Colloques en ligne

Maxime Decout

La Shoah écrite par des femmes : Hélène Berr, Etty Hillesum, Anna Langfus et Ruth Klüger

The Holocaust written by women : Hélène Berr, Etty Hillesum, Anna Langfus and Ruth Klüger

1Même si le projet d’extermination nazie visait une « race » dans son ensemble, les différences de traitements réservés aux Juifs et aux Juives durant la Shoah sont avérées1. Le génocide n’a pas été vécu de la même manière par les hommes et les femmes : les modalités de persécution, les stratégies de survie, les souffrances comme les réactions n’ont pas été les mêmes. Mais celles et ceux qui ont été confrontés à ces différences étaient-ils en mesure de les percevoir ? Ces différences avaient-elles une importance particulière en regard d’une catastrophe qui visait la disparition de tout un peuple et dans laquelle d’autres singularités étaient en jeu de manière peut-être plus visibles (formes de persécution, types de camps, nature du travail forcé...) ? Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, il s’agira de se pencher sur des textes littéraires rédigés par des femmes juives, qui relatent une expérience féminine de la Shoah2, en se demandant quel type d’interprétation en est fait par les autrices, si cette interprétation relève ou non d’une lecture féminine, voire féministe, et quels en sont les formes, les effets et les objectifs3. Je m’intéresserai pour cela à quatre œuvres écrites par des femmes victimes de la Shoah, très différentes et rédigées dans des contextes dissemblables : les journaux intimes d’Hélène Berr et Etty Hillesum, écrits pendant les événements, les romans d’Anna Langfus, rédigés dans l’après-guerre et publiés dans les années 1960, et enfin le témoignage de Ruth Klüger, publié en 1992 par une femme qui a connu l’émergence des mouvements féministes. On pourra ainsi mesurer l’évolution du regard porté par ces femmes sur la dimension genrée de leur expérience de la Shoah.

Le journal intime au féminin

2Je débuterai cette enquête en me penchant sur des textes écrits pendant les événements, des « œuvres survivantes » (Decout, 2023, p. 41), rédigées dans l’urgence et sans distance par des femmes qui ont livré leur perception des choses dans une écriture de l’intime. Je m’arrêterai pour ce faire sur deux textes parmi les plus connus et les plus importants : les journaux d’Hélène Berr et d’Etty Hillesum.

3Dans les faits consignés par Hélène Berr, le sort des femmes apparaît régulièrement mais sans être mis en lumière au milieu des autres événements et surtout sans faire l’objet d’un commentaire sur ses singularités. La diariste raconte par exemple comment, avec d’autres jeunes femmes, elle s’occupe des enfants juifs à l’UGIF et à l’orphelinat Rothschild. Elle évoque des femmes restées seules avec leurs enfants (Berr, [2008] 2009, p. 105), qui travaillent, « tiennent bon » et sont « admirables » (p. 115), ainsi que des femmes déportées à Drancy avec leurs enfants (ibid.).

4Si l’on voit ainsi s’esquisser un tableau très général des manières de survivre propres aux femmes juives restées à Paris pendant l’Occupation, ces évocations ne débouchent pas sur des analyses : « Il y a à Drancy des femmes en chemise de nuit » (p. 116), note Hélène Berr de manière laconique. De telles remarques scandent le texte et jouent un rôle émotionnel de premier plan. Rassemblant femmes et enfants sous la bannière des victimes innocentes et vulnérables, Hélène Berr reconduit une image traditionnelle de la femme qui nourrit son indignation et sa révolte face à l’absurdité de l’entreprise nazie : « à quoi cela sert-il d’arrêter des femmes et des enfants ? » (p. 189) Ce pathos ne débouche pas sur une démarche réflexive qui demeure le plus souvent étrangère aux modes de pensée de l’époque quand il s’agit d’évoquer la condition féminine.

5Les réflexions que formule la jeune femme concernent en effet principalement la distinction entre Juifs et Français contre laquelle elle s’insurge, refusant que les Juifs soient « mis à part des autres Français qui luttent » (p. 90). C’est sur sa condition de personne juive et non de femme juive qu’elle médite. Elle affirme par exemple : « Non je n’appartiens pas à la race juive. [...] Le judaïsme est une religion et pas une race. » (p. 118-119) « Quand j’écris “juif”, je ne traduis pas ma pensée, car pour moi une pareille distinction n’existe pas ; je ne me sens pas différente des autres hommes, jamais je n’arriverai à me considérer comme faisant partie d’un groupe humain séparé, peut-être est-ce pour cela que je souffre tellement [...]. » (p. 69) Portée par un humanisme universaliste, Hélène Berr refuse les catégories raciales imposées par les nazis ; et c’est peut-être aussi ce qui la conduit à ne pas penser une singularité du destin des femmes.

6De fait, tout l’effort de son écriture consiste à articuler les événements dans leur plus grande généralité avec la manière dont ils sont vécus individuellement : « Quel monde de souffrances particulières à chaque individu représente l’application de ces mesures générales ! » (p. 191) Car Hélène Berr pressent que l’historiographie risque de donner une image globale de cette période en occultant les « souffrances individuelles » (p. 197). Et elle se considère investie d’une mission universelle de témoignage, puissant sentiment qui la pousse à ne pas se concentrer sur tel ou tel groupe de victimes en particulier mais sur chacun et chacune d’entre elles : « J’ai un devoir à accomplir en écrivant, car il faut que les autres sachent. » « Toujours, j’essaie de faire ce pénible effort de raconter. Parce que c’est un devoir, c’est peut-être le seul que je puisse remplir » (p. 185).

7La situation est différente chez Etty Hillesum qui se montre dès le départ sensible à la condition féminine qu’elle commente longuement en lien avec l’amour et la sexualité. Tout le début de son journal est traversé de réflexions sur les rapports entre hommes et femmes, sur la nature féminine ainsi que sur « l’énigme (ou plutôt la non-énigme !) masculine » (Hillesum, [1981] 2020, p. 60)... Sa relation avec le psychologue quinquagénaire Julius Spier, dont elle fut à la fois la patiente, la secrétaire et la maîtresse, largement évoquée dans les pages de son journal, n’est pas indifférente à ce tropisme. Ce dernier pratiquait la « chirologie », pseudo-science qui établit des corrélations entre le psychisme des individus et les lignes de leurs mains. Ce goût pour l’étude des psychés imprègne les réflexions d’Etty Hillesum, tout particulièrement s’agissant des femmes qui seraient esclaves de leur penchant pour l’amour unique et de la sorte incapables d’accéder à un amour universel de l’humanité :

Je me demande si, toute ma vie, je ne serai pas à la recherche d’un homme unique. Et je me demande s’il s’agit là d’une restriction de champ propre à la femme. [...] Cela explique peut-être qu’il y ait si peu de femmes importantes dans les sciences et les arts, la femme cherche toujours l’homme unique à qui elle donnera son savoir, sa chaleur, son amour, son énergie créatrice. Elle cherche l’homme, non l’humanité. (Hillesum, [1981] 2020, p. 42-43)

Étrange, de vouloir ainsi être désirée par un homme, comme si c’était la consécration suprême de notre condition de femmes, alors qu’il s’agit d’un besoin très primitif. » (p. 43)

C’est à l’aune de ces remarques qu’Etty Hillesum envisage la possibilité d’une émancipation pour les femmes à laquelle elle pourrait elle-même participer par son écriture (p. 45).

8Ces abondantes réflexions rendent d’autant plus étonnante la quasi-absence d’une prise en compte de la spécificité du sort des femmes au cours des événements dont le journal va ensuite rendre compte. À partir du moment où s’impose la certitude d’un projet nazi d’extermination, cette jeune étudiante assimilée délaisse ses analyses sur les femmes et considère les Juifs comme un ensemble d’individus unis dans un « destin de masse, commun à tous » (p. 168). Hormis à de rares exceptions près, tout se passe comme si le génocide avait mis un terme aux réflexions esquissées sur la condition féminine, certainement devenues de peu de poids devant l’urgence à faire trace par l’écriture pour toutes les victimes juives.

9Les lettres envoyées depuis Westerbork contiennent pour leur part de longues descriptions de ce camp qui regroupe à la fois des hommes et des femmes. Certes, dans les faits rapportés, Etty Hillesum, comme Hélène Berr, se préoccupe constamment des femmes et des enfants qui les accompagnent le plus souvent (p. 325-326). Elle évoque entre autres choses le problème des accouchements et les difficultés des femmes enceintes (p. 328-331). Mais elle raconte sans trier, hiérarchiser ou analyser, enregistrant des scènes de chaos où apparaissent des mères, des veilles femmes et des enfants. Comme Hélène Berr, elle se concentre sur des vies singulières plus que sur des groupes et insiste sur la nécessité de réindividualiser les victimes (p. 337). Et comme Hélène Berr, elle se sent appelée à témoigner des événements, à faire trace, pour tous, indifféremment. C’est peut-être ce qui explique, en plus du fait qu’une telle approche ne fait pas vraiment partie du champ des possibles de l’époque et en dépit de sa forte conscience des différences entre hommes et femmes, qu’elle ne s’engage pas dans une analyse qui traite spécifiquement des femmes et privilégie au contraire un destin collectif raconté depuis des existences individuelles.

Anna Langfus et le genre des instances narratives

10Après-guerre, ce sont surtout des déportés et des déportées politiques qui, en France, posent les jalons d’une écriture des camps4. Il faut attendre les années 1960 pour voir s’imposer une écrivaine juive rescapée de la Shoah dans le paysage littéraire français, Anna Langfus, quelques années après la publication de La Nuit d’Elie Wiesel (1956). Mais Anna Langfus fait le choix de publier des textes de fiction inspirés de ce qu’elle a vécu, sans proposer un véritable témoignage. Elle est l’autrice de trois romans qui abordent la Shoah, Le Sel et le Soufre (1960), Les Bagages de sable (1962) et Saute, Barbara (1965). Seul le premier traite directement du génocide en Pologne, tandis que les deux suivants s’intéressent à des survivants et à leur impossible réintégration dans le monde.

11Le Sel et le Soufre suit l’existence d’une jeune Juive polonaise, Maria, qui raconte la manière dont elle a survécu aux persécutions. Il brosse le portrait d’une femme forte, souvent impénétrable, dure et intransigeante. Hormis à la fin du récit, Maria évolue dans un monde masculin où elle croise peu de femmes. Elle assure avec courage le rôle traditionnellement dévolu aux hommes durant les guerres. C’est elle qui s’interpose par exemple au début du récit lorsque des soldats veulent emmener Jacques, son mari (Langfus, 1960, p. 15-16). Plus tard, elle reste seule à Varsovie alors que ses beaux-parents et Jacques ont trouvé une cachette. Elle s’engage dans la Résistance, rejoint son mari, le soutient au cours de leur fuite dans la forêt, puis sera torturée. Durant toute la fin du récit, alors que Jacques, malade, subit passivement les événements, c’est Maria qui œuvre à leur survie. Ce parcours exemplaire d’une femme qui échappe aux rôles socialement institués ne donne pourtant pas lieu à des analyses ou des commentaires genrés – qui n’appartiennent pas à l’horizon d’attente de l’époque. Les Bagages de sable, qui raconte l’existence à la dérive d’une survivante hantée par les fantômes de sa famille exterminée, n’adopte pas plus une perspective genrée sur les événements. Maria est en effet enfermée dans une sorte d’absence à elle-même et au monde qui empêche tout sentiment d’appartenance. La seule appartenance qui vaille pour elle est celle qui la lie au monde des disparus et à leurs fantômes qui viennent régulièrement la visiter.

12Mais si dans Le Sel et le Soufre et Les Bagages de sable la narration avait été confiée à une femme, Anna Langfus conserve dans Saute, Barbara une narration homodiégétique en faisant cette fois le choix d’un narrateur-personnage masculin. Comme dans Les Bagages de sables, le récit est consacré à la vie après-guerre d’un survivant, Michaël, hanté par les fantômes de sa femme, Léa, et de sa fille, Barbara, assassinées pendant la guerre. Le récit tourne obsessionnellement autour d’un épisode traumatique et originel que le lecteur découvre peu à peu : Michael a sauté par une fenêtre pour s’enfuir, laissant Léa et Barbara seules aux mains de leurs assassins. À l’image de Maria dans Le Sel et le Soufre, dont les principaux traits de caractère (courage, dureté, abnégation) s’inscrivent en faux contre les stéréotypes féminins, Michaël ne répond pas aux stéréotypes masculins les plus couramment admis : il est tourmenté par sa lâcheté qu’il retrouve dans la moindre situation présente ou passée. Repensant à Barbara au début du récit, il constate : « elle avait beau grandir, elle était déjà morte. Et moi j’étais déjà un lâche » (Langfus, 1965, p. 13-14). Enlevant une jeune Allemande, Minna, qui ressemble à Barbara, et ne parvenant pas à tuer un Allemand croisé en chemin, il pense à nouveau : « Moi, lâche, impuissant, incapable du geste. Pourtant, combien de fois, en pensée, je l’ai fait, en pensée, comme c’est commode » (p. 29). Dès qu’il veut prendre la fuite ou renoncer, Michaël est assailli par la même idée : « Lâche, je le sais, je fuis comme un lâche, impuissant » (p. 62). « Cela existe, vous savez, des pères qui s’enfuient pendant qu’on tue leur enfant. » (p. 186) L’adjectif « lâche » et le nom « lâche » saturent les pensées de Michaël qui se nouent autour d’un affect central et proprement viscéral : la peur.

Il a suffi d’une minute de peur, de la peur la plus vulgaire, la peur d’un homme devant la mort, pense-t-il, pour me faire oublier Barbara. J’ai renié Barbara et j’ai suivi ma peur. Il y avait donc en moi quelque chose de plus fort que mon amour pour Barbara. Quelque chose que je nourrissais de mes entrailles, sans le savoir. (p. 86)

La fuite d’un homme apeuré qui déroge aux attentes genrées à son égard : telle est donc la situation diégétique choisie par Anna Langfus. C’est le genre de l’instance narrative qui est dès lors le ressort essentiel du tragique.

13Bien que rédigés à distance des événements, les textes d’Anna Langfus ne se caractérisent pas par une lecture féminine ou féministe des expériences qui y sont relatées, confirmant de manière exemplaire le fait que ce type d’interprétation ne s’inscrit pas encore dans les paradigmes intellectuels de l’époque. Il n’en demeure pas moins que c’est dans le portrait des personnages masculins et féminins, qu’il s’agisse de Maria et de Jacques dans Le Sel et le Soufre ou de Michaël dans Saute, Barbara, tout comme dans le choix du genre des instances narratives qu’Anna Langfus fait intervenir la question du genre dans le regard porté sur la Shoah.

Témoignage et féminisme

14Je conclurai ce parcours en m’arrêtant sur un texte adoptant une perspective féministe marquée, laquelle nous semblera d’autant plus forte et centrale qu’elle a été, nous l’avons vu, peu présente dans les textes précédents. Il s’agit de Refus de témoigner de Ruth Klüger, un témoignage paru en 1992 en Allemagne, près de quarante ans après les événements, à une époque où le féminisme s’était imposé et où une lecture genrée était légitime.

15Sans se donner pour objectif principal de proposer une lecture féministe de la Shoah, Refus de témoigner se caractérise par la richesse des problèmes abordés à travers une perspective genrée. En tant que « récit-essai » (Coquio, 2015, p. 74), combinant le récit d’une expérience personnelle à des analyses qui relèvent de l’essai, le genre du témoignage, auquel le texte appartient, est en effet à même d’intégrer des moments réflexifs de façon beaucoup plus souple que la narration d’une intrigue fictionnelle comme c’est le cas chez Anna Langfus. Contrairement à Etty Hillesum, Hélène Berr et Anna Langfus, nombre de faits liés à la Shoah donnent lieu à des commentaires plus ou moins longs qui interrogent la différence des genres. C’est d’ailleurs au cours de la Shoah, au camp de Christianstadt, que Ruth Klüger situe la naissance de son féminisme :

[...] malgré la colère de la surveillante, nous n’avons jamais appris à marcher au pas. Je me félicitais qu’on ne puisse obliger des Juives, femmes au foyer pour la plupart, à marcher au pas. Les hommes se plient plus facilement à ça, pensais-je dans un premier accès de féminisme5. (Klüger, [1992] 2010, p. 171)

16Les analyses de Ruth Klüger portent dès lors tant sur le sort concret réservé aux femmes que sur des questions éthiques. Concernant le sort des femmes, elle souligne que ces dernières ont été victimes de « l’idée préconçue, selon laquelle les femmes étaient à l’abri, protégées par les hommes » si bien que « les plus faibles et les plus défavorisés dans la société étaient aussi les plus exposés6. » (Klüger, [1992] 2010, p. 99)7 Elle observe que, dans les camps, les hommes étaient mieux nourris alors qu’ils faisaient le même travail, « parce qu’ils avaient une meilleure formation [...] et qu’on leur accordait [...] plus de valeur8 » (Klüger, [1992] 2010, p. 172-173) : « Les femmes constituaient la main-d’œuvre la moins chère et la moins précieuse, la plus facile à remplacer, elles étaient donc sous-alimentées9 » (Klüger, [1992] 2010, p. 173).

17La question du bien et du mal au cours de la Shoah suscite elle aussi une analyse genrée. C’est notamment le cas à propos d’une sélection au cours de laquelle la jeune Ruth, en raison de son âge, n’est pas retenue par le médecin pour partir avec un convoi de travail, contrairement à sa mère. Elle retente sa chance dans l’autre file et est sauvée par une jeune Allemande qui insiste pour qu’elle dise au médecin avoir quinze et non treize ans. Ruth Klüger médite alors sur le bien que peut réaliser un inconnu de manière désintéressée, et cela à partir d’une remarque de Simone Weil accusant la littérature de représenter le bien de manière ennuyeuse et le mal de manière plus intéressante. Sa conclusion est la suivante : « peut-être les femmes en savent-elles plus long sur le bien que les hommes, qui aiment à le montrer sous un jour trivial10. » (Klüger, [1992] 2010, p. 151) Délaissant ensuite l’épisode qu’elle vient de raconter, Ruth Klüger poursuit son raisonnement en expliquant que les analyses de Hannah Arendt sur la banalité du mal au cours du procès Eichmann ont de leur côté déclenché

[...] des hurlements de rage de la part des hommes qui ont compris, à juste titre, même si n’était que confusément, que cette dénonciation de la violence arbitraire mettait en cause le patriarcat. Peut-être les femmes en savent-elles plus long sur le mal que les hommes qui se plaisent à le démoniser11 (Klüger, [1992] 2010, p. 151).

18Ces réflexions font écho à l’intérêt porté à ce qui est, selon l’écrivaine, un angle mort de l’historiographie sur le nazisme : les femmes bourreaux. Au camp de Christianstadt, la jeune déportée a en effet principalement affaire à des surveillantes qu’« on désigne toujours [...], dit-elle, comme des “femmes SS”. Tout le monde sait pourtant pertinemment qu’il n’y a jamais eu de femmes parmi les SS, parce que les SS étaient une organisation strictement masculine. On le sait pertinemment, et bien que l’on soit très pointilleux sur ce genre d’appellations dans d’autres contextes, on ne peut pas faire disparaître celle de “femmes SS”12. » (Klüger, [1992] 2010, p. 166) « Je crois [...], conclut-elle, qu’elles étaient en moyenne moins brutales que les hommes, et si on les condamne aujourd’hui aussi lourdement que les hommes, ce jugement sert seulement d’alibi pour les véritables coupables13. » (Klüger, [1992] 2010, p. 166) Le témoignage de Ruth Klüger se présente de la sorte aussi comme une puissante dénonciation du patriarcat.

19Le regard féministe à l’œuvre dans Refus de témoigner ne se concentre toutefois pas uniquement sur la Shoah mais englobe aussi d’autres discriminations dont l’écrivaine a été victime. Il apparaît dès le début du récit au sujet de la place secondaire des femmes dans le judaïsme, vu comme une religion patriarcale (Klüger, [1992] 2010, p. 34-35) dont les rites et fêtes sont destinés « aux hommes et aux enfants14 » et non aux femmes (Klüger, [1992] 2010, p. 54). Ruth Klüger raconte d’ailleurs qu’au moment de l’Anschluss, sa foi en l’Autriche ayant été ébranlée, elle est devenue « juive pour se défendre15 » (Klüger, [1992] 2010, p. 51) : elle a alors décidé de ne plus se faire appeler Suzanne mais Ruth. Et c’est rétrospectivement qu’elle propose une lecture féministe de l’épisode biblique de Ruth qui « émigre non à cause de sa foi, mais à cause de sa belle-mère Noémi, qu’elle ne veut pas laisser partir seule. Elle est fidèle à un être, et cet être n’est justement pas l’homme qu’elle aime ou qu’elle a épousé, c’est une fidélité librement choisie, de femme à femme et par-delà l’appartenance ethnique16 » (Klüger, [1992] 2010, p. 52). Si une telle lecture ne peut pas avoir joué dans le choix de son prénom chez l’enfant qu’elle était, Ruth Klüger laisse la possibilité de l’interpréter comme un signe annonciateur de son féminisme.

20Mais c’est principalement dans l’après-guerre que l’écrivaine découvre « la discrimination à l’égard des femmes17 » (Klüger, [1992] 2010, p. 231). L’expérience de vie entre femmes pendant la Shoah sert alors de révélateur : « J’ai toujours vécu entourée de femmes [...]. Dans la famille, dans les camps, même après la guerre, les hommes n’avaient jamais été qu’en marge. Certes, sur cette marge, ils gouvernaient, et à partir de là, ils régnaient même sur nous18 » (Klüger, [1992] 2010, p. 260). Et c’est surtout aux États-Unis que l’écrivaine prend la mesure de toutes les limitations qui pèsent sur les femmes, notamment d’un point de vue professionnel. Cette situation pénètre même dans le couple qu’elle forme avec un historien enseignant à Berkeley : ce dernier ne souhaite pas qu’elle vienne témoigner de son expérience dans ses cours et, en tant qu’ancien combattant, voit dans les souvenirs de sa femme une concurrence vis-à-vis des siens parce que, dit Ruth Klüger, « la guerre était l’affaire des hommes19 » (Klüger, [1992] 2010, p. 265).

21La perspective féministe adoptée déborde donc largement la seule question de la Shoah si bien que la discrimination à l’égard des femmes tend à apparaître comme un invariant, présent tant avant qu’après-guerre. C’est ainsi que Refus de témoigner, sans estomper la spécificité du génocide, donne à voir comment le traitement des femmes au cours de la Shoah a aussi été un prolongement de la société patriarcale d’avant-guerre qui s’est continuée après-guerre dans nombre de situations et a notamment influencé la mémoire collective des événements. Ruth Klüger constate en effet que les gens ont tendance à ne pas se souvenir qu’elle a été déportée à Auschwitz parce que c’« était plutôt un camp pour les hommes20 » (Klüger, [1992] 2010, p. 243). De même, elle relate comment les camarades de classe de ses enfants ont mis en doute le fait qu’elle ait pu s’évader d’un camp de prisonniers parce qu’il s’agit d’un acte traditionnellement associé aux hommes et non aux femmes (Klüger, [1992] 2010, p. 243).

22L’une des particularités de Refus de témoigner est donc d’installer une sorte de sourdine féministe qui oriente discrètement la lecture du texte sans prendre une place centrale dans l’évocation de la Shoah. Cette présence diffuse est accrue par l’apparition de narrataires genrés, le texte invoquant tantôt des « lecteurs » et tantôt des « lectrices21 » (Klüger, [1992] 2010, p. 94). Ruth Klüger prend d’ailleurs soin de justifier l’une de ses adresses aux lectrices : « (Qui songerait à des lecteurs masculins ? ne lisent-ils pas que ce qui est écrit par d’autres hommes ?)22 » (Klüger, [1992] 2010, p. 97). La parenthèse mime ironiquement le caractère accessoire d’une précision qui apparaît ainsi comme d’autant plus essentielle.

23L’ensemble de ces procédés concourt dès lors à établir un regard clairement situé sur la Shoah qui est bien lue depuis une perspective genrée, sans que cette dernière soit exclusive. Ils nous rappellent que c’est aussi en tant que femme que Ruth Klüger écrit et témoigne, en tant que femme et juive.

*

24Contrairement à ce qu’on pourrait penser, une réflexion sur la spécificité du sort des Juives au cours de la Shoah est donc loin d’être la règle générale des textes littéraires rédigés par les femmes victimes du génocide. Plusieurs facteurs influencent assurément ces différences de positionnement : la distance avec les événements, la génération de l’écrivaine ainsi que son capital culturel. Refus de témoigner est rédigé par une femme née dans les années 1930, qui appartient à une autre génération qu’Hélène Berr, Etty Hillesum ou Anna Langfus, nées dans les années 1920 ou avant. Le texte de Ruth Klüger paraît quarante ans après la guerre, alors que le féminisme s’est largement développé. En tant que professeure de littérature allemande aux États-Unis, Ruth Klüger a vécu l’essor de ce féminisme et n’a pas le même capital culturel que les autres autrices étudiées. Il va toutefois de soi qu’on ne peut pas considérer ces quelques exemples comme représentatifs de toute la vaste production littéraire suscitée par la Shoah ; ils ont été choisis pour la diversité des questions qu’ils soulèvent. Une étude quantitative permettrait certainement de confirmer ce qui se dessine dans ce trop rapide parcours, à savoir que la lecture féminine ou féministe de la Shoah est dépendante des époques et des catégories sociales des autrices. Il n’en demeure pas moins qu’en plus de ces explications sociologiques et historiques, interviennent des facteurs esthétiques qui ne peuvent pas être négligés. Chez Anna Langfus, la réflexion sur le genre ne prend pas la forme de passages réflexifs dans des romans où les narratrices se caractérisent par une opacité délibérée, mais intervient dans les choix narratifs de la romancière. Si le genre du journal intime et du témoignage permettent pour leur part, grâce à leur plasticité, d’intégrer plus facilement des développements réflexifs que la narration d’une fiction, c’est, chez Hélène Berr et Etty Hillesum, l’effort du texte à faire trace pour toutes les victimes qui pourrait contribuer à limiter le développement d’une perspective genrée, laquelle demeure de toute façon en grande partie exclue des cadres conceptuels de l’époque. L’humanisme universaliste de ces journaux, qui donne son impulsion et sa force au désir de témoigner, n’est peut-être pas entièrement compatible avec une lecture féminine ou féministe d’une expérience féminine.