De Ethi (1945) à Amadoca (2020). La Shoah dite par des voix d’écrivaines ukrainiennes
1L’histoire de la parution de la prose fictionnelle en langue ukrainienne sur l’extermination des Juifs ukrainiens peut être divisée en trois périodes. Quelques œuvres ont été écrites et publiées dès l’immédiat après-guerre. C’est le cas d’« Ethi » d’Olha Doutchyminska (1883-1988), premier texte de prose publié en URSS dans lequel l’histoire d’une femme juive victime de la Shoah est au cœur du récit (Doutchyminska, [1945] 2014, désormais Ethi). Écrit par une autrice féministe, ce texte est suivi par un autre récit de femme, celui de Varvara Tcherednytchenko (1891-1949) « Я – щаслива Валентина [Je suis Valentyna qui a eu de la chance] » (1946, désormais Je suis Valentyna). La publication de ces œuvres a été possible, car elle survint juste avant la campagne antisémite lancée par l’État soviétique ainsi qu’avant sa politique d’effacement du massacre. Très vite, ces premiers textes sont interdits, retirés du circuit littéraire et tombent dans l’oubli. Ils ne sont réhabilités que dans l’Ukraine indépendante (1991), mais leur retour sur le devant de la scène est assez lent par rapport à celui de leurs collègues masculins dont l’œuvre avait elle aussi été proscrite. Le troisième texte de cette première période est celui de Panas Kotchoura, un écrivain débutant, Родина Сокорин [Famille Sokoryn], publié dans la revue Українська література [Littérature ukrainienne] en décembre 1945. Ce récit, fidèle aux procédés propres à la stratégie soviétique de la mise en fiction du massacre, sera réédité en volume en 1962. Nous pouvons ajouter à la catégorie des premières fictions ukrainiennes sur la Shoah, si peu nombreuses, le roman-chronique de Dokiya Houmenna (1904-1996) Хрещатий Яр (Київ 1941-1943) [Khrechtchatyi Yar (Kyïv 1941-1943), désormais Khrechtchatyi Yar], même s’il a été publié plus tard. En effet, l’autrice le rédige entre 1945 et 1949, à partir du journal qu’elle avait tenu dans la ville de Kyïv occupée par les nazis, puis en mettant au point la version finale dans les camps DP 1. Immigrée en Occident, elle fait paraître son roman à New York en 1956.
2La deuxième période va jusqu’à la chute de l’URSS et inclut des œuvres d’auteurs soviétiques tels que Taras Myhal Оселедець на ланцюзі [Auberge « Hareng enchaîné »] (1966) ; Léonid Pervomaïskyi Вулиця Мельникова [Rue Melnykova] (1970, 1985) ; Volodymyr Darda Повернення з пекла [Retour de l’enfer] (1970) ; Borys Khartchouk Панкрац і Юдка [Pancraz et Youdka] (1981), ainsi que les récits d’Anatoliy Dimarov parus vers la fin de l’empire soviétique (1982-1990). Tous ces auteurs sont des hommes ; on peut interpréter cet état de fait comme une pure coïncidence, ou, plus vraisemblablement, comme une conséquence de l’invisibilisation des autrices dans la littérature ukrainienne soviétique. Parallèlement, au sein de la diaspora ukrainienne, Yaroslava Strouk publie son roman Родина Ґольдів [Famille Gold] à Buenos Aires, en 1964.
3La troisième période, qui s’ouvre après 1991, se caractérise par l’apparition d’un grand nombre de textes, principalement des fictions en prose, et à partir des années 2010 le thème est surtout investi par des femmes (voir Horbatch, 2021).
4Dans cet article, nous examinerons les conditions, les causes et les impacts de la marginalisation des œuvres littéraires féminines en langue ukrainienne traitant de la Shoah. Nous commencerons par présenter le corpus retenu, afin de mettre en lumière la manière dont un regard perçu ou assumé comme féminin et féministe traite un événement historique tragique. Nous analyserons ensuite les conditions et les causes de la (non-)réception des œuvres féminines sur la Shoah durant la période de la censure soviétique. Enfin, nous mettrons en évidence l’impact de l’invisibilisation des femmes écrivaines et la marginalisation de leurs témoignages dans le traitement de ce thème en Ukraine.
Présentation du corpus : récits de femmes sur les femmes
5Notre corpus d’étude comprend les trois fictions ukrainiennes sur la Shoah publiées par des femmes pendant la première période. Il s’agit donc de femmes témoins de la Shoah qui ont fait le choix de la fiction : Doutchyminska imagine l’histoire du sauvetage d’Esther, une habitante de Lviv ; Tcherednytchenko fait le récit du deuil de Rachel, une Kyïvienne fictive ayant perdu tous ses proches à Babyn Yar ; Houmenna compose, à partir du journal d’une narratrice fictive, une chronique sur Kyïv sous occupation. En raison du vide laissé par la deuxième période dans les écrits de femmes2, notre quatrième texte provient de la troisième période. Il s’agit du roman Амадока [Amadoca] (2020) de Sofia Androukhovych (née en 1982) (désormais Amadoca), choisi pour sa représentativité3 parmi les œuvres contemporaines ukrainiennes sur la Shoah. Non seulement Amadoca a été très largement reçu en Ukraine et à l’international, mais c’est aussi une œuvre littéraire riche et dense de 830 pages. Ce corpus peut nous montrer comment, en Ukraine, l’écriture de la Shoah a évolué avec le temps et en fonction de l’idéologie.
6Les quatre textes sont des récits de femmes-narratrices mettant principalement en scène des femmes-protagonistes dans des conditions extrêmes. C’est notamment le cas d’Ethi, la protagoniste du récit éponyme d’Olha Doutchyminska (1945), qui exprime une envie folle de vivre. Ethi est une femme d’origine juive qui parvient à s’échapper de Lviv pendant les exactions allemandes. Elle entreprend un périple dangereux et trouve finalement refuge à la campagne chez une ancienne collègue ukrainienne qui la cache au péril de sa vie. Sans nouvelles de ses deux fils envoyés chez des proches en Volhynie, Ethi s’interroge sur son droit de penser à elle-même et à sa propre survie. « N’est-on pas d’abord mère, épouse, sœur4 ? [Невже ж вона була колись матір’ю, жінкою, сестрою] » (Ethi, p. 170). Pour Ethi, l’aspiration à une existence qui lui serait propre paraît tellement inadmissible qu’elle la légitime par une raison extérieure : l’instinct maternel. La phrase « elle défend sa vie pour eux [для них захистити своє життя] » revient comme une ritournelle, servant d’excuse (p. 167, 182, 185, 186). Ethi souhaite « vivre pour [ses enfants], pour la vie en soi, pour elle-même [хоче жити для них, для самого життя, для себе] » (p. 172). En plaçant sa propre vie au-dessus de tout, Ethi en vient à rejeter aussi le rôle de martyre héroïque imposé par l’impératif sociétal soviétique et la tradition juive. On reconnaît ici le fameux slogan « être son propre objectif [бути самій собі ціллю] » d’Olha Kobylianska (1863-1942), écrivaine féministe ukrainienne qu’Olha Doutchyminska connaissait, la famille de Kobylianska lui ayant offert un refuge lorsqu’elle était poursuivie par le KGB.
7La référence à Kobylianska introduit également le récit de Varvara Tcherednytchenko Je suis Valentyna. En effet, lors de son évacuation vers la taïga sibérienne, Valentyna a emporté les livres de l’autrice du manifeste Quelques mots sur l’idée du mouvement féministe (1894). Je suis Valentyna adopte la forme d’un journal par lettres, écrites par une femme médecin entre septembre 1941 et avril 1945 et adressées à son mari, académicien, professeur de médecine mobilisé au front. La « chance » de Valentyna réside d’abord dans sa survie aux bombardements de Kyïv, puis dans l’obtention des huit tickets pour l’évacuation de sa famille, un privilège accordé aux fonctionnaires soviétiques haut placés. C’est surtout une chance que n’ont pas eue les proches de sa belle-sœur. Toute la famille de Rachel Fogelman, composée de quinze membres, a été assassinée à Babyn Yar. Rachel, qui détenait le huitième ticket, survit physiquement. Néanmoins, quand elle apprend le sort tragique de sa famille, elle subit un effondrement psychologique dont elle ne se remettra pas.
8Je suis Valentyna comporte plusieurs éléments féministes. Ici, les femmes occupent des rôles et des métiers traditionnellement masculins : Rachel a eu une passion pour le pilotage, tandis que Valentyna exerce en tant que médecin-chef d’un hôpital. L’écrivaine met à l’épreuve son féminisme en plaçant ses héroïnes non seulement dans des communautés traditionnelles et conservatrices (par exemple ossète ou karaïte), mais aussi dans un contexte de guerre dans lequel la libération de la femme est relégué au lendemain. Valentyna est d’ailleurs surnommée par son mari Mater Dolorosa. En tant que mère de quatre enfants et « mère d’accueil » de Rachel, elle assume les fonctions d’une femme traditionnelle, comme elle le confesse elle-même : « Mon devoir est de protéger la vie et la santé de ma famille et de moi-même [Мій обов’язок – зберегти життя і здоров’я родини й своє] » (Tcherednytchenko, 1946, p. 115). Par là, l’écrivaine produit aussi un récit de guerre imprégné de pathos et d’héroïsme. En revanche, les considérations féminines l’écartent du modèle soviétique. Ainsi, en attendant le retour de son mari, mobilisé sur le front, Valentyna, consigne dans son journal des réflexions sur son corps, sur la perte de sa séduction féminine et sur la peur de ne plus séduire son mari. Rachel, quant à elle, quitte sa famille et abandonne la foi qu’elle nourrissait dans l’idée de partager un amour charnel avec un Ukrainien. Elle s’écrie : « Adonaï a puni ma race en la faisant disparaître ! [Адонай покарав смертю весь мій рід] » (p. 118).
9Au cœur du roman Khrechtchatyi Yar de Dokiya Houmenna se trouve une femme confrontée à des défis et des choix moraux complexes, qui sont objet de réflexions permanentes. Pour ce roman, l’autrice s’est appuyée minutieusement sur ce qu’elle avait vu et entendu à Kyïv, en particulier le massacre de Babyn Yar. En tant qu’historienne et archéologue, Mariana observe en détails la destruction du centre de la capitale, minée par l’Armée rouge. Pour elle, Khrechtchatyk, l’artère principale de la ville, n’est plus qu’un abîme, revenu à l’état sauvage de ravin (qui en ukrainien se dit « yar »)5, comme si la ville elle-même avait été engloutie dans son passé préhistorique. Impuissante face au sort que connaît Rosa, son amie juive, et au massacre de Babyn Yar, Mariana assiste à la chute de la civilisation, à l’effondrement de tout ce qui faisait la grandeur de Kyïv. Dans son récit poignant, Dokiya Houmenna ne juge pas, elle nous plonge dans la complexité de cette époque, dans les multiples facettes de la guerre vécue, notamment par les femmes ukrainiennes.
10Curieusement, le projet littéraire d’Amadoca, dans sa forme finale, rejoint celui du diptyque de Dokiya Houmenna. En effet, Khrechtchatyi Yar a été conçu comme la suite du roman Скарга майбутньому [La Plainte à l’avenir] qui, de manière paradoxale, paraît huit ans après la seconde partie. Écrit en 1946-1949, ce premier récit couvre l’époque de la génération de la Renaissance fusillée6 dont l’écrivaine est actrice et témoin. 80 ans plus tard, sa consœur, Sofia Androukhovych, avait initialement pour projet d’écrire un roman sur cette génération d’artistes exterminés, en se concentrant particulièrement sur Mykola Zèrov et Viktor Petrov, ainsi que sur Sofia, leur épouse, gardienne de leur mémoire. Son premier mari, Mykola Zèrov, homme de lettres d’exception, fut fusillé, tandis que le second, Viktor Petrov, l’une des figures les plus énigmatiques de la littérature ukrainienne, survécut en devenant un espion à la solde des Allemands puis des Soviétiques. Après des recherches approfondies dans les archives, l’écrivaine souhaitait retranscrire sous forme de fiction la complexité des contextes et des relations entourant ce triangle amoureux. Finalement, cette enquête ne constitue que le troisième chapitre d’Amadoca. Dans le roman de 2020, cette histoire se trouve ancrée dans une époque plus récente, celle de la guerre du Donbass puisqu’elle est racontée au premier chapitre par une archiviste de Kyïv. Pendant l’écriture simultanée des deux parties de son diptyque, Dokiya Houmenna a compris qu’il était impossible de saisir les événements survenus pendant la Seconde Guerre mondiale en Ukraine sans évoquer les deux premières décennies soviétiques (Tarnavskyi, 1999, p. 335). De manière similaire, Sofia Androukhovych a pris conscience d’un lien manquant entre les deux grandes tragédies ukrainiennes qu’elle voulait explorer : l’extermination des Ukrainiens dans les années 1930 et l’agression russe contemporaine. Ainsi, la deuxième partie du livre, centrée sur le récit de l’extermination des Juifs dans une petite ville galicienne, devient le centre de la narration.
11Houmenna et Androukhovych n’avaient pas au départ l’intention d’écrire une œuvre sur la Shoah mais puisque ce massacre fait partie indissociable de l’Histoire des Ukrainiens, la Shoah est devenue une part indispensable de leurs textes. Dokiya Houmenna en parla, parce que c’était encore possible, Sofia Androukhovych en parle, parce que c’est déjà possible, et surtout nécessaire pour comprendre le présent. Aussi les deux œuvres font voir une mémoire étouffée et réapparue, mutilée puis réparée, déchirée puis recousue. Le lac-fantôme d’Amadoca représente ici, avant tout, une métaphore de la mémoire collective brisée en une multitude de mémoires individuelles. Au centre de ce grand roman contemporain, il y a aussi l’imposture de la mémoire, avec des souvenirs tronqués, rejetés, refoulés par la peur ou la honte, qui servent de moyen de protection et de survie à une personne marquée par un tel traumatisme. L’amnésie du protagoniste permet ainsi d’exposer la manipulation de la mémoire, tandis que la pseudo-mémoire se présente comme une suite de travestissements, témoignant de l’impossibilité de démêler le réel et l’imaginaire.
12Les quatre textes construisent donc des personnages de femmes gardiennes et médiatrices d’une mémoire complexe, mais ils ne les cantonnent pas à ce rôle puisqu’ils les montrent également en tant qu’actrices spécifiques de cette mémoire.
Question de femmes : marginalisation et retour du texte ukrainien sur la Shoah
13Ce corpus fictionnel a été écrit par des écrivaines ukrainiennes reconnues. Les quatre textes représentent aussi une grande diversité dans le traitement de l’événement tant du point de vue géographique et historique (Babyn Yar et le ghetto de Lviv, Ukraine de l’Est et de l’Ouest, l’évacuation en Russie et l’expérience de l’occupation nazie, les exterminations dans une métropole et dans une ville provinciale), que générique et poétologique (récit, journal, roman-chronique, roman-épopée). Dans les trois premières œuvres, les autrices sont des témoins oculaires des événements qu’elles relatent, mais chacune le fait dans un contexte de censure différent.
14Alors que la plupart des grands noms de la littérature ukrainienne masculine ont été tués à la suite des purges soviétiques, les Kyïviennes Varvara Tcherednytchenko et Dokiya Houmenna ont survécu à la Renaissance fusillée. C’est certainement leur invisibilité qui leur a permis de survivre, et paradoxalement de faire entendre leur voix. Marginalisée par une censure imposant l’idéologie dominante et discriminant les femmes, Varvara Tcherednytchenko (1891-1949) s’est réfugiée dans des genres littéraires considérés comme secondaires, tels que la littérature de jeunesse, les biographies romancées et les romans historiques, ou encore la traduction, une activité traditionnellement perçue comme « féminine ». Ses fictions ont été rééditées dans Моя кар’єра [Ma carrière], un livre qui n’a vu le jour qu’en 2017 (Tsymbal). Il s’agit d’une anthologie réunissant la prose des écrivaines ukrainiennes des années 1920. Elle contient ses quatre récits, dont deux abordent la façon dont les Ukrainiens et les Juifs vivaient ensemble et formaient une communauté (Погромщиця [Faiseuse de pogroms] et Євпаторія [Eupatoria], 1929). Yaryna Tsymbal, qui a édité l’anthologie en 2017, souligne que, contrairement aux femmes, les écrivains masculins ayant appartenu à cette génération, ont bénéficié d’une réintégration et d’une reconnaissance dans le champ littéraire de l’Ukraine indépendante, à partir de la fin des années 1980 (2017, p. 5-16).
15À sa parution, le numéro de la revue Вітчизна [La Patrie] de 1946, comprenant le texte Je suis Valentyna de Varvara Tcherednytchenko, fit objet d’une critique virulente à l’échelle nationale. Cette hostilité n’était pas liée à la qualité littéraire du texte. L’autrice était victime de la campagne d’épuration idéologique d’Andreï Jdanov qui visait à réduire au silence la relative liberté d’expression dont bénéficiaient les littératures nationales pendant la guerre. Lui furent également reprochées des zones d’ombre concernant l’extermination des Juifs ukrainiens par les Allemands, un massacre que l’URSS qualifiera désormais d’extermination de citoyens soviétiques, sans mentionner leur origine ethnique. Refusant d’adopter la traditionnelle posture de repentir public, l’écrivaine choisit de rédiger un discours dans lequel elle dénonça vigoureusement les conditions matérielles désastreuses imposées aux écrivaines ukrainiennes. Rejetée par ses pairs de l’Association des écrivains ukrainiens, épuisée par des attaques incessantes, tant ouvertes que dissimulées (certains allant jusqu’à demander son envoi au goulag), elle sombra dans une profonde dépression, jusqu’à sa mort prématurée en 1949.
16À la différence de Varvara Tcherednytchenko, Dokiya Houmenna (1904-1996) a survécu assez longtemps pour assister à la réhabilitation de son œuvre en Ukraine. Comme ses consœurs, elle a dû affronter une triple censure : celle liée à son genre, celle imposée par le régime impérial russe, et celle exercée par le système soviétique. Elle a également rencontré des difficultés à s’intégrer dans le milieu littéraire des années 1920-1930. À l’instar de Tcherednytchenko, elle a rejoint le groupe des écrivains paysans et on lui a confié la rédaction de reportages littéraires, ce qui était une manière de l’éloigner de genres plus nobles comme la poésie, le théâtre ou le roman. Ces textes ont toujours suscité des critiques virulentes, car l’autrice y exprimait sa volonté de dévoiler la vérité sur la vie dans les campagnes de l’Ukraine soviétique. Témoin des prémices du Holodomor7, elle a très tôt pris conscience de la tragédie qui frappait les paysans. Elle s’est également opposée à la vision propagandiste de l’écrivain russe Fiodor Gladkov, qui se reflète dans son roman Цемент [Le Béton], ce qui a provoqué un vif débat entre écrivains ukrainiens et russes. Accusée de « nationalisme », exclue de son groupe littéraire et bannie des cercles éditoriaux, Dokiya Houmenna a quitté la capitale en 1930 avec une interdiction de publication de huit ans. Paradoxalement, il faut le répéter, c’est cette invisibilité imposée, combinée aux bouleversements de la guerre, qui lui a permis de survivre. Toute activité professionnelle sous l’occupation étant considérée en URSS comme une forme de collaboration, elle se vit contrainte, en octobre 1943, de quitter son pays, emportant ses manuscrits avec elle.
17Alors que les mémoires de Dokiya Houmenna furent bien accueillis par la communauté littéraire de la diaspora américaine des Ukrainiens, Khrechtchatyi Yar suscita une critique acerbe. Certains allèrent même jusqu’à lui « demander » de réécrire certains passages, ce qu’elle refusa catégoriquement. Ses détracteurs lui reprochaient notamment de dépeindre l’Organisation des nationalistes ukrainiens sous un jour défavorable. En effet, dès le début de l’occupation allemande, Dokiya Houmenna ne croyait pas – contrairement à de nombreux Ukrainiens qui se souvenaient des Allemands de la Première Guerre mondiale – que les uniformes nazis allaient apporter en Ukraine l’Europe ou à une possible renaissance nationale ukrainienne dans de telles conditions8. Dans la presse littéraire de la diaspora, on lui reprocha de ne pas réussir à intégrer de « personnages positifs » parmi les « nationalistes ». Comme elle refusait de peindre ses personnages en noir et blanc, on l’accusa de ne pas prendre position, ce qui conduisit à qualifier son œuvre de « pessimiste » (Romanenchuk, 1956, p. 139-140). Cette polémique entraîna son éviction de la présidence de l’Association des écrivains de la diaspora, qu’elle avait pourtant fondée. Par ailleurs, elle fut contrainte de publier son roman à compte d’auteur et rencontra des difficultés pour en assurer la vente une fois imprimé. Interdit en URSS en raison de sa publication à l’étranger, Khrechtchatyi Yar fut finalement publié en Ukraine indépendante en 2001, bien plus tard que les autres écrits de l’autrice.
18La longue vie d’Olha Doutchyminska (1883-1988) fut en grande partie marquée par un isolement tant physique que littéraire. Originaire de l’ouest de l’Ukraine, région rattachée à l’URSS, l’année même de la parution d’Ethi, l’écrivaine vit son œuvre prise dans le tourbillon des bouleversements politique et idéologique de l’époque. En 1945, le thème du massacre des Juifs s’inscrivait dans le projet de la maison d’édition soviétique « L’Ukraine libre », qui, cette année-là, publiait des textes dénonçant les crimes des nazis dans la région de Lviv. Cependant, le livre d’Olha Doutchyminska fut interdit dès l’année suivante, après la parution d’un article dans la revue Радянський Львів [Lviv soviétique]. Mykhaïlo Parkhomenko, un critique régional, reprochait à l’œuvre de ne pas offrir d’exemple d’héroïsme, mais, au contraire, de mettre en lumière la déchéance morale d’un individu en lutte pour sa survie. Selon lui, « l’instinct de survie a détruit tout ce qu’Ethi avait d’humain, et pour dire les choses, la privant, en définitive, du droit d’être un personnage digne du récit » (cité dans Pakhomov, 2001, p. 134). Ainsi, Ethi disparut non seulement dans sa matérialité mais également des mémoires. Olha Doutchyminska vivait dans une région où la résistance aux Soviétiques se poursuivit jusqu’aux années 1950, période durant laquelle les services de MGB9 furent chargés de réprimer les « nationalistes ». En 1949, à l’âge de 66 ans, elle fut arrêtée sur la base d’une fausse accusation, et condamnée à la déportation au goulag. Elle y demeura emprisonnée jusqu’en 1958. Cette condamnation reposait en réalité sur son appartenance au cercle intellectuel galicien, une cible privilégiée des autorités soviétiques. Ce n’est qu’en 1968, soit dix ans après sa libération, que la condamnation à vie fut annulée. Cependant, l’écrivaine continua à être surveillée et harcelée par les autorités soviétiques jusqu’à la fin de sa vie.
19Lors de la perquisition qui précéda son arrestation, l’ensemble de ses archives fut détruit car elles étaient considérées comme des documents « nationalistes ». Une grande partie de son œuvre est ainsi perdue à jamais. Dans la bibliographie qu’elle reconstitue de mémoire pour soumettre son dossier d’adhésion à l’Association des écrivains soviétiques d’Ukraine (Doutchyminska, 2014, p. 312), Ethi n’est pas mentionné. Cette demande, d’ailleurs, sera refusée. Après avoir rencontré un certain succès littéraire, notamment dans les périodiques destinés aux femmes entre 1903 et 1936, la dernière œuvre d’Olha Doutchyminska publiée en volume de son vivant est finalement Ethi en 1945. Ce n’est qu’à partir de 1992 que son nom refait surface dans la presse, grâce à la publication d’un recueil de ses récits. Cependant, ces parutions restent limitées au cadre régional, notamment à la région d’Ivano-Frankivsk et de Lviv. Selon Ola Hnatiuk, historienne de la littérature ukrainienne, l’écrivaine a subi une double marginalisation : d’une part, elle a été l’objet de multiples poursuites en URSS ; d’autre part, dans l’Ukraine indépendante, le fait qu’elle vienne d’une région marquée par une histoire complexe a suscité une méfiance des chercheurs ukrainiens à l’égard de son œuvre (Hnatiuk, 2016, p. 263). Pourtant, la chercheuse souligne qu’aucune preuve tangible de collaboration n’existe à son encontre : Doutchyminska n’a pas travaillé dans les institutions de Lviv sous occupation allemande ni participé à sa vie publique. Quoi qu’il en soit, Ethi, encore à ce jour, n’occupe toujours pas la place qu’elle mérite dans le discours littéraire ukrainien sur la Shoah.
20La réception du roman d’Amadoca de Sofia Androukhovych s’inscrit également dans un contexte historique complexe. Publié en Ukraine en 2020, en pleine pandémie de Covid-19, sa promotion a rencontré maintes difficultés. Cela explique pourquoi la véritable rencontre entre ce texte et ses lecteurs s’est produite pendant la guerre. En 2023, le roman a été distingué par deux prix littéraires ukraino-juifs : le prix « Rencontre » et le prix Cholem-Aleikhem. La même année, une traduction allemande a été publiée et divisée en trois livres10. En Allemagne, le roman a reçu le prix international Hermann Hesse dans la catégorie du meilleur roman traduit, et aujourd’hui c’est un des romans ukrainiens les plus traduits.
21Ce corpus mérite toute notre attention, non seulement parce qu’il est constitué d’œuvres d’écrivaines, mais aussi parce que ces autrices défendent des idées explicitement féministes. Si ces idées ne surprennent pas pour l’autrice contemporaine, elles n’allaient pas de soi pour les trois autrices « oubliées » et ont renforcé leur marginalisation. Aujourd’hui, on peut considérer qu’elles sont des figures fondatrices de l’histoire du féminisme ukrainien. C’est notamment le cas d’Olha Doutchyminska (1883-1988). Disciple et amie de Natalia Kobrynska et d’Olha Kobylianska, figures emblématiques de la lutte pour les droits des femmes dans l’Empire austro-hongrois, l’autrice d’Ethi se revendiquait clairement féministe et devint la gardienne de la mémoire du féminisme ukrainien, notamment avec la publication de son essai intitulé Наталія Кобринська як феміністка [Natalia Kobrynska comme féministe] (1934). Cofondatrice de la série de livres Bibliothèque de femmes (1912), elle fut également l’autrice de nombreuses publications dans la revue galicienne Жіноча доля [Destin de femmes].
22Dans une notice biographique, un écrivain de la diaspora parle des idées féministes de Dokiya Houmenna avec un certain mépris : elle « idéalis[ait] le matriarcat » (Tarnavskyi, 1999, p. 333). Ce jugement s’appuie sur la lecture de son roman Khrechtchatyi Yar où l’écrivaine montre comment les femmes doivent subvenir à leurs besoins matériels dans une ville occupée. Mariana, l’historienne archéologue, insiste sur un rôle déterminant des femmes dans la civilisation et le progrès. Pour elle, la femme qui est contrainte d’inventer régulièrement des solutions aux défis du quotidien devient un véritable moteur de la vie sociale, tout en regrettant que ces responsabilités la privent de temps et d’énergie pour réfléchir à son expérience et la consigner par écrit.
23Les textes de Varvara Tcherednytchenko (1891-1949) développèrent également des opinions féministes de manière marquée. En effet, l’autrice décrivit principalement des parcours de femmes, en mettant au cœur de son œuvre la question de leur libération. Elle mit en scène des personnages féminins confrontés au choc entre tradition et modernité, entre religion héritée des parents et monde soviétique, qu’elle décrivait comme une société nouvelle excluant la religion. Parmi ses sujets de prédilection figuraient la sensualité et la sexualité féminines, le droit au polyamour, ainsi que la maternité, perçue comme un poids sur la vie amoureuse et reléguée au second plan face au désir d’une carrière professionnelle.
Femmes juives et ukrainiennes : espace et drame communs
24Dans les quatre textes, les femmes juives et ukrainiennes sont dépeintes comme partageant non seulement la même terre, mais également la même tragédie. Cet espace commun est d’abord représenté comme un cadre géographique, façonné par une histoire partagée et une coexistence mise à rude épreuve face à des circonstances inhumaines et insupportables. Les écrivaines ukrainiennes décrivent avec intensité la peur incontrôlable qui habite les protagonistes non-juives, leur impuissance devant les scènes d’horreur, et la déchirante impossibilité d’intervenir. Par exemple, Ethi constitue un témoignage poignant sur l’attitude des habitants de Lviv face au massacre : la peur des représailles, l’indifférence, et la recherche de profit par les maraudeurs exploitant le malheur de leurs voisins. Cependant, au cours de son errance, Ethi croise des femmes qui lui tendent la main. Ola Hnatiuk remarque à juste titre que la création d’Ethi « confirme l’idée que, pour une partie de l’intelligentsia galicienne, le thème de la Shoah était essentiel ; le destin de cette œuvre, ainsi que celui de son autrice, témoignent du fait que ce thème a été exclu non seulement de la littérature, mais aussi de ce que l’on appelle le discours public11 ».
25Khrechtchatyi Yar de Dokiya Houmenna montre les Kyïviens pris entre deux régimes criminels : le nazisme et le pouvoir soviétique. Sans détour, Dokiya Houmenna dévoile les actes de collaboration de certains habitants avec les nazis, mettant en lumière des personnages à la fois opportunistes et « neutres » qui refusent de prendre position. Cependant, elle montre aussi que la majorité des Kyïviens, face à l’impensable, réagissent avec stupeur, manifestant une compassion sincère pour les victimes et condamnant fermement les atrocités commises. Dans le contexte de Kyïv occupée, les Ukrainiens sont pleinement conscients que leur destin est inextricablement lié à celui des Juifs, et perçoivent en Khrechtchatyi Yar une tragique continuité avec Babyn Yar. Dans Je suis Valentyna, gérer le traumatisme de la belle-fille juive est l’acte qui chaque jour rappelle la constance de la mémoire de Babyn Yar au sein d’une famille ukrainienne. Le thème de la persécution des Juifs fut très tôt présent dans l’œuvre de l’écrivaine ukrainienne puisqu’à seulement 17 ans, en écho à l’« affaire Beilis », Varvara Tcherednytchenko écrivit, en 1913, un court récit intitulé Маца [Matza].
26Amadoca explore les blessures non cicatrisées qui marquent la mémoire ukrainienne depuis un siècle à travers trois histoires d’amour centrées autour de figures féminines. L’écrivaine contemporaine, en revisitant des thématiques déjà abordées dans ses œuvres précédentes, ne se contente pas de raconter une énième histoire d’une famille ukrainienne tentant de sauver ses voisins juifs. Elle interroge les mécanismes de la déformation de la mémoire. Ainsi, le personnage de la femme archiviste ne représente pas un archétype d’individu réel, mais devient une métaphore du processus de la mise en fiction des souvenirs personnels. L’autrice s’intéresse particulièrement à l’impossibilité pour chaque personnage féminin de démêler le réel de l’imaginaire. Elle questionne la manière dont la pseudo-mémoire se construit face à l’impensable, perçue comme un mécanisme humain de protection, tant pour ses proches que pour sa propre psyché traumatisée.
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27Le corpus étudié met en évidence la façon dont l’écriture féminine et le féminisme des écrivaines peuvent constituer des facteurs de marginalisation. Leurs fictions sur la Shoah placent au premier plan des pratiques souvent considérées comme paralittéraires, secrètes ou marginales, et fréquemment qualifiées, avec un sourire ironique, de « féminines ». Il s’agit notamment de l’écriture diariste, mémorialiste, documentaire ou encore journalistique. Normalement, dans ces formes, les autrices consignent les événements, fournissant ainsi un matériau brut. Ce matériau est ensuite transformé en une œuvre « légitime » par des hommes, qui dominent historiquement le genre romanesque. Ici, ces femmes écrivent d’emblée de la fiction, tout en s’appuyant, pour les trois plus âgées, sur leur mémoire vécue.
28Les trois premiers textes étudiés abordent le thème de la Shoah en franchissant les barrières d’une censure stricte, qui, au moins au début, se révèle moins vigilante à l’égard des femmes marginalisées et invisibilisées. Ces écrits de fiction comptent aussi parmi les rares textes littéraires ukrainiens à donner à voir la Shoah. Ces textes, dépourvus de constructions idéologiques ultérieures qui façonnent souvent le discours public, échappent à l’influence des propagandes, généralement élaborées par des hommes.
29Le traitement du thème de la Shoah en Ukraine révèle un glissement significatif : on passe d’une focalisation sur la souffrance des victimes et la cruauté des bourreaux à une inscription plus large du massacre dans l’histoire du territoire, englobant à la fois ses dimensions matérielles et mentales, vécues par les peuples ukrainien et juif. Les œuvres de fiction ukrainiennes analysées soulignent que la Shoah ne peut être dissociée de l’Histoire de l’Ukraine, témoignant d’une douleur profondément enracinée dans la mémoire collective de ses peuples.