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Cécile Rousselet

« Des profondeurs, je crie vers toi » : une écriture yiddish de la Shoah au féminin ? Kadya Molodowsky et Chava Rosenfarb

“From the depths, I call you” : a feminine Yiddish writing of the Shoah ? Kadya Molodowsky and Chava Rosenfarb

1L’interrogation sur la spécificité d’une écriture yiddish au féminin a fait l’objet d’une intense production critique et anthologique depuis les années 1990, venant en premier lieu des États-Unis. Si déjà l’anthologie Yidishe dikhterins [Poétesses yiddish] d’Ezra Korman (1928) présentait les biographies et poèmes de près de soixante-dix poétesses yiddish, l’introduction d’Irena Klepfisz au Found Treasures : Stories by Yiddish Women Writers dirigé par Frieda Forman, Ethel Raicus, Sarah Silberstein Swartz et Margie Wolfe (1993) a marqué un tournant. Elle interrogeait non seulement l’invisibilisation des femmes sur la scène culturelle yiddish, mais aussi les liens intimes qui se nouent entre le statut des femmes et la langue yiddish, appelée mame-loshn, langue de la mère (Klepfisz, 1994, p. 25-29). L’importance des autrices – et avant tout des poétesses – a été étudiée, comme par Kathryn Hellerstein, lorsque celle-ci indique :

À un certain moment de l’expérience juive moderne, une tradition a été inventée, non pas une seule fois, mais plusieurs fois, chaque fois avec des significations différentes. Cette tradition est celle de la poésie yiddish moderne écrite par des femmes et issue de la littérature dévotionnelle composée pour les femmes depuis le Moyen Âge. Cette tradition féminine va de pair avec la formation consciente d’une tradition poétique moderniste pour le yiddish. À certains moments, elle croise la tradition moderniste ; à d’autres, elle est parallèle au modernisme, mais indépendante de lui1. (Hellerstein, 1990, p. 138, je traduis)

2Toutefois, se questionner sur la place et surtout les spécificités de l’écriture yiddish au féminin dans le contexte de la Catastrophe est une perspective relativement nouvelle, d’autant que les sources et textes disponibles sont peu nombreux comparativement à ceux écrits par des hommes2. L’anthologie Different voices : women and the Holocaust de 1993 ne se concentrait pas sur la question précise de l’écriture en yiddish, et si le programme « Women’s Voices and the Holocaust : How Stories are Told », en 2022, a permis de dégager un certain nombre de problématiques propres à l’écriture féminine de textes post-Shoah, comme les interactions entre la mémoire collective et l’engagement féministe, ou la place de l’intime des femmes dans le corpus des discours sur la Shoah, les questions de littérature et poésie yiddish n’étaient pas non plus au centre des recherches.

3La perspective qui est la nôtre ici est d’entrelacer ces deux voies critiques. Peut-on considérer que, dans la production poétique après la Shoah, il y a eu, comme dans les années 1910 et 1920, une « indépendance » (voir Hellerstein, 1990, p. 138) de l’écriture au féminin ? Que peut-on dégager comme spécificités de l’écriture yiddish au féminin dans le contexte post-Shoah, et en quoi celles-ci se distinguent-elles de celles qui caractérisaient traditionnellement la production littéraire yiddish ? En quoi la revendication d’une voix féminine, consciente de sa minorisation, influe-t-elle, pour ces poétesses, sur le discours porté sur la Catastrophe ? L’examen de la production auctoriale des deux grandes figures de la littérature yiddish post-Shoah Kadya Molodowski (1894-1975) et Chava Rosenfarb (1923-2011) me permettront d’envisager ces questionnements.

Des spécificités génériques ?

4Il est indéniable que les femmes juives ont en premier lieu choisi, pour témoigner des violences de la Shoah, les formes auxquelles elles ont été traditionnellement reléguées dans l’histoire de la littérature yiddish depuis la seconde moitié du XIXsiècle. Les écritures de l’intime, comme les journaux ou les mémoires, constituent la majorité de leurs productions, et on peut citer à cet égard les écrits de Rokhel Auerbakh ou Gisela Perl, bien que le texte de cette dernière, I Was a Doctor in Auschwitz, ait été publié originellement en anglais en 19483. Concernant la production féminine en yiddish, celle-ci n’est pas foisonnante, et des œuvres comme Fun heym tsu na-vanad : milkhome-togbukh 1941-1945 de Lena Jedwab Rozenberg (1999) (traduit en français par Évelyne Grumberg sous le titre Sans feu ni lieu. Carnets d’errance 1941-1945 en 2012) ou le journal fictionnel de Rivke Zilberg (Fun Lublin biz Nyu York. Tog-bukh fun Rivke Zilberg [De Lublin à New York. Journal intime de Rivke Zilberg]) publié en 1942 par Kadya Molodowsky, ne traitent pas spécifiquement des camps de concentration mais de la guerre en général4.

5La production yiddish féminine est aussi et surtout une production poétique. C’est ainsi que, de la même manière que dans les années 1920, où « de nombreuses femmes ont fait leur entrée dans la littérature yiddish principalement grâce au lien étroit entre la poésie et ce que l’on présumait être “l’écriture féminine” [many women made their entry into Yiddish literature mainly through poetry’s close connection with what was presumed to be “women’s writing”] », en commençant d’ailleurs « par un passage bilingue vis-à-vis des langues extérieures au yiddish, représentant un retour dans le giron culturel juif de la part de cercles qui s’en étaient auparavant éloignés [as a bilingual shift from external languages into Yiddish, representing a return to the Jewish cultural fold from circles that had previously distanced themselves] » (Novershtern, s.d., § 1, je traduis), les femmes survivantes de la Shoah se saisissent de l’écriture poétique pour faire entendre leur voix singulière, répondant aux canons de ce que pouvaient encore être, dans les années 1940, les principes de l’écriture yiddish au féminin (Hellerstein, 2014).

6Ainsi en est-il de Kadya Molodwsky, née en 1894 dans le shtetl de Bereza Kartuska, province de Grodno, dans une famille traditionnelle marquée par la Haskalah. Après avoir bénéficié d’une instruction en yiddish, histoire juive, et hébreu moderne et biblique, elle s’engage dans des études en pédagogie à Varsovie, puis enseigne à Kiev pendant la guerre, où elle survit à un pogrom. En 1921, elle s’installe à Varsovie, enseigne le yiddish et publie ses premiers poèmes. Émigrée à New York en 1935, elle poursuit sa carrière littéraire et est lauréate du prix Itsik Manger en 1971. Elle décède à Philadelphie en 1975. L’un de ses poèmes de 1944, « El khonen » [Dieu miséricordieux], est une ardente réponse à la Shoah :

Dieu de miséricorde,

choisis quelqu’un d’autre […].

Nous sommes fatigués de la mort, fatigués des morts,

nous n’avons plus de prières, […]

nous n’avons plus de sang

à offrir en sacrifice.

[El khonen,

klayb oys an ander folk […].

Mir zenen mid fun shtarbn un geshtorbn,

mir hobn nit keyn tfiles mer, […]

mir hobn nit keyn blut mer

Oyf tsu zayn a korbn.] (Molodowsky, [1944] s.d., je traduis)

7Il faut préciser que le registre choisi, ainsi que l’entrelacement des problématiques religieuses avec la violence, sont relativement communs à la production poétique masculine post-Shoah. En outre, concernant le choix de la poésie, si comparativement plus d’hommes survivants de la Shoah choisissent le témoignage en prose (on peut citer par exemple Leyb Rokhman), nombreux sont ceux qui se saisissent aussi de l’écriture poétique (ainsi en est-il d’Avrom Sutzkever ou de Yitskhok Katzenelson), notamment en raison de la plasticité de ce genre littéraire qui peut offrir la possibilité de mettre en mots une réalité hors du commun (voir Levi, 1958, ou Klüger, 1992), mais aussi parce que la poésie est souvent décrite comme répondant à une urgence vitale – ici, celle du témoignage. À cet égard, l’écriture poétique au masculin peut rejoindre certaines des considérations de Kadya Molodwsky sur les raisons qui la poussent à écrire des poèmes, ainsi qu’elle en fait part dans sa correspondance avec Rokhl Korn, une autre poétesse yiddish importante de la scène américaine. Dans une lettre du 27 novembre 1967, elle écrit : « Il est presque certain que vous avez écrit [quelque chose]. Comment pourrait-il en être autrement ? Parce qu’on n’écrit pas un poème pour une “fête”, mais seulement quand le ciel est sur le point de tomber sur la terre. Oh, comme je le sais bien. » Puis, le 13 mars 1968 : « Un poème, ce n’est pas rien non plus. Les poèmes ne marchent pas en bataillons, ils sont par nature des enfants uniques. » De plus, cette urgence n’est pas, spécifiquement, pour Kadya Molodwsky, le fait de la poésie, mais, plus largement, de l’écriture. Lorsque Rokhl Korn lui écrit le 25 octobre 1968 : « C’est bien que vous ayez trouvé dans mes poèmes un reflet de notre condition. Lorsque j’écris des poèmes, je ne pense pas à leur effet. J’écris ainsi parce que je ne peux pas faire autrement », elle lui répond sur la question de l’écriture : « Je voulais vraiment que [mes lettres] soient plus joyeuses, mais elles ne m’obéissent pas. Dès que je prends la plume et que je veux qu’elles dansent, elles commencent à se lamenter. Je ne peux pas les contrôler. » (Kahn Newman, 20115)

Des thématiques récurrentes

8La poésie n’apparaît donc pas comme un marqueur définitivement spécifique pour dire l’expérience de la violence concentrationnaire au féminin, mais il existe en revanche des thématiques abordées de manière récurrente qui peuvent constituer, elles, l’un de ces marqueurs. Sara R. Horowitz rappelle que si la plupart des ouvrages écrits par des survivants masculins placent les femmes à la périphérie, la majorité des ouvrages féminins se concentrent sur les femmes, soulignant à la fois les points communs et les différences entre les expériences des hommes et des femmes juifs (Horowitz, 2021, § 21). Jules Riegel retrace quant à lui dans sa présentation « “Do What You Can to Survive” : Women’s Holocaust Memories in Silent Tears : The Last Yiddish Tango » l’attention accrue portée sur les corps féminins dans cette production, avec une grande importance donnée aux expérimentations médicales, aux tortures et aux viols, articulation entre Eros et violence nazie que l’on peut retrouver chez Marcie Hershman ou Ida Fink, dans des textes écrits respectivement en anglais et en polonais. Ces deux œuvres, contrairement à des écrits masculins portant sur les violences sexuelles, placent le vécu féminin au centre du propos (Horowitz, 2021, § 36).

9C’est ainsi une plus grande place accordée au vécu féminin de la violence que l’on retrouve dans l’écriture d’une autre grande figure de la scène yiddish féminine, et survivante de la Shoah, Chava Rosenfarb. Née en 1923 à Łódź, en Pologne, elle commence à écrire dès son enfance, encouragée par son père. Enfermée dans le ghetto de Łódź en 1939, puis déportée à Auschwitz et enfin à Bergen-Belsen, elle est libérée en 1945, et émigre à Montréal en 1950, après quelques années d’errance en Europe. Elle obtient plusieurs prix littéraires, et décède en 2011. Parmi ses œuvres comptent « Di balade fun nekhtikn vald » [La Ballade de la forêt d’hier] (1947), « Der foygl fun geto » [L’Oiseau du ghetto] (1958), ou Der boym fun lebn : trilogye [La Trilogie de l’arbre de vie. Une vie dans le ghetto de Łódź], publié en 1972.

10Dans cette dernière trilogie, texte fictionnel au sein duquel la qualité biographique n’est pas négligeable (Morgentaler, 2003, p. 41), les rôles des hommes et des femmes, ainsi que le vécu particulier des femmes face aux événements violents, sont minutieusement étudiés. L’écriture de Chava Rosenfarb retranscrit un vécu dont les femmes ont une connaissance intime, celui de la vulnérabilité féminine – que les hommes sont moins enclins à décrire :

À chaque fois que Matilda attendait une visite, elle mettait ses filles à l’écart : elle les envoyait dormir chez des membres de sa famille ou chez des amis, pas tant pour se prémunir de protestations enfantines que pour protéger ses filles d’yeux d’hommes, dans la mesure où elle avait une disposition innée à se méfier de la gent masculine, officiers allemands inclus6. (Rosenfarb, 1972, p. 492, je traduis)

Par ailleurs, le quotidien des femmes dans la violence concentrationnaire est fréquemment placé au centre du récit7. Déjà dans son journal de Bergen-Belsen, on constatait une attention particulière de l’écriture sur les figures féminines et sur leurs vécus, davantage que sur ceux des hommes :

Ma mère était assise sur mon lit. Elle a murmuré quelque chose. Je ne pouvais pas comprendre ce qu’elle disait, mais ses mots coulaient comme un baume dans mon âme. Les larmes de ses yeux fatigués rafraîchissaient mon corps brûlant. Au pied de mon lit se tenait ma sœur agonisante. Ses yeux effrayés clignotaient une prière vers moi, m’implorant de vivre. Oui, je dois vivre8. (13 juin 1945) (Rosenfarb, 1948, cité et traduit en anglais dans Rosenfarb, 2019, p. 56, je traduis en français)

Toutefois, dans Der boym fun lebn, on constate une amplification de ce phénomène. Après que David est blessé par un groupe d’Allemands, c’est dans un monde de femmes qu’il échoue :

David ! David ! criait-on de tous côtés. Quelqu’un me tombe dessus. On me presse de questions. […] Ma mère et Halina appliquent des compresses froides sur ma blessure. Autour de moi on marche sur la pointe des pieds. Personne n’élève la voix. On chuchote, et ce chuchotement silencieux est comme le bruissement des douces feuilles dans un parc en automne. C’est un plaisir. Cela caresse l’oreille9. (Rosenfarb, 1972, p. 414, je traduis)

11En effet, la partition juive traditionnelle des espaces et des rôles entre hommes et femmes – les femmes assumant davantage la sphère du soin – ont persisté dans le ghetto, comme l’ont remarquablement montré les travaux de Natalia Aleksiun (2014, p. 40). Cette sphère est d’ailleurs au cœur de ce que Michal Levine, protagoniste de la trilogie, décrit à Mira comme un « idéal » de féminité – et que nombre des personnages féminins de l’œuvre, dans ces contextes, incarnent – :

Je porte en moi un idéal de femme, qui serait comme la Terre-mère, auprès de qui l’homme […] retourne chaque fois, et tire sa force de son sein puissant10. (Rosenfarb, 1972, p. 183, je traduis)

S’il est évident que Chava Rosenfarb hérite là d’imaginaires traditionnels du féminin qui excèdent son écriture11, le fait même qu’elle se les réapproprie atteste un attachement à la retranscription d’un vécu particulier.

12En outre, l’écriture de Chava Rosenfarb donne aussi, comme celle de nombre de femmes témoins, une plus grande importance aux questions de maternité et d’enfance pendant la guerre. Cet aspect n’est pas fondamentalement propre à la littérature yiddish au féminin, puisqu’on peut le retrouver de manière extrêmement sensible par exemple dans Averagneroun Mech [Dans les ruines. Les massacres d’Adana, avril 1909] de l’autrice Zabel Essayan sur le génocide arménien (1911). Mais la force des imaginaires de la transmission de l’identité juive, passant par l’enfantement, dans la tradition yiddish, et leur intrication avec les récits bibliques des grandes matriarches – Livre de Ruth 4, 11-12 ou Genèse 35 pour la naissance de Ben-Omin –, font de l’engendrement une thématique centrale. En outre, son traitement est relativement original12 dans la production féminine juive (on pense à Cynthia Ozick dans The Shawl, 1980) et yiddish. C’est ainsi que dans le poème « Mimaamakim » [Des profondeurs] (1946) de Chava Rosenfarb, sous-titré « Pour les ruines du ghetto de Łódź [Tsu di khurves fun Lodzher geto] », les comparaisons relatives à la maternité, et à la continuité des générations, que la Shoah a détruite, sont éloquentes.

Là, tu pleures dans un puits asséché,

Comme un enfant haletant

Au sein tari d’une mère.

Et tu te lamentes depuis une cheminée effondrée

Si plaintivement et désolé,

Comme un vent de cimetière.

[Dort veynstu arayn in a fartrukntn brunem,

Vi oyf a mames toyter brust –

A lekhtsndik kind.

Un yomerst aroys fun a tsefalenem koymen

Azoy klogedik un vist,

Vi a beys-oylemdiker vint.] (Rosenfarb, [1946] 1947, p. 45, je traduis)

13Cet exemple n’est pas isolé. Son poème « Rokhl un Leah » [Rachel et Léa] (1958) met en regard la fertilité de la seconde, d’une part, et les difficultés à concevoir ainsi que la mort en couches de la première, d’autre part ; et la nouvelle « Royt feigele » [Petit oiseau rouge] (Rosenfarb, 1994) suit une survivante d’Auschwitz obsédée par son impossibilité à concevoir des enfants, après qu’elle a perdu sa fille de cinq ans tuée à Auschwitz et que son fantôme la hante (voir Ségeral, 2020). L’engendrement – ou le non-engendrement – ainsi que la mort des nouveau-nés sont donc une préoccupation majeure de cette écriture de la violence au féminin.

La complexe revendication d’une voix au féminin

14Mais c’est sans doute une dernière caractéristique qui est la plus spécifique à l’écriture yiddish au féminin post-Shoah : s’y rejoignent le vécu victimaire et la conscience intime d’une minorisation de leur écriture en tant que juives et en tant que femmes. L’appel qui émerge du témoignage s’en fait d’autant plus pressant qu’il emprunte et réinvestit toute une tradition, dans l’écriture yiddish au féminin, de revendication d’une voix propre – sur la scène littéraire comme dans la sphère sociale.

15On pourrait tout d’abord penser qu’il s’agit là de l’une des raisons qui serait à même d’expliquer certains traits que l’on peut retrouver dans des œuvres féminines, comme par exemple la complexité des jeux de temporalité dans les textes testimoniaux. Karin Doerr semble établir un lien entre l’abandon du « bouclier de silence [the shield of silence] » (Doerr, 2000, p. 51, je traduis) chez Ruth Klüger et Sherri Szeman et la structure non-chronologique de leurs textes, attestant l’« élasticité de la mémoire [the elasticity of memory] » (p. 55, je traduis). Chez Chava Rosenfarb, on repère une telle mouvance du chronotope (par exemple dans « Royt feigele »), le présent étant sans cesse hanté par le passé, ce qui peut rejoindre le sentiment de solitude qu’elle ressent en tant que survivante, porteuse d’une mémoire au destinataire flou :

Ce qui m’affecte le plus, c’est le sentiment permanent d’isolement que je ressens en tant que survivante, un isolement renforcé par le fait que je suis une autrice yiddish. J’ai l’impression d’être un anachronisme errant sur une page d’histoire à laquelle je n’appartiens pas vraiment. Si l’écriture est une profession solitaire, la solitude de l’écrivain yiddish revêt une dimension supplémentaire13. (Rosenfarb, cité dans Morgentaler, 2003, p. 47, je traduis).

16Toutefois, là encore, l’étude précise de textes yiddish écrits par des hommes – à l’instar de Leyb Rokhman ou d’Avrom Sutzkever – empêche toute généralisation de ce trait, qui peut relever autant d’une difficulté à prendre voix, comme femme et comme juive, que de la convocation de modèles modernistes, ou de la quête d’une parole face aux difficultés de la mémoire.

17Mais si, sur le plan stylistique, l’écriture n’épouse pas des formes particulières dans sa légitimation, on repère dans l’auctorialité au féminin – et spécifiquement poétique – une particularité : celle d’une généalogie dans la revendication d’une voix, la construction d’un lignage – plus ou moins mythique – d’une émergence douloureuse de la parole. Le syntagme « Des profondeurs, je crie vers toi », reprenant le psaume 129 (130), est éloquent pour Chava Rosenfarb, à tel point qu’il est non seulement le titre (partiellement) et le premier vers du poème déjà cité (« Mimaamakim »), mais aussi le titre du deuxième tome de Der boym fun lebn. Et si, dans « Feminism in Yiddish Literature », l’autrice explicitait la surimposition des subalternités que peut constituer le fait d’être une femme et d’être juive (Rosenfarb, [1992] 2019, p. 162), c’est donc dans cette conscience particulière que son écriture se pense comme celle d’une femme juive écrivaine survivante de la Shoah, s’inscrivant à la suite de Rachel, de Leah – « Rachel joue de la mandoline / Et Léa de la flûte. / Entre elles, la Shekhina distribue les cartes [Rokhl shpilt oyf der mandoline / Un Leah shpilt oyf der fleyt. / Tsvishn zey beyde leygt kartn di shkhine] » (Rosenfarb, 1958, § 1, je traduis)14 –, et de toutes celles dont la voix chuchote comme celle de ces oiseaux, perchés sur leur mince branche :

Et les oiseaux n’ont jamais chanté aussi joliment

Que là, perchés sur une mince branche. […]

Et bien que les cieux soient suspendus, là-haut,

Entourés de fusils et de fil de fer rouillé,

Nulle part ailleurs la vie n’avait une telle saveur

Et personne ne s’était jamais senti aussi proche de Dieu.

[Un feygl hobn keynmol shener nisht gezungen

Vi dortn oyf a darer tsvayg. […]

Un khotsh gehongen iz der himl oybn,

Arumgezeymt mit kolbes un mit zhaver drot,

Dokh hot in ergets aza tem gehat dos lebn

Un far keynem azoy noent geven iz got.] (Rosenfarb, [1946] 1947, p. 46, je traduis)

*

18Ainsi, s’il faut sortir de « la question généralement négligée de la différenciation des sexes dans la Shoah [the usually neglected issue of gender differenciation in the Shoah] » (Doerr, 2000, p. 50, je traduis), l’intensification des études récentes sur la production féminine yiddish, notamment après la Shoah, donne à voir un corpus dont les spécificités sont extrêmement riches, notamment en ce qu’elles interrogent les points de basculement que l’écriture de la violence peut engager vis-à-vis des traditions scripturales qui les précèdent. Kadya Molodowsky et Chava Rosenfarb, entre autres, offrent des perspectives passionnantes pour étudier ces questions, et la lecture de leurs œuvres mérite d’être complétée par celle de nombre d’autrices dont les textes enrichiraient sans aucun doute mon appréciation générale de la question.