Colloques en ligne

Giorgia Testa

Engager les tours d’ivoire. Mallarmé à l’épreuve du politique

Putting Ivory Towers to the Test: Mallarmé and the Challenge of the Politics

1La question de l’engagement poétique relève, au moins à partir de l’après-guerre, d’une interrogation théorique plutôt que proprement littéraire. Michel Murat (2022) a mis en avant la manière dont le champ de la poésie française de la seconde moitié du XXe siècle se façonne à partir d’un questionnement spéculatif dont l’un des axes principaux est la possibilité — revendiquée ou récusée — de politiser l’expression poétique. Le « retour au réel » (Murat, 2022, p. 71) de Jaccottet, de Follain, de Guillevic serait ainsi, selon Murat, la conséquence pragmatique d’une direction critique sous-jacente, orientée par Sartre, Blanchot, ou Paulhan. Le discours critique façonnerait ensuite l’esthétique d’un Ponge ou d’un Saint-John Perse, puisque « l’emprise de la théorie littéraire et des sciences du langage modifie en profondeur les conceptions et les pratiques d’écriture » (ibid, p. 185). L’axiome selon lequel ce serait à la théorie de décrire la pratique est ainsi renversé. À partir de là, le pas consistant à faire de la poésie le périmètre de vérification de la théorie est vite franchi : cette brève contribution se propose d’envisager ce revers de la médaille, et suggère la compénétration, ou la porosité, au xxe siècle, de la praxis poétique et de ses ramifications critiques.

2À partir des années cinquante, on a voulu « engager » Mallarmé. Or, parmi les poètes que l’on pouvait armer pour ou contre le réel, l’auteur du « Faune » a fait l’objet d’un choix cornélien. L’esthétique mallarméenne de l’absence est-elle une prise de position radicale, profondément et consciemment nihiliste, porteuse d’un message qui se voudrait voué à la représentation d’une réalité fragmentée, ou est-elle un « néant sonore » (Mallarmé, [1887], 1998, p. 37) le Rien déguisé en poésie ?

3Récemment, la critique s’est penchée sur la question d’un Mallarmé politique — ou politisé — et l’on ne répètera pas ici ce que les essais très pertinents de Jean-François Hamel (2014) et de Thierry Roger (2010) ont déjà exposé. On retiendra cependant leur démarche, qui relève d’une « archéologie de la lecture », à savoir d’une enquête mi-sociologique, mi-historique, autour des façons dont Mallarmé et son œuvre (le « Coup de dés » notamment) ont été lus, interprétés, et sans cesse reconduits à l’un ou l’autre bord de la critique. Ce qui ressort des travaux de Roger et de Hamel est la persistance d’une interrogation au sujet du poète, et d’une volonté de se l’approprier, tant au niveau critique que politique et culturel. Les efforts d’Henri Mondor (1942), par exemple, pour tracer, au début des années quarante, le profil biographique de Mallarmé vont dans cette direction : il s’agit de retrouver, chez un « pur » poète qui a fait de la langue française un objet sacré, l’esprit national de la France sous l’occupation. La raison d’un engagement post mortem de Mallarmé réside dans cette même pureté : le vide absolu — ou mieux, l’Absolu vide — proposé par la poétique mallarméenne serait tantôt l’expression d’un refus politique qui pourrait avoir les marques d’un certain attrait réactionnaire, tantôt, comme on le suggérait plus haut, la revendication révolutionnaire d’un silence universel.

4Nous nous pencherons ici sur les lectures de Mallarmé proposées par Sartre1. Celles-ci sont particulièrement intéressantes, car elles témoignent d’une remise en question permanente, oscillant2 entre la condamnation d’un poète « désengagé » et la présentation de son esthétique comme un exemple de littérature en situation3. Par rapport aux lectures « figées » du poète (comme celles du groupe Tel Quel, qui voyait en Mallarmé le héros de la destruction de la réalité socio-historique4), les interprétations successives de Sartre explorent tout l’éventail politique de la critique.

5Il y a au moins « deux » Mallarmé chez Sartre : celui de « Qu’est-ce que la littérature ? », et celui de Mallarmé, la lucidité et sa face d’ombre, ouvrage posthume qui contient trente ans de réflexions s’étalant de 1950 à 1977. Le premier, c’est le Mallarmé du silence, le Mallarmé du paradoxal « Art pour tous » : « Ô fermoirs d’or des vieux missels ! Ô hiéroglyphes inviolés des rouleaux de papyrus ! Qu’advient-il de cette absence de mystère ? Comme tout ce qui est absolument beau, la poésie force l’admiration ; mais cette admiration sera lointaine, vague, — bête elle sort de la foule » (Mallarmé, [1862], 2003, p. 361). C’est ce Mallarmé qui a été lu par Sartre quand, dans « Qu’est-ce que la littérature ? », il écrit que « Breton, lui-même, qui voulut mettre le feu à la culture, a reçu son premier choc littéraire en classe, un jour que son professeur lui lisait Mallarmé » (Sartre, [1948], 1975, p. 205). C’est le Mallarmé de la tour d’ivoire, du mépris social qui se transforme en feu — étincelles poétiques allumées par les surréalistes. C’est l’acolyte de Baudelaire5, de la rancune promue par le guignon poétique, puisque les poètes post-romantiques « tètent la douleur comme ils tétaient le rêve […] / mordant au citron d’or de l’idéal amer » (Mallarmé, [1887], 1998, p. 5). Cette posture « méprisante », qui dédaigne la représentation de la réalité sociale, est condamnée par Sartre, tout comme l’incapacité à faire face à l’Histoire : « on regrette l’indifférence de Balzac devant les journées de 48, l’incompréhension apeurée de Flaubert en face de la Commune ; on les regrette pour eux » (Sartre, [1948], 1975, p. 12-13). De la même manière, il condamne le Mallarmé obscur — selon le titre de l’essai de Charles Mauron ([1941], 1986) —, qui a fait de sa vie un rêve mutique et qui, par conséquent, ne peut pas, ne veut pas communiquer une réalité qui n’ait la forme de l’absolu poétique. En d’autres mots, le premier Mallarmé sartrien est un auteur radicalement désengagé, réactionnaire, radicalement opposé à une littérature capable d’éveiller les consciences des classes populaires.

6Toutefois, il y aura un autre Mallarmé chez Sartre : un Mallarmé paradoxal, si l’on pense à la radicalité des propos de « Qu’est-ce que la littérature ? » qui dogmatisaient l’impossibilité d’engager la poésie6. Dans les textes ultérieurs, c’est un Mallarmé nihiliste qui voit le jour, héritier d’un scepticisme universel, qui veut « mettre entre parenthèses » (Sartre, 1986, p. 151) le monde — non pas en raison du dégoût aristocratique qui caractérisait le poète de « L’Art pour tous », mais en raison d’un engagement politique et poétique. C’est le Mallarmé que Sartre qualifie, dans un entretien avec Madeleine Chapsal des années soixante, recueilli ensuite dans Situations IX, d’entièrement engagé :

Mallarmé devait être très différent de l’image qu’on a donnée de lui. C’est notre plus grand poète. Un passionné, un furieux. Et maître de lui jusqu’à pouvoir se tuer par un simple mouvement de la glotte !... Son engagement me paraît aussi total que possible : social autant que poétique (Sartre, 1972, p. 14).

7Tel que Sartre l’envisage dans Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, cet engagement n’est pas incompatible avec le vœu du silence, bien au contraire : « plus et mieux que Nietzsche, [Mallarmé] a vécu la mort de Dieu ; bien avant Camus, il a senti que le suicide est la question originelle que l’homme doit se poser » (ibid, p. 167). Le silence, ainsi que le suicide, seraient selon Sartre les options politiques pratiquées par Mallarmé à travers son esthétique du refus. Soudain, le choix de se soustraire aux logiques du monde ne relève plus d’une forme d’élitisme, mais témoigne d’une conscience historique. En d’autres termes, Sartre insiste sur la nécessité de penser Mallarmé comme un auteur en situation, conscient de son rôle socio-historique, capable de représenter, sur le plan esthétique, les enjeux de son temps. Ce qui permet d’instaurer un rapport entre l’Histoire et la réponse engagée de Mallarmé est la nature même de l’époque : une fin de siècle marquée par l’absence de Dieu et par la crise de la poésie, représentée par la mort de Victor Hugo. Mallarmé écrit en effet dans « Crise de vers » :

Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s’énoncer […]. Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l’identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours du forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre. (Mallarmé, [1897], 2003, p. 205)

8Après la mort de Dieu et la fin de l’époque romantique, Mallarmé réactive l’absence, élément consubstantiel à son temps, à travers des procédés esthétiques qui reproduisent le vide. Ainsi, selon Sartre, le silence suicidaire de Mallarmé, ses poèmes hermétiques, ses modulations d’un absolu négatif, permettraient le surgissement d’un engagement universel, touchant à l’Histoire et à la société.

9Ainsi, Mallarmé présenterait une « double » posture politique, et sa vie semble confirmer son ambiguïté vis-à-vis de l’engagement. On connaît, d’une part, sa réticence à la vie publique — on songe à ses « mardis », aux rendez-vous à huis clos de la rue de Rome —, son mépris pour les métiers « sociables » comme celui de professeur, sa retraite anticipée pour se cloîtrer à Valvins. On connaît aussi son aveu à Cazalis : « Tu sais que toutes mes illusions politiques se sont effacées une par une […]. Henri, tu verras, il n’y a de vrai, d’immuable, de grand, et de sacré que l’Art » (Mallarmé, 1995, p. 147)7. Ses textes majeurs — « Hérodiade », « Igitur », le « Coup de dés », le « Sonnet en -yx » — peuvent d’ailleurs représenter l’éloignement du poète hors de la scène sociale : le cadre esthétique est celui de la réflexion pure, le monde et la politique n’existent pas à l’arrière-plan du langage8. Et pourtant, le poète a écrit, comme on aime le répéter : « Je ne sais pas d’autre bombe qu’un livre » (Mallarmé, [1893] 2003, p. 660). Et Henri de Régnier de rapporter ces paroles de Mallarmé : « Il n’y a qu’un homme qui ait le droit d’être anarchiste : moi, le Poète » (Régnier, 2002, p. 383). Dans ces passages, les livres et les poètes sont transfigurés en éléments caractérisés par une puissance sociale « explosive » ; la posture élitiste prônée par une vie et un art inaccessibles semble soudain se transformer en revendication politique.

10Comment concilier une esthétique « de l’absence » et de la préciosité littéraire qui semble prôner un retour à la maxime horatienne odi profanus vulgus et arceo, avec la volonté de faire exploser le monde à travers la littérature ? Est-il possible de poser des bombes et de ciseler des vers en toute pureté intellectuelle ? La réponse de Sartre consiste à dire que Mallarmé n’est certes pas un révolutionnaire engagé activement pour une cause politique déterminée, mais bien un anarchiste universel qui met l’intégralité du monde entre parenthèses, un anarchiste silencieux, qui réfute l’ordre établi par un geste poétique pouvant détruire le monde de l’intérieur, en tapinois, peut-être, derrière les rideaux d’un appartement du xviie arrondissement. L’évolution de Sartre est donc radicale : loin des dogmes de 1947 qui impliquaient le désengagement presque ontologique de la poésie, les conclusions proposées par Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre (que l’on peut dater de la fin des années soixante-dix) permettent d’entrevoir une forme d’ultime engagement.

11Dans cet ouvrage, l’engagement dont Mallarmé semble être capable ne résulte pas d’une action sur le monde, d’un acte pratique qui dépasse la sphère de la Poésie ; il est plutôt une conséquence directe de la compréhension lucide de se taire. En d’autres termes, à une époque où l’Histoire est marquée par le silence (mort de Dieu, mort de l’Art traditionnel, fin des institutions séculaires…), l’acte de création négative de Mallarmé serait la seule réponse cohérente aux déterminations objectives. Il s’agit là d’un engagement littéraire complet, qui se traduit, paradoxalement, dans la mise à mort de l’action en faveur de l’impossibilité de l’emprise sur le Réel9. Comme l’a écrit Jean-François Hamel, « Mallarmé a osé nier la poésie elle-même pour exercer sa liberté en situation » (Hamel, 2014, p. 99), la situation étant la coïncidence héritée du matérialisme athée, de la mort de la poésie classique et de ses garanties métaphysiques, ainsi que de la nostalgie aristocratique d’une génération de poètes qui ne se retrouvent plus dans les exemples que la tradition lui lègue. C’est un engagement, comme le dit très bien Jude Stéfan, « non politique, mais poétique […], un sacrifice sincère, à un moment donné de l’histoire, d’un individu à une communauté littéraire, le symbolisme, vécu comme effacement de l’objet et du sujet, et repris à son compte jusqu’en ses ultimes conséquences, le suicide » (Jude, 1979, p. 23).

12Nous pensons que la position synthétique entre la lecture d’un Mallarmé désengagé et la lecture d’un Mallarmé entièrement engagé se trouve dans « Orphée noir ». Bien que ce soit un texte qui précède de trente ans les réflexions contenues dans Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, « Orphée noir » — le texte fonctionnant, ainsi, de manière anachronique par rapport au développement de la pensée sartrienne sur Mallarmé —, c’est dans « Orphée noir » que l’on retrouve la pensée engagée « désincarnée » de Mallarmé, celle qui se produit seulement dans le silence, se faire action et praxis. En d’autres mots, l’engagement paradoxal du silence mallarméen proposé par Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre à la fin des années soixante-dix ne se fait action politique et sociale qu’en 1949. Dans « Orphée noir », manifeste en faveur de la poésie noire, Mallarmé est souvent cité et représente la possibilité de détruire un élément colonial — à savoir la langue française —, de s’emparer du langage pour l’annuler de l’intérieur : « personne n’a mieux dit que la poésie est une tentative incantatoire pour suggérer l’Être dans et par la disparition vibratoire du mot […]. De Mallarmé aux surréalistes, le but profond de la poésie française me paraît avoir été cette autodestruction du langage » (Sartre, 1949, p. 308)10. C’est ce que Vincent Kaufmann a appelé un « projet de révolution interne à la pratique de l’écriture » (2011, p. 94). C’est cela aussi que font, selon Sartre, les poètes noirs : ils écrivent en français pour détruire secrètement la langue des colons. Mallarmé devient ainsi la figure poétique qui s’approche le plus de l’expérience lyrique noire, qui suppose une soumission au langage — soumission douloureuse, différée, étrangère — finalement renversée dans une appropriation nouvelle et révolutionnaire.

13En guise de conclusion, nous reviendrons sur nos premières considérations : au cours du xxe siècle, les discours critiques ont profondément contribué à transmettre aux générations de lecteurs une image « politisée » de la poésie, ne serait-ce que pour rallier un auteur à l’une ou à l’autre théorie herméneutique. Le cas de Mallarmé — qui a longtemps été considéré comme un auteur simplement « difficile », vainement abscons — nous montre que la praxis critique propose le dépassement du sens « évident », pour ainsi dire, « philologique »11 d’une œuvre poétique, en raison certes d’une stratégie théorique précise12, mais qui a le mérite d’éclaircir notre compréhension du texte. Loin d’être « seulement » l’auteur d’un monument esthétique inaccessible, Mallarmé devient à travers la lecture sartrienne (mais il faudrait revenir sur les interprétations de Kristeva, de Derrida, de Rancière, de Foucault…) un symbole politique absolu. C’est finalement tout l’intérêt de l’engagement politique des tours d’ivoire : dénicher, même au sein d’une esthétique vouée à une prétendue représentation du Néant, la nécessité de parler du réel et du monde.

14Ce que nous proposons ici n’est pas de réduire un auteur à ses lectures — soient-elles sociologiques, philosophiques, politiques —, puisque cela renverrait, comme le dit Thierry Roger, à « tomber dans le réductionnisme » (Roger, 2010, p. 428) d’une interprétation dogmatique et, tout compte fait, assez stérile. Il s’agit, plutôt, d’intégrer les réflexions qui relèvent de la théorie de la réception au canon interprétatif d’un auteur, afin que la toupie de la lecture persiste dans un mouvement toujours renouvelé.