Colloques en ligne

Nelly Wolf

Récits de filles cachées (Sarah Kofman, Régine Robin, Esther Orner)

Hidden Girls Stories (Sarah Kofman, Régine Robin, Esther Orner)

1Les récits d’enfants cachés sont devenus une part importante des archives de la Shoah. Un travail de typologie appliqué à ce corpus a déjà été entrepris (Nysenholc, 2014). Afin de poursuivre cet effort nous proposons ici une brève étude comparative de quelques récits de filles cachées. Nous avons à cet effet retenu les titres suivants : Rue Orderner, Rue Labat de Sarah Kofman (1994), Gratok de Régine Robin (1995), Autobiographie de personne et Petite Biographie pour un rêve d’Esther Orner1. Outre la dimension féminine, ces textes ont en commun de s’inscrire, au-delà du témoignage, dans la perspective d’une écriture littéraire. Ils diffèrent cependant par leur mode énonciatif et leur statut générique. Le récit de Kofman est une autobiographie. Celui de Robin est une courte nouvelle où l’autrice utilise la troisième personne pour désigner le personnage qui la représente. Les deux textes d’Orner sont sous-titrés « roman », même si les titres mentionnent d’autres genres, l’autobiographie et la biographie. De fait, le dispositif adopté par Orner est complexe. Autobiographie de personne prête la parole à une rescapée des camps, qui insère dans son récit l’histoire de sa fille, cachée dans un village pendant la guerre. Cette séquence est à nouveau racontée dans Petite biographie pour un rêve qui évoque, à la troisième personne, la vie d’une femme dont les parents furent déportés et qui, enfant, vécut cachée dans un village pendant la guerre. Bien que tous les détails rapportés soient empruntés à la vie d’Esther Orner, l’autrice met à distance l’écriture autobiographique en pratiquant, entre autres, l’effacement énonciatif ou le floutage des ancrages spatio-temporels2. Le récit est une ultime cachette.

Recompositions familiales

2Après la rafle du 16 juillet 1942 et la déportation de leur père, les enfants Kofman sont mis à l’abri en province (Kofman, 1994, p. 29). Ne supportant pas la séparation, Sarah revient à Paris auprès de sa mère. L’une et l’autre seront hébergées rue Labat par une femme non-juive, dont le prénom est Claire mais qui demande à être appelée « mémé » (p. 47). Lors de l’arrestation de son père, Sarah Kofman approche de ses huit ans. À la Libération, elle a dix ans.

3Gratok raconte un épisode autobiographique vécu à la fin de la guerre, quand « [a]u début de l’année 1944 » (Robin, [1995] 1996, p. 71), Régine Robin et sa mère durent se cacher, avec d’autres Juifs, dans un garage désaffecté au fond d’un terrain vague. La fillette, âgée de quatre ans, est confiée pendant la journée à la garde de Juliette.

4Le récit d’Esther Orner se résume à une trame simple. Face aux risques croissants d’arrestation et de déportation, les parents de la narratrice confient leur fille à un couple sans enfant demeurant dans une grande maison à la campagne. À l’issue de la guerre, la fille retrouve sa mère, revenue des camps, mais pas son père, mort en déportation. Esther Orner effaçant les repères aussi bien temporels que géographiques, il est difficile de dater ses récits. Celui de sa cachette se déroule environ entre la cinquième et la septième année de l’enfant (1942-1944). Elle a huit ans quand sa mère rentre de déportation. Cela dit, ces récits ne se limitent pas à l’enfance et aux années de guerre ; ils suivent les personnages après la guerre, et parfois bien au-delà, jusqu’à leur âge mûr.

5Si l’âge des enfants varie, recouvrant une expérience, un rapport aux événements et une mémoire différente, beaucoup d’éléments sont communs aux trois récits. Ils relèvent pour la plupart des stéréotypes du récit d’enfance (description de jeux et de jouets, scènes scolaires). Certains éléments sont déclinés au féminin (poupées, amies, école de filles). La normalité de ces stéréotypes contraste avec l’anormalité de l’enfance juive confrontée à des menaces mortelles. La dissonance entre les deux trames narratives confère souvent aux récits d’enfants cachés la tonalité du conte cruel.

6L’absence du père et la dispersion de la fratrie entraînent la recomposition de la famille juive autour d’un noyau féminin constitué par la mère et la fille. Ce duo se forme pendant la guerre (Kofman, Robin) ou à l’issue du conflit (Orner). Chez Kofman et Orner, les pères déportés périssent à Auschwitz, tandis que le père de Régine Robin, prisonnier dans un Stalag, revient à la fin de la guerre. Le frère de Régine est absent, ainsi que les trois frères de Sarah, mis à l’abri, avec les deux autres sœurs dans différents refuges. Si les mères de Régine Robin et de Sarah Kofman sont cachées avec leur fille, la mère d’Autobiographie de personne (Orner), déportée en même temps que son mari, est également absente. C’est donc après la guerre que la fillette, enfant unique, reste seule avec sa mère.

7Toutes ces filles réalisent donc, consciemment ou inconsciemment, un désir infantile : avoir sa mère pour soi toute seule (Kofman, 1994, p. 34), alors même que cette satisfaction infantile est entourée de circonstances tragiques et menaçantes, et que, pour la mère, rescapée des rafles ou des camps, elle est source d’angoisse, de terreurs ou d’affliction, car il lui faudrait abandonner sa fille pour la sauver. Par ses pleurs, ses vomissements, ses fugues, Sarah Kofman oppose une résistance spectaculaire aux tentatives qui sont faites pour la mettre en sécurité, contraignant sa mère à capituler et à la reprendre avec elle.

8Dans les trois récits, le père, absent ou mort, est idéalisé. Dans Gratok, la fillette rêve de « le retrouver au bout du monde » (Robin, [1995] 1996, p. 73). Sarah Kofman sublime le souvenir paternel. La narratrice d’Autobiographie de personne sait que sa fille ne lui a pas pardonné d’être revenue seule. « Elle adorait son père » (Orner, 1999, p. 48).

L’autre femme

9Sur cette toile de fond apparaît une figure récurrente : « l’autre femme » (Kofman, 1994, p. 53), à qui la fille est confiée. Cette mère de substitution, qui n’est pas juive, devient un modèle d’identification féminine, détache l’enfant de sa matrice biologique et culturelle, et initie la fillette à la sexualité.

10La substitution est variable, totale ou partielle, étendue ou restreinte, selon que l’autre femme s’occupe de l’enfant à la place de sa mère ou en alternance avec celle-ci, selon qu’elle assume seule la garde de l’enfant ou la partage avec un tiers, en l’occurrence un conjoint. La situation décrite par Sarah Kofman évolue vers le paradoxe déchirant d’une absence in praesentia. La mère et l’enfant sont hébergées ensemble par « la dame de la rue Labat » (Kofman, 1994, p. 39). Si au début, Sarah continue de « vivre avec [s]a mère » (p. 43), elle passe rapidement sous l’autorité de mémé, laissant Mme Kofman assister, impuissante, à sa propre destitution : « […] ma mère […] dans la pièce à côté, ne participait en rien à notre vie » (p. 59)3.

11La « petite » de la nouvelle de Régine Robin est confiée « tous les jours », (Robin, [1995] 1996, p. 73) à Juliette, laquelle l’héberge également la nuit lorsque le danger s’accroit. La fillette de la trilogie mémorielle d’Esther Orner est recueillie par un ménage. Notons cependant que l’évocation du personnage féminin du couple est plus développée que celle de l’homme. Seule, la mère d’accueil est singularisée par un prénom et une initiale de nom de famille, Maria A., et des parties de sa biographie sont dévoilées (Orner, 2003, chap. 14). Elle intervient aussi systématiquement dans l’éducation de l’enfant, à laquelle elle transmet des règles de vie et des jugements de valeur. Le père d’accueil demeure anonyme. Les visites hebdomadaires des parents cessent après leur arrestation. La fillette est alors entièrement à la charge de sa famille d’accueil.

12Les motivations des adultes secourables diffèrent d’une histoire à l’autre. Juliette offre ses services contre rémunération, « moyennant une somme modeste » (Robin, [1995] 1996, p. 73). Maria A. et son conjoint répondent aux sollicitations d’un réseau de résistance (Orner, 2003, p. 17-18). Quant à mémé, elle semble agir par sympathie (Kofman, 1994, p. 39-40). L’enfant cachée est l’objet de transactions financières, politiques, affectives qui sont contractées entre adultes.

13Notons, enfin, que tous ces substituts féminins se distinguent entre eux par l’âge et le rang générationnel. Juliette paraît être une jeune femme, occupant auprès de l’enfant une position de sœur aînée ou de jeune tante (on pense à la jeune tante que Perec évoque dans W ou le souvenir d’enfance). La « dame de la rue Labat », veuve et mère d’un fils adulte lui-même déjà marié, appartient à la génération des grands-parents, ce qu’elle confirme en exigeant d’être appelée « mémé » par Sarah (Kofman, 1994, p. 47). En revanche, sur l’échelle générationnelle, Maria A. et son conjoint, adultes sans enfant, ont un authentique rang parental. La fillette passe pour la fille de la sœur de Maria et s’adresse à la « dame » et au « monsieur » en les appelant « mon oncle » et « ma tante » (Orner, 2003, p. 76).

14La nécessité de masquer l’identité de l’enfant et l’instauration d’une filiation fictive entraîne un désordre généalogique. Au roman familial spontané de l’enfant se rajoute une fiction construite par les adultes. S’entrecroisent ainsi, chez Orner, la « vraie tante », la « vraie famille » (Orner, 2003, p. 27-28), et l’autre tante, l’autre famille, que l’on ne peut qualifier de fausses, mais qui ne sont pourtant pas les vraies ; et de toute manière l’autre tante ne remplace pas la vraie tante, mais la vraie mère : « […] donc plus qu’une tante, une deuxième mère » (Orner, 1999, p. 67). Dans ces conditions, de qui la fillette est-elle la nièce ? Et de qui, la fille ? La confusion est portée à son comble, dans le récit de Sarah Kofman, en raison des équivoques entretenues par « la dame de la rue Labat ». Celle-ci se désigne comme grand-mère, se substitue à la mère, et se comporte en séductrice.

15Une caractéristique commune réunit ces trois récits : le portrait avantageux de « l’autre femme ». Beauté, prestance physique, élégance la signalent, qu’il s’agisse de « la belle Juliette » (Robin, [1995] 1996, p. 73), de Maria qui, faisant preuve d’un « grand sens de l’esthétique », s’habille avec goût, (Orner, 2003, p. 44), ou de la « très belle » dame de la rue Labat qui, en tenue de « grand deuil », frappe la petite Juive par « la blondeur de ses cheveux et la douceur mélancolique de ses yeux bleus » (Kofman, 1994, p. 40 et p. 44-45). Un éventail de stéréotypes féminins se déploie. L’une est « très maquillée », « rieuse, tonique » (Robin, [1995] 1996, p. 74) ; l’autre est « vive et gaie » (Orner, 2003, p. 46) ; la troisième, douce, affectueuse, tendre, « calme et souriante » (Kofman, 1994, p. 52) sait aussi, certains jours, prendre « grand soin de sa toilette et de son maquillage (p. 49). En même temps, les trois femmes représentent des modèles d’émancipation. Toutes entretiennent des liaisons hors mariage. Divorcée, Maria A. n’a pas officialisé son union avec « l’oncle », lui-même divorcé. Veuve, mémé a un ami venant « à peu près une fois par semaine dîner et passer la nuit avec elle » (Kofman, 1994, p. 49). Quant à Juliette, qui trinque avec Maurice Chevalier et invite dans son appartement des « messieurs en uniforme » (Robin, [1995] 1996, p. 75), on l’imagine de mœurs assez libres.

16Par ailleurs, toutes ces femmes travaillent. Certes, on ne sait pas trop quel métier exerce Juliette et, là encore, on peut imaginer qu’à côté de son emploi de baby-sitter, elle tire ses revenus d’activités commerciales plus ou moins recommandables. Mais la « dame de la rue Labat » dirige une petite imprimerie (Kofman, 1994, p. 48) et la « tante » d’Esther Orner un salon de coiffure. Cette dernière cumule, selon la narratrice, les « travaux dits masculins » et les siens propres (Orner, 2003, p. 45). Pour la fille juive, cette femme secourable, qui cumule les attributs de la féminité et de la modernité, incarne l’altérité de la belle shikse, modèle à la fois envié et redouté.

17Le monde de l’enfant se scinde en deux univers que tout oppose. Dans l’un, on mange à sa faim, on jouit d’espace et de liberté, on a affaire à des adultes disponibles, on partage des moments de sociabilité ; dans l’autre, tout est problématique : la nourriture, le mouvement, la parole, la sécurité, les voisins, la famille. Dans le garage abandonné de Belleville où s’entassent sept personnes, la fillette, dont le périmètre de jeux et d’intimité se réduit à son petit pot, apprend à pleurer et à tousser « en dedans ». Par contraste, « [c]hez Juliette, on riait, on s’amusait, on chantait, on mangeait à sa faim » (Robin, [1995] 1996, p. 75). On va au guignol des buttes Chaumont, aux Folies Belleville, on apprend à chanter et on peut chanter tout haut. Même antithèse chez Esther Orner. L’enfant quitte « un deux-pièces cuisine » où elle et les siens « vivaient tous les uns sur les autres » (Orner, 2003, p. 17) pour une grande maison où elle a sa chambre, où on mange des œufs frais et de temps à autre, une poule ou un lapin (p. 26). Elle va à l’école, a des amies, participe aux fêtes de famille. Le titre du livre de Sarah Kofman résume à lui seul cette profonde dichotomie. Il y a la rue Ordener, lieu de l’arrestation du père, de la traque, de l’angoisse et de la rafle, adresse bientôt mise sous scellés, et il y a la rue Labat, refuge pourvu de ressources alimentaires et affectives.

18Le nouveau monde s’ordonne autour de la nouvelle femme. Par comparaison, l’image de la mère biologique se dégrade. Associée à un espace « [f]roid, lugubre, sombre » (Robin, [1995] 1996, p. 26), parlant mal la langue du pays, vivant dans la clandestinité, estampillée par l’étoile jaune, limitée dans sa liberté de mouvement, peinant à assurer le ravitaillement des siens, redoutant la dénonciation et l’arrestation, occupée à lutter pour sa survie et celle de ses enfants, elle ne parvient plus à incarner, aux yeux de sa fille, les vertus traditionnelles de la mère nourricière, protectrice et consolatrice ni à constituer un modèle féminin enviable et digne d’être imité. Mieux qu’elle, c’est l’autre femme qui remplit ce rôle. « J’étais jeune et déjà fichue » constate la mère d’Autobiographie de personne (Orner, 1999, p. 44), faisant allusion à son état physique et psychique à son retour des camps4. Le livre de Kofman expose la violence et la cruauté de ce conflit de loyauté. La confrontation des éthos féminins conduit à l’irréparable déchirure entre la mère et la fille. Une scène résume les autres (Kofman, 1994, p. 51-52). Opérée des amygdales, Sarah se réveille entre sa mère et mémé. L’une parle très fort, exhale sa plainte en yiddish. L’autre, calme et souriante, parvient à consoler l’enfant. Ce jour-là, Sarah s’éloigne de sa mère juive, surprotectrice mais impuissante ; elle s’attache à « l’autre femme », à ces qualités si françaises de mesure et de pondération dont elle a pu mesurer l’efficacité.

19La femme de substitution joue un rôle central dans la problématique de l’abandon qui structure le souvenir d’enfance. Pour l’enfant, quelles que soient ses capacités de rationalisation, les tentatives de le mettre à l’abri sont des mesures d’abandon. Certaines histoires ressemblent aux contes cruels du répertoire traditionnel. Sarah Kofman a résisté à plusieurs tentatives de placement. Tel un Petit Poucet, elle revient toujours au domicile parental. Arrive un moment où, imaginairement, elle prend l’initiative de la séparation : « […] je me détache de ma mère et m’attache de plus en plus à l’autre femme » (p. 53). Après la guerre, Sarah s’enfuit du foyer maternel afin de retourner chez mémé.

20L’abandon est un leitmotiv chez Orner. La mère observe le symptôme abandonnique chez sa fille : « Elle a été abandonnée, si on peut dire, à l’âge de cinq ans » (Orner, 1999, p. 48). Conduite chez des étrangers, l’enfant retourne le syndrome en prenant l’initiative de l’abandon ; elle se plaît dans la grande maison et décide d’y rester, abandonnant ses parents avant qu’ils ne l’abandonnent (p. 143). Après la guerre, elle reproche à sa mère d’être revenue de déportation sans son père : « Pourquoi l’a-t-elle abandonné ? » (Orner, 2003, p. 84). À 13 ans, elle émigre seule en Israël, quittant à la fois sa mère et sa famille d’accueil : « Elle les avait abandonnés » (p. 28).

Fractures linguistiques

21Le séjour auprès de l’autre femme structure un rapport aux langues. Ainsi, la scène linguistique de Gratok renvoie à un monde coupé en deux. Le yiddish, langue de la tendresse maternelle (Robin, [1995] 1996, p. 76) est paradoxalement marqué par la mort. C’est la langue du garage, la langue qu’il faut taire parce qu’elle expose au danger, la langue dans laquelle sont morts les membres de la famille assassinés en Pologne. Chez Juliette, l’enfant entend parler l’allemand et perçoit sa parenté avec le yiddish. « Il y avait parfois autour de la table des messieurs en uniforme avec des grosses bottes qui se parlaient entre eux dans une langue qu’elle semblait comprendre » (p. 75). L’enfant n’est en mesure d’identifier ni la langue ni ses locuteurs avec la nation qui la persécute, mais à travers l’étrange familiarité qu’elle perçoit, une menace s’est insinuée. À l’opposé, existe le français, langue du salut, de la survie, de la vie. C’est la langue de Juliette, qui d’ailleurs est « tonique », comme un accent. Justement, la narratrice apprend à se défaire de son « accent d’Europe centrale » (p. 74-75). Elle choisit la vie. « Plus tard, je parlerai français, comme Juliette ! » (p. 77). Entre la langue de vie et la langue de mort s’interpose la langue unique que l’enfant invente pour parler à son ours Gratok et relier les deux mondes.

22Chez Esther Orner, le surgissement de l’allemand provoque une tension extrême, car cette langue est la langue maternelle de l’enfant5. Vers la fin de la guerre, un soldat se présente au salon de coiffure de la « tante ». Il réclame une coupe de cheveux, en allemand.

La petite fille était seule dans le salon de coiffure. À l’avant de la maison. Et le soldat parlait la langue qu’elle avait été sommée d’oublier. Elle allait lui répondre. Enfin, elle avait avec qui parler. La langue venait de resurgir. Elle s’est ravisée à temps. Et elle lui a souri en lui parlant dans la langue du village. Il essayait de se faire comprendre. Elle répondait par geste. Lui dire qu’il ne bouge pas qu’elle allait chercher sa mère. Et elle s’est enfuie jusqu’au soir. Aux alentours de la ferme cachée par de gros arbres touffus. Là elle s’est cachée. Personne ne l’a vue. Elle a tremblé pendant des heures. […]. (Orner, 2003, p. 82)

23Une nostalgie profonde et un danger mortel sont attachés à la langue qui relie à l’origine et trahit l’origine. Un enfant à peine arrivé à l’âge de raison doit, par ses propres moyens, comprendre qu’il risque sa vie s’il commet une erreur de langage ; seul, il doit décider de renoncer à la jouissance de la langue maternelle et seul il lui faut prendre soin de sa propre survie. Plusieurs traits énonciatifs traduisent la panique psychique provoquée par cette série d’injonctions. On note la démultiplication de la présence verbale de la cachette : l’enfant déjà cachée va se cacher dans une ferme cachée. On observe le tremblement qui saisit la fillette. On note enfin qu’un lapsus substitue la fausse mère à la fausse tante ; sans qu’on sache si l’erreur de scénario est imputable au personnage enfant ou à la narratrice adulte, on peut penser que ce lapsus lui-même a pour fonction de rappeler la vulnérabilité du sujet infantile et les limites de sa capacité à maintenir une séparation étanche entre les versions fictive et imaginaire de sa vie ; en l’occurrence, si la fabulation linguistique a été maintenue sans faille, la fabulation généalogique a été invalidée.

24Devenue adulte, Robin reproduit cette tripartition linguistique. Elle s’exprime dans « la langue de Juliette », traduit la littérature yiddish en français et cherche, en tant qu’écrivaine, à « retrouver cette langue inventée pour Gratok » (Robin, [1995] 1996, p. 80). Esther Orner, quant à elle, choisira d’écrire dans la langue où elle a été sauvée6.

La confrontation à la sexualité

25Autre trait typologique important : ces récits de filles cachées contiennent tous une scène d’exposition sexuelle agencée par le substitut maternel. Sujette à tabou dans les relations entre mère et fille, la sexualité adulte s’introduit dans la relation subsidiaire.

26Quels sont, par exemple, aux Folies Belleville, les spectacles auxquels assiste, sous la tutelle de Juliette, la toute petite fille de Gratok ? Régine Robin se souvient des jongleurs, des magiciens, et des chanteurs. Elle ne mentionne pas les danses, qui pourtant figuraient au programme des cafés-concerts. Pendant l’Occupation, sous prétexte de célébrer l’esprit gaulois, le répertoire de la Belle Époque est remis à l’honneur (Kalifa, 2018). Les soldats allemands se pressaient dans les salles parisiennes, émoustillés par les sous-entendus grivois des chansons, la gestuelle suggestive des chorégraphies. Et la petite fille de cinq ans, que vit-elle ? Qu’entendit-elle ? Que comprit-elle de ces allusions à la vie amoureuse des grandes personnes ?

27Dans Petite biographie pour un rêve (Orner, 2003, p. 45-46), Maria A. éclaire la fillette sur les spécificités du genre masculin :

[…] elle fulminait contre la paresse et l’infidélité du sexe fort. Elle dit même un jour à la petite fille plus grande mais loin d’être une femme qu’il n’y avait que le ventre pour retenir un homme chez lui. Elle demanda des explications. Leur faire de la bonne cuisine. Et ajouta d’un air entendu que la petite fille ne sut pas déchiffrer – il n’y a pas que ça et ma foi qu’ils prennent de l’appétit à l’extérieur et reviennent chez eux. (ibid.)

28Le discours de la « tante » relève d’un bricolage éducatif. Cherchant tout à la fois à respecter les convenances et à instruire la fillette, Maria A. mélange le dit et le non-dit ; alors que ni les organes génitaux ni la sexualité ne sont jamais désignés, ils sont implicitement assimilés aux organes digestifs. Une telle énigme éveille la curiosité de l’enfant, mais aussi son malaise. Comme le souligne la narratrice, elle est loin d’être une femme et n’a pas les capacités de décrypter l’usage à la fois métaphorique et métonymique du mot « ventre »7.

29Sarah Kofman quant à elle est exposée à la sensualité ambiguë de mémé. Son style tactile, ses « câlineries » (Kofman, 1994, p. 49), ses manifestations de tendresse et d’affection tranchent avec la retenue physique de la mère et contribuent à discréditer celle-ci. La situation est jugée « malsaine » par la mère de la narratrice, que tant d’exubérance émotionnelle irrite (ibid.) ; rétrospectivement, le doute s’empare de la narratrice elle-même : « Pourquoi m’embrassait-elle si souvent ? » (ibid.). D’autres faits, plus troublants, suggèrent un scénario de séduction. Mémé a « l’habitude de se promener dans l’appartement en pyjama, poitrine découverte […] » ; Sarah est « fascinée par ses seins nus » (p. 66). Au retour d’une réunion de famille en banlieue, ayant raté le dernier métro, mémé et Sarah doivent passer une nuit à l’hôtel, dans la même chambre, le même lit. La description de l’épisode emprunte au registre de la scène de défloration. La fillette à la fois « soulagée » et « inquiète » attend que mémé ait fini de se déshabiller derrière un grand paravent, guettant avec curiosité son « apparition » (p. 65). De cette « nuit aux Gobelins », il ne lui « reste aucun souvenir, si ce n’est celui de cette scène de déshabillage derrière le paravent ». « J’étais tout simplement heureuse », conclut-elle (p. 66). Beaucoup de détails, dans ce passage, font penser à un épisode d’abus sexuel : le mélange d’inquiétude et de curiosité, l’oblitération du souvenir. Le sentiment de plénitude invoqué à la fin exprime la soumission de l’enfant au désir de l’adulte. Après la guerre, la fillette et la femme partagent à nouveau le même lit. « Nos retrouvailles furent idylliques » (p. 79). « Me sentir si près d’elle me mettait dans un “drôle” d’état. J’avais chaud, j’avais soif, je rougissais » (p. 80). Le champ sémantique de l’émoi amoureux s’impose ici. À travers lui, c’est la littérature sentimentale du XVIIIsiècle qui résonne.

*

30Pour finir, se pose la question de l’ambivalence. Dans de nombreux cas, des liens d’affection profonde et durable se sont établis entre les enfants et les parents d’accueil qui les ont sauvés en se mettant eux-mêmes en danger. Beaucoup ont reçu le titre de Justes parmi les nations. Les textes que nous étudions témoignent de cette réalité. L’amour pouvait cependant cohabiter avec le préjugé. Le sauvetage des enfants juifs entraînait un camouflage identitaire impliquant fût-ce à titre provisoire un renoncement à la culture et aux traditions juives et l’adoption des comportements et rituels de la société majoritaire : aller au catéchisme, être baptisé, manger de la nourriture non cachère. Ces mesures prises pour sauver l’enfant masquaient parfois de la part des familles et des institutions d’accueil une ambivalence à l’égard de la judéité de l’enfant juif. Dans les textes d’Orner et Kofman, la critique de la cacheroute cristallise cette ambivalence tout en l’inscrivant dans une dimension genrée. Maria A. « est très fière de sa cuisine et méprise les règles alimentaires suivies par la mère de la petite fille » (Orner, 2003, p. 77). La « dame de la rue Labat » qui confectionne des « petits plats raffinés » (Kofman, 1994, p. 51) et soigne particulièrement sa table lorsqu’elle reçoit son ami Paul, jugeant « pernicieuse pour la santé » (p. 48) la nourriture cachère préparée par Mme Kofman, impose à Sarah un nouveau régime alimentaire à base de viande de cheval crue. Les compétences culinaires définissent le rôle traditionnel de la femme qui nourrit ses enfants et pourvoit aux repas de son mari. C’est aussi ce qui se transmet de mère en fille. Le rejet de la cacheroute recouvre un déni de la judéité de l’enfant et de sa filiation biologique. En substituant aux repas cachère une cuisine « maison », la mère d’accueil remplace imaginairement la mère naturelle et réengendre la cellule familiale. Dans le récit d’Esther Orner, la « tante » – qui, on s’en souvient, professe qu’on tient les hommes par le ventre – séduit le père de la fillette en lui faisant des steaks frites, un mets que ce dernier apprécie (Orner, 2003, p. 76). Partageant leur dîner hebdomadaire, Sarah devient la fille fantasmée de Paul et de mémé.

31Les enfants cachés, filles et garçons, ont subi des traumatismes semblables. Ils et elles ont vécu dans la clandestinité, masqués sous une fausse identité, inscrits dans une généalogie fictive. Ils et elles ont eu peur de se trahir et d’être dénoncés, se sont cru abandonnés, ont connu des conflits de loyauté. En revanche des différences essentielles les ont séparés. Les filles n’ont pas eu à craindre que leur circoncision soit découverte. Mais c’est à leur place de filles qu’elles ont traversé ces épreuves et c’est leur place de fille qui a été affectée par cette épisode. Le dédoublement de la relation mère-fille subsume et éclaire les enjeux genrés des récits de filles cachées.