je le dis dans l’article, c’est un peu une provocation. Il s’agissait de théoriser l’expérience des enfants de la Shoah, et de voir s’il existe un genre littéraire qui est celui du récit des enfants. Je pense aux textes de Georges Perec, Sarah Kofman, Régine Robin, Ruth Klüger mais aussi Raymond Federman, qui est moins connu, alors que son écriture est très littéraire, originale, expérimentale. Et il y en a beaucoup d’autres, surtout en France : Jean-Claude Grumberg, Berthe Burko-Falcman, Serge Koster…
50Aurélie Barjonet : Dans les années 1980, des femmes, aux États-Unis, commencent à se demander s’il n’y a pas une spécificité de l’expérience féminine dans la Shoah. Est-ce que tu as participé à ces débats-là ?
51Susan Rubin Suleiman : Je n’y ai pas participé parce que selon moi la question n’est pas à débattre : il est évident qu’à côté d’expériences partagées avec les hommes, les femmes avaient aussi des expériences spécifiques. Ce qui est important, c’est d’inclure les œuvres de femmes dans le canon de la littérature de l’Holocauste. Au début des études sur l’Holocauste aux États-Unis, on parlait surtout d’Elie Wiesel, Primo Levi, voire de Tadeusz Borowski, l’auteur de This Way for the Gas, Ladies and Gentlemen. Il fallait élargir le canon, et d’ailleurs aujourd’hui je dirais que c’est chose faite, du moins je l’espère. Dans le Cambridge History of Holocaust Literature auquel j’ai participé il y aura beaucoup de textes sur des œuvres de femmes.
52Aurélie Barjonet : Je m’intéresse beaucoup aux questions de canons dans les différents pays mais je n’avais pas conscience que Borowski avait été important aux États-Unis.
53Susan Rubin Suleiman : Ah oui, il était important, on l’enseignait. Pas partout, il est vrai, car les cours varient selon les professeurs, mais beaucoup l’enseignaient, surtout dans les années 1980 et 1990. On tentait de constituer un canon, mais les canons évoluent aussi, comme on sait. En 1998, Dalia Ofer et Leonore J. Weitzman publient leur ouvrage Women in the Holocaust qui a fait réagir Gabriel Schoenfeld dans Commentary, une revue juive grand public assez conservatrice. En gros, l’argument de Schoenfeld était : Mais qu’est-ce que c’est cette histoire de vouloir distinguer les femmes des hommes ? Ça n’a aucun sens, tous ces gens-là ont souffert comme juifs et il ne faut pas diviser les femmes et les hommes. Ce qu’il disait, en fait, c’était, « Mais taisez-vous mesdames, surtout ne nous parlez pas de vos histoires, il faut être unis ». Évidemment, je me suis opposée à cette position. Finalement, cet appel à ne pas spécifier l’expérience féminine n’a pas prédominé.
J’ai donné mon premier cours sur la Shoah en 1997 à Harvard, Holocaust Literature and Film. En 1985, Shoah de Lanzmann m’avait bouleversée, mais il m’a fallu une dizaine d’années pour m’y mettre. Quelques amis avaient commencé plus tôt à enseigner la littérature de la Shoah, et notamment Froma Zeitlin, une grande classiciste de Princeton.
54Aurélie Barjonet : Oui, bien sûr, c’est elle qui accompagne Daniel Mendelsohn à un moment dans son périple raconté dans The Lost (2006).
55Susan Rubin Suleiman : Oui ! Froma – qui est de 1933 – a été d’une générosité extraordinaire. Elle a commencé à enseigner la littérature de la Shoah bien avant moi, avant Marianne. Elle possède une bibliothèque extraordinaire d’écrits sur la Shoah et de témoignages. Je me rappelle que j’étais à Princeton pendant quelques mois en 1995 et on parlait énormément toutes les deux. Elle m’a ouvert sa bibliothèque, a partagé avec moi ses syllabus, c’était très important de voir ce qu’elle enseignait, livres et films. Il fallait être attentifs à ne pas seulement donner à lire des œuvres d’hommes. Dans mes cours, nous lisions Sarah Kofman, Charlotte Delbo, et plus tard Ruth Klüger, puisque Weiter leben, sorti en allemand en 1992 (Refus de témoigner en français), ne sort en anglais qu’en 2001 (Still Alive : A Holocaust Girlhood Remembered).
56Aurélie Barjonet : Quel est ton rapport à ce livre qui parle de son expérience dans les camps, où elle a été déportée à 11 ans, avec sa mère, puis de sa vie de chercheuse en littérature aux États-Unis ?
57Susan Rubin Suleiman : J’ai beaucoup admiré le livre de Ruth Klüger mais je ne vois aucun rapport entre nous parce qu’elle a eu une expérience tellement plus dramatique et terrible que la mienne, en tant que déportée. Elle avait 8 ans de plus que moi. J’ai surtout enseigné son style, qui est un peu « in your face », c’est une écriture à contre-courant, à l’opposé du sentimentalisme sacralisant qu’on trouve dans certains témoignages. Et puis elle s’adresse aussi au lecteur pour lui dire : « ça ne te convient pas ce que je dis ? Tu penses que j’exagère, que ce n’est pas gentil de ma part ? Et bien deal with it » !
58Aurélie Barjonet : Toi aussi, tu dis ce que tu as à dire !
59Susan Rubin Suleiman : Peut-être mais on ne peut pas comparer, c’est trop différent. Il y a une aigreur chez elle, une écriture agressive qui fonctionne très bien stylistiquement
60Aurélie Barjonet : Est-ce que tu as remarqué que toutes les personnes que tu as citées, spécialistes de littérature mémorielle, sont des femmes ?
61Susan Rubin Suleiman : Certes… Mais j’ai aussi assez bien connu Saul Friedländer. Quand vient le souvenir (1978) est un livre très important pour moi, tout comme celui de Claudine Vegh, Je ne lui ai pas dit au revoir. C’est vrai que j’ai beaucoup échangé avec Annette Wieviorka, Régine Robin, Catherine Coquio, mais aussi avec Henri Raczymow ! Ainsi qu’avec les historiens Henry Rousso ou Leo Spitzer.
62Aurélie Barjonet : Venons-en à ton livre sur Irène Némirovsky, paru en anglais en 2016 et en français en 2017. Comment as-tu articulé sa triple exclusion en tant que femme, en tant que juive, et en tant qu’étrangère en France ?
63Susan Rubin Suleiman : Suite Française est devenu un best-seller international, il a été traduit dans 27 pays. Je pensais qu’après cela Némirovsky ne pourrait plus être exclue du canon de la littérature française mais j’ai l’impression que ce n’est pas du tout un fait acquis. Pourtant, c’est une écrivaine vraiment intéressante. D’une part, elle connaissait mieux que quiconque toutes les angoisses identitaires des Juifs dans l’entre-deux-guerres et puis, d’autre part, elle était très cruelle envers tout le monde, y compris les personnages non-juifs. Il faut se remettre dans le cadre de pensée de l’époque et comparer ses propos à ceux des véritables antisémites. Je fais par exemple la comparaison avec Silbermann de Jacques de Lacretelle (1922), roman qu’on citait souvent comme plutôt bienveillant envers les Juifs. Or, le Silbermann dépeint par Lacretelle, dans ce roman et dans sa suite, Le Retour de Silbermann (1929), est une sorte de rabbin talmudique qui n’a aucun talent littéraire, qui voudrait être un écrivain, et qui « vole » la littérature française en commentant Hugo ou Racine. C’est complètement antisémite selon moi, comme les propos de Maurras qui affirmait qu’un Juif ne peut rien comprendre à Racine. Comme Lacretelle procède de manière indirecte, « gentille » pour ainsi dire, on ne perçoit généralement pas la méchanceté et l’antisémitisme de ce qu’il raconte. Némirovsky, elle, décrit les gens (pas seulement ses personnages juifs) méchamment mais de manière extrêmement précise. J’explique dans mon livre que, quand elle montre « nous » et « eux », l’autre pour elle n’est jamais le juif, tandis que c’est le cas chez Lacretelle, où Silbermann est toujours opposé au narrateur bien français. Némirovsky montre les sentiments intérieurs souvent conflictuels de celui qui est considéré comme « autre ».
64Aurélie Barjonet : Est-ce qu’on pourrait imaginer qu’on a fait, à un moment, de Némirovsky une « Juive antisémite » parce qu’elle était une femme et qu’on ne veut pas d’une femme virulente et sarcastique ?
65Susan Rubin Suleiman : C’est intéressant comme question. En fait, les critiques de l’époque ont fait son éloge en disant qu’elle écrivait comme un homme ! Sous-entendu, elle n’écrivait pas comme une femme, c’est-à-dire des romans à l’eau de rose. Visiblement, relever sa force était le plus grand compliment à faire à l’époque à une femme ! Mais globalement les reproches ne lui ont pas été adressés en tant que femme mais en tant que Juive.
Je me souviens qu’après la lecture de David Golder (1929), une lectrice juive lui écrit pour lui dire qu’elle n’est qu’une renégate et une fille de renégat. Considérer qu’elle est antisémite parce qu’elle donne à lire, dans ses œuvres, les clichés antisémites de son époque est d’autant plus ridicule que j’ai découvert après avoir écrit mon livre que ce roman avait eu un succès incroyable en yiddish, ce qui prouve que les Juifs yiddishophones ne la considéraient pas comme une Juive antisémite. Sinon pourquoi auraient-ils joué la pièce tirée du roman dans le monde entier, avec les plus grands acteurs du théàtre yiddish ? Je pense que, pour eux, David Golder, c’est l’histoire d’un père malheureux qui adore sa fille alors que sa femme le trompe depuis toujours – et qu’elle n’est donc même pas sa fille ! C’est une sorte de Père Goriot qui se sacrifie pour son enfant, ça entre dans des schémas connus. Les lecteurs yiddish savaient bien qu’il y avait de tout parmi les juifs, des escrocs aussi bien que des hommes de bien, tandis que les lecteurs français juifs trouvaient que Némirovsky n’avait pas été « gentille » avec leurs coreligionnaires dans ce livre.
66Aurélie Barjonet : Une dernière question pour finir. Il y a beaucoup de livres sur la Shoah, beaucoup écrits par des enfants cachés, c’est difficile d’arriver avec un nouveau livre en 2023. Comment, après tant de livres, creuses-tu ton propre sillon dans Daughter of History?
67Susan Rubin Suleiman : Je ne sais pas trop. J’ai eu cette idée des objets, chaque chapitre est construit autour d’un objet de mémoire, ce qui permet d’écrire chronologiquement mais avec beaucoup de ruptures entre les chapitres. La structure du livre est celle du Bildungsroman ou roman de formation – du « coming of age » comme on dit en anglais. Je m’arrête à la fin de mes études universitaires, comme le fait aussi Drew Gilpin Faust, qui était présidente de Harvard pendant dix ans, la première femme à remplir ce rôle. Elle raconte une tout autre histoire que la mienne, puisqu’elle vient d’une vieille famille « WASP » de Virginie, mais elle aussi s’arrête vers l’âge de 22 ans. Il me semble que c’est à ce moment-là qu’on arrive au seuil de la maturité, qu’on est déjà ce qu’on est.