Littérature et langage indirect chez Valéry
1Le paradoxe exposé par Valéry dans Variation sur une Pensée (1923) nous paraît révéler une crise de la vraisemblance, fondement implicite de la production littéraire de l’époque. Ce qui est en jeu dans la remarque de Valéry et les discussions diverses qu’elle a suscitées, consiste dans l’incommensurabilité entre le vivre et le raconter. Valéry y attaque l’illusion que le langage puisse tout dire ; celui-ci est, selon le poète, incapable d’exprimer quoi que ce soit concernant directement l’intimité d’un individu, l’expression de soi se réduisant à un paradoxe insoluble. Cette observation a eu un impact considérable, parce qu’elle dévoile la présence d’une vraisemblance non-dite mais considérée presque unanimement comme naturelle dans la production littéraire : l’auteur qui parle à la première personne dit sincèrement ce qu’il pense dans la plus profonde intimité de son cœur. Valéry met justement en cause l’impossibilité de cette sincérité en analysant la phrase de Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »1.
2Récapitulons brièvement l’essentiel de la discussion de Valéry. À propos de cette célèbre phrase de Pascal, qui a fait de son auteur « une manière d’Hamlet français », Valéry remarque : « Une détresse qui écrit bien n’est pas si achevée qu’elle n’ait sauvé du naufrage quelque liberté de l’esprit, quelque sentiment du nombre, quelque logique et quelque symbolique qui contredisent ce qu’ils disent » (Œ, I, 463). On peut douter qu’un écrivain capable d’exprimer sa douleur avec une telle habileté soit en proie à une angoisse réelle. Ce paradoxe nous permet d’apercevoir les rapports complexes qu’entretiennent entre eux le langage et le vécu. L’angoisse peut très bien être une motivation profonde de l’acte d’écrire, mais elle s’efface sitôt qu’elle est exprimée. Le critère de la plus ou moins grande sincérité de l’écrivain ne suffit pas à dissiper ce paradoxe. Ce que montre Valéry, c’est que le fait même d’écrire creuse déjà un écart irrémédiable entre l’écrivain et sa propre angoisse : « [...] quand même les intentions seraient pures, le seul souci d’écrire, et le soin que l’on y apporte ont le même effet naturel qu’une arrière-pensée » (Œ, I, 465). Comment peut-on envisager dans cette condition d’établir un lien certain entre le vivre et le raconter ?
3Nous considérons que, malgré tout, il y a chez Valéry la conception d’un langage indirect, permettant d’exprimer ce qui est trahi par le langage. L’écriture est toujours une affaire de pathos, sans lequel aucun texte ne pourrait emporter le lecteur dans une sorte d’enthousiasme où domine seul le sens et où disparaissent les signes. Valéry n’est pas un cas isolé ; son écriture nous fait sentir la passion et l’angoisse qu’a vécues le poète. Cela revient à dire que l’incommensurabilité entre le vivre et le raconter ne signifie pas nécessairement la non-communicabilité entre les deux termes. Au contraire, la conception valéryenne de la littérature montre que c’est l’hiatus même entre le langage et la passion qui permet d’établir des conditions de communicabilité. Comment peut-on alors concevoir ces rapports inextricables entre vécu et écriture ?
4Abordons d’abord l’examen du contexte dans lequel la Variation sur une Pensée se situe, pour dégager ensuite la conception propre à Valéry sur les rapports entre le vivre et l’écrire. Nous découvrirons une possibilité de communication entre ces deux termes opposés dans ce que Valéry appelle la « Comédie intellectuelle » (« Note et digression » [1919], Œ, I, 1201), antithétique de l’atmosphère tragique régnant dans « le silence éternel de ces espaces infinis ». Ce n’est bien sûr qu’un aspect assez limité de la conception valéryenne de la littérature, le poïétique étant mis de côté. Mais le fait même que cette comédie soit fondée sur le concept d’un langage indirect n’a pas encore suffisamment attiré l’attention qu’il mérite. J’emprunte l’expression « langage indirect » à la préface des Essais critiques de Roland Barthes. Celui-ci affirme : « […] l’affectivité qui est au fond de toute littérature ne comporte qu’un nombre dérisoirement réduit de fonctions : Je désire, je souffre, je m’indigne, je conteste, j’aime, je veux être aimé, j’ai peur de mourir, c’est avec cela qu’il faut faire une littérature infinie2. » L’art a ainsi pour charge, poursuit Barthes, non « d’exprimer l’inexprimable », mais « d’inexprimer l’exprimable3 ». Le concept ainsi formulé de « langage indirect4 » se manifeste chez Barthes comme la déclaration d’un retour à la rhétorique, et chez Valéry, selon notre hypothèse, sous la forme d’une conception singulière de la « Comédie intellectuelle ». Il est curieux de constater que, chez Valéry, il n’y a que très peu d’allusions à la tragédie, alors que le poète ne cesse d’écrire dans les Cahiers : « L’angoisse, mon véritable métier » (Œ, II, 588). La Variation sur une Pensée nous donne l’occasion de réfléchir sur le concept de comédie en tant qu’expression indirecte de la détresse5.
5Le texte de Valéry paraît dans La Revue Hebdomadaire à l’occasion du tricentenaire de Pascal. Au milieu des éloges unanimes de Maurice Barrès, Henri Bremond, François Mauriac, Julien Benda, Charles du Bos ou Guy de Pourtalès, la critique de Valéry paraît si tapageuse que le directeur de la revue, François le Grix, ne peut s’empêcher de donner une sorte d’avertissement au lecteur dans l’avant-propos :
Il était […] inévitable que la restriction se mêlât à l’éloge. Mais nous ne pouvions pas, s’agissant d’un tel homme, ne pas rester dans l’ordre de la grandeur ; et il n’est pas jusqu’à notre Paul Valéry lui-même, fidèlement rebelle à l’apologétique et plus encore au ton de Pascal, qui ne lui consente, sinon l’obédience, du moins l’hommage dû à un génie si impérieux6.
6Nous pouvons entrevoir dans ce concert de louanges une image largement partagée par les collaborateurs du numéro spécial : celle d’un Pascal romantique tourmenté par la condition humaine. Je me contenterai de citer uniquement une observation représentative de l’esprit de l’époque : « De fait, c’est en lui qu’il a trouvé tout ce qu’il a vu : Pascal n’est pas un auteur, mais un homme ; sa science n’est pas livresque, mais humaine7 […] ». Il est indéniable que l’emploi de la première personne du singulier, propre aux épanchements du cœur, donne aux Pensées l’apparence d’une confidence. Même si « le Moi est haïssable », comme le rappellent plusieurs auteurs du numéro, l’effroi que le « je » avoue ressentir devant le « silence éternel » frappe le lecteur par sa tonalité grave, justement parce que ce sentiment ne peut être que celui de Pascal. Le « Je » en proie à la détresse et à la haine de soi, au moment même où il aspire au salut, voilà l’image d’un homme déchiré par la condition humaine, cherchant à provoquer une profonde émotion chez le lecteur des Pensées.
7Pascal a été ainsi considéré à l’époque comme un « romantique », voire un précurseur de l’existentialisme. Pour reprendre les termes de Jean Paulhan, Pascal est un « Terroriste », qui se définit par la mise en valeur d’« une extrême pureté de l’âme »8 aux dépens de l’usage rhétorique du langage : « [...] la Terreur admet couramment que l’idée vaut mieux que le mot et l’esprit que la matière [...]. La définition la plus simple que l’on puisse donner du terroriste, c’est qu’il est misologue »9. Ce que Valéry tente de dévoiler dans la Variation, c’est la présence d’un Pascal « rhéteur » (C, X, 682 [1925]) caché derrière l’image d’un Pascal « terroriste ». Dans la Variation, qui dit rhéteur dit impur. Valéry va ainsi jusqu’à condamner Pascal au nom de l’impureté : « Quand je vois l’écrivain reprendre et empirer la véritable sensation de l’homme, y ajouter des forces recherchées, et vouloir toutefois que l’on prenne son industrie pour son émotion, je trouve que cela est impur et ambigu » (Œ, I, 463-465). La « main de Pascal » que Valéry met en cause, c’est cette impureté du « rhéteur », qui impose à la « fraîcheur de l’innocence » son « industrie » rusée. « Si tu veux me séduire ou me surprendre, prends garde que je ne vois ta main plus distinctement que ce qu’elle trace. / Je vois trop la main de Pascal » (Œ, I, 465).
8Ce point de vue qui révèle dans la phrase de Pascal une part de simulation visant à faire effet sur les lecteurs a suscité de nombreuses contestations. Jean Paulhan, entre autres, reproche à Valéry de trop déprécier la vertu de la rhétorique. Selon ce défenseur des rhéteurs, c’est le lieu commun qui nous permet d’exprimer directement nos sentiments : « […] le point surprenant est que ces locutions familières […] nous apparaissent à nous-mêmes comme fort loin d’une phrase ou d’une façon de parler. Nous sommes étonnés qu’on les remarque comme telles : bien plutôt nous donneraient-elles le sentiment qu’à leur faveur nous échappons au langage et touchons enfin du dedans aux sentiments et aux choses mêmes10. » Une tournure bien réglée peut très bien exprimer la vérité des sentiments – telle est la critique de Paulhan à l’égard de Valéry.
9Plus complexe est l’objection de Blanchot. Il constate dans l’introduction des Faux Pas (1943), en examinant l’analyse de Valéry, que l’homme est naturellement divisé en deux parties, un « homme angoissé » et un « rhéteur maître du discours » : « L’existence de l’écrivain apporte la preuve que, dans le même individu, à côté de l’homme angoissé subsiste un homme de sang-froid, à côté du fou un être raisonnable et, uni étroitement à un muet qui a perdu tous les mots, un rhéteur maître du discours »11. Blanchot reconnaît, tout comme Valéry, l’existence d’un hiatus entre le vivre et le raconter12. Mais il n’en est pas pour autant convaincu que l’on ne puisse combler le décalage irrémédiablement produit lorsqu’on tente d’exprimer le désarroi intérieur. Dans La Part du feu (1949), il insiste sur le fait que l’écriture rend impersonnel celui qui écrit. L’effroi que le « je » dit éprouver devant l’univers muet est, selon Blanchot, celui du « Moi impersonnel »13 : « C’est Pascal vivant qui projette et dispose l’œuvre, mais c’est Pascal déjà mort qui l’écrit »14. Blanchot affirme en même temps que l’effet produit sur le lecteur vient de « la participation de l’existence à la parole »15. Ce que met en question la phrase de Pascal ne consiste pas dans les détails de sa vie ou de sa sincérité, mais dans l’existence prise dans son entier : « Le langage des Pensées, pour être vrai, doit être un langage comblé par l’existence »16. Blanchot esquisse ainsi, à travers sa critique du texte valéryen, une théorie de l’œuvre littéraire fondée sur le mouvement corrélatif de la dépersonnalisation de l’auteur et de la participation active de l’existence du lecteur. Retenons dans cette critique la nécessité d’inventer une théorie pour remplir la rupture de la vie et du récit. À notre sens, les critiques de Blanchot révèlent le motif profond impliqué dans la remarque de Valéry sur « la main de Pascal » : la scission irrémédiablement creusée entre vécu et écriture.
10J’insiste sur ce point parce que l’on a trop tendance à oublier que le début des années 1920 a été pour Valéry une période particulièrement mouvementée. Le poète lui-même reconnaît que la crise affective qu’il a traversée à cause de Catherine Pozzi a été, surtout dans les années 1921-1922, à l’origine de quelques-uns de ses ouvrages. Dans une note rétrospective des Cahiers, faisant allusion à cet amour de jeunesse qui l’a incité à abandonner la pratique de la création littéraire spontanée, Valéry affirme que cet épisode a renforcé sa conception d’une littérature en tant que « remède » :
Insomnies – [...] je retrouve cette nuit mes souvenirs – (fait rarissime chez moi) – Mme de Rov[ira]. Je me suis rendu fou et horriblement malheureux pour des années – par l’imagination de cette femme à laquelle je n'ai jamais même parlé ! Je ne puis absolument pas faire de la littérature avec ces choses-là – (Celle-là et d’autres – beaucoup plus récentes.) La litt[érature] pour moi est un moyen contre ces poisons imaginaires de tendresse et de jalousie. La litt[érature] ou plutôt, tout ce qui est spirituel, fut toujours mon anti-vie, mon antesthésique [sic]. Mais ces sensations cependant furent un puissant excitant intellectuel – le mal exaspérait le remède – Eupalinos en 21, La Danse en 22, écrits en état de ravage. Et qui le devinerait ? (C, XXIII, 589-590; CP, II, 534-535)
11En 1923, lorsque la contribution de Valéry paraît dans La Revue Hebdomadaire, le ton déchirant des Cahiers des années 1920-1922 ne se fait plus entendre, puisqu’il est remplacé par celui de l’analyse intellectuelle. Mais l’expression indirecte que Valéry emploie consciemment pour échapper au « mal » qui persiste nous paraît toujours présente dans la Variation. Nous pouvons citer, comme emblème de cette écriture indirecte, le petit temple pour Hermès, construit par Eupalinos : « Où le passant ne voit qu’une élégante chapelle, […] j’ai mis le souvenir d’un clair jour de ma vie. Ô douce métamorphose ! Ce temple délicat, nul ne le sait, est l’image mathématique d’une fille de Corinthe, que j’ai heureusement aimée » (Eupalinos, Œ, II, 92). Remplacer le subir par le faire, la douleur par des opérations de l’esprit permettant de créer une chose précise – telle est une des orientations fondamentales de l’écriture de Valéry, que nous appellerons ici langage indirect. Insistons sur le fait qu’il y a chez Valéry cette conception de la littérature en tant qu’« anti-vie », qu’« antesthésique », qui n’a de rapport avec l’expérience du sujet que de manière détournée. Nous verrons que ce langage indirect, de caractère volontairement intellectuel, n’a de sens que dans la tension avec les forces incontrôlables subies par la sensibilité.
12Il importe de ce point de vue d’indiquer que Valéry pratique cette écriture justement dans la Variation. Il propose de faire de lui-même un théâtre où se joue le drame de l’univers muet, du dieu caché, afin de trouver les vraies variations que l’esprit subit dans cet état. Simuler l’homme que l’on entrevoit dans la pensée de Pascal est, pour Valéry, un de ces premiers gestes qu’il répète souvent dans ses textes où se manifeste le langage indirect : « J’ai essayé quelquefois d’observer en moi-même et de suivre jusqu’aux idées cet effet mystérieux que produisent généralement sur les hommes une nuit pure et la présence des astres » (Œ, I, 467). Au lieu de s’effrayer, ce « je » trouve au fond des ténèbres, au fond de soi-même, le sentiment d’être à la fois tout et rien. « À ce nombre d’étoiles qui est prodigieux pour nos yeux, le fond de l’être oppose un sentiment éperdu d’être soi, d’être unique, – cependant d’être seul. Je suis tout, et incomplet. Je suis tout et partie » (Œ, I, 469). Selon le narrateur de la Variation, cet état où l’on est déchiré entre le tout et le rien n’est pas une région habitable.
Nous ne pouvons pas rester à ce point mort. La sensibilité ne connaît point d’équilibre. […] Il faut donc que notre esprit s’excite soi-même à se défaire de sa stupeur et à se reprendre de cette solennelle et immobile surprise qui lui causent le sentiment d’être tout, et l’évidence de n’être rien. (Œ, I, 470)
13C’est ce que Valéry appelle dès sa jeunesse : « self-variance », un des termes fondamentaux de la Comédie Intellectuelle. L’esprit ne peut rester en état immobile. Ce qu’il faut remarquer ici, c’est que cette simulation est menée pour récuser l’image de Pascal comme « une manière d’Hamlet français et janséniste » : « Il est saisi par le vent très âpre de l’infini, il se parle sur la marge du néant où il paraît exactement comme sur le bord d’un théâtre, et il raisonne devant tout le monde avec le spectre de soi-même » (Œ, I, 465). Nous savons maintenant que le « je » des Pensées peut très bien être un personnage fictif17. La critique de Valéry ne peut sans doute atteindre à ce Pascal devenu impersonnel. Mais nous pouvons du moins savoir que Valéry écrit en se faisant un lieu où se joue la comédie de l’intellect.
14Qu’est-ce donc que la Comédie de l’Intellect ? Rappelons d’abord que Valéry lui-même déclare qu’il est devenu « un drame singulier », lorsqu’il a commencé l’aventure de sa propre écriture. Contre les « Idoles » tant dans le domaine intellectuel que dans le domaine affectif, le jeune Valéry a tenté d’« opposer la conscience de [s]on état à cet état lui-même, et l’observateur au patient ». Et il ajoute : « Je devins alors un drame singulier que je ne crois pas qu’on ait jamais très bien et assez froidement décrit » (« Propos me concernant » [1944], Œ, II, 1512). La comédie consiste donc dans les comportements et les passions de l’intelligence, et se déroule sous le regard d’une conscience à peine séparée des fluctuations de la sensibilité. L’abstraction de l’intellect sera d’autant plus puissante que les forces de l’absurde sont immaîtrisables par celui-ci. C’est en tant que remède pour le mal que Valéry a tenté d’opposer le regard réflexif aux variations de l’esprit. Cela revient à dire qu’il y a des rapports inextricables entre les différentes manifestations de l’esprit et le regard qui s’y oppose.
15Dans les textes de l’Entre-deux-guerres, Valéry revient à plusieurs reprises sur l’idée de créer la « Comédie de l’Intellect » (« Voltaire » [1944], Œ, I, 518), et en donne une formulation parfaitement claire :
Je voyais en lui [Léonard] le personnage principal de cette Comédie Intellectuelle qui n’a pas jusqu’ici rencontré son poète, et qui serait pour mon goût bien plus précieuse encore que La Comédie Humaine, et même que La Divine Comédie. (« Note et digression » [1919], Œ, I, 1201)
Il lui [l’amateur de l’esprit] arrive alors de prétendre qu’il n’y a pas de matière poétique au monde qui soit plus riche que celle-ci ; que la vie de l’intelligence constitue un univers lyrique incomparable, un drame complet, où ne manquent ni l’aventure, ni les passions, ni la douleur (qui s’y trouve d’une essence toute particulière), ni le comique, ni rien d’humain. (« Descartes » [1937], Œ, I, 796)
16Ainsi, il lui importe de comprendre le drame des existences « consacrées aux aventures et aux passions de l’intelligence » (« Voltaire » [1944], Œ, I, 518). Dans le cas de Léonard de Vinci, il s’agit de trouver « l’attitude centrale » (« Note et digression » [1919], Œ, I, 1201) qui permette de réaliser simultanément les entreprises de la connaissance et les opérations de l’art. Nous pouvons nous interroger sur ce que Valéry apprécie dans sa lecture de Stendhal : « Henry Beyle est à mes yeux un type d’esprit bien plus qu’un homme de lettres. Il est trop particulièrement soi pour être réductible à un écrivain. C’est en quoi il plaît et déplaît, et me plaît » (« Stendhal » [1927], Œ, I, 582). Trouver différents types d’essences de l’esprit, et préciser les comportements que ces esprits prennent face à différentes situations – tel est l’essentiel de la Comédie, sur lequel Valéry lui-même insiste dans différents textes.
17Mais nous voudrions ajouter, pour notre part, que cette recherche est profondément motivée par la blessure personnelle d’un jeune homme sur le plan intellectuel et affectif. Cette orientation qu’il n’a cessé de poursuivre dans les Cahiers et dans son œuvre tout entière constitue l’anti-vie qu’est le langage indirect, lui permettant de ne pas s’écarter de sa sensibilité ravagée. Chez lui, la parole du pathos est tissée de termes abstraits, et inversement, la rationalité est inséparable de sa propre détresse. Seulement, Valéry considère que la douleur personnelle et l’écriture destinée aux autres sont incommensurables. Sa propre écriture commence là où il oppose la conscience de son angoisse à l’angoisse même, de se diviser pour se créer un regard capable de saisir comme étrangères les fluctuations de sa vie mentale, devenant ainsi « un drame singulier » où se joue continuellement la « Comédie de l’Intellect ».
18Chaque fragment s’appuie chez Valéry sur ce commencement. La communicabilité des incommensurables, Valéry l’a trouvée non dans le projet de se rendre impersonnel comme Blanchot, ni dans une plongée soigneusement calculée dans les lieux communs comme Paulhan, mais dans la division de soi entre un regard visant à l’universel et un être en proie aux accidents particuliers. Répétons que Valéry ne croit pas à la possibilité de l’expression directe de sa propre angoisse. Le langage du pathos ne fonctionne pour lui que détourné et écarté. Lorsque Valéry remarque dans la Variation : « Une phrase bien accordée exclut la renonciation totale » (Œ, I, 463), il indique certes que le vivre et le raconter, poussés à l’extrême, s’excluent. Mais il ne pense pas pour autant que cette incommensurabilité constitue une impasse. La communicabilité est assurée chez lui par l’acte de se supprimer au profit de l’universel, et de se regarder soi-même comme un théâtre de variations mentales. La vie ne peut être racontée que lorsque le narrateur cesse d’être une personne au profit d’un regard s’assimilant à l’universel. Ce seuil au-delà duquel le « je » commence à fonctionner en perdant son individualité, en deçà duquel son corps souffre d’une blessure réelle, c’est ce seuil que met constamment en question l’écriture de Valéry. La Comédie de l’intellect n’a de sens qu’avec la présence de ce seuil.
19Cette prise de position demanderait, pour être considérée comme une forme du langage littéraire, une analyse plus détaillée. Nous nous contentons ici d’indiquer une des orientations essentielles de cette comédie : la description de l’ivresse.
20Roland Barthes indique que Monsieur Teste duplique Les Paradis artificiels de Baudelaire en ce qui concerne la « description d’une ivresse »18, l’ivresse étant provoquée chez Baudelaire par la prise de drogue, et chez Valéry par la réflexivité même de la conscience19. Cette remarque nous retient ici dans la mesure où le couple douleur-ivresse qui apparaît dans ces deux textes suggère une autre possibilité en matière de narration que celle du couple détresse-salut que Valéry examine dans la Variation.
21Nous pouvons considérer les observations de Valéry sur la phrase de Pascal comme une critique du récit. Lorsque Valéry affirme : « Je vois trop la main de Pascal », il ne met pas seulement en question l’« insincérité » de Pascal, mais aussi sa conception trop figée du récit, conçu comme une aventure se déployant entre la détresse du départ et le salut de la fin. La description de l’ivresse permet de dérouler autrement le récit. Rappelons que la littérature est pour Valéry une « anti-vie », un anesthésique. Qui dit anesthésique dit remède provisoire. Comme le remarque Baudelaire, il est des matins où l’on se sent une puissance de l’esprit, entraînant une ivresse pure et perçante : « Il est des jours où l’homme s’éveille avec un génie jeune et vigoureux. Ses paupières à peine déchargées du sommeil qui les scellait, le monde extérieur s’offre à lui avec un relief puissant, une netteté de contours, une richesse de couleurs admirables »20. Nous pouvons trouver facilement des textes où Valéry célèbre « cette acuité de la pensée, cet enthousiasme des sens et de l’esprit »21.
22Le problème est que le dégrisement est inévitable. Avec une « détresse qui écrit bien », on peut aller à la chasse du bonheur. Mais dans une littérature comprise comme anesthésique, il n’y a qu’un cercle vicieux où le mal exaspère le remède et où celui-ci n’apaise celui-là que provisoirement. Dans l’écriture fragmentaire de Valéry, nous rencontrons constamment cette tension conflictuelle entre la puissance du mal et l’effort de l’intellect pour le surmonter, ce qui fait d’ailleurs le charme inépuisable de son écriture. Ce qui reste actuel dans cette démarche, c’est la manière d’exorciser le mal : « […] l’amour de l’époque 92 – s’est évanoui – Mais la formule d’exorcisation par l’intellect s’est fixée et est devenue un instrument essentiel de ma manière de penser » (C, XXVI, 418). On voit bien que le langage indirect est étroitement lié aux fluctuations de la sensibilité. La « Comédie Intellectuelle » n’aura de sens qu’avec cette manière très particulière d’exorciser le mal.