Colloques en ligne

Luba Jurgenson

Musiques au féminin à Auschwitz-Birkenau

Women’s music at Auschwitz-Birkenau

1L’objectif de cet article, qui porte sur les femmes musiciennes de Birkenau, n’est pas d’expliquer la raison de la création d’orchestres dans la plupart des camps nazis et même les centres de mise à mort, à l’exception de Chelmno (voir Gilbert, 2005). On ne s’y intéressera que dans la mesure où les survivantes se posent elles-mêmes cette question. L’une des premières fonctions de la musique est selon elles la coordination des détenues, visant, pour reprendre les termes d’Élise Petit, « la synchronisation parfaite de leurs pas et de leurs mouvements » (2023, p. 17). Violette Jacquet, survivante de l’orchestre, définit ainsi l’objectif principal des nazis : « Cet orchestre, son rôle principal était de jouer les marches militaires à l’entrée et à la sortie du camp pour faire défiler les femmes au pas » (Rotman, 2005). « Il était impératif que ces colonnes de détenues marchent au pas et nous jouions de la musique pour les y pousser », raconte Anita Lasker-Wallfisch ([1996] 2003, p. 109). Il en était de même pour les hommes : « Gare à celui qui ne marchait pas au pas militaire ! » (Stroumsa, 1998, p. 49). À ce titre, la musique dans les camps nazis peut être analysée comme un élément d’une histoire transnationale du corps rythmé qui commence avec l’industrialisation au milieu du XIXe siècle et se poursuit au XXe à travers le taylorisme, les défilés sportifs sur la place Rouge à Moscou, les congrès du parti nazi à Nuremberg et autres « ornements de la masse » (Kracauer, [1963] 2008). Esther Bejarano, une survivante de l’orchestre, pointe à bon escient un autre usage de la musique : les SS « voulaient certainement pouvoir se vanter d’avoir un orchestre » (Bejarano, 2016, p. 23). Ils rivalisaient en effet de « réalisations » : c’est ainsi qu’au printemps 1943, Maria Mandl, gardienne auxiliaire des SS (Aufseherin) et responsable du camp des femmes de Birkenau crée, avec l’Obersturmführer SS Franz Hössler, un orchestre qu’elle veut comparable à celui qui existe déjà dans le camp des hommes.

2La direction en est confiée dans un premier temps à une détenue polonaise, Zofia Czajkowska. À l’été 1943, elle cède sa place à Alma Rosé, nièce de Gustav Mahler et fille du célèbre violoniste Arnold Rosé, elle-même excellente violoniste, qui avait dirigé à Vienne un orchestre de femmes, les Wiener Walzermädeln (voir Newman, Kirtley, 2003). Les musiciennes (entre 42 et 47 en 1944) et les copistes (3 à 4) sont regroupées dans le bloc 12. Elles sont originaires de tous les pays d’Europe et, à la différence des autres espaces du camp, Juives et « aryennes » y cohabitent. La plupart d’entre elles sont des musiciennes amateures. Cependant, les témoignages des survivantes concordent : Alma Rosé, en imposant une discipline de fer, mais aussi par sa passion de la musique, a réussi à transformer ce groupe hétérogène en un véritable orchestre d’un bon niveau. « Nous répétions inlassablement notre répertoire » (Jacquet Silberstein, Pinguilly, 2005, p. 29).

3Si la vie dans l’orchestre des hommes d’Auschwitz-Birkenau a été documentée dès 1948 par le témoignage de René Coudy et Simon Laks (voir Laks, [1948] 2018), aucune des femmes survivantes n’a pris la plume avant 1976. C’est alors que paraît Sursis pour l’orchestre de Fania Fénelon, traduit en anglais sous le titre Playing for time et adapté pour la télévision en 1980 avec le concours du célèbre dramaturge et scénariste Arthur Miller. Le récit proposé dans le livre comme dans le film suscite l’incompréhension et l’indignation des autres survivantes de l’orchestre, comme d’ailleurs de Simon Laks1, tant il est perçu comme mensonger. On reproche à Fénelon d’avoir héroïsé son propre personnage et d’avoir donné un portrait dégradant d’Alma Rosé, portrait contrastant avec le souvenir unanimement positif qu’avaient d’elle les musiciennes ; d’avoir réduit ces dernières à une masse de personnes mesquines toujours prêtes à se trahir. Leurs témoignages affirment le contraire : « Nous nous soutenions et la solidarité, l’amitié, nous maintenaient la tête hors de l’eau », écrit Violette Jacquet (Jacquet Silberstein, Pinguilly, p. 31). Les survivantes pointent également nombre de détails non véridiques. Comme le résume Susan Eisched, « Malheureusement, le phénomène Playing for Time2 a éclipsé et entaché la vie d’autres survivantes de l’orchestre de femmes de manière dévastatrice. Depuis sa publication, elles ont passé leur vie à lutter vaillamment pour réfuter ce livre et son impact3 ».

4C’est probablement l’une des raisons (mais certainement pas la seule) pour lesquelles les témoignages des femmes de l’orchestre émergent tardivement, à la fin des années 1980. C’est d’ailleurs le moment où leur parole est attendue, tant par le public que par les chercheurs, les Holocaust Studies étant devenus un champ à part entière. Plusieurs de ces textes sont rédigés ou exhumés en réponse à des sollicitations extérieures. Le besoin de témoigner a préexisté à ces écritures, mais a parfois été réprimé faute de compréhension de la part de l’entourage. Ainsi, à son retour du camp, Violette Jacquet racontait ses souvenirs. La réaction de l’un de ses interlocuteurs qui, ne pouvant supporter son récit, lui a demandé de se taire, a été perçue comme une exhortation à l’oubli (Linhart, 2009). Esther Bejarano, pianiste devenue accordéoniste à Birkenau, a gardé son manuscrit dans un tiroir près de trente ans. Pour la plupart de ces femmes, la parole orale recueillie par d’autres a précédé l’écriture. Leur réponse à la dévastation qu’avait subie leur monde familier passait en priorité, après la libération, par la reconquête d’une « normalité » et d’un futur possible. L’Hollandaise Flora Schrivjer-Jacobs a épousé l’ex-fiancé de sa sœur assassinée à Sobibor. En 1946, elle a eu son premier enfant. « On pensait : 6 millions de Juifs ont été assassinés et nous, on met au monde des Juifs. Mais ce n’était pas sain, après toutes ces atrocités, de mettre un enfant au monde. En 46, je n’étais pas libérée ». Et d’ajouter : « Je n’ai jamais raconté ces horreurs à mes enfants » (Daëron, 2016). Violette Jacquet affirme : « C’était un but. Il fallait que j’aie des enfants pour combler mon état d’orpheline » (Linhart, 2009) (Or, pendant ces années où elle s’était tue, elle avait constitué un carnet avec des images de criminels condamnés : sans être un témoignage, celui-ci est une forme de récit sur la Shoah.)

5Le désir de témoigner a pu ainsi être freiné par celui de protéger les enfants de l’ombre d’Auschwitz, dont les survivantes ne se sont pas totalement libérées4, et par la difficulté à dire que l’on n’a pas pleinement réintégré la communauté des vivants. Dans La Chaconne d’Auschwitz on entend Violette Jacquet Silberstein l’expliquer à son amie Josette. Elle le répète dans son livre, quelques années plus tard. Cette difficulté, tout comme celle d’expliquer ce qu’était Auschwitz, était commune à tous les survivants, hommes ou femmes, mais on peut supposer que pour ces dernières, l’expérience de la maternité l’a rendue encore plus dramatique.

6Il se peut aussi que ces femmes musiciennes n’aient pas eu confiance dans leur plume à la différence de Simon Laks, qui avait un véritable talent d’écrivain et qu’elles aient attendu l’aide d’un médiateur. Du reste, Simon Laks lui-même a écrit son premier livre en collaboration avec René Coudy. D’autres écrivains témoins ont commencé par des essais de co-écriture ou des collaborations à un recueil collectif (voir Jurgenson, 2017) avant de s’affirmer comme auteurs. Il semblerait que les femmes de l’orchestre aient eu davantage de mal à franchir ce pas. Même Fania Fénelon, dont l’objectif semble avant tout de promouvoir son image, écrit son livre avec Marcelle Routier. Esther Bejarano commence par accorder un entretien à Antonella Romano, et c’est alors seulement qu’émerge le manuscrit, qui, ajouté à l’entretien (et remanié avec son accord), formera son livre majeur (Bejarano, 2013).

Pour écrire la partie entretien de ce livre, j’ai rencontré Esther en janvier 2011, d’abord à Turin, puis en octobre 2011 et en mai 2012 à Hambourg. Lors de ces rencontres à Hambourg, Esther m’a confié l’existence d’un manuscrit vieux de plus de trente ans. Après une recherche intensive, les feuilles un peu jaunies, rédigées d’une belle écriture, ont été mises au jour. Elles étaient dans l’armoire de la chambre à coucher, on les a sorties, étalées sur le tapis du salon et classées5. (Bejarano, 2013, p. 32-33, je traduis)

7Violette Jacquet Silberstein, quant à elle, a rédigé son récit grâce à l’aide de l’écrivain Yves Pinguilly et l’a publié aux éditions Oscar dans une collection pour jeune public6. Anita Lasker-Wallfish a eu l’idée de publier son témoignage, initialement destiné à sa famille, après que la BBC en avait donné lecture d’extraits sous le titre « Inherit the Truth » [« hériter de la vérité »], devenu celui du livre. Plusieurs médiateurs sont intervenus pour que ce récit voie le jour : d’abord, la journaliste Louise Greenberg, à l’origine de l’émission, ensuite Colin McLaren qui a adapté le texte pour la radio, enfin Giles de la Mare qui a revu le manuscrit pour la publication en langue anglaise. S’il ne s’agit pas à proprement parler de co-auteurs, on constate qu’une incitation extérieure a été, là aussi, déterminante.

8Ces co-auteurs ou médiateurs intervenant tardivement jouent un rôle fort différent de ceux qui ont accompagné certains écrivains à leurs débuts : leur voix ne se confond pas avec celle des autrices et n’est pas constitutive de leur identité de témoin. En effet, la co-écriture, en brouillant les instances énonciatives, pouvait répondre au malaise des rescapés qui, au lendemain de l’événement, subissaient encore le flou éthique de ce que Primo Levi définirait plus tard comme « une zone grise aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves. Elle possède une structure interne incroyablement compliquée, et accueille en elle ce qui suffit pour confondre notre besoin de juger » (Levi, 1989, p. 42). Or, dans les témoignages des musiciennes, écrits tardivement, le jugement a eu le temps de se former et les interrogations éthiques, si elles ne reçoivent pas toujours de réponses claires, ont été formulées et discutées.

9Pour les musiciens hommes, nous disposons de la première version du témoignage de Simon Laks, écrite à chaud après la libération avec René Coudy et comprenant de nombreux passages où l’état d’esprit régnant dans l’orchestre est rendu sans commentaire et sans jugement. Par exemple, ayant appris qu’un des SS s’est rendu coupable de dilapidation, les musiciens ont « ri de bon cœur à cette excellente histoire et, pour glorifier l’admirable exploit de Reinhold, chacun a bu à sa santé, à la santé du commandant et, pour finir, à celle du Führer ». (Laks, [1948] 2018, p. 97) Ou encore : « Tous les musiciens ont manifesté […] leur contentement de la nomination d’André [comme chef d’orchestre, L.J.]. Personne n’est aussi heureux et fier que moi. […] Je voudrais tant qu’il se déride et qu’il partage ma joie et mon optimisme ! » (Laks, [1948] 2018, p. 67) Ces lignes, qui peuvent paraître choquantes par leur absence de distance vis-à-vis de l’être « lagerisé », sont attribués dans le livre à Coudy, Laks apparaissant sous le pseudonyme d’André, décrit à la deuxième ou à la troisième personne. La présence du médiateur brouille ainsi les espaces énonciatifs, permettant de sursoir à l’exigence éthique. Dans le cas des témoignages féminins étudiés ici, la voix des médiateurs semble avoir œuvré, au contraire, dans le sens d’une plus grande normalisation, assurant, pour ainsi dire, une meilleure « traduction » de l’expérience vers la langue du lecteur et apportant un jugement sur ce qui pourrait le choquer.

10Du fait d’un retour tardif sur l’expérience et des dispositifs par lesquels la parole a d’abord trouvé à s’exprimer, les témoignages des musiciennes ne se limitent pas à la période des camps, à l’instar de bien des textes écrits sur le vif, mais embrassent celle qui précède, ainsi que le retour, voire l’après7. Les journalistes et les cinéastes qui se sont intéressés à ces femmes ont en effet cherché à savoir ce qu’elles étaient devenues, quel rôle la détention avait joué dans leur destinée. Les entretiens ont dans une certaine mesure orienté la manière dont elles ont reconstitué leur vie à Auschwitz, parfois de manière dialogique. Ainsi, La Chaconne d’Auschwitz, film qui donne la parole à douze musiciennes de l’orchestre, crée des occasions d’échange entre les rescapées dont on peut percevoir des échos dans les textes plus tardifs.

11Ces rencontres mettent au jour des différences de jugement, notamment sur la perception de la musique par les musiciennes elles-mêmes et par les détenues contraintes de les écouter. Ainsi, la Tchèque Margotte Anzenbacher (Vetrovcova) se souvient :

Les réactions des prisonnières obligées d’écouter la musique étaient négatives. Elles trouvaient cynique d’écouter la musique légère. J’avais la même réaction avant d’entrer dans l’orchestre, quand je devais aller travailler. La musique m’énervait. Un jour nous avons dû jouer devant un bloc. Nous ne savions pas qui était à l’intérieur et comme nous avions étudié la musique hongroise, nous en avons joué des morceaux. Une femme a surgi et nous a crié que nous devrions avoir honte de jouer de la musique hongroise, celle qu’elle écoutait quand elle était libre. (Daëron, 2016).

On peut citer également le souvenir de Pelagia Lewinska, survivante d’Auschwitz :

Le retour des colonnes est salué à la porte du camp par un orchestre. Le cortège passe au rythme d’une mélodie légère de marche ; des ombres d’êtres humains traînent, pliant sous le poids des cadavres de leurs compagnes de misère.

Comme nous haïssions la musique ! (Lewinska, 1945, p. 94).

12Le récit d’Anita Lasker-Wallfisch est plus nuancé : « Les réactions des gens étaient différentes. Pour certains, c’était une insulte, pour d’autres non » (Daëron, 2016). Flora Schrivjer-Jacobs va jusqu’à affirmer : « Il arrivait qu’on joue au Revier8. Les gens appréciaient » (Daëron, 2016). Comparons avec le souvenir de Simon Laks dont l’orchestre a également joué devant les femmes du Revier, à Noël 1943 : « De toutes part nous parviennent des cris spasmodiques, de plus en plus nombreux, de plus en plus stridents […] : “Assez ! Fichez le camp ! Du balai ! Laissez-nous crever en paix !” » (Laks, [1979] 2018, p. 234). Son jugement est sans ambiguïté :

Il ne manque pas de publications qui déclarent, non sans une certaine emphase, que la musique soutenait les prisonniers décharnés et leur donnait la force de résister. D’autres affirment que cette musique produisait l’effet inverse, qu’elle démoralisait les malheureux et précipitait plutôt leur fin. Pour ma part, je partage cette dernière opinion. (Laks, [1979] 2018, p. 151)

13Sylvia Schulamith semble partager son avis : « Tous les dimanches on donnait un concert pour les détenues. Une fois, une femme s’est jetée sur les fils. Est-ce la musique qui l’a poussée ? » (Daëron, 2016).

14Quant à l’expérience de la musique par les femmes de l’orchestre elles-mêmes, elle varie et dépend des circonstances : une chose est de répéter dans le bloc, portes fermées, une autre de jouer, par exemple, devant les SS friands de concerts à leurs heures de « loisir ». Grâce à la volonté d’Alma Rosé de créer un vrai orchestre, les musiciennes pouvaient oublier momentanément le camp pendant les répétitions.

Nous jouions parfois comme si nous étions dans un monde normal. Jusqu’au jour où j’ai entendu des prières et en ouvrant la porte j’ai vu des camions avec des squelettes. Ils chantaient la prière des morts avant d’aller au crématoire. (Hélène Scheps dans Daëron, 2016)

15L’opinion, très contestée, de Fania Fénelon, qui insiste sur les vertus salvatrices de la musique, pèse lourd. Tzvetan Todorov, par exemple, se base sur son témoignage, en citant ces lignes : « En moi chaque morceau se déroule souplement, les mesures s’enchaînant aux mesures. […] J’ai tout oublié. Je suis heureuse. » (Fénelon, Routier, 1976, p. 164). Ou encore : « La symphonie s’élève majestueuse, elle nous emporte, et c’est merveilleux » (p. 165). Et Todorov de conclure : « Il ne s’agit pas seulement du pouvoir d’évasion de la musique (évasion momentanée et illusoire), mais du sentiment qu’on fait vivre un peu plus de beauté dans le monde et qu’à travers elle on participe soi-même à l’universel. » (Todorov, [1991] 1994, p. 103-104)

16Aucune des femmes, à l’exception de Fénelon, ne semble corroborer cette vision des choses. La musique jouée à Birkenau apparaît plus tard dans leurs souvenirs comme un chapitre absolument singulier de leur vie de musiciennes, parfois sans rapport avec ce que la musique a signifié pour elles avant le camp et signifiera par la suite. Certes, la relation à la musique après le camp n’est pas la même chez les professionnelles que chez celles qui jouaient en amateur. Ainsi, Hélène Scheps doit sa survie à la Chaconne de Bach, le seul morceau qu’elle connaissait bien et grâce auquel elle a réussi « l’examen » d’entrée dans l’orchestre. « C’est la seule chose que je voulais réentendre alors », répond-elle lorsqu’on lui demande si elle a pu réécouter les musiques jouées au camp (Daëron, 2016). Violette Jacquet dit avoir du plaisir à réentendre les musiques qu’elle jouait alors. « Non pas pour me dire “Je suis encore là”, mais parce qu’Alma Rosé avait réussi à transformer cet orchestre fait de bric et de broc en un véritable orchestre. » (ibid.) Quant à Anita Lasker-Wallfish, qui a poursuivi une carrière de violoncelliste, la même musique, jouée à Auschwitz et après, appartient pour elle à deux mondes différents. « J’ai trouvé un moyen de m’enfermer dans ma bulle », explique-t-elle, c’est-à-dire, d’oublier Auschwitz grâce à la musique. « Ce que je joue maintenant n’a rien à voir. C’est un monde différent. Prenons La Marche militaire de Schubert ou la Träumerei de Schumann que jouait mon mari. C’est un autre monde » (ibid.).

17Les rencontres entre les survivantes de l’orchestre ont également donné lieu à des échanges filmés au sujet de l’une des questions les plus complexes sur un plan historique autant qu’éthique. Le bloc 12 se trouvant près de la rampe construite en 1944 pour conduire les victimes plus près des chambres à gaz, les musiciennes étaient témoins des sélections qui s’y déroulaient, notamment à l’arrivée des Juifs hongrois (et qui coïncidaient parfois avec le départ au travail des détenues en musique) ; il n’était pas rare que les SS ordonnent aux musiciennes de jouer et de chanter en dehors de leurs « heures de travail » pendant ces sélections. Quel récit serait juste pour rendre compte de ces épisodes ? Pour Simon Laks, dont l’orchestre se trouvait parfois sur son podium alors que « des colonnes de condamnés marchaient, de l’autre côté des barbelés, vers les chambres à gaz » il s’agissait d’une simple coïncidence. (Laks, [1979] 2018, p. 197) Violette Jacquet propose un récit analogue :

Notre block était au bord de la voie de chemin de fer qui avait été prolongée afin de déverser les arrivants tout près de la chambre à gaz. Il leur était possible de nous entendre jouer, mais jamais nous n’avons joué pour les accompagner vers leur mort. Jamais non plus nous n’avons joué lors des sélections (Jacquet Silberstein, Pinguilly, 2005, p. 29).

Elle ajoute pourtant :

Je me souviens d’avoir répété sans entendre les notes, ces terribles jours où j’apercevais des milliers de Juifs hongrois faisant la queue des heures et des heures, pour aller mourir. Ils ne savaient pas, dans leurs longues files, que c’était la chambre à gaz qui les attendait. » (ibid.).

18Manifestement, ces deux assertions ne sont pas contradictoires : c’est le hasard qui fait de la musique de l’orchestre un « accompagnement » des derniers instants des condamnés. Les SS ont toutefois profité de cette proximité du bloc 12 pour de « se distraire » pendant les sélections (voir infra).

19Bien sûr, cet orchestre avait aussi une autre raison d’être, expliquée notamment par Esther Bejarano :

[...] nous devions jouer debout quand les convois arrivaient et que les gens étaient envoyés dans les chambres à gaz. Les gens nous faisaient un signe de la main, nous saluaient. Ils pensaient : « S’il y a de la musique, ça ne peut pas être si terrible ». […] Ils ne savaient pas où ils allaient, nous oui. C’était un fardeau très lourd à porter. (Bejarano, 2016, p. 23)

Pire, les musiciennes devaient sortir de leur bloc pendant la sélection. Zosia Zeuno le confirme :

Le plus dur était de jouer pendant les sélections. De loin, on voyait la sélection et la disparition des gens. Des voix nous parvenaient. Parfois les gens reconnaissaient les morceaux que nous jouions, ils parlaient d’une voix calme. Nous avons aidé les Allemands à tromper les gens. Ou alors, dans la nuit, après un gazage, des SS ivres arrivaient au bloc et nous ordonnaient de jouer. (Daëron, 2016)

Comme on le voit, l’un de problèmes éthiques les plus douloureux résidait dans le fait de connaître la finalité de la sélection alors que les victimes l’ignoraient, et de contribuer par la musique à tromper ces dernières. Fallait-il leur révéler leur sort ? Régina Bacia raconte :

Les gens du théâtre de Berlin sont arrivés. On les a vus marcher vers le crématoire. Entre eux et nous il y avait la barrière électrifiée. On a discuté entre nous pour savoir si on devait leur dire où ils allaient. On a décidé de ne pas leur dire. Ils ne pouvaient rien faire. (Daëron, 2016)

À l’occasion du tournage de La Chaconne d’Auschwitz, Sylvia Schulamith Khalef, Hilde Zimche et Regina Bacia reviennent sur cette question. La première se rappelle :

Je faisais ça comme un travail. Cela ne me gênait pas de jouer quand les femmes partaient au travail. Mais une seule fois nous avons joué toute une nuit pendant l’arrivée des convois hongrois. On a joué des dizaines d’œuvres, tout notre répertoire. Puis, un SS a dit à Alma : continuez. On avait déjà tout joué, on a recommencé. (Daëron, 2016)

20Il apparaît que Hilde Zimche (copiste et non instrumentaliste), qui n’était pas au bloc cette nuit-là, ignorait cette histoire, ce que les deux autres survivantes découvrent manifestement en préparant le tournage. Hilde refusant de croire que les choses s’étaient produites ainsi, une dispute éclate. Devant la caméra, Hilde affirme : « Je pense que ce n’était pas pour la sélection mais pour les SS ». À quoi Sylvia répond : « Bien sûr, c’était pour les SS. […] Une des raisons de ce concert était de divertir les SS qui passaient la nuit dehors. Mais je pense aussi que les gens en arrivant étaient rassurés en entendant la musique. » Regina, elle, raconte un moment d’effondrement : « Je n’étais pas bien quand j’ai compris ce qui se passait. Je n’ai plus eu envie de vivre. J’ai voulu en finir. Arrivée sur le seuil du bloc, j’ai senti la chaleur du soleil et cette sensation m’a retenue » (Daëron, 2016).

21La jouissance esthétique est ici, clairement, le privilège des SS. En ce qui concerne les détenues, leur entrée dans l’orchestre relève, en premier lieu, d’une stratégie de survie. Le bloc 12 est un refuge pour les femmes qui y sont admises, il offre des privilèges par rapport aux détenues ordinaires : une ration de pain entière (tandis que dans les baraquements ordinaires, les kapos prélèvent sur chaque miche une part pour le troc), une douche quotidienne, un lit individuel. « Dans cette baraque, il y avait des lits, ce qui n’était pas le cas de la précédente où nous vivions à sept ou huit par couchette. Et maintenant, nous avions chacune notre lit – ce qui était extraordinaire » (Bejarano, 2016, p. 23).

22Ce qui distingue surtout la condition des musiciennes de celles des détenues ordinaires, c’est qu’elles échappent au travail meurtrier à l’extérieur du camp. À la différence des musiciens hommes, qui subissent l’appel matinal, restant des heures dans le froid ou sous la pluie, elles sont comptées tous les matins à l’intérieur de leur bloc. Leur statut peut aussi les protéger lors de sélections. Ainsi, Anita Lasker Wallfisch raconte qu’atteinte du typhus, elle gisait au Revier quand deux SS sont venus examiner les malades. Ces dernières devaient se lever pour se présenter nues devant eux. Elle a entendu l’un des SS dire à l’autre : « C’est la violoncelliste ». Elle n’a pas été obligée de se lever (Lasker Wallfisch, [1996] 2003, p. 111). Probablement, étant la seule violoncelliste de l’orchestre, elle était plus précieuse que les violonistes, au nombre d’une dizaine. Violette Jacquet, par exemple, se souvient d’avoir dû se lever deux fois de son lit d’hôpital pour passer nue devant Mengele (Jacquet Silberstein, Pinguilly, 2005, p. 32-33).

23Un autre privilège, certes, symbolique, mais de taille : celui de conserver une identité, du moins professionnelle, grâce à son instrument.

Certes, je n’avais plus de nom, mais j’étais identifiable. On pouvait me distinguer des autres. Je n’étais pas confondue dans la masse grise des anonymes […] je suis convaincue aujourd’hui que cela m’aida, indirectement, à maintenir un semblant de dignité. (Lasker Wallfisch, [1996] 2003, p. 108)

24Pour d’autres, surtout les jeunes (et elles étaient majoritaires dans l’orchestre), c’est la conservation de leur féminité qui semble essentielle. Violette Jacquet témoigne : « Elles [deux amies] furent admises dans l’orchestre des femmes et revinrent habillées de neuf”. Oui, elles redevenaient des jeunes filles dans leurs nouveaux vêtements » (Jacquet Silberstein, Pinguilly, 2005, p. 25) Et, en parlant de ses compagnes du bloc 12 : « L’une d’entre nous avait toujours ses règles, et nous l’enviions9 ». Anita Lasker-Wallfisch insiste sur un autre aspect de cette exception : les femmes qui avaient leurs règles au camp souffraient, car rien n’était prévu pour l’hygiène féminine (entretien avec Bernstein, 2006).

25En dépit de leur condition privilégiée, les musiciennes se sentaient infiniment vulnérables. La menace qui pesait sur elles revient plus tard, en rêve : Margotte Vetrovcova se voit en train de jouer et chanter devant les transports hongrois en sachant que ce sera ensuite son tour d’aller à la chambre à gaz (Daëron, 2016). La mort omniprésente apparaissait comme l’unique horizon possible. L’existence même de l’orchestre pouvait être remise en question à tout moment. Son démantèlement interviendra d’ailleurs peu de temps après la mort d’Alma Rosé, survenue en avril 1944, mais la plupart des musiciennes survivront.

*

26Après la libération, les musiciennes professionnelles ont poursuivi leur carrière. Anita Lasker-Wallfisch est devenue une grande violoncelliste, Fania Fénelon chanteuse de cabaret et Esther Bejarano s’est tournée sur le tard vers le rap. Violette Jacquet Silberstein, qui jouait du violon en amateur avant le camp, chanta, elle aussi, dans des cabarets parisiens, puis à Toulon où elle tint quelque temps un restaurant. D’autres ont repris leur ancien métier ou en ont appris un. Ce qui concorde dans leurs témoignages, c’est le sentiment d’avoir été, à Birkenau, un groupe uni et solidaire, et ce en dépit des inévitables divisions entre Juives et non-juives (Polonaises) et, à l’intérieur de ces deux grandes catégories, de l’hétérogénéité linguistique. Quoi qu’il en soit, l’idée d’une grande solidarité traverse tous les récits. « Nous étions une famille », témoigne Anita Lasker-Wallisch, pourtant peu encline au lyrisme (entretien avec Catherine Bernstein). Les particularités des échanges au sein de cette Babel ne sont mentionnées qu’en passant par les survivantes, ce qui peut donner l’impression que ces barrières langagières étaient surmontées. Dans quelle langue les Polonaises communiquaient-elles avec Alma Rosé ? Sans doute, le groupe ne manquait-il pas de traductrices, certaines femmes parlant plusieurs langues. On peut supposer que la musique offrait également des formes de communication supra-linguistiques à travers la lecture des partitions et les gestes. L’étude du plurilinguisme au sein des orchestres, ceux de femmes comme ceux d’hommes, reste encore à mener.