Colloques en ligne

Christiane Solte-gresser

Charlotte Delbo et Anna Langfus : deux rêveuses face à l’irréparable de la Shoah

Female dreamers of the Shoah : The voices of Charlotte Delbo and Anna Langfus in the face of the unspeakable

Shoah, littérature et rêve

1Comment exprimer et transmettre l’expérience vécue de la Shoah ? Un tel événement peut-il seulement être représenté dans et par le langage ? Ces questions centrales des Holocaust Studies ont fait l’objet de très vifs débats (Young, 1988 ; Nancy, 2001). Compris comme stratégie narrative, le rêve permettrait-il alors, non pas de contourner ces problèmes, mais peut-être de s’y confronter de manière productive ?

2Constatons tout d’abord qu’un grand nombre de survivants et de descendants de survivants traitèrent de la Shoah en recourant au procédé de la narration onirique. Les écrits autobiographiques de Primo Levi, Robert Antelme, Elie Wiesel, Jean Cayrol, Aharon Appelfeld ou Jorge Semprún, pour ne citer que certains auteurs canoniques, comportent de nombreux récits de rêves faits au cours de leur détention, ainsi qu’après la libération. Les rêves rapportés dans ces ouvrages et d’autres ont d’ores et déjà fait l’objet d’une étude approfondie, dans laquelle nous avons montré qu’ils débouchaient bel et bien sur un savoir de la Shoah qui serait autrement demeuré inaccessible (Solte-Gresser, 2021).

3À regarder de plus près le corpus des récits de rêves de la Shoah, on constate qu’un grand nombre d’entre eux ont été écrits par des femmes. C’est à ces dernières que nous voulons consacrer cet article. Nous commencerons par évoquer un certain nombre d’autrices avant d’explorer plus précisément des textes de Charlotte Delbo et Anna Langfus. À travers l’analyse comparée de différents récits de rêves, nous nous demanderons s’il existe un savoir spécifiquement féminin sur le rêve, et dans quelle mesure ce savoir constitue une contribution à notre compréhension de la Shoah.

Femmes et rêves de la Shoah

4L’éventail des rêves de la Shoah issus de plumes féminines est très large. Dès les années 1930, la journaliste juive allemande Charlotte Beradt s’était mise à compiler les rêves de contemporains témoignant de leur lutte intérieure avec le nazisme (Beradt, 1994). Le recueil accordait une large place aux rêves de femmes, où les liaisons amoureuses avec Hitler côtoient les persécutions de filles, de femmes et de mères juives. Dans sa célèbre autobiographie, Refus de témoigner, Ruth Klüger, survivante de la Shoah, a également évoqué ses cauchemars de fille et de femme juive, sans oublier ceux qu’elle continua de faire une fois devenue l’une des premières femmes professeures de littérature des États-Unis. En plus de ses récits, elle montre à quel point le désintérêt de la psychanalyse pour le vécu onirique des victimes de la Shoah – et en particulier pour celui des femmes – est problématique. On connait moins les récits de rêves de Paula Ludwig, écrivaine et peintre autrichienne exilée en raison de la persécution que lui firent subir les nazis à cause de son engagement pour les juifs, et dont les œuvres n’ont que récemment fait l’objet d’une édition fiable (Ludwig, 2024). Ses rêves contiennent de nombreux éléments liés aux persécutions nazies et à leur effet sur la dimension corporelle et sensuelle des rêves. On peut également citer Malina d’Ingeborg Bachmann, l’une des écrivaines autrichiennes les plus importantes, qui évoque les cauchemars d’un moi féminin dont le corps et la psyché sont victimes de la violence patriarcale, de phantasmes virilistes nazis et de l’ordre phallocentrique (Bachmann, [1971] 2016). Le fait que les notations de rêves de Bachmann n’aient été publiées que depuis peu (Bachmann, 2017) en dit long sur la réception toujours problématique des autrices par le monde littéraire, survivantes de la Shoah incluses. Parmi les œuvres écrites par des rescapées, les textes de Charlotte Delbo et d’Anna Langfus sont parmi les plus intensément nourris de rêves et de réflexions à leur propos. Partant de deux récits de cauchemars qui ont hanté les nuits de tous les survivants de la Shoah – celui de l’évasion manquée et du retour empêché à la maison, et celui du retour en détention –, nous analyserons leurs textes en soulevant la question de la spécificité du savoir féminin sur le rêve.

Charlotte Delbo et Anna Langfus du point de vue comparatiste

5Les deux autrices explorent de manière systématique le potentiel des rêves pour la mémoire et sa transmission. Certes, nous avons ici affaire à deux femmes fort différentes : Delbo fut résistante et communiste, déportée à Auschwitz en tant que prisonnière politique, puis à Ravensbrück ; Langfus était juive polonaise, enfermée dans le ghetto de Varsovie, puis détenue dans une prison polonaise1.

6Toutes deux vécurent à l’étranger : Delbo fut en Amérique du Sud l’assistante du metteur en scène Louis Jouvet ; Langfus, exilée en Belgique, y mena ses études. L’une comme l’autre furent arrêtées peu de temps après leur retour dans leurs patries respectives. Elles furent en outre les témoins directs du meurtre de leurs maris : l’un comme juif, l’autre comme résistant. Elles furent toutes deux libérées après de longues années de captivité et de tortures, et toutes deux se dédièrent dès lors exclusivement à la transmission, orale comme écrite, de leur expérience. Enfin, Delbo et Langfus ont écrit des pièces de théâtre qui n’eurent que peu d’écho (voir par exemple Delbo, 2013b et Decout et al., 2024, p. 259). En plus d’écrits poétologiques importants (Delbo, 2013a et 2013b et Langfus, 2024), leur œuvre principale se compose respectivement de trois textes en prose, dont de longs passages peuvent être lus comme des poèmes ou, du moins, comme des « poèmes en prose » (cf. Solte-Gresser, 2021, p. 246-251), écrits et publiés en français entre 1960 et 1971. Pour Delbo, il s’agit de la trilogie autobiographique : Auschwitz et après (Aucun de nous ne reviendra, Une connaissance inutile et Mesure de nos jours, Delbo, 1970a, 1970b, 1971), et pour Langfus des trois romans : Le Sel et le soufre, Les Bagages de sable et Saute, Barbara ! (Langfus, 1960, 1962, 1965). Ces textes narratifs portent le sceau de l’autobiographie, mais ils poursuivent dans le même temps des stratégies fictionnelles et poétiques dont l’objectif est précisément de donner une forme verbale à l’indicible.

Les rêves des camps chez Charlotte Delbo

7Dans les écrits de Delbo, l’expérience concentrationnaire est racontée par une voix narrative qui, employant souvent un « nous » collectif programmatique, ne parle pas – ou ne parle pas que – pour elle-même. Des chapitres entiers sont consacrés à des victimes particulières d’assassinats ou à des femmes réduites à l’état de « musulmanes » (cf. aussi Oster, 2020, p. 198-290), dont les noms sont répétés sans fin à la manière d’un mantra. Et même lorsque le « je » se concentre sur ses propres cauchemars, ses récits évoquent encore les souffrances des autres dans une langue poétique, et explorent jusqu’aux limites du supportable les perceptions sensibles et les douleurs physiques. La mort des autres est vécue dans un rêve, comme si la rêveuse elle-même mourait. Les chapitres « Le jour » et « La nuit » tirés du premier tome de la trilogie (Delbo, 1970a, p. 40-49, p. 86-92) sont à cet égard particulièrement explicites.

8Dans « La nuit », Delbo interroge le rapport entre les vies diurne et nocturne des détenues. Là où la première, faite d’agonie et de délire, est déjà vécue comme un cauchemar, la seconde prolonge thématiquement et stylistiquement le vécu du jour dans le rêve. Ainsi, après que les détenues ont passé une journée à transporter des seaux pleins de terre tout en s’enfonçant toujours plus profondément dans la fange, cette expérience de souffrance mortelle est transposée dans un rêve que le texte retranscrit en une seule et longue phrase qui se poursuit sur plusieurs pages (p. 87-88). Cette phrase pleine de répétitions rapporte des fragments d’impressions sensorielles et corporelles, qui s’intensifient à mesure que le rythme se fait plus soutenu. La singularité du récit tient cependant au fait que le corps mourant n’y est pas vécu ou décrit comme un corps propre. Car si la rêveuse essaye tout d’abord de sauver l’amie qui trébuche devant elle, si elle essaye de la tirer de la fange, elle se sent finalement entraînée vers le fond par la charge qui les enchaîne l’une à l’autre (p. 87). À partir de ce moment-là, les corps individuels et les parties de corps ne peuvent plus être distingués : « C’est un enchevêtrement de corps, une mêlée de bras et de jambes » (p. 88). Le récit se poursuit avec le pronom « nous ». Ce n’est que dans un état de semi-conscience que les parties du corps se retransforment en « cette jambe qui est celle de Lulu », « ce bras qui est d’Yvonne », « la tête de Viva » (ibid.), jusqu’au moment du réveil où les morceaux redeviennent ces femmes pressées autour de la rêveuse.

9Dans les récits de rêves de Delbo, le contenu du rêve, la réalité diurne et les prisonnières en tant que sujets rêvant, tout cela se mêle en un seul et grand cauchemar. Et à chaque fois ou presque, le rêve se termine par un retour empêché à la maison.

[le rêve] où l’on rentre à la maison, où l’on revient et où l’on dit : C’est moi, me voilà, je reviens, vous voyez, mais tous les membres de la famille qu’on croyait torturés d’inquiétude se tournent vers le mur, deviennent muets, étrangers d’indifférence. On dit encore : C’est moi, je suis ici, je sais maintenant que c’est vrai, que je ne rêve pas, j’ai si souvent rêvé que je revenais et c’était affreux au réveil, cette fois c’est vrai, c’est vrai puisque je suis dans la cuisine, que je touche l’évier. Tu vois, maman, c’est moi, et le froid de la pierre à évier me tire du sommeil. C’est une brique éboulée de la murette qui sépare le carré du carré voisin où d’autres larves dorment et gémissent et rêvent sous les couvertures […] (Delbo, 1970a, p. 89-90).

10Le moi rêvant est confronté ici au fait que sa présence est ignorée, ses paroles inaudibles, sa famille se détourne de lui. La narratrice s’adresse alors directement à sa mère, ce qui confère au récit une immédiateté supplémentaire. Presque suppliante elle rappelle quatre fois sa présence à sa mère, comme si elle voulait se convaincre elle-même de la monstrueuse réalité de son retour. Et l’on est ici tout particulièrement frappé par cette conscience aiguë de la rêveuse qui, dans le même temps, vit son retour et le reconnaît pour un rêve. Car dans le rêve déjà, le moi sait qu’il rêve ; il possède en cela deux formes de savoir en même temps : un savoir dans le rêve, selon lequel le retour est cette fois réel, et un savoir sur le rêve, qui tient ce dernier pour une illusion de plus.

11La révélation qu’il s’agissait une fois de plus d’un rêve se produit par le biais d’une perception sensible : le contact avec la pierre froide de l’évier de la cuisine familiale tient lieu de « preuve » de la réalité du retour. Pourtant, dans le rêve déjà, la rêveuse sent que le froid qui se répand à partir de l’évier se retransforme en cette brique éboulée du mur de la baraque qu’elle touchait pendant son sommeil. Et la narratrice perçoit désormais non seulement la brique, mais encore toutes les autres briques, glacées, qu’elle transporte jusqu’à l’épuisement tout au long de la journée dans la colonne des travailleuses.

12La réalité du camp a ainsi pénétré jusque dans le rêve et a recouvert l’expérience du retour. Non seulement se déréalise ainsi le retour réel des camps de Delbo, mais encore et avec lui, tous les retours de toutes les autres femmes qui, en même temps, font le même rêve. Car celui-ci n’est pas seulement vécu de multiples fois, il est aussi raconté à de multiples reprises et devient pour cette raison un véritable rêve collectif (Delbo,1970a, p. 90).

Les rêves de survivantes chez Charlotte Delbo

13Les rêves des survivantes se trouvent à la fin de la trilogie de Delbo (1971, p. 183-207) et servent à souligner la rupture entre une normalité quotidienne presque artificielle après Auschwitz et le passé constamment présent. Dans Mesure de nos jours, un petit groupe de survivantes se retrouve ainsi dans un train pour se rendre à l’enterrement d’une ancienne codétenue. Au fil du voyage, les discussions des femmes se mettent à tourner de plus en plus autour du vécu onirique : certaines voyageuses racontent en détail leurs cauchemars, elles décrivent comment les morts leur rendent visite en rêve et leur reprochent d’être encore en vie (p. 198). Une autre protagoniste raconte que pour éviter de faire de tels rêves, elle fuit le sommeil lui-même (p. 197-198). Quant à la narratrice, depuis sa libération, elle a l’impression de vivre : « en somnambule que rien ne réveillera » (p. 207). La discussion culmine avec le récit d’un rêve de retour volontaire au camp après la libération, un rêve sur l’irrésistible force d’attraction des miradors et des barbelés. Ce mouvement centripète ne se conclut que par la terreur de la rêveuse réveillée par son propre cri (p. 197-198). On a donc affaire ici à un récit de rêve itératif : le même événement se répète dans différentes variations oniriques. Des déplacements poétiques concentrent toute la gamme du vécu et du souvenir en un chiasme : « Quand j’étais là-bas, je rêvais que j’étais à la maison et, depuis que je suis rentrée, je rêve que je suis là-bas » (p. 199) ; phrase que seule l’absence du retour à la ligne distingue d’un quatrain, et qui met en lumière le paradoxe du vécu onirique des traumatisés de la Shoah. Le récit offre donc, en plus de récits de rêves, une profonde réflexion sur les différentes formes de la mémoire et de l’amnésie, sur la fuite du temps et l’expérience vécue de la perte de repères chronologiques, sur la possibilité et l’impossibilité de transmettre la mémoire à des tiers, et sur les frontières fondamentalement instables qui séparent la vie diurne de la vie onirique.

14Le rêve que Delbo place à la fin de son récit, un rêve de l’inéluctable retour au camp, détruit en très peu de lignes toute l’histoire de survie dont le récit détaillé vient à peine de s’achever. D’un seul revers de la main, ce rêve fait basculer la réalité insaisissable pour les survivantes dans l’invraisemblable et l’irréel. Il force dans le même temps les lectrices et lecteurs à reconnaitre pour réelle l’illusion que fut la vie après la Shoah.

Rêves de détenues chez Anna Langfus

15La thématique du cauchemar traverse chacune des œuvres d’Anna Langfus. Le roman Le Sel et le soufre qui ouvre la trilogie consacrée à la terreur nazie (1960) ne parle certes pas de la détention en camp de concentration. Il raconte comment la protagoniste et son mari furent arrêtés en tant que résistants, internés et torturés dans une cave par la Gestapo. Après l’exécution de son mari, la narratrice, enfermée dans une prison glaciale, perd fréquemment conscience et est tourmentée par un cauchemar de retour empêché à la maison. Dans sa structure, ce cauchemar présente de nombreuses analogies avec les rêves de Delbo.

Et je m’évade. Je saute dans le premier tramway qui passe. Je cligne des yeux aux lumières ; une agréable chaleur se dégage des corps voisins. Le contrôleur me regarde.

« Deux billets jusqu’au terminus » […]. « Prends-en un seul », me dit Jacques [le mari] debout près de moi. […] Jacques sourit au contrôleur. Il me semble qu’il est avec lui, contre moi, et cela me met en colère. Le tramway s’arrête. « Terminus ! », crie le contrôleur. Il n’y a plus personne autour de nous. « Êtes-vous bien sûr que ce soit le terminus ? » lui demandai-je. Lorsqu’il se tourne vers moi je reconnais mon père. […] Et de sa voix de contrôleur il crie de nouveau : « Terminus ! » Je descends. À peine ai-je mis pied à terre que le tramway démarre et me heurte. Je reprends mon équilibre pour le voir, lumineux, s’éloigner tandis que mon père et Jacques me font des signes en riant. Tant d’injustice et de méchanceté m’accablent. J’avance dans le noir et je bute contre un obstacle. Je tombe (Langfus, 1960, p. 192-193).

16Un tel rêve peut sans difficulté être rangé parmi les nombreux rêves d’évasion et de retour à la maison présents dans la littérature de la Shoah. Ici, à mesure que le rêve avance, les obstacles et les difficultés se multiplient. Une atmosphère de doute et de défiance s’installe. À la fin demeure, en plus de l’humiliation et de la solitude de la rêveuse, le sentiment implacable d’avoir été trahie.

17Dans « l’ambivalence de l’accomplissement et de la destruction », le rêve comprend, pour le dire ici avec Judith Klein, une illusion d’optique « dans laquelle le salut et la trahison se succèdent » (Klein, 1991, p. 518). L’évasion est certes imminente, mais elle échoue. Au dernier moment le salut tant attendu se révèle, comme dans tant d’autres rêves de la Shoah – et en particulier chez Charlotte Delbo – n’être qu’une illusion.

Rêves de survivantes chez Anna Langfus

18Le vécu onirique postérieur à la libération des camps présente lui aussi des parallèles avec les récits de rêves de Charlotte Delbo. Dans Les Bagages de sable, Langfus raconte le combat pour la survie d’une protagoniste qui, seule membre de sa famille, a survécu à la machine de mort nazie. Ses rêves deviennent alors son unique lien avec ses proches assassinés. Sa vie onirique, ses hallucinations ou ses flashbacks traumatiques disent la culpabilité d’avoir survécu, lancent des reproches désespérés aux proches qui l’ont abandonnée, représentent des immeubles en feu où brûlent hommes et animaux ou encore les tortures infligées à un petit enfant par un soldat allemand. Et c’est toute sa perception du quotidien qui est de plus en plus envahie par le rêve : son propre être apparait à la jeune femme comme vidé de toute réalité, jusqu’à avoir l’impression de ne plus participer à sa propre vie. La narratrice constate alors sobrement : « Il y a longtemps que je ne distingue plus entre ce que j’imagine et ce que je fais » (Langfus, 1962, p. 13).

19Ce véritable « épanchement » du rêve dans la vie peut être mis particulièrement en lumière en partant d’un long récit de rêve tiré des Bagages de sable. Ici, et de la même manière que chez Delbo, la vie quotidienne de l’après-guerre subit une « déréalisation », tandis que le cauchemar de la Shoah est perçu comme une réalité omniprésente. L’écriture de Langfus présente à cet égard la caractéristique de ne signaler que rarement les rêves en tant que tels. Ils sont toutefois la plupart du temps introduits par une scène d’endormissement ou par un diagnostic de fièvre, et se terminent par la mention du commencement d’une nouvelle journée (p. 36, 67, 85).

20Un rêve long de cinq pages, constitué de différentes séquences disjointes, est raconté dans le premier tiers du roman (p. 62-66). Un inconnu ressemblant au père de la protagoniste se trouve au pied de son lit, elle tente alors de se redresser, mais constate qu’une masse pend dans son dos. Il s’agit d’une pierre, attachée à son cou, qui l’empêche de respirer. Tandis qu’elle essaie de s’en libérer à l’aide d’un couteau, la rêveuse constate que la corde est une veine vivante, qu’elle a des pulsations, qu’elle lie les deux personnages entre eux, et qu’elle finit par se transformer en un cordon de cloche qui pend dans la chambre.

21Le thème central de cet épisode du rêve est le poids du passé : il apparait sous la forme d’une pierre attachée au cou par une corde qui ressemble à un cordon ombilical. L’impression subjective d’une culpabilité des survivants dans le génocide est non seulement mise en scène par le risque que court la rêveuse de mourir étouffée sous le poids de cette pierre, mais encore par le lien qui l’attache à la figure du père déporté. Les reproches que s’adressent mutuellement les deux victimes innocentes enchaînées l’une à l’autre par leur souffrance culminent dans l’affirmation par l’homme que la pierre et la corde n’existent pas en réalité : la Shoah est donc en même temps présente et absente, visible et invisible, réelle et irréelle. Dans son effet paralysant, elle fait néanmoins peser un danger de mort sur la protagoniste. Cette expérience, dans son immédiateté, est si paradoxale qu’elle ne peut être décrite que sous la forme d’un récit de rêve.

22Dans une deuxième séquence de rêve directement rattachée à la précédente, le décor se mue en une salle de classe dans laquelle la rêveuse se trouve en situation d’examen (p. 64). Elle doit déclamer les noms des camps de concentration, tandis qu’elle remarque qu’elle porte de hauts talons parfaitement inappropriés. Bien qu’elle se soit certes préparée et ne se sente coupable de rien, elle est humiliée par le professeur devant la classe entière : on n’attendait d’elle rien que les noms et le nombre des camps, alors qu’elle voulait au contraire donner tous les détails « qui n’intéressent personne » (p. 65). L’épisode se termine par une avanie supplémentaire : le professeur d’allemand la gifle tandis qu’elle lui demande humblement si elle obtiendra la moyenne (p. 66).

23Dans la mesure où la mémoire du génocide constitue le sujet d’une leçon en classe, on peut parler ici d’un « méta-rêve » portant sur le traumatisme de l’expérience des camps. Deux formes de rapport au passé s’affrontent donc ici : le professeur, qui appartient apparemment au camp des bourreaux, ne veut que des données et des faits généraux, et ne tolère aucune réponse personnelle. Quant à l’écolière possédant un savoir détaillé sur la Shoah nourri de sa propre expérience, elle ne suscite aucun intérêt. Ce qui compte, c’est de « savoir sa leçon » (p. 65), avec toute l’ambivalence que l’expression comporte. La formulation peut renvoyer au camp de concentration en tant que matière scolaire, ou, au contraire, à l’impératif de tirer les enseignements du passé et d’ancrer le savoir sur la Shoah dans la mémoire collective. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons ici affaire à la mise en scène onirique de différents modes de savoir : un savoir historiographique et un savoir subjectif fondé sur une expérience vécue. Le texte narratif littéraire permet ainsi par le récit de rêve de mettre en scène simultanément les deux différentes approches de la Shoah – savoir factuel et implication personnelle – et donc de démontrer leur incompatibilité. Vers la fin de l’épisode onirique la protagoniste a de plus l’impression de se mouvoir à travers une concentration de rêves déjà rêvés (p. 77-81). Elle se trouve dans un rapport si distendu avec la réalité qu’elle finit par se vivre elle-même comme irréelle : parce qu’au moment de s’endormir, les bruits dans la maison lui apparaissent comme irréels, la rêveuse n’est plus certaine d’exister en réalité, et se demande si elle n’est pas plutôt issue des rêves des morts.

Un savoir féminin sur la Shoah ?

24Pour les narratrices, les rêves faits en captivité ne permettent pas d’échapper à une réalité insupportable : même en rêve, on ne s’évade pas. De plus, les passages de rêves étudiés livrent plus d’un exemple de la manière dont les deux survivantes de la Shoah renversent le rapport du rêve et de la réalité diurne : ce que l’on appelle réalité est vécu comme un rêve ; les rêves quant à eux sont très réalistes et ne peuvent pas être distingués du monde diurne par les rêveuses, même après coup. Les rêves nocturnes, les expériences traumatiques, les perceptions oniriques de la réalité et la perte de soi sont profondément liés. Langfus autant que Delbo décrivent cette expérience comme un état paradoxal entre la vie et la mort : les protagonistes de Langfus hantent les maisons des victimes en tant qu’« être fictifs » (Langfus, 1962, p. 81) ou, au sens propre du terme, que « revenants » se mouvant entre les mondes et les époques (Weinberg, 1999, p. 175).

25Delbo décrit cette forme paradoxale de survivance à l’aide de l’oxymore « re-mourir » (Delbo, 1970b, p. 179). Mourir encore ou plusieurs fois – verbe qui exprime une impossibilité. Le monde passé du camp et le monde présent se superposent dans l’impression de ne plus pouvoir faire la différence entre le rêve et la vie éveillée. Du verbe « revenir », Delbo fait dériver le concept du « revenant » (Delbo, 1970b, p. 179 et 180), au double sens de celui qui revient de voyage, mais qui est aussi un revenant, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est ni mort ni vivant, ou plutôt mort et vivant à la fois. Le mot désigne en cela cette expérience du franchissement des limites entre la vie et la mort, qui était déjà l’expérience du rêve. Cette dimension onirique de la survie a par ailleurs servi de point de départ à des réflexions sur le statut du témoignage et sur la mémoire des survivants de la Shoah. Lawrence Langer par exemple se réfère explicitement au vécu onirique de Charlotte Delbo pour développer sa théorie de l’incompatibilité de deux formes de mémoire : il y aurait selon lui un abîme entre une « deep memory » (« mémoire profonde ») et une « intellectual memory » (« mémoire de la pensée ») (Langer, 1991, p. 7). Seule la « mémoire profonde », de laquelle procède le vécu onirique, met selon Langer les survivants en rapport avec leur propre corps, qui est le témoin de la vérité de la souffrance vécue.

26Quelle connaissance de la Shoah peut-on tirer des récits de rêves de femmes ? La question touche un point sensible dans les débats théoriques et méthodologiques sur le genre, où les positions vont d’un essentialisme (du type « les femmes rêvent autrement », « que sont les rêves féminins ? ») à la thèse du sexe social comme construction discursive (« comment les rêves dans une interprétation deviennent-ils des rêves de femmes et quels attributs et schémas de rôles engagent-ils ? »). Constatons d’abord que parmi les nombreux récits de rêves contenus dans les œuvres de chaque autrice, on relève plus de ressemblances que de différences avec les rêves de leurs contemporains masculins (Solte-Gresser, 2021, p. 405-410). Pour autant, le savoir de la Shoah transmis par le rêve peut être compris comme un savoir « doux » du rêve littéraire et se rapprocherait alors de ce que Ottmar Ette appelle un « Lebenswissen » (« savoir de vie »), et Vittorio Borsò un « Wissen für das Leben » (« savoir pour la vie ») fondé de manière biopolitique, ou que Roland Spiller nomme encore un « conocimiento onírico » (« savoir onirique ») (Ette, 2012, Borsò et al., 2014, Spiller, 2015, p. 1-11). Les rêves recèlent un savoir vécu qui s’inscrit en première instance dans les perceptions sensorielles et corporelles. Dans les textes de Delbo se crée ainsi une proximité physique presque indissoluble entre les différentes compagnes de souffrance. Schweitzer voit ici une forme de témoignage « maternel » (Schweitzer, 2016, p. 49-68). Dans les textes de Langfus, où les sensations corporelles occupent également une large place, c’est plutôt le vide intérieur qui est au centre de tout, ainsi que l’incapacité fondamentale de la rêveuse à se faire comprendre, à s’extraire des liens qui l’enchaînent aux figures masculines qui hantent ses rêves. Le thème de l’impuissance de parler, du cri étouffé et de la voix refusée, qui selon Ronit Lentin, dans les textes sur la Shoah, est spécifique aux femmes (Lentin, 2004, p. 59-76), est omniprésent. En plus, les œuvres de Delbo et de Langfus, au contraire de tant de textes écrits par des femmes nées après la guerre (Hanhart-Marmor, 2024, p. 29-30), ne contiennent aucune trace de régression, de conservatisme, de honte corporelle ou de manque de confiance en soi.

27Le vécu corporel et affectif du rêve permet donc d’exprimer quelque chose qui ne serait pas racontable sous une forme logique et discursive, et dont on ne pourrait dans bien des cas pas même se souvenir. Sur ce point également, des observations touchant au genre peuvent être faites : contre un pouvoir interprétatif masculin patriarcal ou phallogocentrique, le rêve ouvre un espace pour un autre type d’expérience de la réalité, parfois perçue comme schizophrène, que ce soit comme le lieu d’une « expression féminine [weiblicher Ausdruck] » (Weiershausen, 2015), ou comme le lieu de démontage de mécanismes d’oppression historiques et sociopolitiques superposés (Lux, 2008, p. 370, Böschenstein, 1997, p. 132).

28Pour les nombreuses autrices présentées au début de cet article, qui ont en commun d’aborder les apories de la Shoah par la voie du rêve, la dimension onirique de la compréhension du monde constitue justement la condition préalable à leur production littéraire.