Colloques en ligne

Aurélie Barjonet

Rôle et agentivité des filles de rescapés de la Shoah

Role and Agency of Holocaust Survivors’ Daughters

1Les textes qui ont fait émerger la deuxième génération, ceux qui ont légitimé la prise de parole de descendants de victimes de la Shoah, ont été écrits par des femmes ; qu’on pense en Amérique du Nord à Helen Epstein (1979), Marianne Hirsch (1997, 2012), Eva Hoffman (2004) ; en France à Claudine Vegh (1979), Nadine Fresco (1981), Annick Cojean (1995), Nadine Vasseur (2006), sans oublier, depuis Israël, Dina Wardi (1992) et Yolanda Gampel (2005). Ce sont véritablement les femmes qui – dans la sphère publique de ces pays – ont porté la parole des descendants, à la différence de ce qui s’est passé dans la sphère littéraire, davantage dominée par des auteurs masculins (et notamment Georges Perec pour la France et Art Spiegelman pour l’Amérique)1.

2Pourquoi les femmes, qu’elles soient ou non filles de victimes, ont-elles ont fait émerger une communauté de filles et fils de victimes de la Shoah ? D’après le neurologue Bernard Croisile « de nombreuses études montrent une tendance à la supériorité féminine pour les situations de la mémoire familiale » (2009, p. 1482). Pour la sociologue Martine Segalen les femmes sont « les pivots des relations de parenté » et ceci résulte davantage de forces économiques, sociales et culturelles que d’un éternel féminin ([1981] 2000, p. 108). Une autre sociologue, Josette Coenen-Huther, a constaté la dimension intimiste et affective de la mémoire féminine, tandis que la mémoire masculine serait sociale, c’est-à-dire davantage centrée sur les professions et le patrimoine (1994, p. 44-45). Dans le judaïsme enfin, les femmes sont les « dépositaires privilégiées du passé, [elles] conservent la mémoire familiale et communautaire, mémoire orale particulièrement importante pour consolider le sentiment de continuité et d’identité lors des pérégrinations d’un peuple longtemps dispersé » (Gdalia, Goldmann, 1989, p. 267).

3Néanmoins, cette surreprésentation interroge. N’a-t-elle pas plutôt à voir avec la « revanche des femmes » mentionnée dès 1987 par l’historienne Michelle Perrot, à savoir celle qui consiste à s’impliquer particulièrement dans l’aventure de l’histoire orale, soit en tant qu’enquêtrices soit en tant qu’enquêtées ([1987] 1998, p. 17-18) ? Philippe Joutard, grand spécialiste de l’histoire orale, estime lui-même que c’est une « spécialité féminisée » (Thébaud, Dermenjian, 2009, p. 12). Est-ce à dire que la mémoire (l’intime, le familial) est surinvestie par les femmes en compensation de la surreprésentation des hommes dans l’écriture historique de la Shoah (le collectif, les événements) (Charpenel, 2023) ?

4Je me demanderai si les collectrices de témoignages de descendants de victimes juives, donc Helen Epstein, la plus connue, mais également Claudine Vegh, Nadine Fresco, Nadine Vasseur, et Marianne Rubinstein, écrivent explicitement en tant que femmes puis je me pencherai sur les itinéraires de Epstein et de Rubinstein en raison de leurs points communs. Toutes deux ont commencé par rassembler une communauté de 2e génération (Epstein) et de génération 2,53 (Rubinstein), avant de se pencher plus particulièrement sur l’histoire de leurs parents. Puis elles se sont avancées, seule ou presque, sur le devant de la scène pour raconter leur survie.

1979 : Helen Epstein et l’émergence d’un « nous » de deuxième génération

5Children of the Holocaust : conversations with sons and daughters of survivors rend visible la deuxième génération en Amérique du Nord. Dès 1977, Epstein interroge « plusieurs centaines » d’enfants états-uniens, canadiens et israéliens nés comme elle de parents rescapés de la Shoah puis publie leur histoire commune (Epstein, [1979] 2005, p. 16). Comme le fera également Rubinstein en 2002, Epstein transforme ces témoignages en récit construit qui entremêle son histoire à celle des autres. Le livre comporte 20 chapitres et 13 témoignages extensifs. Sa propre histoire familiale est racontée de manière fragmentée au fil des chapitres, presque tous centrés autour d’un descendant rencontré. Le récit est très travaillé, pour éviter les redondances dans l’exposition des effets du traumatisme et créer des liens entre les histoires.

6Sur les 13 personnes interrogées, 11 sont des enfants de victimes juives de la Shoah. Les deux autres sont un homme né dans le ghetto de Varsovie (chap. 16) et un autre dont les parents ont émigré aux États-Unis avant la Shoah. Sur les 11 enfants de rescapés, 6 sont des femmes et 5 des hommes. Il y a donc un équilibre, rompu par l’organisation du récit. En effet, les entretiens s’ouvrent et se ferment sur une rencontre avec la même femme, et c’est chez elle que Epstein rencontre également le premier descendant loquace, puis la sœur de ce dernier à laquelle elle s’identifie le plus (p. 44). Ce livre met davantage en valeur les femmes que les hommes d’une part parce que ce sont les femmes qui semblent permettre les rencontres, d’autre part parce que sur les 5 hommes, 3 hommes mettent Epstein mal à l’aise : l’un parce qu’il s’est battu volontairement au Vietnam (chap. 13), l’autre par son humour macabre (chap. 14), le dernier parce qu’il a eu une relation sexuelle avec sa demi-sœur (chap. 15)4. Enfin, le livre est organisé de telle sorte que l’on entend surtout des femmes dans la première moitié puis plutôt des hommes.

7Cette tendance à s’intéresser davantage aux femmes qu’aux hommes s’accentue dans la suite de la production de Epstein. En 1997 paraît son enquête sur son arrière-grand-mère, sa grand-mère et sa mère, où elle se penche sur leur parcours et leur métier de femme (Epstein, [1997] 2010, p. 26). En 2020, elle parvient à publier le témoignage de sa mère, Franci, qui a survécu à trois camps. Écrit certainement en 1973/1974, il s’agit d’un témoignage exceptionnel dans la mesure où Franci « évoque la vie sexuelle très simplement, sans passion, y compris l’homosexualité et le troc sexuel » explique sa fille en postface (Epstein, 2021, p. 252). Au même endroit, Helen Epstein se souvient qu’elle a entendu « des récits des survivants qui venaient chez [eux] » et que sa mère parlait beaucoup de son expérience, et le fit certainement « trop tôt », de sorte que Helen Epstein a « décidé de les entendre en adoptant la même méthode de dissociation qu[e sa mère] [...] saisissa[nt] les paroles, mais [...] refus[ant] d’en comprendre le sens » (p. 255).

8Le destin du père a lui aussi donné lieu à un ouvrage (Epstein, 2006) mais il semble moins déterminant pour sa fille, tant Epstein est, comme c’est souvent le cas des enfants filles, portée à s’interroger sur le vécu de sa mère et des autres femmes de sa famille. À la même époque que son enquête de 1997, en 1995, sont créés aux États unis les Jewish Women’s Archive et c’est aussi dans les années 1990 que se produit le boom des études féministes sur la Shoah. Epstein connaît ces travaux et les témoignages féminins majeurs, comme le prouve sa postface au témoignage de sa mère (Epstein, 2021, p. 247 et 253). Dans ses écrits récents, autobiographiques, son vécu de femme est clairement mis en avant, par exemple dans le fait qu’elle fut la première femme, en 1981, à obtenir à l’université une « tenure » en journalisme (2018, p. 94).

9Children of the Holocaust donne à voir la psyché de parents survivants : des parents surprotecteurs mais aussi très durs, parlant beaucoup de « la guerre » mais ne dévoilant pas tout, ou pas l’essentiel ; ainsi que la psyché d’enfants de tels parents : des enfants à la fois sachants et non-sachants sur leurs parents, fiers de leur héroïsme, mais aussi honteux de leur accent, voire de leur vécu. Ces enfants ressentent à la fois une grande colère envers leurs parents et se sentent investis d’une mission : celle d’être des enfants parfaits, qui ne causent pas de peine supplémentaire à leurs parents voire remplacent symboliquement une vie effacée injustement (la propre jeunesse des parents ou le vécu de proches assassinés). Les deux générations connaissent donc des paradoxes et des phénomènes d’inversion, les enfants ayant tendance à la parentification, ne serait-ce qu’en tant qu’enfants d’immigrés.

10Dans les années 1970, Epstein a besoin de rencontrer d’autres personnes pour se sentir moins seule avec ce fardeau psychique, s’assurer de la réalité de celui-ci, et chercher à établir ce qui s’explique, chez ses parents, par « la guerre » et ce qui leur est propre :

Je suis allée trouver un groupe de gens qui, comme moi, étaient possédés par une histoire qu’ils n’avaient jamais vécue. Je voulais les interroger afin de pouvoir atteindre la partie la plus insaisissable de moi-même. (Epstein, [1979] 2005, p. 15)

11Cette histoire qui la « possède », comme tant d’autres, donne lieu à une emprise psychique de parents sur leurs enfants. En dépit de ce phénomène qu’elle a donc fortement contribué à mettre au jour, Epstein valorise en 2008 la dimension identificatoire de la lecture d’œuvres, notamment d’œuvres de non-fiction comme ceux qu’elle écrit :

[...] les lecteurs peuvent vivre par procuration des événements auparavant indicibles : ce que cela fait de se battre contre la maladie mentale ; ce que cela fait d’être une femme après avoir vécu en tant qu’homme ; ce que cela fait de se remettre d’une addiction à la drogue, d’une agression sexuelle ou d’un génocide. « Penser à vous et à votre expérience », m’a écrit un de mes lecteurs, « m’a servi à approfondir ma propre appréhension des événements, des relations humaines et de mon identité. » C’est l’une des grandes forces des livres autobiographiques et biographiques. La fiction, même quand je l’apprécie, n’a pas le même impact. (Epstein, [2008] 2009, p. 47)

12Cette foi dans les vertus d’une lecture identificatoire surprend, tant il est important d’apprendre à se différencier de l’autre, à la fois en tant que lecteur et en tant qu’enfant (Barjonet, 2022).

1979-2006 : les collectrices de mémoire françaises, un « nous » qui ne va pas de soi et un « je » plutôt neutre

13Il faut préciser qu’au moment où paraissent les recueils français, Claudine Vegh, née en 1934, est pédopsychiatre (1979), Nadine Fresco, née en 1946, historienne (1981), Marianne Rubinstein, née en 1966, écrivaine de fiction et maîtresse de conférences en économie (2002), Nadine Vasseur, née en 1957, journaliste comme Epstein (2006).

14En France, le premier recueil paraît au même moment que celui d’Epstein et coïncide avec la création de l’Association des Fils et filles de déportés juifs de France par Serge Klarsfeld. Un an avant est parue l’étude de Nicolas Abraham et Maria Török, L’Écorce et le Noyau (1978). Ces psychanalystes freudiens français d’origine hongroise s’y penchent sur ce qui nous hante. Puis le thème de la deuxième génération devient un thème littéraire, notamment avec l’œuvre d’Henri Raczymow (Un cri sans voix, 1985) et la traduction française de Maus d’Art Spiegelman (1987 et 1992). Les années 1980-1990 sont celles de l’émergence de la mémoire (avec les travaux majeurs, sur la mémoire de la Shoah, d’Annette Wieviorka dont le premier livre dans ce domaine, sur les Yizker Bikher, sort en 1983) et de la mémoire familiale (Coenen-Huther, 1994, Muxel, 1996, de Gaulejac, 1999…). C’est l’époque de « l’ère du témoin » puis du « devoir de mémoire ». En 1992, Philippe Lejeune co-fonde l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique qui légitime l’écriture de soi. Mai 1968 se met à appartenir à la mémoire, il est temps désormais de s’intéresser au vécu des parents, après l’avoir rejeté. Ainsi, Evelyne Ledoux-Beaugrand rappelle que les écrits féministes des années 1970 et 1980 « affichaient souvent une attitude de rejet face aux legs de leurs pères et de leurs mères », tandis qu’à partir des années 1990, ils « sont nombreux à réinvestir l’axe vertical de la généalogie » (2013, p. 18)

15En dépit de cette convergence favorable, la prise de parole des enfants de survivants n’alla pas soi. Les souffrances des enfants purent paraître secondaires au regard de celles des témoins encore bien vivants et présents. Nombreuses sont d’ailleurs les collectrices à s’en faire les échos, en Amérique comme en France :

Epstein : « Children of the Holocaust […] a été publié en 1979. Ce fut un moment difficile pour [ma mère et moi], mais nous n’en avons jamais parlé de façon explicite. Elle était fière de moi parce que c’était mon premier livre et elle a bien voulu participer à la promotion, avec cette impression cependant que ce qu’elle avait vécu était négligé. (2021, p. 252)

Rubinstein : « En 2002, [...] j’ai eu le sentiment que, de leur point de vue, notre prise de parole était prématurée. Je me souviens en particulier d’une réunion d’orphelins où le déni de notre vécu était assez stupéfiant ! Durant toutes ces années, ils avaient dû se taire, et voilà qu’au moment même où leur était enfin accordé un large espace médiatique pour s’exprimer, leurs enfants faisaient également entendre leur voix... » (2014, p. 240)

Vasseur : « [...] comment ne pas ressentir l’indécence à prétendre parler de soi, de ses difficultés à vivre, quand ceux auxquels on doit la vie ont eu à subir le pire ? Comment oser leur faire violence à briser le sceau du secret ? » (2006, p. 9-10)

16Ce problème de loyauté et de légitimité explique peut-être le recours des collectrices à des préfaciers ou postfaciers importants : Bruno Bettelheim (Vegh), Annette Wieviorka (Vasseur), Serge Klarsfeld (Rubinstein) et Boris Cyrulnik (Epstein, 2005).

17Aucune des 4 collectrices françaises ne se veut « imitatrice » d’Epstein, qui n’est pas citée5. Toutes mentionnent pourtant le besoin de trouver d’autres personnes comme elle, soulignant dans le même temps combien il est désagréable, aussi, de constater « la similarité de nos blessures » (Fresco, 1981, p. 140). Et comme Epstein, le recueil de Vasseur a débouché sur la publication du témoignage de son père (2007) et même sur une publication commune (2019). De même, Rubinstein a publié un texte sur l’émancipation féminine sur trois générations (Rubinstein, 2024).

18Les 4 recueils français sont différents les uns des autres. Vegh restitue les témoignages des enfants cachés, Fresco et Vasseur ceux des enfants de rescapés, et Fresco publie un article de synthèse sur la deuxième génération. Rubinstein, elle, intercale son histoire et celle de sa famille avec celle des enfants d’orphelins de la Shoah. Quantitativement, les collectrices françaises n’ont pas privilégié les voix féminines :

Vegh (1979) : 17 témoignages de la génération 1,5, 10 hommes, 7 femmes.

Fresco (1981) : 8 témoignages de la 2e génération, 4 hommes, 4 femmes

Vasseur (2006) : 13 témoignages de la 2e génération, 10 hommes, 5 femmes (certains ayant témoigné à 2)

Rubinstein (2002) : 16 témoignages de la génération 2,5, 10 hommes, 6 femmes

Fresco, la seule historienne, a scrupuleusement respecté l’équilibre. Les autres collectrices ne s’expliquent pas sur cette disparité.

193 recueils sur 4 ont des titres qui font référence au père : Je ne lui ai pas dit au revoir (Vegh), Je ne lui ai pas dit que j’écrivais ce livre (Vasseur), tandis que Rubinstein a choisi une phrase prononcée par son père : Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin. Le double message est clair : la personne directement concernée par la Shoah doit être mise en valeur dès le titre et la prise de parole n’est pas aisée. Fresco se singularise en expliquant d’emblée qu’elle avait récolté des témoignages, les avait mis de côté, et qu’elle a eu envie de les reprendre quand on lui a proposé de travailler sur l’emprise (1981, p. 118).

20Si ces travaux ne se présentent pas comme des travaux de mémoire menés par des femmes, 2 sur 4 placent une figure de mère au début de leur récit. Vegh aurait pu mettre en avant son autorité médicale de pédopsychiatre6 mais choisit un incipit qui la met en scène en tant que mère émue par une autre mère (p. 19-20). Dans son article synthétique, Nadine Fresco aborde le premier point commun au sein des témoignages recueillis, à savoir le silence, et pour ce faire passe par une mère imaginaire :

« Maman, raconte quand tu étais petite. » Et, prenant l’enfant sur ses genoux, la mère racontait, […] Le récit de la mère s’arrêtait toujours à la même époque, juste avant la guerre. (Fresco, 1981, p. 119)

21Et revenant en conclusion sur la réception de son texte, et certainement à plusieurs années de distance, Fresco cite plusieurs réactions divergentes, toutes féminines (Fresco, 1981, p. 139-140). Les deux autres collectrices se présentent comme des jeunes filles dépositaires malgré elles d’un héritage familial mortifère (Vasseur, 2006, p. 12-13 ; Rubinstein, 2002, p. 114). Aucune collectrice française ne verbalise la dimension féminine de son travail de mémoire. Dans leurs textes plus récents, Epstein et Rubinstein se présentent en revanche en tant que femmes, avec un vécu singulier, après s’être positionnées comme des filles de rescapés, membres d’une communauté.

2016-2022 : Helen Epstein et Marianne Rubinstein, du « nous » au « je »

22À la fin de son enquête de 2002, Rubinstein écrit :

Au-delà de la diversité de nos histoires individuelles, j’ai réalisé la force de l’emprise qu’exerçait sur nous cette histoire que nous n’avions pas vécue. Et l’énergie nécessaire pour apprendre à vivre avec elle m’est apparue démesurée, à des moments où l’on souhaiterait rassembler ses forces pour sa propre vie affective et professionnelle. » (p. 123-124, italiques du texte)

Comme en écho, on lit dans le premier livre autobiographique d’Epstein :

Quand je m’écoute, je suis frappée par la façon dont je continue à me tromper, à jouer aux choses au lieu de les nommer, à m’appuyer sur les histoires des autres au lieu de raconter les miennes. Je suis reconnaissante de vivre au XXIe siècle, où tant d’histoires autrefois étouffées sont racontées et montrées, mais je suis impatiente envers moi-même. Je me demande combien de temps il me faudra encore avant de pouvoir dire ce que je pense7.

23Toutes deux ont besoin d’exprimer leur voix, et ce faisant, elles parlent encore en tant que filles de leurs parents, tant leurs premières années continuent de les constituer, comme chacun de nous. Ainsi, le livre d’Epstein de 2018, sur sa thérapie, se présente comme une reprise des thèmes de Children of the Holocaust, mais sous un autre angle :

Je réfléchissais au premier amour, à mon adolescence atypique et à la façon dont le traumatisme massif de la Shoah avait affecté les survivants et leurs enfants dans les domaines intimes du sexe et de l’amitié – un thème que je n’avais pas pu approfondir dans mon premier livre8.

Non seulement Epstein n’avait pas tout dit dans ses livres précédents mais ceux-ci constituaient des stratégies d’évitement :

J’ai commencé Where She Came From après la mort soudaine de ma mère [...] alors que j’avais 41 ans. J’avais l’intention d’examiner notre relation compliquée et difficile, mais je me suis rendu compte que je n’y parvenais pas. Je me suis dégonflée et j’ai préféré écrire une histoire très documentée, presque savante, de la famille de ma mère et de sa vie jusqu’à ma naissance9.

Aimer ma mère impliquait de cacher des parties de ce qu’elle était, de ne pas se souvenir de ce que je voyais, de ne pas prendre en compte ce que j’entendais. Je me sentais fière d’avoir été choisie pour prendre soin d’elle. J’ai été imprégnée par les livres de filles sur les soins aux blessés - Little Women, Cherry Ames, Florence Nightingale10.

24Le non-dit est sexuel : Epstein réalise, au cours de sa longue thérapie, que sa mère avait un amant et que ce dernier, le mari de sa nounou, a abusé d’elle, Helen, enfant. Cela nous fait lire tout autrement le premier paragraphe de Children of the Holocaust :

Pendant des années, tout est resté enfermé dans une chambre forte, enfoui si profondément en moi que je n’étais même pas sûre de ce que c’était. Je savais juste que je portais des choses glissantes et inflammables, plus secrètes que le sexe et plus dangereuses que n`importe quelle ombre ou fantôme. Les fantômes, eux, avaient une forme et un nom. Ce qui reposait à l’intérieur de ma chambre forte n’en avait pas. Quoi que ce fût, sa puissance était telle que les mots s’effritaient avant toute description. (Epstein, [1979] 2005, p. 11, c’est moi qui souligne)

25Les effets du traumatisme de la Shoah prenaient tant de place qu’ils ont occulté l’abus sexuel pendant des décennies. Epstein écrit son premier livre en 1979, à 32 ans, et prend conscience de l’agression en 2001, à 54 ans (Epstein, 2018, p. 100).

26Le récit de son amnésie fait écho à la manière dont la mère d’Epstein a survécu à Auschwitz, après Theresienstadt. Alors que son témoignage est écrit au « je », Franci passe au « elle » dès son arrivée à Auschwitz, en l’occurrence à « A-4116 », elle se dissocie :

Une étrange sensation s’est alors emparée de moi. J’ai fixé le tatouage sur mon bras et peu à peu, telle une image floue dans un objectif, je l’ai vu se détacher et se transformer en deux bras. Dont un seul était tatoué. J’ai voulu refaire le point, mais l’image a continué à flotter jusqu’à ce que nous soyons deux : A-4116 et moi. « Qu’est-ce qu’elle fait ici, la pauvre ? Je la connais. Elle me fait de la peine. Je veillerai sur elle. C’est mon portrait caché. » [...] A-4116 est descendue de sa couchette avant de suivre Kitty jusqu’au milieu du camp. (Epstein, 2020, p. 106)

27La victime se fige quand elle est attaquée et échappe à la situation en « altérant son état de conscience » (Herman, [1992] 2023, p. 50), c’est la dissociation. Epstein a fait de même en réaction à l’agression sexuelle et en 2018, elle ne sait toujours pas clairement si ce mécanisme de défense est chez elle inné ou acquis11.

28Epstein et Rubinstein ont toutes deux eu un cancer, la première à partir de 2020 et la seconde à partir de 2012, donnant lieu à deux récits de maladie non-fictionnels très différents. Epstein a écrit un journal intime destiné à aider les femmes concernées (2022, p. 6) tandis que Rubinstein a tissé son histoire de survie à celle de la ville de Détroit (2016). Comme ces autrices le savent bien, grandir auprès d’un parent qui a connu la Shoah rend difficile l’expression de sa propre souffrance. Le récit de survie que ces filles écrivent ne réclame toujours pas ce droit et ne fait pas état d’un rééquilibre dans le partage des souffrances entre parents et enfants, puisque cela ne fonctionne pas ainsi. En revanche, il montre que la proximité de la mort crée un nouveau lien avec l’expérience parentale et la Shoah12.

29En quittant le familial pour l’intime, Epstein et Rubinstein transgressent la norme héritée du XIXsiècle qui donnait certes aux femmes une « mission de mémorialiste » mais dans les limites de la famille et surtout pas du personnel et de l’intime (Perrot, [1987] 1998, p. 15). Mais c’est bien la question de la survie, et l’inévitable mise en relation de leur survie avec le destin de leurs ancêtres qui est ici délicate. De fait, plus que des récits de maladie, ce sont des récits de survie comme l’indiquent respectivement le titre et le sous-titre : Getting Through It : My Year of Cancer During Covid [S’en sortir : mon année de cancer pendant le Covid], et Detroit dit-elle. Économies de la survie.

30Ces textes ne cherchent pas à comparer la survie à la Shoah et la survie à la maladie : Epstein détaille son parcours de malade, les effets de la maladie sur elle et ses proches, dans le but d’aider d’autres personnes. Rubinstein, quant à elle, choisit de s’intéresser à la ville de Détroit, symbole du capitalisme, à sa ruine actuelle et à des récits de vie, en parallèle de son cancer, dans une démarche littéraire. « De fait, au fur et à mesure que l’écriture avançait, tout s’est mis à faire écho : mon corps, la ville, le monde » explique-t-elle en 4e de couverture.

31Ici et là affleurent néanmoins de timides liens. Rubinstein concentre cette question à la fin du premier tiers de son livre. Le lien, à ses yeux est inévitable tant « dans notre imaginaire occidental, la question de la survie [est] immédiatement colonisée par des images de déportés » (Rubinstein, 2016, p. 59). Après avoir rappelé brièvement son histoire familiale, elle se penche sur les textes de survivants pour comprendre d’une part « quels sont les chemins du salut évoqués par Primo Levi » et d’autre part « qu’est-ce que la survie transforme en l’homme » ? (p. 60, 61). Elle a « l’impression qu[e les survivants] ont dû tuer une part d’eux-mêmes, la plus tendre [...] pour survivre ». Et d’ajouter, en conclusion à ce chapitre :

Survivre à une maladie, c’est autre chose. Nulle inhumanité à laquelle se confronter, nulle part de soi-même à amputer. La vie dont on a eu si peur d’être privés nous offre un sursis que l’on s’emploie désormais à ne pas gâcher pour de vaines raisons. (p. 62)

32Sans hasard, j’en fais l’hypothèse, le chapitre qui suit est consacré à sa liberté d’écrivaine. Elle veut mettre fin au pouvoir de « ceux qui, dans l’esprit de l’auteur, se penchent sur le berceau d’un texte avec leur regard de censeur » (Rubinstein, 2016, p. 65). Après avoir acté sa survie, sa proximité avec la mort, Rubinstein assume la forme de son récit, une forme associative, un peu ludique, qui « permet de concilier désir de liberté et nécessité de rassembler Detroit, la maladie et l’économie, dans l’idée de former un tout cohérent, qui produirait plus de sens que la somme de ses parties » (p. 65-66).

33L’histoire familiale réaffleure ponctuellement, quand elle décrit sa fascination pour les États-Unis (p. 108), quand elle aborde le phénomène de la « coopétition [comme] un élément essentiel de la survie » (elle pense à l’histoire de survivants aux marches de la mort qui dormaient à tour de rôle, p. 112-113), ou quand elle évoque le tatouage au sein qu’elle a choisi de faire suite à son cancer (p. 141).

34Le récit d’Epstein sur sa maladie évoque peu ses parents, alors décédés depuis longtemps. Évidemment, la question du droit à souffrir se pose, mais plutôt tardivement :

Cela aurait pu être bien pire. Je pourrais souffrir. Je pourrais avoir des nausées. Je pourrais avoir l’impression que mes os brûlent. Comment pourrais-je prétendre souffrir ? Ce mot ne faisait pas partie de mon vocabulaire. Mes parents survivants l’utilisaient rarement. Il ne semblait pas faire partie de ma culture13.

35Le rapprochement entre les deux vécus est fait explicitement par des tiers, qui craignent que sa perte de cheveux soit particulièrement traumatisante pour elle, mais ce n’est pas le cas (Epstein, 2022, p. 77). En réalité, Epstein elle-même ne rapproche pas les deux vécus. Tout au plus relève-t-elle qu’en raison de la maladie, elle, qui a toujours été une fille obéissante, (p. 78), se comporte de moins en moins comme la patiente idéale (p. 124).

36Au cours de son traitement, Epstein se rend compte de sa tendance à prendre des notes pour accepter la réalité (p. 16, 36) mais aussi à interviewer le personnel soignant pour retrouver une forme d’agentivité (p. 18). Dans son livre précédent sur sa thérapie, elle expliquait déjà ce mécanisme :

Il m’a fallu plusieurs années d’analyse pour comprendre ce mécanisme psychologique que j’employais pour gérer les traumatismes : écrire les choses était, pour moi, une façon d’enregistrer et de refuser d’absorber la réalité des connaissances qui me submergeaient. C’était une forme d’autoprotection et de report jusqu’à ce que je sois assez forte pour absorber la réalité d’une expérience14.

37Comme Rubinstein, mais aussi différemment, la survie débouche sur une meilleure connaissance des paradoxes de sa propre écriture, entre emprisonnement et libération, censure et liberté15.

*

38Il se pourrait que la silenciation des femmes – si bien décrite par Michelle Perrot – prédispose celles-ci à étudier le poids et les effets du silence car si les survivants de la Shoah ont parlé, ils se sont aussi toujours tus et ces non-dits ont eu des effets sur leurs enfants, qu’ils s’agissent des petits garçons ou des petites filles. Rompre le silence est donc à la fois très difficile et capital pour les enfants de victimes de la Shoah. Dans les années 1970, Murray Bowen, le pionnier de la thérapie familiale expliquait qu’au sein d’une famille, les individus devaient parvenir à fonctionner de manière autonome. Cette notion de « différenciation du soi » reste à l’horizon de nombreuses études médicales consacrées aux familles marquées par la Shoah car elles ont tendance à connaître des relations particulièrement fusionnelles.

39Rompre le silence, parvenir à se différencier de ses parents, c’est tourner le dos à la fois au rejet et à l’identification avec le vécu de ses parents. Cela est particulièrement visible dans les récits de survie rédigés par Epstein et Rubinstein : même après avoir côtoyé la mort, celles-ci rejettent l’identification avec les parents victimes de la Shoah, la condition de victime n’est pas désirable (Epstein, 2018, p. 111-112). En revanche, des liens entre des traumatismes et des silences sont faits, dans le respect des différences de nature et d’intensité, comme ont pu le faire aussi des autrices victimes d’inceste (Sinno, 2023) ou de viols (Brison, [2002] 2023).