Colloques en ligne

Catherine Coquio

Ruth Klüger, l’inconvenante

Ruth Klüger, the indecent one

Car fuir était ce qu’il y avait de plus beau, à l’époque, et cela l’est resté1.

Ruth Klüger, Refus de témoigner ([1992] 1997, p. 12)

1C’est en 1998 que j’ai lu le livre de Ruth Klüger, weiter leben. Eine Jugend, en français Refus de témoigner. Une jeunesse 2. Je découvrais au même moment Imre Kertész et leurs œuvres se sont apparentées, au-delà de leur consécration au seuil des années 2000. D’abord pour le rôle donné à cette « jeunesse » : nés respectivement à Vienne en 1931 et à Budapest en 1929, ils survécurent à l’extermination nazie à l’âge où on apprend à vivre. « Pour un enfant, c’était différent [Für ein Kind war das anders] » (Klüger, [1992] 1997, p. 124 ; [1992] 2024, p. 113), et ceci jusque dans les camps : l’heure était à la valorisation de l’expérience des enfants, et plusieurs ouvrages se sont réclamés de cette formule forte (Mahlmann-Bauer, Strickhausen, 1999)3. Plus singulièrement, ils se retrouvent dans l’attention portée à l’énigme de l’acte libre ou bon au camp : chez lui lorsque, dans Être sans destin (1975), un instituteur donne son pain à Köves ; chez elle lorsqu’au cours d’une sélection à Birkenau la secrétaire du SS, une jeune détenue, lui dit de mentir sur son âge, lui permettant de sortir avec sa mère du camp des familles avant sa liquidation. Klüger dit avoir vécu là l’« expérience de ‟l’acte purˮ [Das hab ich erlebt, die reine Tat] » (p. 148 ; p. 135), et ce « saut [Sprung] » que suppose à Auschwitz la « possibilité du bien [das Gute schlechthin als Möglichkeit] » (p. 149 ; p. 136) lui fait donner raison à Simone Weil : celle-ci « jugeait presque toute la littérature suspecte, parce que le bien y paraissait presque toujours ennuyeux et le mal intéressant, ce qu’elle estimait être une radicale inversion de la réalité4 » (Klüger, [1992] 1997, p. 145). Même propos chez Kertész, lui aussi familier de la philosophe. C’est à Simone Weil qu’est empruntée l’épigraphe de weiter leben, qui recommande d’affronter le « désaccord entre l’imagination et le fait [Mißverhältnis zwischen der Einbildung und dem Sachverhalt] » (p. 7 ; p. 8) sans voiler celui-ci. Un commun courage de la vérité situe ces deux œuvres aux frontières critiques de la littérature, tout en affirmant les droits du poème ou la souveraineté de la forme. Elles s’apparentent ainsi, enfin, par un iconoclasme corrosif en matière de culture mémorielle, sensible dans leur critique du kitsch muséographique lié aux camps nazis (voir Coquio, 2007).

Fantômes en cuisine – lecteurs et lectrices

2En un lieu crucial, pourtant, autre que cette forme, ces œuvres se séparent. Un jour, me rappelant la force des pages décapantes par quoi débute la partie « Les camps » de weiter leben – Theresienstadt, Birkenau, Christianstadt-Grossrosen, ces landscapes sinistres qu’elle suggère d’appeler timescapes parce qu’il est impossible sans kitsch d’en faire des lieux de mémoire (p. 88) –, j’ai recommandé cette lecture à un étudiant qui travaillait sur Hiroshima (elle critiquait le Mémorial japonais avec férocité). En riant il m’a dit avoir apprécié le livre, une fois surmontée l’épreuve qu’était sa lecture pour un homme. J’ai été surprise mais il avait raison : Klüger malmène ses lecteurs masculins dès que l’occasion s’en présente. Tout son récit est adressé – et pas seulement « aux amis de Göttingen [Den Göttinger Freunden] », à qui elle dédie ce « livre allemand [deutsches Buch] » (p. 7, 4). Il est aussi provocateur, avec brutalité et parfois malice – ainsi en présentant son programme littéraire :

[...] pour entrer en rapport avec les fantômes, il faut les appâter avec la chair du présent. [...] Les râpes de notre placard de cuisine actuel pour de vieilles carottes ; des cuillères à pot, pour assaisonner avec les épices de nos filles le bouillon que nos pères ont confectionné. La magie est de la pensée dynamique. Si je réussis avec des lectrices qui me suivent, et peut-être même avec quelques lecteurs, en plus, nous pourrions éventuellement échanger des formules d’invocation comme on échange des recettes de cuisine, et rectifier l’assaisonnement : ce que l’Histoire et les histoires anciennes nous livrent, nous pourrions le faire réinfuser au milieu de l’ambiance chaleureuse et bon enfant de notre cuisine et de notre salle à manger5. (Klüger, [1992] 1997, p. 88-89)

3Le « nous » qui échange des recettes est boiteux, car c’est à « nos filles » de transformer le legs des « pères ». Klüger se moque : l’ambiance sera chaleureuse mais pas toujours « bon enfant ». C’est d’une « rectification » de l’Histoire qu’il s’agit. Cette écriture sorcière qui appâte les spectres avec la « chair du présent », c’est celle de l’essai frondeur qui orchestre la narration, dialogue, dispute, interroge ce qui continue d’inquiéter. Pas d’élément factuel qui ne soit pris dans une question agonistique ou un débat brûlant, avec l’autre et avec soi, muant la lecture en litige et délibération ; mais le litige majeur est le monde bousillé par le pouvoir abusif des hommes, contrebalancé par le lien puissant avec le père et le frère disparus. La « chair du présent » réactualise les plus intenses moments d’avant : une émotion filiale mêlée à une angoisse historique (à sept ans, son père lui tenant la main et lui montrant les vitres brisées dans les rues de Vienne en novembre 1938), une perte sans deuil possible (celle du père piégé à Drancy, et du demi-frère tchèque, « Jiri », assassiné à 17 ans), une chute (du wagon à l’arrivée d’Auschwitz, trou noir que réveille cinquante ans plus tard l’accident dans la « rue aux Juifs [Jüdenstraße] » de Göttingen, acte de naissance du livre [p. 299 ; p. 269]), un Non à la mère (se suicider sur les barbelés), un eurêka (la décision de fuir lors des marches de la mort)…

4Il y a un rapport intime entre cette cuisine littéraire et l’insistante demande de reconnaissance de l’enfant : son expérience à lui et ses droits à l’expression, y compris poétique. Avec la honte que lui fit la défiguration misérabiliste de ses poèmes dans le journal auquel elle les avait envoyés peu après la libération, s’ouvrait le malentendu entre témoignage et création, auquel répond le paradoxal « Refus de témoigner », poème conclusif du livre. Le plaidoyer pour l’enfant poète, qui devient affirmation de la fonction poétique vitale à Auschwitz, était à la fois celui d’un enfant, d’une femme, et d’une survivante. Qui longtemps après, répond à l’impérieux dictum d’Adorno sur la poésie impossible en arguant de son expérience. La protestation de l’enfant contient d’emblée celle de la femme à l’égard d’un « monde masculin » livré à des mots moqueurs, amers, parfois insultants : « monde masculin de merde [Scheißmännerwelt] », lance-t-elle à propos de la vocation longtemps contrariée d’une amie pilote (p. 279 ; p. 253).

5Le monde féminin n’en est pas l’envers idéal : il est pris dedans. Les femmes parfois s’en délivrent à grands frais, souvent elles l’aggravent, telle la grand-tante honnie, « mère de garçons [Bubenmutter] » (p. 17 ; p. 14) qui multiplie les interdits et brimades à son endroit. Beaucoup s’y sacrifient, telle la grand-mère paternelle, tendre, pauvre, abandonnée après l’Anschluss par ses neuf enfants, et qui, jusqu’à sa mort à Theresienstadt, ne fut aidée que d’Alma, la mère de Ruth. Qui y adopta son amie orpheline, Ditha. De cette mère généreuse au plus fort des détresses, que l’excès d’épreuves avait rendue foutraque, voire paranoïaque, la fille est à la fois fière et honteuse, légataire exaspérée. Les élans de liberté féminins font battre la mesure de la vie, des sentiments et des liens ; les voir ignorés ou méprisés suscite une inapaisable révolte.

6La cuisine littéraire qui permet de s’adresser au père et au frère disparus rend une entente possible entre femmes et hommes, mais elle sert aussi à se comprendre entre femmes. De même que les poèmes rythment le livre comme la vie, la virulence de celle qui rue dans les brancards se mue parfois en complicité durable : en amitié, valeur cardinale. Les amitiés, on s’y tient, comme aux poèmes, qu’au fil du temps et du récit on relit, reprend, commente. C’est là une des formes de la pensée dynamique ou magie noire par quoi les vivants peuvent parler aux morts et les adultes faire remonter l’enfance. Klüger l’a faite sienne avec persévérance. La honte du poème réduit à une « poignante bouillie [rührseligen Brei] » (p. 218 ; p. 200) médiatique ne l’a pas empêchée d’écrire toute sa vie des poèmes ; elle l’a en revanche dissuadée de les publier – sinon sur le tard en les égrenant dans weiter leben, puis en les rassemblant en recueil, pourvus d’un commentaire (Klüger, 2013).

7Car l’art du commentaire critique est devenu le métier de la poétesse contrariée – grâce au hasard d’un directeur de thèse qui, lui aussi rescapé, avait remarqué ses fameux poèmes. Les liens entre l’écriture poétique et l’écriture critique sont de diverses natures, l’ironie du sort en fait partie. Refus de témoigner est un livre de fine lettrée, par moments d’universitaire, métier qui, dit-elle, « [lui] convient sans [lui] convenir [passend-unpassenden Beruf] » (Klüger, [1992] 1997, p. 220 ; [1992] 2024, p. 202). Les citations et noms d’écrivains s’y multiplient, de Luther à Celan en passant par Stifter, Herzl, Grillparzer, Kafka, Hofmannsthal, Rilke, George, Weiss, Bernhard, mais aussi Eschyle, Shakespeare, Yeats, Levi.... Moins nombreuses, les femmes sont loin d’être absentes. La figure tutélaire de Simone Weil y fait retour, associée à celle de Hannah Arendt : l’une pense le miracle du bien et l’autre la banalité du mal, et cette complémentarité lui fait pousser le bouchon générique dans le champ éthique : « Peut-être les femmes en savent-elles plus long sur le bien que les hommes, qui aiment à le montrer sous un jour trivial [Vielleicht wissen Frauen mehr über das Gute als Männer, die es so gern trivialisieren] » (p. 145 ; p. 132). Déclinaison féministe étrangère à la philosophe ; de même qu’Arendt n’avait pas interprété l’hostilité contre son livre sur Eichmann comme une « rage de la part des hommes [Wutgeheul unter den Männern] » pressentant une « [mise] en cause du patriarcat [das Patriarchat in Frage stellt] » (p. 145 ; p. 133). Conclusion : « Peut-être les femmes en savent-elles plus long sur le mal que les hommes qui se plaisent à le démoniser [Vielleicht wissen Frauen mehr über das Böse als Männer, die es so gerne dämonisieren] » (ibid.).

8Dans unterwegs verloren (2008), qui raconte sa vie de femme et d’universitaire aux États-Unis, Klüger confie la totalité de ses épigraphes à des écrivaines : Herta Müller, Ilse Aichinger, Mascha Kaléko, Ingeborg Bachmann, Emily Dickinson, ronde féminine qui murmure une conversation parallèle sur la mémoire et aide à faire ses adieux. « Nul besoin d’être une chambre pour être hantée, / Nul besoin d’être une maison [One need not be a Chamber – to be Haunted – / One need not be a House –] » (Klüger, [2008] 2010, p. 110 ; 2008, p. 111), dit Dickinson en épigraphe d’un poème de Klüger inspiré d’un cauchemar. Le livre est dédié à « Gesa », jeune professeure d’allemand devenue une deuxième famille, aidante aussi parce qu’elles « écriv[ent] ensemble des vers absurdes [verfassen Nonsensverse zusammen] » (p. 185 ; p. 188).

La quête de l’inconvenant et le quotidien des brûlures

9Invocation et inconvenance vont de pair et cette paire est féminine. Dans weiter leben, Klüger dit à propos du peu de curiosité qu’a longtemps suscité sa déportation, alors qu’elle n’a cessé de vouloir en savoir plus sur les camps :

Les guerres sont affaire d’hommes, les souvenirs de guerre par conséquent aussi. Et le fascisme encore plus, qu’on ait été pour ou contre : affaire d’hommes. Du reste : les femmes n’ont pas de passé. Ou n’ont pas à en avoir. Ce n’est pas distingué : c’est presque inconvenant6. (Klüger, [1992] 1997, p. 14)

10L’inconvenance livre sa clé secrète dès l’incipit : « C’était la mort et non le sexe, le secret dont les grandes personnes parlaient en chuchotant, et sur lequel on aurait bien voulu en apprendre davantage [Der Tod, nicht Sex war das Geheimnis, worüber die Erwachsenen tuschelten, wovon man gern mehr gehört hätte] » (p. 11 ; p. 9). Celle de l’enfant qui déterre les secrets des adultes et celle de la femme qui se souvient n’en sont qu’une. À propos des viols des Allemandes par les troupes de Staline, Klüger réaffirmera l’« appartenance » masculine de la guerre et des légitimes « victimes de guerre7 » (p. 209), preuves que l’esprit chevaleresque n’est qu’un camouflage (p. 236). La femme a d’autres récits et guerres à mener. Il lui faut exister parmi les hommes, avec un bras tatoué et des souvenirs de wagon plombé. Assumer le passé, c’est chercher à en savoir plus, et, au grand dam des convives en repas de famille, traquer le cousin Hans en lui posant sur la torture à Buchenwald des questions précises, « comme on apprend à les poser dans les bons séminaires d’histoire littéraire [wie man in den besseren literaturwissenschafllichen Seminaren lernt] » (p. 13 ; p. 11). C’est se demander tout haut si son père chéri, au moment d’être gazé à Birkenau, a pu lui aussi marcher sur les enfants pour trouver de l’air en hauteur.

11L’inconvenance est le style de Klüger. Existentiel et littéraire. Elle aime l’idée, et le mot fait retour – en fait il y en a trois : unanständig, ungebührlich, ungehörich. Parlant du besoin d’en savoir davantage, Klüger confie sa « démangeaison d’aller en quête de l’inconvenant [noch immer dieses prickelnde Gefühl, sich auf die Suche nach Ungebührlichen zu begeben] » (p. 12 ; p. 10) : dans son caractère incivil cette quête comporte un élément politique. Mais l’inconvenant est d’abord blessure : une sanction imposée à sa mère à Birkenau sous ses yeux est un « spectacle inconvenant » (ungehörig 8). Le mot français qui traduit tout cela désigne à la fois une dégradation indigne voire obscène, et un art du déphasage et du pavé dans la mare, lointain héritier de l’« aristocratique plaisir de déplaire » baudelairien, façon post-Auschwitz.

12Le témoignage féminin tout entier est entraîné dans le domaine de l’inconvenance. À la fin du poème « Refus de témoigner [Ausssageverweigerung] », écrit dans les années 1960 et placé en fin de livre en 1991, un « moi » vindicatif se soustrait aux « interrogatoire[s] [sur] ce qui s’est / Passé tout près de moi, oui, mais sans moi [Verhör [...] über Ereignen, / Das neben mir stattfand, doch ohne mich. » (p. 314 ; p. 269). Ce moi se présente comme le moins fiable des témoins, car le « premier revenant [hergelaufene Gespenst] » pourrait le « déposséder [enteignen] » de sa parole (p. 314). Celle qui écrit dit avoir dû se fondre parmi les touristes sous des noms différents mais, reconnue et forcée de raconter, avoir osé s’« arrêter, regarder, pénétrer / Dans la vie quotidienne que mènent les femmes [Wagte ich stillzustehn, zuzuschauen, / Floh in das Alltagsleben der Frauen] » (ibid.). Le poème associe l’identité suspecte de la survivante comme blessure, le témoignage hanté comme malentendu, et la curiosité pour la vie des femmes. Ce que redit l’ellipse du vers suivant : « Le soleil du quotidien me brûle [Aber die Sonne des Alltags verbrennt mich] » (ibid).

13Dans Perdu en chemin. Récit autobiographique 9, Klüger évoque sans filtre, non sans céder aux joies du règlement de compte tardif, son « quotidien » de femme exilée aux États-Unis soixante ans durant, avec un humour lourd de ressentiment. Quotidien d’épouse mal mariée – à un universitaire inattentif et peu enclin à la magnificence, pécuniaire autant qu’amoureuse, avec qui, tout en aimant son métier de bibliothécaire ambulante, elle se mit à périr d’ennui et piaffer d’impatience. Quotidien d’une étudiante tardive, qui s’inscrivit en lettres en 1952 à Berkeley, puis choisit la germanistique et soutint une thèse sur l’épigramme baroque (1971), histoire d’exorciser le passé récent par un autre plus ancien. D’une chercheuse en quête de poste et de lieu de vie, qui les trouva dans l’Ohio, recrutée par l’Institut allemand de Cleveland (1966-1970), puis à l’Université de Californie d’Irvine en 1976, années heureuses jusqu’à la promotion à Princeton (1980). D’une femme divorcée, mère de deux fils, « Percy » et « Dan », qu’elle aime mais sait animés d’un ressentiment secret à son égard. Quotidien, surtout, d’une survivante d’Auschwitz dont elle raconte les tribulations dans le « village universitaire [das akademische Dorf] » (Klüger, 2008, p. 53 ; [2008] 2010, p. 53) américain, répandant l’embarras avec son bras tatoué et ses pieds dans le plat. Klüger consigne une cohorte d’incidents, dont la plainte d’un étudiant pour non-dissimulation de ce tatouage, provoqués par le ressentiment contre qui a subi un tort qu’on ne lui pardonnera pas. Elle soigne ses brûlures par la revanche publique, verbale – contre l’ami Martin Walser devenu antisémite (p. 99) – ou gestuelle : un verre de vin jeté à la figure d’un faux ami juif qui se répandait sur son supposé antisémitisme lui fait confier aux femmes une petite « théorie du comportement violent [Theorie gewalttätigen Verhaltens] » (p. 54 ; p. 54). Le premier chapitre, « Histoire d’un matricule [Geschichte einer Nummer] » – celui-ci fut enfin après la parution libératrice de weiter leben » – vient après un dialogue avec le frère trop tôt privé de vie, et avant le récit de la mort d’Alma à Los Angeles, dans ce pays qu’elle avait choisi quand sa fille rêvait de kibboutz en Palestine. Avec la vieillesse, survivre devient étrange, « comme si la force vitale était quelque chose d’inconvenant [als sei die Lebenskraft etwas an und für sich Unanständiges] » (p. 13 ; p. 11).

Intersectionnelle sans le savoir

14Klüger dit avoir subi des conduites de mépris collégial y compris à Princeton, où elle pense avoir été recrutée comme femme plus que pour ses travaux. C’était longtemps avant la consécration autrichienne et le succès de weiter leben 10. Sa réputation d’emmerdeuse est une réponse aux « brûlures » qu’elle reçut en tant que femme, juive, exilée, survivante, intellectuelle, venues d’un complexe systémique qu’elle nomme patriarcat. Lu en termes d’« intersectionnalité » dans les années 2010 (Sherida, 2014), weiter leben est un livre pionnier. De ce mot né à la fin des années 1980 dans le féminisme noir-américain, elle n’avait pas eu besoin pour écrire son témoignage. Mais c’est chez Feminist Press qu’a paru Still Alive, et l’un des sites les plus diserts sur l’œuvre est le Jewish Women’s Archive11. Le deuxième récit joue de cette réception du premier. Dans son parcours d’après-guerre on voit se mêler des formes classiques de sexisme et d’antisémitisme – y compris juif – et d’autres plus retorses. Ruth Klüger y fait de l’intersectionnalité sans le dire, mais en le sachant cette fois. Cette dimension traverse aussi ses travaux critiques sur la poésie et la fiction de langue allemande, du lyrisme baroque aux littératures d’aujourd’hui (Klüger, 2007 ; 2018). Familière de Schiller, Kleist, Lessing, Heine, Thomas Mann (Klüger, 1994), elle l’est plus encore de Schnitzler, dont elle se dit l’héritière objective : elle a étudié les personnages juifs de Mann et les personnages féminins de Schnitzler, et s’est penchée sur le rapport entre identité juive et relations de genre chez des auteurs oubliés, tels Salomon Hermann Mosenthal, auteur de Debora (1848), une pièce racontant un amour judéochrétien. Klüger a consacré deux livres aux manières féminines de lire et d’écrire : en 1997 Frauen lesen anders (« Les femmes lisent autrement »), en 2012 Was Frauen schreiben (« Ce qu’écrivent les femmes »), où la question du genre croise celle du statut culturel des œuvres (Herta Müller, Nadine Gordimer, J. K. Rowling et Margaret Atwood) ; l’un de ses premiers ouvrages porte sur Else Lasker-Schüler, l’un des derniers sur Marie von Ebner-Eschenbach. Invitée en 2003 par l’Institut germanistique de Vienne pour enseigner en gender studies, elle fit salle comble avec un cours sur les écrivaines de langue allemande, dont ses collègues, qui la reçurent mal, ignoraient manifestement tout. Elle en fit un paradigme subjectif : « Ce semestre à Vienne montre de manière exemplaire pourquoi je mélange souvent la discrimination des Juifs et celle des femmes12 » (Klüger, [2008] 2010, p. 205). Toute discrimination réveille ces deux-là : au « village universitaire » elle s’était sentie comprise par les étudiants noirs ; et des réminiscences d’Auschwitz lui vinrent en visitant l’île de Gorée (Epilogue). Lorsqu’en 1992 elle reçut le prix de littérature de Rauris pour un brillant article sur Kleist, elle en versa l’argent à un groupe de Sinti et de Roms en difficulté à Cologne (p. 209 ; p. 211).

15On pourrait comparer le diptyque de Klüger à d’autres récents récits d’enfance et d’émancipation de chercheuses américaines, tels ceux de Susan Rubin Suleiman, issue d’une famille juive de Hongrie, Daughter of history (2023), et de Rebecca Solnit, dont Klüger aurait apprécié le titre : Ces hommes qui m’expliquent la vie (2014) Mais là où Solnit dit avoir survécu à une « inexistence » première, celle de l’enfant battue et de la jeune fille traquée, Klüger raconte les lois raciales et les camps, vécus au sein d’un îlot familial déserté par les hommes.

Célébration du nom et éloge de la fuite

16Lorsqu’on relit aujourd’hui Refus de témoigner, qui plus est après Perdu en chemin, on est empoigné(e!) par sa critique du patriarcat, rhapsodique, mais continue – et immédiate : dès les pages consacrées à l’enfance et au judaïsme des siens, « émancipés mais non assimilés » [Wir waren emanzipiert, aber nicht assimiliert] » (Klüger, [1992] 1997, p. 46 ; [1992] 2024, p. 42). C’est sur les rites juifs que s’étaient exercés d’abord ses talents protestataires : le fait d’être en tant que femme interdite de kaddish pour saluer son père disparu lui a tôt aliéné « cette religion qui ramène la piété des filles à un rôle d’auxiliaire des hommes et cantonne leurs besoins spirituels aux affaires domestiques, les satisfaisant par exemple avec des recettes de cuisine pour le gefilte fisch 13 » (p. 28). À la proposition d’allumer des bougies, elle répond qu’elle préfère ses poèmes et de fait, l’un d’eux s’intitule « Avec une bougie de saison Pour mon père. [Mit einem Jahrzeitlicht für den Vater] » (p. 40-41 ; p. 36). Rétrospectivement, elle voit dans ce poème, plein d’une mythologie privée où avoisinent Antigone et Schlemihl, une peur perfide d’affronter la vérité de la mort du père dans les chambres à gaz ; mais elle refuse de renier ce « kaddish bricolé avec les moyens du bord [Kaddisch [...], hausbacken im wörtlichen Sinne] » (ibid.) – dont ces bougies du monde yiddish vendues dans les bazars américains. La « mauvaise juive [schlechte Jüdin] » (p. 48 ; p. 44) intègre le kitsch dans sa prière, comme son allemand « bon enfant » fait entendre quelque chose de l’hébreu : la langue sacrée que l’enfant voulait absolument prononcer, et qui lui était refusé, sauf exception : un soir de Pessah, elle avait damé le pion à un cousin furieux en récitant le « mah nishtanah », dont elle retint la « question essentielle » : « pourquoi cette nuit est-elle distincte entre toutes les nuits ? ». Mais bien que Pessah, célébration théâtrale fastueuse de la sortie d’Egypte, eût « une dimension [...] d’universalité [einen Aspekt von [...] Welttheater] » (p. 48 ; p. 44), elle reste « une fête pour les hommes et les enfants, non pour les femmes [ein Fest für Männer und Kinder, nicht eines für Frauen] » (ibid.). Plus tard, l’hébreu devint la langue parlée, prépolitique, dont les rudiments aidèrent les jeunes parias à espérer dans leur miséreux foyer de Theresienstadt. Mais dans les années d’après-guerre, la sourde conviction que les femmes avaient plus de vitalité et pourtant moins de valeur que les hommes (p. 263) lui valut des épisodes dépressifs ; il est probable qu’elle l’ait acquise en cuisine, à la croisée des patriarcats laïcs et religieux, autrichien et juif.

17On voit quel relais est venue prendre la poétique des recettes de cuisine. Dans l’invocation privée des fantômes, une langue traversée d’anciennes langues fait communiquer le masculin et le féminin librement. Outre le poème dédié au père, Klüger lui rend hommage en faisant entendre dans son prénom, « Viktor », une rime heureuse avec « Doktor ». De ce père médecin, pédiatre et gynécologue, arrêté en 1938 pour avoir pratiqué un avortement, et qui, revenu en 1940, s’était enfui en France, mais fut piégé en 1944 à Drancy, elle rappelle les jeux et les blagues, car personne n’était « aussi drôle [so witzig] » que lui, et il était « viennois dans l’âme [eingefleischter Wiener] » (p. 27-28 ; p. 24). L’humour est aussi là pour combler la perte du père. Il fait composer un kaddish féminin unique, jeu du deuil en langue viennoise, proche de celle que les écrivains juifs autrichiens yiddishisaient en douce (Karl Kraus, qui avait trop virilement renié Heine pour mériter qu’on l’aimât, le savait mieux que les autres).

18À la question de la langue allemande choisie pour écrire alors qu’elle vivait depuis cinquante ans aux États-Unis, Klüger répondait que l’enfance l’avait emportée. En 2002, recevant le prix Bruno Kreisky, elle dit : « Vienne est la ville d’où je ne suis pas parvenue à m’enfuir [Wien ist die Stadt, aus der mir die Flucht nicht gelang] » (Klüger, [2008] 2010, p. 211 ; 2008, p. 213) ; la ville natale était devenue sa première prison, et en ceci weiter leben était un témoignage politique. Mais Vienne avait d’abord été une maison ouvrant sur l’amour, les livres, le monde. Citant ce discours dans Perdu en chemin, Klüger dit combien elle aime voir sa phrase reprise par la poétesse Ilse Aichinger, autrice en 1948 d’un extraordinaire récit contant l’histoire d’une orpheline traquée, Die grössere Hoffnung (Un plus grand espoir) : un de mes livres préférés, dit-elle. La première œuvre à affronter la Shoah dans la langue allemande était issue d’une femme viennoise qui, étant installée en Allemagne, dut se débattre avec cette langue. Tandis que lorsque Klüger hésitait sur tel mot ou formule, elle prenait au conseil auprès de la « petite fille [kleine[s] Mäderl] » (p. 211 ; p. 213) viennoise qu’elle avait été.

19L’usage que fait Klüger des noms et prénoms relève aussi d’un rite profane et d’un jeu du deuil. Alors qu’elle nomme ses parents et son frère et dit « appelons-le untel » pour les personnages secondaires, elle procède pour ses amies à des renominations joueuses qui sécularisent la célébration du nom (Augustyns, 2020). À une « amie athée d’origine ‟kasherˮ [atheistische Freundin aus koscherem Haushalt] » (Klüger, [1992] 1997, p. 280, [1992] 2024, p. 254), elle a donné le prénom de Simone Weil, philosophe qu’elle aurait voulu déchristianiser et re-judaïser en gardant « le mélange de la politique et d’une réflexion sur soi qui éloigne de soi [die Verquickung von Politik und selbstentfremdender Réflexion] » (p. 280 ; p. 254). C’est chose faite avec sa Simone, aussi « incorruptible [[u]nbestechlic[h]] » que l’autre, à qui elle confie « l’angoisse d’être sans défense [Ausgeliefertsein] » – y compris chez le gynécologue –, et qui lui apprend comment ne jamais se faire embobiner. En se nommant elle-même « Anneliese » une autre amie a voulu se relier à une jeune parente morte au camp. « ‟Annelieseˮ, dit Klüger, d’une certaine façon, c’était moi [...]. C’est ainsi que nous nous mêlons et nous embrouillons ; le nom, identificateur, efface les identités [Anneliese, das war doch gewissermaßen ich [...]. So rutschen wir in- und durcheinander, und der identifizierende Name verwischt die Identitäten] (p. 281 ; p. 255). Telle est la cuisine que se font les « perdues en chemin » pour se retrouver.

20« Ruth » fut lui-même un prénom pour partie choisi. La décision de répondre à l’Autriche nazifiée par une judéité réfléchie s’était exprimée en délaissant le premier prénom, Suzanne, au profit du second, en s’appropriant la légende biblique : « Ruth », qui signifie amie, est le nom d’une femme qui s’exile non à cause de sa foi, ni de son clan, mais pour ne pas laisser partir seule sa belle-mère Noémie : « Elle est fidèle à un être, et cet être n’est justement pas l’homme qu’elle aime ou qu’elle a épousé, c’est une fidélité librement choisie, de femme à femme et par-delà l’appartenance ethnique14 » (p. 46). Face à cette lecture féministe du Livre de Ruth, rien à sauver du Livre d’Esther et du Livre des Maccabées, « fables de victoire par le sexe et la violence », bons à fourbir les « récits nationalistes15 » (p. 46). Et croire au « Dieu judéo-chrétien » supposerait un « trop grand bond par-dessus la côte d’Adam jusqu’à ce Patriarche », qu’il soit Homme à la barbe blanche ou « Abstraction logocentrique ». Klüger ajoute que son peu de don initial « pour la transcendance » dut s’aggraver d’avoir « été trop tôt en des lieux où Dieu était absent16 » (p. 279-280). Autant qu’un empirisme, l’athéisme est un féminisme.

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21La « fidélité librement choisie » est aussi une fidélité à la fuite. La femme née à Vienne et non à Auschwitz a finalement témoigné, mais à sa manière. Une manière libre, d’une liberté qui réveille l’acte de fuite, autre acte pur, la décision de quitter les marches de la mort et de choisir l’inconnu. « C’était comme si l’on prenait possession du monde, uniquement parce qu’on empruntait de son propre chef une route. [...] Ensuite, la température se réchauffa et il ne fit plus jamais froid17 » (p. 188-189). À la question du Seder de Pessah, « pourquoi cette nuit-là fut-elle distincte de toutes les autres nuits ? », les trois femmes – Alma, Ruth, Ditha – avaient su répondre. Et c’est en parlant à son frère, le très aimé « Schorschi », qui ne s’était pas enfui assez tôt, qu’elle prononce son invitation à vivre et à fuir – à la manière d’un jeu d’enfants riant de terreur.

Un jour, dans une prairie toute pleine de « dents-de-lion » en fleurs, tu as dit pour rire : « Susi, regarde, il y a des lions, ils vont nous mordre ! » Alors on a couru à perdre haleine en hurlant de peur, et ensuite on s’est tordus de rire. Eh bien, tu sais, on aurait dû ne pas s’arrêter de courir, ne pas arrêter ce jeu magnifique consistant à fuir le danger18. (Klüger, [1992] 1997, p. 26)19