Colloques en ligne

Yona Hanhart-Marmor

Hériter au féminin : trouble dans la transmission chez Lydia Flem

Inheriting in the Feminine : Troubled Transmission in Lydia Flem

1Depuis les années 1970, la question de la transmission intergénérationnelle du traumatisme, notamment dans le contexte de la Shoah, a suscité de nombreuses réflexions. Celles-ci, enrichies par des approches variées, de la psychanalyse à la sociologie, en passant par les Memory Studies, l’histoire et les études littéraires, explorent l’impact des traumatismes historiques sur la mémoire et l’identité des descendants. Ces avancées théoriques ont accompagné l’essor d’une production littéraire consacrée aux effets du traumatisme sur les générations suivantes. En France et dans la francophonie, de nombreux auteurs à l’histoire familiale marquée par la tragédie de la Shoah, tels que Georges Perec, Régine Robin, Jean-Claude Grumberg, Cécile Wajsbrot ou Robert Bober, pour n’en évoquer que quelques-uns, ont contribué à façonner une esthétique littéraire centrée sur la mémoire et les conséquences des blessures parentales sur les descendants.

2Dans ce paysage, l’œuvre littéraire de la psychanalyste Lydia Flem se distingue par sa façon d’articuler l’exploration de l’impact à long terme du traumatisme de la Shoah et celle de la construction de l’identité genrée. La question du genre traverse en effet l’ensemble de ses écrits, qui échappent aux catégorisations simplistes. Si, à première vue, on peut distinguer trois ensembles : les écrits sur l’histoire familiale (Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Lettres d’amour en héritage), les récits et méditations autobiographiques (La Reine Alice, Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais le jour de mes vingt ans, Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils), et les ouvrages consacrés à d’autres figures (La Vie quotidienne de Freud et de ses patients, Casanova ou l’homme qui aimait vraiment les femmes, Panique), une lecture plus attentive met en évidence des motifs récurrents qui dépassent ces divisions et donnent à l’œuvre sa cohérence. Parmi eux, l’identité de genre occupe une place centrale. Présent dans toute l’œuvre, le questionnement à son propos se déploie avec une intensité singulière dans les écrits portant sur l’histoire familiale. L’incertitude de genre et les retombées des traumatismes parentaux y sont profondément liées, la narration des souvenirs impliquant nécessairement une interrogation sur les fondements mêmes de l’identité sexuelle. On ne peut que s’étonner du fait que, alors que la dimension genrée des écrits sur la Shoah, longtemps négligée par la critique, a suscité une attention croissante depuis les années 1990, la question du lien entre genre et traumatisme dans l’œuvre de Lydia Flem ait été singulièrement peu explorée.

3Le concept, désormais classique, de postmémoire développé par Marianne Hirsch, la façon dont le ou la descendante ne peut appréhender le passé qu’à travers les histoires parcellaires, les images et les comportements qui ont façonné son environnement, se substituant aux souvenirs manquants, peut être convoqué et enrichi par l’interprétation de la construction de son identité genrée proposée par Flem. Le traumatisme parental, notamment celui de la mère rescapée d’Auschwitz, bouleverse en profondeur les modalités de transmission et d’expression du genre au sein de la famille et, partant, dans la formation de la personnalité.

4L’analyse montrera d’abord comment émerge, dans les récits consacrés par Flem à son histoire familiale, un questionnement fondamental sur le genre, avant d’en explorer les racines dans l’histoire d’un couple parental dont les parcours bouleversés ont inversé les polarités. Le déchiffrement de cette configuration permettra de comprendre l’impossibilité de la transmission de la féminité entre mère et fille. Il faudra alors examiner le processus, rendu possible par le deuil et l’écriture conjoints, de réappropriation par la narratrice de son héritage, lui permettant de réinventer son rapport à la féminité.

Un problème avec le genre

5Comment j’ai vidé la maison de mes parents s’ouvre sur une longue méditation consacrée à l’expérience de la perte des parents et à la confusion des sentiments qui s’ensuit. Cette stratégie narrative, qui subsume l’expérience individuelle dans un « nous » englobant, traduit d’emblée une difficulté à assumer une position genrée. L’universalisation de l’expérience du deuil (« […] on se découvre un jour orphelin de père ou de mère », Flem, 2004, p. 7) masque temporairement la spécificité genrée de l’expérience de la narratrice.

6La réflexion sur l’héritage fait progressivement émerger la problématique du genre. La première définition de l’héritier proposée par le texte assigne significativement à celui-ci une identité masculine : « un héritier n’est pas un imposteur, mais bien celui à qui un héritage est destiné par voie de filiation » (p. 21). Cette masculinisation implicite de la position d’héritier, réitérée à trois reprises dans la même phrase, n’est pas anodine : elle révèle une difficulté fondamentale à concevoir l’héritage au féminin.

7L’entrée en scène du je genré survient tardivement, bien après l’évocation initiale du deuil et de l’héritage. Elle porte la marque d’une profonde ambivalence : « Soit. La loi me déclare héritière légale, mais affectivement ne suis-je pas un imposteur ? » (p. 21-22). Le glissement opéré par l’écriture du féminin au masculin, de « héritière » à « imposteur », remet en question la possibilité même d’une transmission au féminin. La langue elle-même semble résister à l’assomption d’une position d’héritière. Cette difficulté se cristallise particulièrement autour de la question du consentement : « Une clause notariale de la succession précise : “La défunte n’a pas fait de dispositions de dernières volontés connues à ce jour.” Voilà où le fantasme et la réalité entrent en collusion. [...] Sans déclaration de leur part, comment m’assurer de leur consentement ? » (p. 22).

8Le lexique employé – en plus du consentement ici cité, on trouve dans ce passage des termes tels que « jouissance », « forcer », « abuser », « dépouiller » (p. 22) – évoque une violence sexuelle. Cette rhétorique du viol se prolonge dans les autodésignations narratoriales masculines : « un sinistre huissier », « un voleur », « un pillard » (p. 23-24). Ces figures de prédateurs transforment l’héritière en agresseur masculin.

9Or l’ambivalence genrée éveillée et mise en évidence par le processus de l’héritage semble en fait profondément ancrée dans la psyché de la narratrice. Les rêveries que suscite chez elle la découverte de la correspondance parentale l’illustrent : apprenant l’existence d’une grossesse antérieure à sa conception, elle s’interroge : « Étrange pensée : un garçon aurait pu voir le jour, comment aurais-je été en version masculine ? Cela donne le tournis d’imaginer que ‟je” aurait pu être une autre, un autre » (Flem, 2006, p. 222). Dans ses rêves aussi apparaît cette fluidité des identités genrées, mêlée à l’histoire familiale : « Je rêvai que j’assassinais Brejnev pour libérer le pays de mes ancêtres. Étrange rêve d’accomplissement du désir : je lui plantais une aiguille dans le nez, il mourait tout en se transformant en vieille babouchka » (Flem, 2004, p. 78). L’instrument du meurtre lui-même, à la fois phallique et lié aux savoirs domestiques féminins1, incarne cette ambivalence.

Un couple aux polarités inversées

10L’exploration de l’histoire familiale révèle que le trouble identitaire de la narratrice trouve, au moins en partie, son origine dans une caractéristique essentielle du couple parental : l’inversion des polarités genrées. Cette configuration naît de l’histoire traumatique des parents, particulièrement celle de la mère rescapée d’Auschwitz.

11La découverte des médailles de la Résistance dans le tiroir près du lit maternel amène la petite fille à interroger la répartition traditionnelle des attributions de genre : 

Enfant, je ne comprenais pas qu’une mère, une femme, ait des insignes militaires. J’en étais fière et troublée. Ma maman pouvait-elle être coquette et militaire ? L’ordre des sexes n’était-il pas inversé ? (Flem, 2004, p. 79)

Cette confusion précoce face à une mère qui transgresse les normes de genre traditionnelles préfigure le trouble qui caractérisera plus tard le rapport de la narratrice à sa propre féminité.

12Lettres d’amour en héritage, publié deux ans après Comment j’ai vidé la maison de mes parents, permet de remonter à la source de cette configuration. Il fait en effet le récit de la façon dont le couple parental se forme entre deux êtres marqués par l’Histoire : une rescapée d’Auschwitz et le survivant d’une histoire familiale de misère, de mort et d’abandon. Leur rencontre crée une fusion des identités qui transcende les distinctions de genre : « Mes parents étaient soudés l’un à l’autre, pas seulement fondus l’un dans l’autre, mais coulés dans un même corps : le corps souffrance de ma mère, le corps soignant de mon père – liaison covalente parfaite » (Flem, 2006, p. 80).

13Cette fusion identitaire, née d’un besoin mutuel de réparation, redessine les frontières entre masculin et féminin. Le père, marqué par une histoire de privation affective, trouve dans le rôle de soignant une façon d’apaiser ses blessures personnelles. La mère s’ancre dans une relation qui lui procure un sentiment de sécurité et lui permet de se reconstruire. Si cette configuration renforce la résilience du couple, elle complique pour l’enfant la transmission des identités genrées.

14Cette dynamique atypique, qui caractérise déjà la relation du couple parental, structure plus profondément encore le lien entre père et fille. Une séparation brutale inaugure en effet la vie de l’enfant : atteinte de tuberculose, sa mère doit la confier à un service hospitalier dès sa naissance. C’est en triant les papiers de ses parents que la narratrice découvrira, bien plus tard, des factures de soins témoignant de la durée de cette première absence, qui aura marqué leur relation pour toujours (Flem, 2004, p. 62-63). Loin des bras maternels, elle trouve dans le regard attendri de son père les premiers signes de soin et d’attachement. Une photographie en témoigne, restituant son sourire, derrière une vitre, à son bébé encore en observation. Cette configuration perdure au fil des années, renforcée par la fragilité physique et psychique de la mère. Le quotidien de la petite Lydia est rythmé par la présence aimante et active de son père, qui la réveille chaque matin, lui prépare son petit déjeuner, l’accompagne à l’école. Véritable « papa poule » (Flem, 2006, p. 65), il fait preuve d’une tendresse et d’une attention habituellement associées aux fonctions maternelles traditionnelles. Son rôle ne se limite pas aux tâches pratiques : il devient aussi le confident de sa fille, l’accompagnant dans la transition délicate de l’enfance à l’adolescence.

15La « danse d’interaction » primordiale entre parent et enfant décrite par la psychologue Jessica Benjamin (1988, p. 27) permet de penser métaphoriquement cette relation père-fille. Pour Benjamin, cette expérience fondatrice voit parent et enfant s’accorder si profondément qu’ils semblent « bouger ensemble à l’unisson » (p. 27), posant ainsi les bases des futures interactions sociales et émotionnelles. Bien que Benjamin repère cette dynamique au cours des premiers mois de vie du nourrisson, celle-ci peut, par extension, éclairer l’accordage exceptionnel qui s’établit ici entre un père assumant des fonctions maternelles et une fille privée de lien avec sa mère au début de son existence. La disponibilité émotionnelle du père et sa capacité à répondre aux besoins de sa fille, enracinées dans sa propre histoire de manque et sa quête de réparation, font de lui le principal partenaire de cet échange fondateur.

16Au-delà des gestes de soin et de tendresse, le rôle maternel assumé par le père inclut une valorisation enthousiaste de la féminité. Sa manière d’être tout entière défie les normes patriarcales : ses lettres privilégient le féminin dans l’accord des adjectifs, jusqu’à l’autodésignation au féminin (Flem, 2006, p. 143-144). Ce choix, à la fois grammatical et symbolique, dessine pour sa fille un espace où la féminité est célébrée. « Grâce à lui, écrit Flem, je n’ai jamais douté qu’il était bon d’être une femme » (p. 144), soulignant combien son père, bien plus que sa mère, a incarné un vecteur positif de transmission des valeurs féminines. Dès le départ, d’ailleurs, la mère, apprenant qu’elle venait de donner naissance à une fille, s’était montrée « désappointée » tandis que le père témoignait de sa joie par l’exclamation : « Mais elle est si jolie » (p. 179).

17Cette relation affective intense avec son père est fondatrice pour la narratrice, mais elle complique aussi profondément son identité de genre. L’expérience originelle d’unisson avec cette figure à la fois paternelle et maternelle brouille les frontières traditionnelles entre masculin et féminin, lui permettant certes d’apprécier et de revendiquer certains aspects de la féminité, mais inscrivant le trouble dans sa relation aux modèles genrés, et grippant le mécanisme, d’ordinaire inaperçu tant il est communément partagé et naturalisé, par lequel la petite fille se construit et se définit par l’adoption des comportements et des modèles transmis par sa mère, ce que Nancy Chodorow appelle The Reproduction of Mothering (1978, p. 6) La narratrice hérite ainsi d’une identité où masculin et féminin coexistent de manière ambivalente, exacerbant une quête d’équilibre jamais totalement résolue.

Une féminité interdite par la mère

18À l’inverse du rapport naturellement fusionnel avec le père, la relation de la narratrice avec sa mère, dès la petite enfance, s’avère problématique. Les vêtements et accessoires de la mère, incarnations matérielles de sa féminité, deviennent le lieu d’une confrontation avec un modèle de genre inatteignable. La perspective de devoir apprendre à marcher en talons aiguilles, à cette hauteur, pour « devenir une femme », raconte-t-elle, lui semblait « aussi périlleuse qu’improbable », ajoutant que sa mère ainsi chaussée lui semblait appartenir à « une autre humanité » (Flem, 2006, p. 120). Ces emblèmes d’une féminité à la fois idéalisée et rigide accentuent ainsi la distance entre mère et fille.

19La difficulté à se projeter dans l’image maternelle se traduit par un décalage récurrent entre la petite fille et sa mère :

Enfant, mes cheveux demeuraient indisciplinés, mon col de chemisier ne restait pas longtemps blanc ; avant la fin de la journée, ou même au cours d’une visite, tout bougeait de travers sur moi : mes chaussettes se tortillaient autour de mes jambes et bâillaient vilainement sur mes chaussures (Flem, 2004, p. 104).

20À l’opposé, la mère, avec « ses ongles impeccablement laqués, ses sourcils redessinés au crayon, la couture de ses bas bien centrée à l’arrière de ses jambes », impose une image de contrôle absolu (ibid.). Cette opposition ne fait que rendre plus aiguë l’impression d’inadéquation et de solitude ressentie par l’enfant.

21Les handicaps de la mère ajoutent encore à cette impossibilité, pour la petite fille puis pour l’adolescente, d’intégrer harmonieusement la dimension féminine à sa personnalité en construction. « Par osmose », avec le « corps souffrant » de sa mère, elle se méfie de son propre corps, et doute qu’il lui soit permis de se tracer un destin différent :

Comment devenir une femme comme elle sans devenir comme elle ? Oserais-je marcher alors qu’elle avait perdu la marche, oserais-je respirer alors qu’elle avait perdu la respiration ? Était-ce trahir ma mère d’avoir un corps entier, un corps libre ? […] Comment oser revendiquer ma féminité face à elle, pour toujours handicapée, à bout de souffle, mutilée, boitillante ? Comment me dégager sans honte ni culpabilité de cette image maternelle à la fois écrasée et malgré tout si puissante ? (Flem, 2006, p. 168-169)

22Le refus maternel de transmettre des objets symboliques, porteurs d’une identité féminine, accentue encore ce fossé. Le médaillon ayant appartenu à la grand-mère, que la petite fille rêve de porter un jour (p. 109), devient une illustration poignante de cette transmission manquée. Ce bijou, à la fois intime et chargé d’histoire, demeure hors d’atteinte, tout comme la féminité maternelle qu’il représente.

23Le blocage maternel dans la transmission de la féminité s’accompagne en effet d’un second refus de sa part : celui de partager l’histoire familiale. Le médaillon, à la croisée de ces deux dimensions, symbolise cette rupture. Chargé de mémoire, il aurait pu permettre à la narratrice de s’inscrire dans une filiation incluant à la fois son identité de femme et l’héritage des générations précédentes. Mais les refus et les silences maternels interdisent ce double legs.

24Alors que Lydia Flem espère accéder au passé de sa mère, cette dernière se concentre sur une quête généalogique visant des aïeux éloignés. « Elle cherchait ses ancêtres. Je ne pouvais accéder à l’histoire de ma propre mère » (Flem, 2004, p. 53). Ce décalage culmine dans un épisode au cours duquel, absorbée par ses investigations, la mère se sépare davantage encore de sa fille. « Son zèle m’ennuyait, j’aurais préféré qu’elle me parle de son propre passé de rescapée du génocide plutôt que de l’ancêtre lointain qui fut peut-être musicien dans l’armée napoléonienne » (p. 52). La narratrice, confrontée à cette absence de dialogue, se trouve exclue de la mémoire familiale.

25Ce silence s’étend même aux témoignages enregistrés par la mère pour des projets universitaires, que la narratrice ne se sent pas autorisée à consulter : « Ils ne m’avaient pas proposé de les visionner, je ne m’étais pas sentie le droit de le leur demander. Le silence que nous n’avions pu briser, ni eux, ni moi, se poursuivait après leur mort » (p. 55). Ce refus implicite prive la descendante de l’accès à une histoire qui aurait pu combler le vide laissé par l’absence de transmission féminine.

26La relation, dans ses multiples ruptures, à une mère elle-même incapable de se situer dans une lignée, elle qui, « bousculant l’ordre des générations » souhaite être l’« amie » de sa fille (Flem, 2006, p. 199), entrave ainsi doublement sa quête identitaire, lui refusant l’accès tant à l’histoire familiale qu’à sa propre féminité.

Une féminité reconquise par la mise en récit

27La mort de la mère ouvre paradoxalement un espace de réparation. Durant ses derniers moments de vie, pour la première fois, la narratrice peut répondre aux attentes maternelles :

Elle attendait de moi que je veille sur elle pour adoucir son départ ; j’étais là. Je songeais qu’en ses derniers instants elle m’accordait ce qu’elle m’avait toujours refusé : le pouvoir de la satisfaire, de lui faire plaisir, la permission de répondre à son attente sans critiques de sa part (Flem, 2004, p. 34).

28Cette réconciliation tardive permet à Lydia Flem de s’approprier enfin un héritage longtemps hors d’atteinte. Le chapitre intitulé « Matrimoine » révèle comment, malgré son incapacité à transmettre directement mémoire familiale et identité féminine, la mère avait minutieusement préparé une transmission différée. « Ma mère avait pris le soin extrême d’anticiper ma découverte future [...]. Elle avait voulu retenir mon regard » (p. 99-100). L’exploration des objets – napperons au crochet, nappes, draps brodés – soigneusement emballés par la mère et accompagnés de légendes restituant le nom et le statut généalogique précis des aïeules auxquelles ils avaient appartenu, renoue la trame d’une filiation interrompue. Ces objets, pièces de trousseaux par définition féminins, relient la narratrice à sa lignée, tout en révélant une dimension inconnue de la personnalité maternelle.

29Cet épisode prend une intensité particulière du fait que, pour la première et unique fois, la voix de la mère se fait entendre dans le texte. Grâce au discours direct recréé par la narratrice, elle s’adresse à sa fille : 

Attention, ceci est précieux, conserve-le ou rejette-le en sachant l’origine de cet objet. C’est ton arrière-grand-mère qui a réalisé cet ouvrage au crochet. J’aimerais que tu le gardes en souvenir d’elle et de moi. (p. 100).

30Ce passage marque un tournant dans la relation mère-fille. Le silence maternel avait jusque-là empêché toute transmission, l’écriture transforme ce vide en espace de dialogue. Le « matrimoine » désigne ainsi cette forme inédite de transmission intime et différée.

31C’est une fois accomplie cette forme de réconciliation avec sa mère que la narratrice peut prendre la mesure de la part prise par cette dernière dans son propre parcours d’écrivaine, déceler, derrière le « cercle doré » de la « douceur des contes » dans lequel la mère, après s’être enfermée, voulait aussi garder sa fille captive, la façon dont elle a également, « en secret », déposé en elle son « désir d’écrire », dont la voie qu’elle s’est choisie constitue une forme de fidélité à sa mère au temps de sa jeunesse, avant que la guerre et la maladie ne rétrécissent son horizon (Flem, 2006, p. 45-46).

32C’est alors que peut apparaître la continuité essentielle entre la féminité de la mère et de ses aïeules et celle de la narratrice, qui s’adresse à ces « femmes courageuses et fortes », en mettant en lumière le lien qui les rassemble : « Vous avez cueilli les fruits de la vie, vous l’avez transmise, elle m’a traversée à mon tour » (Flem, 2004, p. 102). Le passage de l’aiguille au stylo n’apparaît plus alors comme une rupture mais au contraire comme une façon de perpétuer la lignée des femmes et leur savoir-faire : « Votre arrière-arrière-petite-fille a troqué l’aiguille pour le porte-plume et le stylo électronique » (ibid.), écrit-elle, tout en opérant dans la matière même du texte, par l’ « éthique de la restitution » (Viart, 2011, p. 199-212) présidant à la mise en mots des techniques disparues, leur transposition en écriture : « ne me demandez pas de laver à la main ces tissus précieux, de les calandrer, de les amidonner, d’en raccommoder les accrocs, d’en ravauder les déchirures » (Flem, 2004, p. 102)2.

33Le mythe de Perséphone traverse le texte de Comment j’ai vidé la maison de mes parents, figurant la réinvention, dans l’écriture, des liens entre mère et fille. Perséphone, contrainte de partager son existence entre les Enfers et le monde des vivants, oscille entre absence et présence, entre éloignement et retour. Ce mouvement cyclique fait écho à la quête de la narratrice, qui descend dans les profondeurs des silences maternels pour en extraire des fragments de mémoire.

34Ce mouvement de va-et-vient dépasse la simple quête du passé. Il incarne la complexité des liens mère-fille, leurs tensions fondamentales : identification contre individuation, transmission contre autonomie. L’écriture ouvre un espace où ces forces contraires dialoguent. En prêtant une voix à sa mère, la narratrice cherche moins à combler un manque qu’à inventer une relation inédite, faite à la fois d’absence et de présence. « Par quelles puissances infernales étais-je retenue comme Perséphone sous terre, à l’écart de toute vie, de toute lumière ? C’est à cet instant que l’idée d’écrire ces pages m’est venue. » (p. 129).

35Le rôle des objets transmis trouve ici une résonance particulière. Ces traces d’un héritage féminin incarnent la double inscription de la narratrice : dans une mémoire familiale marquée par les ruptures, mais aussi dans une identité en reconstruction. À l’image de Perséphone partagée entre sa mère et Hadès, la narratrice fait de cette division même le lieu d’une possible réconciliation : « Proserpine, après avoir passé les mois d’hiver sous la terre, revient à la lumière du soleil, elle ensemence les champs et les vergers. Fleurs et fruits renaissent. » (p. 152). Les mots du texte, nouveaux mystères d’Eleusis, métamorphosent lacunes et silence en force créatrice. Ils inventent, là où la transmission directe avait échoué, un dialogue différé où mémoire et identité se tissent autrement. Dans ce jeu d’ombre et de lumière, les fragments du passé reprennent vie tandis que s’ouvre un espace où la narratrice peut redéfinir sa filiation et son identité.

*

36L’œuvre de Lydia Flem explore les liens entre transmission familiale et construction de l’identité de genre, en suivant le cheminement de la narratrice qui transforme, au terme d’un processus amorcé avec la mort de ses parents et l’impératif de vider leur maison, un héritage marqué par les silences en une redéfinition créatrice de sa féminité. Ce moment de rupture devient l’occasion d’une confrontation intime avec un passé fragmenté que l’orpheline, par la redécouverte d’objets et de souvenirs puis sa mise en écriture, tente de se réapproprier. Reliques et réminiscences deviennent les médiatrices d’une transmission différée, permettant à la narratrice de réinscrire son identité dans une filiation féminine réinterprétée.

37L’aboutissement de ce processus trouve une expression emblématique dans sa décision d’accrocher chez elle un tableau rapporté du domicile parental, représentant un personnage androgyne auquel elle s’identifie. En choisissant d’adopter ce symbole à la fois de l’héritage parental et de la fluidité de genre, elle fait un geste qui vise non pas à résoudre les tensions habitant les héritages et les transmissions empêchés, mais à les rendre visibles et habitables : « Ce tableau respirait une joie nourrie de désespoir. Il me convenait bien, traduisant ce mélange si difficile à vivre d’arrachement et de liberté » (Flem, 2004, p. 65).

38L’écriture joue un rôle crucial dans cette reconfiguration. Sans chercher à effacer les contradictions, ni à combler les absences, elle leur donne une forme, les intègre dans un dialogue où l’identité de genre se réinvente. La narratrice habite l’alternance entre ombre – silences maternels, non-dits du passé – et lumière, où les fragments s’accordent à son devenir. Ce mouvement révèle une identité qui se construit à travers les ruptures mêmes, sans jamais prétendre à l’apaisement.

39La réticence à achever le processus d’écriture – « Je n’ai pas envie de mettre un point final à ce livre » (p. 152) – indique bien que celui-ci rend possible une féminité faite de tensions, de failles et d’incomplétude. Il transforme les fractures de la transmission et de l’identité en espaces habitables, en puisant dans les contradictions une force créatrice où mémoire familiale et identité de genre s’entrelacent, portées par ce « doux deuil », ce « deuil créatif qui se poursuit sans fin » (Flem, 2024, p. 59-61), mais au sein duquel, enfin, les parents, lorsqu’ils viennent visiter leur fille dans ses rêves et découvrent ses textes, « hochent légèrement la tête, en signe d’approbation » (Flem, 2006, p. 229).