Signora Auschwitz : Edith Bruck et le travail du témoignage
1En Italie, les femmes ont occupé dès l’immédiat après-guerre une place majeure dans le champ testimonial de la Shoah1. Si, entre 1945 et 1948, les témoignages des déportés (hommes et femmes) juifs sont peu nombreux au regard de ceux des déportés politiques (sept sur un total de vingt-neuf selon les chiffres avancés par Ruffini, 2020, §12), il est à relever que sur les sept livres centrés sur l’expérience d’Auschwitz (parmi lesquels le célèbre Se questo è un’uomo de Primo Levi), cinq ont été écrits par six femmes : Frida Misul (1946), Pelagia Lewinska, Luciana Nissim (1946, qui publient ensemble), Giuliana Tedeschi (1946), Alba Valech Capozzi (1946) et Liana Millu (1947). C’est donc bien « grâce à la voix des femmes que cette expérience [est devenue] récit » pour la première fois, comme le souligne Ruffini (2020, §12).
2Ce n’est toutefois pas à cette première vague d’écrits féminins sur la Shoah qu’appartient Edith Bruck, née Steinschreiber en 1931. Déportée à l’âge de douze ans de son village natal de Tiszabercel, en Hongrie orientale, d’abord à Auschwitz puis dans cinq autres camps, Edith Bruck errait encore dans une Europe dévastée tandis que rentrées en Italie, Giuliana Tedeschi et Liana Millu publiaient respectivement Questo povero corpo et Il fumo di Birkenau. Après avoir tenté, sans succès, de s’installer dans le nouvel État d’Israël, qui considérait avec méfiance celles et ceux « qui s’étaient fait parquer comme des moutons et emmener à l’abattoir [che si erano fatti recintare come pecore e portare al macello] » (Bruck, [1999] 2015, p. 34 ; Bruck, [1999] 2023, p. 39), Edith Bruck finit par s’établir en Italie en 1954, à l’âge de 23 ans. Elle y rencontra son mari le poète Nelo Risi, frère du réalisateur Dino Risi, et publia en 1959, en italien, son premier livre : Chi ti ama così, qui retrace à la fois sa déportation, son expérience des camps et les premières années d’errance, géographique et existentielle, d’après-guerre. C’est dans cette langue qu’Edith Bruck a continué d’écrire, et qu’elle est (de plus en plus) lue : son dernier récit, Il Pane perduto, qui reprend et prolonge l’expérience racontée dans l’ouvrage de 1959, a été récompensé par le prestigieux Premio Strega Giovani en 2021.
3Si Edith Bruck s’est imposée au fil des années comme l’une des figures italiennes les plus importantes de la littérature de la Shoah, ce n’est pas seulement en raison de sa riche production littéraire (qui commence du reste seulement d’être traduite en français2) : c’est aussi parce qu’elle a inlassablement parcouru les écoles, collèges et lycées pour témoigner de la barbarie nazie, raconter ce qu’elle et les siens ont vécu et ce qu’on les aura à jamais empêché de vivre. Elle a ainsi incarné, aux yeux de nombreux jeunes Italiens, la mémoire de la Shoah, donné corps et voix à une page d’histoire. Cette incarnation, on l’oublie parfois, a un prix pour le témoin : l’épuisement qu’imposent ces déplacements à partir d’un certain âge ; la lassitude d’avoir à répondre à des questions qui sont souvent les mêmes ; la confrontation à l’ignorance, l’incompréhension, quand ce n’est pas l’indifférence, voire l’agacement, des jeunes générations… bref, tout ce que l’on peut appeler, avec Philippe Mesnard, « la fatigue testimoniale » (Mesnard, [2011] 2019, p. 737). Primo Levi, qu’Edith Bruck appelle affectueusement son « frère-ami du Lager [amico fratello di Lager] » (Bruck, [1999] 2015, p. 47 ; Bruck, [1999] 2023, p. 68), en avait donné des signes manifestes dès les années 1970, estimant être devenu « un “rescapé professionnel”, presque un mercenaire… » (Levi, [1986] 1998, p. 251). Edith Bruck, dans son récit publié en 1999 et intitulé Signora Auschwitz (« Madame Auschwitz », c’est ainsi que l’avait appelée l’élève d’une école où Edith Bruck avait donné une conférence), rend compte elle aussi de la fatigue du témoin, qui l’a submergée au point de la décider à renoncer, au moins un temps, à sa mission devenue fardeau.
4Si le témoignage sur la condition du témoin n’est évidemment pas l’apanage des femmes, on peut cependant être sensible à la manière dont Edith Bruck traite le sujet dans son livre en l’associant d’une part à l’expérience de souffrance corporelle d’un corps explicitement féminin et d’autre part en l’inscrivant dans un réseau d’images en lien avec la maternité et avec la figure de sa propre mère, gazée à Auschwitz dès son arrivée. Autrement dit, ce sont une expérience et une écriture genrées de l’être-témoin qui s’y donnent à lire, Edith Bruck ne se contentant pas de dire d’où elle parle (une expérience féminine située), mais aussi avec et contre quoi elle parle : d’une part, son corps de femme qui a traversé les âges, qui porte les traces de la violence d’Auschwitz et n’aura enfanté que des créatures de papier (des livres, pourtant ô combien vivants, parce que finalement vitaux pour leur autrice) ; d’autre part, sa propre mère, avec qui elle entretient, par-delà la mort, des rapports aussi fort qu’ambivalents.
Celle qui reste : le devoir de témoigner
5Dans son récit qui se présente comme une longue réponse différée à la lettre que lui a écrite Laura, une lycéenne profondément marquée par la conférence qu’était venue donner Edith Bruck dans sa classe, l’autrice de Signora Auschwitz met d’emblée l’accent sur « le piège du devoir [[nel]la trappola del dovere] » (Bruck, [1999] 2015, p. 44 ; Bruck, [1999] 2023, p. 61) dans lequel elle se sent enfermée. Sa qualité de témoin, qu’elle porte habituellement comme un vêtement (voire une armure) « taill[é] sur mesure [su misura] » (p. 24 ; p. 17), « presque à la façon d’un soldat animé par le devoir [quasi fossi un soldato animato di dovere] » (ibid.) finit par lui apparaître comme « une camisole de force [una camicia di forza] » (p. 24 ; p. 19) qui, toujours plus serrée, menace de l’étouffer. La perspective de nouveaux déplacements dans les établissements scolaires constitue une épreuve, aussi bien physique que psychologique, qui l’angoisse et qu’elle compare à l’ascension de « l’Himalaya » (p. 28 ; p. 26), ou à une succession de « calvaires [calvari] » (p. 53 ; p. 80). La dimension sacrificielle connotée par cette dernière image est renforcée par la référence à « Jeanne d’Arc se dirigeant vers le bûcher [Giovanna d’Arco che si avvia al rogo] » (p. 24 ; p. 19) : ce n’est donc pas seulement de « don de la parole [Il dono della parola] » (sous-titre du livre dans la version originale italienne) dont il est question ici, mais bien de don de soi. Les références chrétiennes ne sauraient du reste masquer ce que recèle de propre aux rescapés juifs ce « sacrifice » (derrière lequel plane l’ombre de l’« holocauste », que vient renforcer l’image du bûcher) qui peut conduire jusqu’à la mort celle ou celui qui a survécu aux camps nazis. Ainsi, quand elle évoque le suicide de Primo Levi dans Lettre à ma mère, Edith Bruck s’interroge, de manière provocatrice mais néanmoins impitoyablement lucide : « Pour être lu davantage, l’écrivain témoin doit-il se suicider ? […] Se sponsoriser en offrant sa propre vie comme mémoire pour la mémoire3 ? » (Bruck, [1988] 2017, p. 69).
6Il existe donc un continuum douloureux entre le passé et le présent, l’expérience du témoignage venant en quelque sorte prolonger, ou rappeler, celle de la persécution nazie. Edith Bruck le souligne elle-même en associant, dans Signora Auschwitz, les « petits signets jaunes [i bigliettini gialli] » (Bruck, [1999] 2015, p. 28 ; Bruck, [1999] 2023, p. 26) qu’elle colle dans son agenda pour noter les engagements pris à la couleur de l’étoile qu’elle portait sur son « petit manteau élimé [cappottino liso] » d’adolescente en Hongrie (ibid.). La comparaison peut surprendre, voire choquer, mais elle exprime clairement ce sentiment d’être dépossédé de soi qui aura marqué tous les déportés et que l’écrivaine retrouve quand elle affirme n’avoir pas le « droit [diritto] » de se suicider (p. 47 ; p. 69) : sa vie ne lui appartient plus, précisément parce qu’elle a survécu. L’autrice affirme ainsi caresser « l’espoir de pouvoir conquérir une identité autre, hors de la cage où [elle s’est] enfermée toute seule, ou d’où l’on ne [l’]a pas fait sortir4 » (Bruck, [1999] 2015, p. 36). À cela s’ajoute qu’il arrive que les élèves qu’Edith Bruck rencontre réactivent les spectres du passé, par leurs questions « aux relents antisémites [dal sapore antisemita] » (Bruck, [1999] 2015, p. 42 ; Bruck, [1999] 2023, p. 57).
7Ce qui empêche toutefois Edith Bruck de renoncer définitivement à une telle épreuve, c’est la promesse qu’elle a faite à « tous les morts et mourants [tutti i morti e morenti] » (p. 23 ; p. 16) de réaliser leur souhait : « raconter, si [elle] survivai[t] [raccontare, se foss[e] sopravissuta] » (p. 23 ; p. 16-17). C’est ainsi que, lorsqu’elle décline une invitation à témoigner, elle est déchirée par le sentiment d’être « une traîtresse à la vie inutile. Une Madame Personne, pas même Auschwitz [« una traditrice, con una vita inutile. Una Signora Nessuno, neanche Auschwitz »] » (p. 29 ; p. 29). Elle sait pertinemment que si elle ne parle pas, l’expérience qu’elle et les siens ont vécue va tomber dans l’oubli, ou, pire, la négation ; que, en dernière instance, les morts auront souffert pour rien. Il suffit d’ailleurs, note-t-elle, d’avoir le sentiment d’éveiller dans un seul jeune esprit l’envie de rendre le monde meilleur – car de fait c’est bien cela qui anime Edith Bruck, au-delà d’un « devoir de mémoire » entendu comme culte du souvenir – pour lui donner la force de recommencer. Cependant, ces moments sont rares, et menacés par un autre élément qui constitue sans doute un trait propre à ce témoignage sur le témoignage qu’est Signora Auschwitz : l’impression « d’enlaidir [ces garçons et filles aux visages innocents], de les salir, avec le récit de [s]es expériences pleines de haine, de sang et de souffrance [di imbruttirli [quei ragazzi e ragazzine con le facce pulite], di sporcarli con le mie esperienze che sapevano di odio, di sangue e di sofferenza] » (p. 71 ; p. 119), de les empêcher de « croire librement en un futur digne d’être vécu [lasciarli sperare liberi in un futuro degno di essere vissuto] » (p. 71 ; p. 119). Cette attention à la réception du témoignage, ce soin des autres à qui l’on transmet un fardeau de souffrance, n’est pas si fréquent, et constitue en quelque sorte le pendant du respect de la promesse faite aux mourants. Il s’agit de respecter la dernière volonté de ceux qui ne sont plus, mais aussi de respecter les espoirs de ceux qui viennent après.
8Si l’expérience du témoignage est ainsi décrite dans toute sa complexité et profondeur par Edith Bruck, reste à savoir si elle comporte une dimension spécifiquement féminine. Réticente à l’idée d’établir des distinctions entre expérience masculine et expérience féminine des camps5, et battant même volontiers en brèche quelques idées reçues sur le sujet6, Edith Bruck ne semble pas non plus vouloir mettre en avant une condition de témoin genrée. Tout au plus souligne-t-elle son agacement quand on l’interroge sur « le sexe dans les Lager [Il sesso nei lager] » (Bruck, [1999] 2015, p. 29 ; [1999] 2023, p. 30) au motif que c’est un type de questions que l’on adresse de manière privilégiée aux femmes. Quand elle évoque dans son livre d’autres témoins, l’écrivaine ne s’attache pas à la différence de genre. Ainsi, cherchant à différencier son expérience de celle d’un ancien partisan, elle met l’accent sur la différence d’âge et les motifs de sa déportation, sans souligner qu’il est un homme et elle une femme7. Ailleurs, dans Lettre à ma mère, c’est son expérience de déracinée qu’elle met en avant face à un Levi bien ancré dans son Piémont natal, la pauvreté de sa famille et son goût de vivre par contraste avec l’origine bourgeoise et la mélancolie de son ami turinois (Bruck, [1988] 2017, p. 52 ; Bruck, [1988] 2022, p. 62). Pourtant, le féminin est bien présent dans Signora Auschwitz, Edith Bruck donnant à lire la « fatigue testimoniale » telle qu’elle s’exprime dans son corps, explicitement décrit comme un corps de femme.
Le corps féminin en souffrance
9Edith Bruck insiste d’autant plus dans Signora Auschwitz sur sa « fatigue de témoigner [stanchezza di testimoniare] » (Bruck, [1999] 2015, p. 62 ; Bruck, [1999] 2023, p. 99) qu’elle se sent doublement impuissante. D’une part, elle est incapable de mener à bien sa mission parce qu’elle doute de son efficacité et de son utilité, et que le doute, pas plus que dans la religion, n’est permis à celles et ceux qui entrent dans le témoignage comme dans les ordres8 ; d’autre part, elle est incapable d’y renoncer. Elle est ce témoin qui n’arrive plus à témoigner mais qui ne peut pas ne pas témoigner. Pour rendre compte de l’impossibilité à se défaire de cette tâche, elle recourt à des images fortes d’occupation non seulement de son esprit, mais aussi et surtout de son corps. Les symptômes physiques qu’elle évoque lorsqu’elle se rend dans les établissements scolaires – spasmes abdominaux, crampes à l’estomac, nausées – sont à cet égard révélateurs : Edith Bruck « retourne son passé en elle-même jusqu’à ce que son corps saturé en manifeste les stigmates » (Mesnard, 2015, p. 13).
10Au-delà cependant de cette image d’incorporation douloureuse du passé, ce qui frappe c’est bien entendu le rapprochement entre un état d’occupation de l’intérieur et la grossesse. Si dans un entretien récent, Edith Bruck affirme sans ambages être « enceinte d’Auschwitz », au sens où « ce mal, ce poison ne sort pas de [son] ventre » (Bruck à Armadeil, 2019, p. 32), le travail du témoignage – et le terme est ici à entendre également au sens qui est le sien lorsqu’on parle du travail de l’accouchement – est donné à lire dans Signora Auschwitz comme un travail sans fin. Inassimilable, Auschwitz est aussi inexpugnable :
Et qui a Auschwitz comme locataire dévastateur en soi, n’en n’accouchera jamais même par l’écriture ou la parole, au contraire il l’alimentera. Mais comment expulser, libérer son corps, de cet énorme fardeau.
Je croyais, je m’imaginais qu’avec chacun de mes livres aurait été expulsé un morceau de l’enfant-monstre conçu à Auschwitz. C’est sans doute pour cela que je ne les ai jamais aimés, jamais ouverts après qu’ils ont vu le jour en espérant qu’ils ne resteraient pas orphelins et qu’ils trouveraient des parents adoptifs9. (Bruck, [1999] 2015, p. 27)
11On remarquera que la métaphore de la grossesse éclaire d’une lumière nouvelle l’image classique, et paradoxalement masculine, de la « paternité » littéraire, les livres étant conçus comme autant d’enfants, ou créatures, nés de la plume de leurs auteurs. C’est de fait un double déplacement (à l’égard d’une conception du littéraire qui érige le masculin en neutre universel, mais aussi à l’égard d’une tradition qui veut qu’écrire « libère » celui ou celle qui écrit) qu’opère Edith Bruck lorsqu’elle assume la « maternité » d’ouvrages qui, pourtant, ne la délivrent en rien. De fait, non seulement l’enfant-monstre n’est pas expulsable (ce qui peut expliquer l’épuisement du témoin voué à parler encore et toujours), mais il se révèle encore insatiable : il se nourrit de tout ce qui l’environne, absorbant, tel un gigantesque trou noir ou un nouveau Moloch, « tous les autres maux de l’univers10 », du passé comme du présent. On peut voir là une référence au statut devenu paradigmatique d’Auschwitz dans la culture occidentale comme lieu du mal par excellence, mais aussi, plus concrètement, un écho à l’expérience même du témoignage telle que le conçoit Edith Bruck : l’occasion de réfléchir, avec (et parfois contre) les jeunes générations sur la violence, le racisme, les discriminations, le rapport au passé et à la mémoire. La rescapée porte Auschwitz à jamais en elle, un Auschwitz « vivant », qui grandit et se transforme au fil du temps.
12On notera également que se dessine en filigrane la figure de la « mauvaise mère », celle qui n’aime pas ses enfants-livres et cherche à s’en débarrasser, en les faisant adopter par ses lecteurs. Derrière l’image de la chaîne testimoniale, en vertu de laquelle le lecteur est amené à se faire lui-même témoin du témoin, c’est bien la question de la maternité en elle-même, au-delà de toute acception métaphorique, qui semble être posée : plus exactement, de la maternité à, ou après Auschwitz. Si Edith Bruck ne traite pas directement la question ici, elle le fait ailleurs, et notamment dans Lettre à ma mère, où elle affirme, avec ce ton provocateur dont elle se départit rarement, ne pas avoir eu d’enfants parce qu’elle n’aurait pas su comment leur parler d’Auschwitz. Elle aurait été « trop mère [troppo madre] », dit-elle, aurait « trop aimé [amato troppo] » ses enfants, en cherchant à les protéger (comme les élèves qu’elle rencontre dont elle souhaite préserver l’espoir en la vie), leur en aurait dit trop ou trop peu, trop tôt ou trop tard (Bruck, [1988] 2017, p. 18 ; [1988] 2022, p. 23 et 24). Sans forcer l’interprétation psychanalytique, on peut se demander si cette crainte d’être une mauvaise mère (mais qui en l’occurrence aimerait « trop » ses enfants, et non pas assez) ne trouve pas ici à s’exprimer de manière imagée dans le rapport aux livres, qui, précise-t-elle d’ailleurs dans ce même texte, ne sont pas des « œuvres de l’esprit [frutti mentali] » une « chose morte, en papier [una cosa morta di carta] », mais bien « une chose vivante et sacrée faite de sang et de chair [una cosa viva e sacra di sangue e carne] » (p. 45 ; p. 53).
13Que la métaphore de la grossesse ait à n’en pas douter une dimension polysémique est conforté par le fait que le thème de la maternité se décline également, dans Signora Auschwitz, d’une autre manière : par la référence, discrète mais bien présente, à la propre mère d’Edith Bruck.
Au nom de la mère
14Plusieurs témoignages féminins rendent compte de relations mères-filles durement mises à l’épreuve par la Shoah, la période de persécution et l’expérience du camp quand elle a été partagée : on pense notamment à Ruth Klüger ou Sarah Kofman ; l’on n’oubliera pas non plus qu’Anne Frank, dans son Journal, fait état de ses rapports difficiles avec sa mère lorsque la famille vivait cachée11. Si la littérature de la Shoah a sans aucun doute procédé à la reconfiguration de ce que Marianne Hirsch a nommé « l’intrigue mère-fille » (the Mother / Daughter Plot 12), voire à la mise au jour de ses « schémas cachés [hidden patterns] », Clementi, 2013, p. 42), celle-ci constitue assurément un fil rouge de toute l’œuvre d’Edith Bruck. Plus encore que la figure de la mère elle-même, c’est en effet la relation complexe entre les deux femmes qui se trouve constamment évoquée dans son œuvre ou plutôt la relation entre la femme et la fillette. En effet, Edith Bruck a été séparée de sa mère à douze ans, sur la rampe d’Auschwitz, quand un SS l’a arrachée des bras de celle-ci pour la mettre, aux côtés de sa sœur aînée, dans la file des déportées valides. Lettre à ma mère constitue à cet égard la tentative la plus aboutie de poursuivre le dialogue interrompu avec la mère, sur des sujets essentiels comme l’existence de Dieu, du Mal, l’acceptation du malheur et des épisodes marquants de l’enfance de la narratrice (le rapport entre ses parents, la sévérité de sa mère à l’égard de son mari et de sa plus jeune fille).
15Dans Signora Auschwitz, le rapport à la mère est plus discret, mais non moins profond et significatif. C’est sur la figure de la mère attendant le facteur « comme le Messie [come fosse il Messia] » dans son village (Bruck, [1999] 2015, p. 21 ; Bruck, [1999] 2023, p. 11) que s’ouvre le récit, comme pour faire contrepoint à une époque, celle de la narratrice, où l’« on est écrasés sous le poids des nouvelles du monde entier [le notizie di tutto il mondo ci annichiliscono] » (p. 21 ; p. 12). Or c’est précisément la lettre de Laura, déclencheur du récit, que va recevoir la narratrice par la poste. Se trouvent ainsi rappelés à la fois l’écart qui séparent la mère et la fille (dans le temps, dans l’espace, dans le mode de vie) et le rôle proprement matriciel de la mère dans la constitution de l’être-témoin de sa fille et l’enfantement du texte. Pour Edith Bruck, parler d’Auschwitz revient nécessairement à parler de sa mère, et parler de sa mère, c’est parler d’Auschwitz (« toi et Auschwitz êtes inséparables [tu e Auschwitz siete inscindibili] » écrit-elle dans Lettre à ma mère (Bruck, [1988] 2017, p. 70 ; [1988] 2022, p. 82). Dès lors on comprend que renoncer à témoigner, c’est, symboliquement, tuer une deuxième fois la mère : « Je pense que ma mère, que je crains même morte, ne me pardonnerait pas si je cessais pour de bon de la maintenir en vie à travers mes témoignages, si je ne parlais plus d’elle [Io di mia madre, che temo anche da morta, penso che non mi perdonerebbe se smettessi davvero di tenerla in vita attraverso le mie testimonianze] » (Bruck, [1999] 2015, p. 36 ; [1999] 2023, p. 45).
16Parler pour continuer à faire vivre la mère, telle est la tâche que s’est donnée l’écrivaine, ce qui ajoute une dimension affective au devoir éthique de témoigner – à moins que, plus précisément, les deux ne soient liés dans la figure de cette mère qui incarne aux yeux de sa fille la Loi, la loi de l’obéissance à Dieu et à ses commandements. C’est pourquoi Edith Bruck, dit la « craindre [temo] » (p. 36 ; p. 45) toujours, se repositionnant dans le rôle de la fillette qui, une fois de plus, pourrait s’attirer les foudres maternelles. Les quelques passages où elle évoque son enfance avec sa mère dans Signora Auschwitz sont précisément des scènes où la mère reproche à sa fille son peu de foi, et l’importance excessive qu’elle se donne en osant interroger l’existence de Dieu. La fillette continue de vivre dans la femme, qui d’ailleurs se plie aux soins médicaux « en brave enfant malade [da brava bambina malata] » (p. 43 ; p. 59), et découvre, alors qu’elle est désormais plus âgée que sa mère ne l’a jamais été, qu’elle a toujours besoin de cette dernière. Plus encore : la fille cherche à se fondre avec la mère, « pour devenir elle, [sa] propre mère, une mère bonne qui aime et pardonne tout à sa fille [[p]er diventare lei, la madre di me stessa, una madre buona, che ama e perdona tutto alla propria figlia] » (p. 36 ; p. 44-45). Tout se passe comme si la mort de la mère avait à jamais bloqué l’écrivaine, dans la relation qu’elle entretient avec elle, à l’âge de douze ans. Edith Bruck se sent coupable de ne pas avoir assez écouté sa mère avant sa mort et de l’oublier après. C’est aussi ce sentiment de dette impayée, et à vrai dire impayable, qui accroît la fatigue du témoin, autant qu’elle justifie qu’on la surmonte : « si je n’écris pas et si je ne t’écris pas, je te laisse oublier [se non scrivo e non ti scrivo ti lascio dimenticare] », note Edith Bruck dans Lettre à ma mère (Bruck, [1988] 2017, p. 50 ; Bruck, [1988] 2022, p. 60). Et pourtant, la relation n’est pas à sens unique : il ne s’agit pas en effet seulement pour la fille de maintenir la mère en vie par ses témoignages, mais aussi de se maintenir elle-même en vie par l’évocation de la mère. Telle est en effet la suite du passage précédemment cité : « Et si je t’oublie, je m’oublie moi-même. Tant que je serai, tu seras, tant que tu seras, je serai [E se mi dimentico di te mi dimentico di me. Finché io ci sarò tu ci sarai, finché tu ci sarai io ci sarò] » (p. 51 ; p. 60). La mère est aussi celle qui fait que la vie de sa fille n’est pas « inutile », car elle lui offre, par sa vie autant que par sa mort, un matériau inépuisable à transmettre. La fin du passage offre un contraste saisissant, et paradoxal seulement en surface, avec la thématique de la grossesse développée dans Signora Auschwitz : « Seule la mort rompra le cordon ombilical. Tu ne me sens pas dans ton ventre ? [Solo la morte spezzerà la corda ombelicale. Non mi senti nel tuo ventre ?] » (Ibid.). La fille-mère qui porte un enfant monstrueux, est aussi, et en même temps, une femme-enfant, tant il est vrai qu’Auschwitz aura bouleversé l’ordre naturel du temps et des générations.
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17Sans doute les femmes déportées ne sont-elles pas les seules à nourrir un lien privilégié avec leur mère et l’on pourrait à juste titre ne pas considérer qu’il s’agit là d’une caractéristique propre à l’expérience féminine du témoignage : Primo Levi – encore lui – n’avait-il pas confessé, le jour même de sa mort, ne pas supporter de voir sa mère malade, dont le visage défait lui rappelait celui des déportés13 ? Il n’empêche que ce qui caractérise la réflexion d’Edith Bruck sur la condition du témoin, c’est qu’elle s’exprime par une écriture indéniablement genrée : ce sont les souffrances d’un corps féminin qui sont évoquées, notamment par la convocation d’un réseau d’images liées à la grossesse et à la maternité impossibles. Plus encore, l’écrivaine articule son « être-témoin » à son « être-fille » d’une femme qui symbolise à elle seule toute la souffrance des déportés et l’injustice de leur sort14, ainsi qu’à l’impossibilité de son « être-mère », son corps ne pouvant accoucher de cette vérité qu’elle ne cesse de porter. C’est toutefois sur l’espoir d’un lien renoué entre les générations que s’achève Signora Auschwitz : reconnaissant que la tentation permanente d’arrêter de témoigner était la cause même du tourment subi, Edith Bruck se dit prête à recommencer. Recourant en dernière instance à l’image du couple homme-femme, et non plus mère-enfant, elle dit accepter de continuer de vivre avec « Auschwitz, conjoint monstre fidèle qui n’admet ni séparation, ni divorce, ni silence [Auschwitz, sposo, mostro fedele che non ammette né separazione né divorzio né silenzio] » (Bruck, [1999] 2015, p. 95 ; [1999] 2023, p. 168). On assiste in fine à un retournement du stigmate, Edith Bruck s’appropriant, par cette métaphore, l’identité de « Madame Auschwitz » qui lui avait été assignée au début du livre et lui donnant un sens nouveau : « compagnon invisible, […] indivisible Dieu du mal [convivente invisibile, indivisibile Dio del male] » (ibid.), Auschwitz appartient à ces ténèbres du fond desquelles peut émerger, faible luciole, la possibilité d’un échange entre celle qui sait et ceux qui veulent savoir15.