Femmes malgré tout ? Avortement, infanticide et renaissance dans l’expérience genrée de la Shoah
In memoriam, Jeanine Victorine Sibona (1937-2023), ma mère courage et tout amour
Femmes et hommes juifs connurent des souffrances insupportables pendant l’Holocauste, mais les femmes juives portèrent le fardeau de la victimisation sexuelle, de la grossesse, de l’avortement, de l’accouchement, du meurtre des nouveau-nés dans les camps pour sauver les mères, des soins aux enfants et de nombreuses décisions concernant la séparation d’avec les enfants 1.
Joan Miriam Ringelheim (1998, p. 350)
1Les Quatre Sœurs (2017) est un montage des chutes de Shoah (1985), Claude Lanzmann reprenant, quarante ans après le tournage initial, les témoignages filmés de quatre femmes juives (Ruth Elias, Paula Biren, Ada Lichtman, Hanna Marton) sur leur expérience de la persécution nazie et, pour trois d’entre elles, l’horreur des ghettos, des camps de concentration et des camps de la mort. Dans le premier segment intitulé « Le serment d’Hippocrate », Ruth Elias raconte avec émotion comment la mise à mort, par elle-même, de sa nouvelle-née permit son propre sauvetage. Le dilemme moral qu’entraîne ce sacrifice – le dilemme de la docteure, qui aide Ruth, comme celui de la jeune mère, dont le bébé sert de cobaye à Josef Mengele – s’inscrit dans l’éventail de ces « choix sans choix2 » qui s’imposèrent aux femmes dans leur fonction reproductrice pendant la Shoah. En réalité, le personnel médical décida souvent d’avorter les femmes enceintes ou de tuer leur bébé pour que ces femmes puissent survivre, déjouant ainsi l’entreprise génocidaire3. Pour les mères, les autres « choix sans choix » furent l’avortement et la stérilisation initialement ordonnés dans les ghettos et plus rarement l’abandon de leur(s) enfant(s). L’absence radicale de tout choix se manifesta par le meurtre systématique et immédiat des femmes visiblement enceintes, de toute femme (mère ou non) chargée du soin d’enfants, des enfants accompagnés (ou non) de leur mère et de leurs grands-parents dans la Shoah par balles ou à leur arrivée dans les camps d’extermination, quelles que soient leurs origines sociales ou géographiques. Les facteurs de survie comprenaient l’âge, la forme physique et l’aptitude au travail des déportées, plus que le niveau d’éducation ou les aptitudes linguistiques.
2Grâce à la numérisation et à la mise en ligne des entretiens menés par Claude Lanzmann et son équipe de tournage à la fin des années 1970, on peut mieux saisir les expériences différentes des femmes comme êtres sexués, jeunes mères et agents moraux dans la Shoah. Ces expériences apparaissent comme foncièrement disparates et ne sauraient être conçues tel un tout homogène, comme le fait souvent le filtre du genre. Toutefois, elles posent les mêmes questions morales – questions spécifiques aux violences sexuelles s’exerçant sur les fillettes, les jeunes filles et les femmes – ainsi que des questions relatives à l’annihilation des fonctions biologiques, maternelles, sociétales et religieuses des femmes en tant que femmes et en tant que juives4. Les témoignages oraux et écrits de rescapées juives, qu’ils aient été immédiats ou tardifs, éclaireront l’importance incontournable de ces dilemmes sexués pour l’historiographie de la Shoah et la réflexion morale et éthique en général.
« [U]ne apendicite [sic] avec mains et pieds »
3Au cours de deux entretiens menés en anglais en octobre et novembre 1978, aux États-Unis, l’historienne Gertrude Schneider – rescapée du ghetto de Riga avec sa mère et sa sœur, aussi présentes et filmées lors des entretiens – décrit à Claude Lanzmann de nombreuses facettes de la vie des femmes comme êtres sexués et sexuels dans les ghettos. Le résumé de cet entretien en français (établi dans le cadre du tournage de Shoah) permet de donner à voir les violences que subirent les femmes et les nouveau-nés dans le ghetto de Riga et, de manière générale, dans l’ensemble des ghettos et des espaces concentrationnaires nazis :
Toute femme enceinte qui arrivait au ghetto était obligée de se faire avorter, même au 8ème mois. L’avortement était fait par un Juif letton, Dr. Josef, qui devait en même temps stériliser la femme. Il a essayé de ne pas toujours le faire, mais souvent il n’avait pas le choix. Une femme allemande avait demandé de se faire tuer avec son bébé, mais on ne l’a pas fait. Souvent, les bébés étaient vivants – alors on les jetait dans les toilettes […]. Quant aux rapports sexuels, le Hausvertrauensmann était un soir venu leur lire la déclaration – les gens au ghetto faisaient des blagues à ce sujet. Comme les sexes n’ont jamais été séparés, cet ordre n’a jamais été appliqué. Il n’y avait pas de contrôles. Schneider pense que c’était fait pour leur montrer à quel point ils étaient des soushommes [sic] […] Malgré l’interdiction, quelques enfants sont nés dans le ghetto, par exemple le fils d’une Juive lettonne, qu’elle appela Moshe ben Ghetto. Elle l’a caché pendant une longue période, mais finalement les Allemands l’ont trouvé et tué. […] Il y avait, au ghetto, un autre endroit où les femmes pouvaient se faire avorter, sans contrôle allemand et donc sans risque de se faire stériliser. On appelait une grossesse, dans le jargon du camp, une apendicite [sic] avec mains et pieds5. Il y avait aussi des cours préventifs contre les maladies vénériennes, autre prétexte pour la stérilisation. (« Interview Schneider », 1978, p. 4-5)6
4Ce résumé du témoignage de Gertrude Schneider montre que les différents types de violence qui s’abattent sur les femmes en capacité de procréer ciblent le contrôle de la sexualité et l’arrêt de la reproduction des familles et du peuple juifs. Il renseigne également sur la complicité forcée et ambivalente des Juifs dans leur annihilation et sur leur capacité, si minime soit-elle, de résistance : c’est un Juif qui fait les avortements, mais il ne stérilise pas les femmes quand il peut faire autrement, enfreignant l’ordonnance allemande relayée par le Judenrat. Si les sexes ne sont pas « séparés », ce sont toutefois les femmes enceintes qui doivent faire face aux conséquences des rapports sexuels, trouver une manière d’avorter pour sauver leur peau et conserver leur capacité reproductive. Quant aux contrevenantes qui mènent leur grossesse à terme, au-delà même du huitième mois, elles voient le lien avec leur bébé cruellement brisé. Tandis que l’on n’exauce pas le vœu d’une mère qui souhaite mourir avec son bébé, celle qui accouche et arrive à sauver son enfant ne peut le cacher indéfiniment aux judéocidaires nazis.
5Les « blagues » sur les rapports sexuels et la nomination du petit Moshe ben Ghetto, promis à la mort et non à la rédemption et à la sortie de l’exode, dévoilent une résistance à la persécution par la langue et la culture. Toutefois, l’humour noir masque (et donc révèle) la profanation de la procréation et du don de la vie. Ainsi, la métaphorisation grotesque de la grossesse comme « apendicite [sic] avec mains et pieds » a valeur de métalepse par contiguïté : le fœtus ne devient enfant (avec ses extrémités, mains et pieds) que le temps d’une inflammation requérant une ablation, synonyme de mort7. Quant aux avortons vivants ou aux bébés, issus du ventre maternel avant ou après huit mois, ils connaissent le sort des matières fécales, impures : rebuts, ils sont jetés – vivants – dans les toilettes ; Gertrude Schneider confie d’ailleurs qu’un bébé mort se trouvait dans les toilettes de la maison à leur arrivée dans le ghetto de Riga. Dans la politique nazie d’extermination, la condamnation du peuple juif à la sous-humanité s’imprime sur les femmes, les nouveau-nés et les fœtus, qui ne sont plus que des sous-femmes et des déchets souillés aux yeux des tortionnaires8.
6Les archives de Claude Lanzmann pour Shoah nous montrent que le cinéaste et son équipe avaient pris soin d’aller à la rencontre de survivantes et de préserver leurs témoignages de femmes. Pourtant, le documentaire de 1985 ne conserve que de brèves apparitions de Gertrude Schneider, Paula Biren et Ruth Elias, au profit de témoins masculins qui font état de la complicité traumatique des membres du Sonderkommando 9. Les interventions fugitives de ces trois femmes dans Shoah gomment la complexité genrée d’une expérience que restitue tardivement le film codicille que sont Les Quatre Sœurs (2017).
7Ainsi, des deux entretiens avec la survivante viennoise du ghetto de Riga ne seront montées que deux minutes à la fin de Shoah. Schneider chante une chanson yiddish qui sert de transition vers l’ultime section du film, l’insurrection du ghetto de Varsovie10. Dans la brève séquence de Shoah centrée sur Gertrude Schneider et sa mère, le mouvement de la caméra et la scénographie accentuent l’émotion, la note féminine et la passation de mémoire qu’effectue l’interlude musical. L’historienne qu’est Gertrude Schneider est filmée dans son intérieur domestique, chante en faisant du crochet, accompagnée de sa sœur (hors champ), et regarde sa mère, qui chantonne, fortement émue par la chanson, dont le manque de traduction accentue le statut de trace lacunaire et de symbole de disparition. Dans ce montage, la mère passive et la fille chanteuse incarnent toutefois une féminité stéréotypée, sensible et rassurante, bien différente de l’image et de l’expérience que les entretiens filmés donnent du trio familial.
Tuer pour sauver ?
8Le meurtre des nouveau-nés pointe une aporie morale, que résume l’historien David Patterson en lui donnant une valeur éthique : « L’horreur métaphysique qui définit la Shoah, c’est que l’on est amené à tuer, non pas pour détruire mais pour sauver, pour tuer par amour, à la fois pour la mère et pour l’enfant11 » (2012, p. 172). La justification de l’infanticide se fonde sur le fait que, dans les circonstances génocidaires, l’action la moins mauvaise, même si elle n’était pas bonne, permettait de sauver une vie au lieu d’en perdre deux. Survivre, pour la mère, requiert la mort de son enfant. Mais pourquoi parler d’amour, quand il était clairement refusé aux mères d’agir en sujets sensibles, moraux et vertueux ? Selon l’historien, le camp d’extermination devint même « l’antithèse du maternel » : « Car à Birkenau, écrit-il, l’amour maternel fut systématiquement éliminé de l’ordre de l’être : à Birkenau, l’amour maternel était un crime entraînant la peine capitale12 » (p. 168).
9Reconnaître la violation d’un tabou et l’annihilation du maternel ne doit toutefois pas conduire à homogénéiser, voire à normer l’expérience des femmes comme mères et comme êtres sexuels dans les camps et les ghettos. Les témoignages de rescapées qui étaient déjà adultes lors de leur déportation, impliquées ou non dans le corps médical, font état d’un large éventail de comportements chez les femmes enceintes et les mères vis-à-vis de leurs nouveau-nés. Un exemple suffira à souligner l’impossibilité de sacraliser le lien maternel et l’abnégation des mères comme norme morale absolue dans un cadre génocidaire13.
10Dans un chapitre intitulé « Le premier-né d’Esther [Esther’s First Born] » du témoignage de Sara Nomberg-Przytyk sur sa déportation à Auschwitz, rédigé en polonais en 1966 et publié dans une traduction anglo-américaine en 1985, l’autrice aborde sans fard les pratiques de sauvetage des accouchées par la mise à mort des nouveau-nés14. Âgée de 29 ans à son arrivée à Auschwitz en janvier 1944, Sara est miraculeusement exfiltrée du groupe de femmes partant pour les douches et la chambre à gaz grâce à ses liens avec des camarades politisées qu’elle avait connues avant-guerre ; elle doit ensuite sa survie à une résistante communiste du camp et le travail de secrétaire qu’on lui procure à l’infirmerie (Nomberg-Przytyk, [1966] 1985, p. 30). Au début de son récit, elle se dépeint pourtant comme vulnérable, car sans protection aucune, et décrit les femmes de son bloc de nouvelles déportées en mettant en valeur les violents rapports de force entre elles. Parmi les dominées, elle fait le portrait d’une frêle jeune fille de 15 ans, dont la mère a été gazée dès leur arrivée ; tout promet à la mort cette adolescente grecque « privée d’expérience, de méchanceté, d’égoïsme [had no experience, no meanness, no selfishness] » (p. 18). Un jour, cette jeune fille a chanté en hongrois pour Sara et la narratrice-autrice des années 1960 se souvient encore de cette chanson et de son thème maternel. Celle-ci explique le désarroi de la jeune fille hébétée par la carence de la « chaleur maternelle [maternal warmth] » (p. 18), idéalisée au sein d’un enfer sans pitié. Cette idéalisation est-elle la trace de l’éducation religieuse de l’autrice, qui fut élevée dans le milieu hassidique de Lublin et dont la famille comptait des rabbins et des talmudistes, comme l’explique sa traductrice américaine (p. x) ? La narratrice-autrice ne dit rien de cet ancrage spirituel. Cependant, le chapitre qui suit celui de la mort de la jeune fille grecque, annoncée par une métaphore religieuse (« Que l’on traîne vers les douches pour le jugement dernier [They dragged her into the bath for the last judgment] », p. 26), et qui est intitulé « Salut [Salvation, proche du sens de rédemption] », campe Eva, la jeune femme qui exfiltre Sara de la file des condamnées, comme un « ange » (p. 31). Cette perception d’Eva persiste encore au cours de leur rencontre après-guerre, confie la narratrice-autrice (p. 33).
11« Le premier-né d’Esther » porte toutefois sur l’accouchement d’Esther, une jeune femme peu amène que Sara avait accueillie dans sa cache du ghetto de Bialystok et qui réapparaît prête à accoucher. Avant de raconter l’éphémère maternité d’Esther, la narratrice révèle une nouvelle initiation et gradation dans l’horreur, sa participation à un accouchement clandestin hors de l’infirmerie suivi d’un infanticide : « “Notre protocole consiste dorénavant à tuer le bébé après la naissance de telle sorte que la mère ne le sache pas” [Our procedure now is to kill the baby after birth in such a way that the mother doesn’t know about it] », dit une docteure (non nommée) à Sara (p. 69). Le bref récit de l’accouchement secret auquel participe Sara montre la sage-femme noyant le bébé dans un seau d’eau glacée, « tel un chaton aveugle [like a blind kitten] ». « La mère était sauvée [The mother was saved] » (p. 70), conclut la narratrice-protagoniste et témoin, qui jette ainsi un semblant éthique ambivalent sur cette action, jugée selon l’une de ses conséquences et non plus par les règles du bien et du mal.
12Après qu’il a été différé à plusieurs reprises, on lit enfin le récit du cas d’Esther, qui choisit de donner naissance à l’infirmerie, donc officiellement et non pas en secret dans son bloc, et d’allaiter son enfant, contre les conseils des autres femmes. La condamnation à mort d’Esther et de son nouveau-né tombe le premier jour de Pessa’h, qui est aussi celui d’une sélection massive pour la chambre à gaz. Quand elle s’acharne à garder son enfant, s’agit-il de la part d’Esther d’un choix héroïque et moral, voire d’une résistance consciente fondée sur des convictions religieuses et morales, ou bien d’un espoir absurde et aveugle puisque la jeune mère a été prévenue de son sort fatal et de celui de son bébé ? Refoulant les réalités de la cruauté judéocidaire, Esther semble parier naïvement sur l’attendrissement et l’admiration que le bourreau-pharaon éprouverait pour son premier-né. En effet, arrivant nue devant Mengele, elle le lui montre avec fierté lors de la sélection. Tel que le relate la narratrice, le sacrifice d’Esther confirmerait plutôt le faux humanisme professé par Mengele, lorsqu’il justifie sa décision de réunir mères et enfants dans une commune et cruelle mise à mort (p. 69). Même si Esther fait preuve de grandeur dans son obstination, on devine que la narratrice-autrice ne comprend pas cette action sacrificielle de la jeune mère comme agent moral, sensible et vertueux.
13Revenons, dans un dernier temps, sur le propre infanticide de Ruth Elias, tel qu’elle le raconte à Lanzmann en 1979 (et audible dans Les Quatre Sœurs), puis dans son témoignage écrit, publié en allemand sous le titre Die Hoffnung erhielt mich am Leben [L’espoir m’a gardée en vie] (1988).
« Le Serment d’Hippocrate »
14Comme l’indique le titre de la dernière œuvre de Claude Lanzmann, Les Quatre Sœurs, cette série télévisée en quatre épisodes explore l’expérience des femmes15. À l’instar de Shoah, les entretiens mettent en lumière de terribles dilemmes moraux dans un contexte génocidaire chaque fois différent. Le témoignage de Ruth Elias ouvre la série par un entretien de 89 mn, en anglais, monté à partir des deux heures quarante d’entretiens filmés en 1979, dans le patio de sa maison à Tel Aviv. Elle apparaît seule, mais avec la présence constante, à ses côtés et dans le champ, de son berger allemand, dont la présence fut requise par le cinéaste. Faut-il y voir un symbole troublant de sa maîtrise sur l’animal iconique, qui fut un redoutable et involontaire complice de l’inhumanité nazie ? La bande-son inclut un autre outil diégétique de réincarnation du passé, la performance de la témoin, qui chante la Marche de Theresienstadt en s’accompagnant à l’accordéon16.
15« Le Serment d’Hippocrate », le plus long des quatre segments, se construit autour du douloureux aveu de l’inavouable commis par Ruth Elias : son propre infanticide. En le racontant à Claude Lanzmann, elle revit l’acte même, ce qui suscite ses pleurs et une gestuelle désespérée, qui contrastent avec les moments d’agentivité où elle met en valeur son ingéniosité dans la survie et son don de la performance. Comme dans ses interactions avec les membres du Sonderkommando, Claude Lanzmann médiatise et même force le crescendo de l’émotion par son écoute, son attention et ses encouragements. Lui parlant à voix basse, quand la témoin ne trouve plus les mots et emploie un terme allemand pour signifier sa résistance à l’infanticide, il traduit le terme en anglais et aide Ruth à exprimer et à revivre son désespoir de jeune mère aux prises avec les affres d’une décision inconcevable. Elle raconte alors comment la docteure Maca Steinberg, dentiste tchèque de Bohême-Moravie, l’aida en lui fournissant une dose mortelle de morphine, mais refusa de l’injecter afin de respecter son serment d’Hippocrate. Ce fut donc Ruth, jeune mère, qui dut administrer la morphine à sa nouvelle-né à peine détachée de son corps de mère, dont la relation de soin aurait dû s’orienter vers le bien-être et la protection. La honte et la culpabilité se mêlent à la douleur de la perte et du meurtre.
16Dans les cas de conscience qui se posent à la mère et à la docteure, c’est l’éthique médicale, symbolisée par le serment éponyme, qui prime sur l’expérience morale de l’accouchée, sa norme interne de mère. Dans son témoignage écrit, Ruth Elias met bien le dilemme en évidence. Comme mère, agent moral et sensible, elle se voit réduite à l’impuissance devant l’imminence de deux morts et le choix à faire, guidé par la simple survie, mais ne peut se résoudre à l’infanticide : « Mais je ne peux tout de même pas être la meurtrière de mon propre enfant ! ai-je hurlé à Maca, tu n’as qu’à lui faire toi-même l’injection ! », s’écrie Ruth ([1988] 2007, p. 1073). La docteure lui rétorque qu’elle ne saurait violer son serment, qui lui enjoint de sauver des vies, ce qu’elle fait pour Ruth et pour son amie Berta, en prenant de nombreux risques. Telle Eva pour Sara, Maca apparaît à Ruth comme « un ange à figure humaine », dotée d’une « voix d’ange » qui lui ordonne de se sauver elle-même par le sacrifice de son enfant (p. 1072-1073). Une victime échappera ainsi au bourreau (Mengele), qui est le véritable coupable de l’infanticide et le seul responsable de la corruption morale.
17Dans le témoignage oral monté pour Les Quatre Sœurs, Ruth Elias introduit une note d’espoir, quand elle raconte qu’elle a retrouvé Maca, sa sauveuse, après la guerre, dans le bloc communiste, et l’a emmenée en Israël. Maca est désormais sa mère « aujourd’hui » (sous le nom de Dr. Margit Bleyer). En l’accueillant chez elle, dans le foyer familial, Ruth la sauve à son tour ; adopter celle qui lui a sauvé la vie est pour Ruth une forme de renaissance. Ce que l’on apprend aussi dans le témoignage écrit, offert à ses petits-enfants, c’est que les enfants de Ruth n’ont rien su des souffrances morales de leur mère et n’ont pu comprendre la présence des fantômes qui la hantaient (1998, p. ix-x). On comprend également combien la restauration d’une relation maternelle est essentielle pour la rescapée émigrée en Israël, en 1949, dont l’enfance fut marquée par une mère absente puis la perte prématurée de sa grand-mère paternelle, substitut maternel.
18Une fois la déportation advenue, la jeune Ruth construit son autonomie dans l’urgence et désobéit à l’ordre de son père quand, internée avec les membres de sa famille dans le ghetto de Theresienstadt, mais encore mineure, elle se marie avec son petit ami, pour ne pas partir vers l’Est avec sa famille, dont tous les membres périront. Cette chance tourne au cauchemar quand Ruth tombe enceinte et ne trouve personne pour l’aider à avorter à Theresiendstadt. Jusqu’à son accouchement, c’est donc comme femme enceinte que Ruth passe à travers plusieurs camps et sélections. Maca ne se trompe pas quand elle reconnaît en Ruth une forte volonté de vivre (dans son témoignage, Ruth Elias parle de son « instinct » qui la pousse à se sortir de tous les pièges), qui s’exprime dans plusieurs chapitres sur un mode quasiment picaresque, malgré le contexte oppressant de l’extermination17. À chaque épreuve nouvelle, la survie intervient grâce aux liens que Ruth noue avec les autres déportées. Mais cette lutte pour la vie, dont l’infanticide fut l’une des conditions, laissera des traces durables chez Ruth, qui confie qu’elle et ses camarades rescapées durent se replier sur elles-mêmes, car personne ne voulait entendre leur histoire.
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19Les témoignages de Gertrude Schneider, de Sara Nomberg-Przytyk et de Ruth Elias sur leur vécu respectif dans la Shoah restent difficiles à entendre ou à lire en ce qu’ils mettent en lumière à la fois la dégradation de la figure maternelle, qu’elle soit ou non conçue dans le cadre du judaïsme, et le rôle de l’avortement et de l’infanticide dans la survie de la mère et du groupe social. Même si les femmes juives furent soumises à un brutal processus de déshumanisation, d’humiliation et de déféminisation à leur arrivée dans les ghettos et dans les camps nazis, du moins pour celles qui passèrent la première sélection, leur statut sexué et bioculturel en tant que femme conserva tout son poids, son potentiel de risque et sa valeur discriminatoire. Elles furent certes toutes persécutées à double titre, d’abord sur la base d’un critère racial, puis soumises à une violence et à un vécu liés à leur sexe. Mais il faut éviter d’utiliser la notion de genre comme un filtre réducteur et se donner d’autres outils pour comprendre l’expérience des femmes juives dans sa diversité, qu’il s’agisse de celle de Gertrude, de Sara, d’Esther ou de Ruth. Sous toutes ses facettes, la période nazie renforce les normes négatives qui, de tout temps, ont pesé sur les femmes dans les systèmes patriarcaux. Les portraits que dressent les femmes et témoins entendues dans cet article et ceux proposés par Claude Lanzmann et son équipe nous permettent de réfléchir, par leur propre voix, sur l’expérience des femmes dans leur ethos de mère et d’agent moral repensant les normes et les prohibitions dans un cadre concentrationnaire fondé sur le racisme, la servitude, la malveillance et le mal, et non plus le bien-être commun ou les valeurs du bien et du beau.