Colloques en ligne

Anne Foucault

Mai 68, dispersion poétique et politique sur les murs : le surréalisme en affiches

May 68, poetical and political dispersal on the walls: Surrealism in posters

Note de l’autrice : cet article reprend et approfondit des recherches menées pour ma thèse de doctorat, publiées sous le titre Histoire du surréalisme ignoré (1945-1969), du Déshonneur des poètes au surréalisme éternel (Paris, Hermann, 2022).

1Parmi les modes d’expression extra-livresques adoptés par les surréalistes, les affiches sont moins nombreuses, mais surtout moins connues et commentées que les tracts ou les papillons. L’affiche peut servir, de façon assez classique, à annoncer des événements proprement surréalistes (pour les expositions internationales du groupe, le cycle de conférences de Breton au Mexique révélé par la puissante affiche de Diego Rivera, ou la parution du nouveau numéro des Lèvres nues 1). D’autres affiches, moins connues, sont destinées à perturber le sens commun à l’occasion d’événements rituels consacrant la famille ou la religion2. Plusieurs affiches parodient ou perturbent les affiches électorales : ainsi de l’encart « Bulletin noir » collées sur les affiches des élections de juin 1951 ou les parodies d’affiche électorale de Tom Gutt et Philippe Brachet en 1964, qui appelaient à voter « Sade » ou « Che »3.

2Les affiches étudiées ici s’inscrivent dans la temporalité brève et exceptionnelle de l’événement 68, ou l’anticipent de quelques mois. Si parmi la production visuelle soixante-huitarde les affiches produites par l’Atelier populaire des Beaux-Arts ont été amplement compilées et étudiées, jusqu’à basculer dans la culture populaire et le langage politique de la contestation sur le long terme, les affiches composées par les artistes en soutien aux événements sont moins connues. Parmi elles, nombreuses sont celles réalisées par des artistes surréalistes ou évoluant dans les proches marges du groupe. Elles se situent à la croisée du poétique et du politique : certaines font primer l’importance du texte et du dessin sur la dimension explicitement politique du message, quand d’autres jouent au contraire avec des formules venues du langage politique nouveau qui s’inventent sur les murs en mai. Elles sont aussi un moyen de réagir à l’événement, d’accompagner ce qui en lui prône un dépassement du livre, une invasion du poétique dans l’espace public, souvent de façon anonyme. Elles rappellent en cela — bien que les acteurs en soient totalement différents — la politique éditoriale de La Main à plume, qui, face aux contraintes et à la dureté de la situation politique de l’Occupation, élabora des formats permettant de subvertir la propagande allemande en investissant la rue (Nicolas-Teboul, 2023, p. 98-99). L’événement 68 n’agit pas comme une contrainte mais comme une stimulation pour le collectif surréaliste, en lui enjoignant de mener plus avant ses idéaux de dissolution du génie individuel. Le corpus étudié ici permet d’appréhender le rapport ambivalent des surréalistes à l’auctorialité, à la frontière du geste artistique et de la pure intervention politique anonyme dans l’espace public. Il illustre également avec éclat un entrecroisement renouvelé entre poésie picturale et poésie écrite, qui autorise à parler, selon les termes de Victor Brauner, de « picto-poésie4 ».

Nouvelles orientations surréalistes après 1966

3La mort d’André Breton en septembre 1966 atteint durement le groupe surréaliste réuni à Paris, qui perd, si ce n’est son principe directeur, au moins son principe organisateur. Elle ne remet pas pour autant en cause son existence, mais lui impose un nécessaire renouvellement et une reformulation de son fonctionnement.

4En 1965 déjà, alors que se prépare une nouvelle exposition internationale du surréalisme — qui sera la dernière ayant lieu à Paris —, un renouveau théorique et organisationnel s’affirme (L’Écart absolu, 1965). Le thème envisagé au départ et choisi par Breton, « La femme selon l’optique surréaliste », semble rejouer celui de l’exposition précédente de 1959, EROS. Philippe Audoin décrit la façon dont les jeunes membres du groupe, alors animés par la lecture d’Éros et civilisation d’Herbert Marcuse, récemment traduit en français, insistèrent auprès de leur aîné pour parvenir à une manifestation proche d’interrogations plus contemporaines autour de l’aliénation et de la répression du désir (Audoin, 1973, p. 171). Breton, rapidement convaincu, proposa d’adjoindre à cette approche freudo-marxiste la méthode de l’« écart absolu » prônée par Charles Fourier, qui invite à s’émanciper de toute idée ou système de pensée déjà établi pour imaginer la société à venir et les voies à emprunter pour y parvenir (Fourier, [1835-1836] 2013, p. 140).

5Bien que s’ouvrant sur un hommage au défunt Breton, L’Archibras, nouvelle revue dont se dote le groupe en avril 1967, prolonge sous son titre fouriériste cette dynamique de renouvellement. La mise en page de Pierre Faucheux, qui avait assuré la scénographie de L’Écart absolu, rompt avec la présentation plus classique et luxueuse des revues précédentes, comme Le Surréalisme même ou La Brèche. Son plus grand format permet d’établir des rapports entre texte et image qui rompent avec le principe traditionnel d’illustration et encourage artistes et poètes à des expérimentations verbo-visuelles novatrices. On peut voir dans ces créations à quatre mains des tentatives de déjouer l’exercice et le format traditionnels de l’écriture, tout comme de surseoir à la séparation entre poésie plastique et poésie écrite, comme dans le blason du corps féminin dispersé dans les médaillons à deux faces constitués des poèmes de Vincent Bounoure et des dessins de Jorge Camacho. Cette maquette plus symbiotique et d’aspect moins sévère que les précédentes rappelle, avec moins d’audace cependant, la très originale proposition de Jindřich Heisler pour la revue Néon à la fin des années 1940, autre période de profond renouvellement pour le collectif surréaliste — Néon qui d’ailleurs, dans son format, tenait de l’affiche.

Pas de pasteurs pour cette rage : une révolte sans auteur ?

6La lecture de L’Archibras montre les surréalistes attentifs à l’émergence d’un mouvement étudiant, tant en Allemagne avec le SDS emmené par Rudi Dutschke que sur le campus de Nanterre dès le mois de mars 1968. Pourtant, l’éclosion du mouvement de révolte au début du mois de mai les surprit tout en suscitant leur immédiate adhésion. Dès le 5 mai, les surréalistes rédigent Pas de pasteurs pour cette rage !, tract qui les place parmi les tout premiers intellectuels à soutenir publiquement le mouvement. Le texte du tract n’en est pas moins déconcertant par la modeste contribution que les surréalistes proposent à la révolte en cours : ils déclarent se mettre « à la disposition des étudiants ». La vaste entreprise de destitution symbolique qui est déjà à l’œuvre ne leur permet pas de se positionner à l’avant-garde de la contestation : celle-ci, bien qu’en accord avec leurs souhaits et leurs idéaux, les précède et les dépasse (Gobille, 2018, p. 21). Cette injonction à l’horizontalité dans la lutte aura deux conséquences : après ce tract, les surréalistes n’apparaîtront plus sous leur identité collective et se disperseront dans différents comités d’action et manifestations. Par ailleurs, et cela est aussi lié à cette dispersion, ils perdront pour un temps leurs moyens d’intervention habituels. Pendant un mois et demi, plus de revue ou de tracts, pas d’intervention spécifiquement surréaliste : le groupe adopte les moyens d’action propres au mouvement contestataire en cours, en phase avec le déploiement d’une parole partagée, publique et anonyme, proprement extra-livresque, caractéristique de l’événement 68, visible à travers la multiplication des tracts, affiches et graffitis qui envahissent les rues de la ville.

7Nombreux furent ceux qui, de Roland Barthes à Michel de Certeau, notèrent immédiatement après l’événement la « prise de la parole » qui avait eu lieu — « comme on dit : Prise de la Bastille » (Barthes, 1968, p. 48). Barthes qui remarquait qu’il y eut d’abord, bien que de façon éphémère,

une parole « sauvage », fondée sur l’« invention », rencontrant par conséquent tout naturellement les « trouvailles » de la forme, les raccourcis rhétoriques, les joies de la formule, bref le bonheur d'expression […] ; très proche de l’écriture, cette parole (qui a frappé assez vivement l'opinion) a pris logiquement la forme de l’inscription ; sa dimension naturelle a été le mur, lieu fondamental de l'écriture collective. (1968, p. 48)

8Si cette « parole “sauvage” » a pour Barthes « été assez rapidement éliminée, embaumée dans les plis inoffensifs de la “littérature” (surréaliste) et les illusions de la “spontanéité” » (1968, p. 48), elle n’en a pas moins été marquée, pour une part, par l’héritage surréaliste, comme en attestent de nombreuses formules apparues dans les bâtiments occupés, telles que « Imagination n’est pas don mais par excellence objet de conquête » et « À bas le réalisme socialiste. Vive le surréalisme » inscrites sur les murs du lycée Condorcet, ou encore la citation « Au grand scandale des uns, sous l’œil à peine moins sévère des autres, soulevant son poids d’ailes, ta liberté » relevée sur ceux d’une salle de l’université de Nanterre (Besançon, 1968, p. 76, 88, 128)5.

9L’espace public est donc investi, par le biais d’une spontanéité collective, d’un esprit souvent surréaliste. Comment les surréalistes, en quelque sorte dépassés par l’événement, vont-ils réagir à cette prise de parole ? Certains intègrent des comités d’action, forme d’organisation qui caractérise le printemps insurrectionnel. Ainsi de José Pierre, Jean Schuster et Georges Sebbag qui participent au sein du Comité d’action-écrivains à l’élaboration d’une écriture collective et anonyme, marquée par la négativité à l’œuvre dans la pensée de Maurice Blanchot, membre de ce même comité (Duwa, 2008, p. 211-218), engageant cette « mort de l’auteur » dont Barthes prophétisait l’avènement quelques mois avant le début des événements, non sans faire du surréalisme l’un de ses annonciateurs6. Blanchot y prophétisera d’ailleurs la mort prochaine et souhaitable du livre devenu répressif face à cette parole libre et collective qui incarne la rupture :

Mais l'écriture murale, ce mode qui n'est ni d'inscription ni d'élocution, les tracts distribués hâtivement dans la rue et qui sont la manifestation de la hâte de la rue, les affiches qui n'ont pas besoin d'être lues mais qui sont là comme défi à toute loi, les mots de désordre, les paroles hors discours qui scandent les pas, les cris politiques […], tout cela qui dérange, appelle, menace et finalement questionne sans attendre de réponse, sans se reposer dans une certitude, jamais nous ne l'enfermerons dans un livre qui même ouvert tend à la clôture, forme raffinée de la répression. (Blanchot, 1968, p. 154)

10D’autres surréalistes rejoindront les comités d’action du Mouvement du 22 mars ou de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR, trotskyste). D’autres encore, artistes, vont se tourner vers la production d’affiches.

Lyon, 1967 : le Décamérêve

11C’est non pas à Paris, mais à Lyon, dès le printemps 1967, qu’apparaissent des affiches surréalistes. Elles sont produites par le groupe surréaliste L’Ekart, qui se forme au début des années 1960. Le groupe est à l’origine d’un numéro de revue éponyme, qui restera unique, et dont la maquette très complexe montre déjà le désir de renouvellement des supports d’expression collectifs traditionnels7. Robert Guyon, dans un texte encore inédit, se souvient d’ailleurs de la relative lassitude ressentie par lui et ses compagnons (Bernard Caburet, Jean-François Reverzy, Elsbeth Ach) à l'égard de la « poésie de recueils » qu'ils trouvaient dans les rayons des librairies :

Était-ce que pour nous […] les mots, au-delà du pouvoir de « faire l'amour », devait avoir celui, […] de faire irruption sur les murs de la ville et de porter durablement et visiblement à conséquence ? Quelle conséquence ? Celle de nous enchanter d'une poésie non totalement enclose dans quelque recueil mais susceptible de rendre un moment lyrique. (Guyon, 2019, p. 20)8

12L’affiche Le Décamérêve pour une refonte des humanités, décalogue plutôt que Décaméron du rêveur, est placardée en une dizaine d’endroits de la ville de Lyon, usant de formats (la formule lapidaire et l’affiche) qui anticipent sur ceux du printemps 1968 : « Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité a le droit de rêver, au grand jour, pendant son travail, à l’usine ou au bureau, nue ou habillée » (Guyon, 1968, p. 58-59). Les symboles catholiques, de la tombe à l’église, sont particulièrement visés, comme le montrent quelques photographies publiées dans L’Archibras n° 2 en décembre 1967. L’observation des murs devient recherche d’un nouveau sacré, et il s’agit de substituer au discours marchand rationnel et standardisé de nouveaux impératifs : « Le mur absurde des HLM volera en éclats pour retrouver un peu de la conscience de l’ancien : Pour une fin de la publicité profane » (Guyon, 1968, p. 57). L’expression surréaliste se fait intervention.

Hérold, Dufour, Matta, etc. : l’affiche-poème

13Quelques mois avant Mai 68, Jacques Hérold réalise une série d’affiches-poèmes qui sont autant d’hommages à des auteurs qu’il admire ou qu’il côtoie. Une première série, basée sur des textes manuscrits de Jean-Pierre Duprey, Michel Butor et Ghérasim Luca, qui s’entrecroisent avec la graphie aérienne de l’artiste, sera exposée en février dans une galerie bruxelloise puis collée dans les rues de Paris le 30 avril 1968. Chaque affiche est tirée à 390 exemplaires.

14Le concept est en réalité assez ancien, puisque la première affiche a été réalisée dès 1950 par Hérold et Duprey, sur une idée d’Hérold. Le poète avait calligraphié sur une feuille illustrée par Hérold une partie d’un poème qu’il venait de rédiger, Le Temps en blanc. L’affiche aurait dû être collée dans les rues la nuit du jour de l’an 1951. Ce qui est intéressant ici est que Duprey a rédigé son texte expressément pour que celui-ci figure sur une affiche. Il n’en adapte pas pour autant sa langue aux besoins d’une lecture facile et immédiate, mais l’ouvre néanmoins à la vaste spatialité de l’affiche, à l’éparpillement altier du dessin d’Hérold, mais aussi au hasard des lecteurs-passants potentiels. Pour Jean-Christophe Bailly, « entre les griffes aériennes de Hérold et les mots de Duprey — rouge, noir, violet — le monde intérieur éclate, sur la surface la plus ouverte qu’on puisse imaginer : un mur, une palissade » (Bailly, 1973, p. 67). En ce sens, cette affiche « contient la critique latente du hasard réel mais insuffisant des livres » (Bailly, 1973, p. 68).

15Il est saisissant que, bien que reporté de presque dix-huit ans, l’affichage ait été prémonitoire. L’affiche n’annonça pas une nouvelle année mais l’éclosion de deux mois de révolte, événement inattendu et espéré à l’état de latence dans les mots de Duprey : « Alors le vent sera sur sa pente folle, les murs balanceront et quelque chose viendra qui n’est pas annoncé… » (1999 p. 177). Dans ce long poème, le temps semble être suspendu dans un infini blanc, un infini aussi temporel que spatial :

À quatre crans d’horloge l’HEUREFLAMME s’accomplira… s’accomplira de Minuit à Mivide — À la mi-mort l’Éternité porte le temps en blanc sur son grand livre sans fermeture d’espace… (Duprey, 1999, p. 175)

16Une autre affiche réalisée par Hérold reprend le dernier des Sept slogans ontophoniques de Ghérasim Luca, écrits au début des années 1960 : « Déférés devant un tribunal d’exception/et accusés d’avoir détourné l’esprit à la lettre/le général et le particulier furent passés par les armes (blanches et secrètes) » ([1963-1964] 2008 p. 73) : parodiant l’annonce publique d’une sentence militaire, le texte de Luca trouve un prolongement naturel et ironique dans l’affiche.

17Le texte de Michel Butor, quant à lui, chante avec humour les amours de nymphes-fleurs Eucharis, Leucothoë, Amaryllis, entremêle les règnes et les échelles, de la fleur à la planète et du mythe à la plante, dans un esprit tout imprégné de la lecture de Fourier, que Butor découvrit grâce à l’Ode que lui dédia Breton. Butor disait préférer l’érotisme « prodigieusement ludique » de l’utopiste à celui de Sade, jugé « absolument sinistre » (1996, p. 180). Son poème se conclut sur « Votez Charles Fourier », qui retourne l’appel de Tom Gutt quatre ans plus tôt.

18C’est justement autour de la figure du Marquis de Sade que Jacques Hérold réalise, toujours au mois d’avril 1968, une autre série de trois affiches avec des textes manuscrits de Sade, Gilbert Lely et Susan Wise, qui sera placardée dans plusieurs villes provençales (Aix, Avignon, Lacoste, Salon-de-Provence) durant les mois de juin et juillet. Chacune est éditée à 100 exemplaires. L’œuvre d’Hérold est profondément marquée par celle de Sade : le peintre découvre en 1942, alors qu’il séjourne dans le Lubéron, les ruines du château de Lacoste, à l’ombre desquelles il s’établira à partir de 19539. Si le texte de Sade est une lettre pleine d’imprécations et de menaces de tortures adressée aux « stupides scélérats qui [le] tourmentent » (Sade, [1783] 1967, p. 375-376) et en particulier à sa belle-mère, la présidente de Montreuil, les textes de Lely et Wise sont des évocations poétiques des environs du château de Sade dans le Lubéron qui dessinent une topographie du soulèvement.

19La série d’affiches imprimées à l’initiative du peintre Bernard Dufour, proche des cercles surréalistes, est quant à elle directement liée au déclenchement des événements de mai. Dufour avait proposé aux étudiants occupant l’École des beaux-arts une première affiche, Aurore, réalisée avec un texte de Michel Butor, mais elle fut rejetée par les élèves qui, la jugeant trop littéraire, ne voulurent pas l’assimiler à leur production. Dufour et sa femme produisirent donc leur série d’affiches indépendamment et à leurs frais, avec le concours de Roberto Matta, Pierre Alechinsky, Bona et André Pieyre de Mandiargues et Julio Cortázar. Elles sont réalisées selon le procédé Ozalid (reproduction de dessin à l’encre sur calque par insolation) habituellement utilisé pour reproduire les dessins d’architecte. Les affiches ne sont pas collées dans la rue mais mises en vente à La Hune, au prix de 10 francs. Bernard Dufour se rappelle qu’une étudiante de la Sorbonne venait chaque soir récupérer les bénéfices destinés au comité d’occupation de la Sorbonne. Entre le 20 mai et le 27 juillet, Dufour établit qu’au moins 488 affiches Ozalid ont été tirées (Dufour, 1998, p. 145-146).

20L’affiche de Matta disciples occupez la discipline. Pour une discipline révolutionnaire. rejoue la contestation du rapport maître-élève si prégnant pendant Mai 68 en représentant ce qui semble être un espace de décision ou de programmation, sorte de salle de contrôle, en état de siège. L’artiste évoque certainement ici les mouvements d’occupation dans les usines, les universités, les lieux culturels et médiatiques en cours. L’espace dystopique, inspiré de la science-fiction, est alors représenté fréquemment dans sa production, à l’instar de celui qui se déploie dans les Puissances du désordre 10. L’année 1968 est éminemment politique pour Matta, qui pratique alors une forme renouvelée de peinture d’histoire. Il participe à une exposition au musée d’Art moderne de la ville de Paris aux côtés de Wifredo Lam et Alicia Penalba, exposition qui sera ensuite transférée en mai à l’usine de Nord-Aviation, à Châtillon, occupée par les ouvriers en grève. Il se rend ensuite au Congrès culturel de La Havane où il prononce un discours intitulé La Guerilla interior, reprenant le titre d’un grand tableau réalisé en 1967.

21En parallèle, Bernard Dufour édite entre mai et décembre 1968 trois ouvrages dans la collection « Insolation », aux éditions Fata Morgana, qui réunissent, en un format qui les assimile selon Dufour « à des sortes de tracts » et au moyen du même procédé Ozalid, des textes de poètes avec des illustrations d’artistes, parmi lesquels on retrouve Alechinsky, Butor, Hérold, Matta, mais aussi Wifredo Lam. Chaque série de tracts-affiches est insérée dans un cahier s’apparentant à une pochette à dessin étiquetée pour lui donner son titre. Le dernier d’entre eux « Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore » souligne une fois encore le lien que ces poètes et artistes font entre la pensée de Breton et les récents événements qui ont agité la France.

Mimi Parent et l’Atelier des Beaux-Arts

22L’affiche Français, me voilà ! réalisée au même moment par Mimi Parent se détache nettement de cette production poétique en adoptant le langage graphique et plastique en cours à l’Atelier populaire des Beaux-Arts. L’École des beaux-arts, en grève depuis le 8 mai 1968, est entièrement occupée par ses élèves et des militants (aussi bien des maoïstes que des trotskistes, des anarchistes et des membres du Mouvement du 22 mars). Le lendemain, l’assemblée générale des grévistes adopte une plate-forme qui proclame vouloir lutter contre le « caractère de classe » de l’école, réformer son enseignement, et « établir des rapports réels de lutte avec les travailleurs » (Atelier populaire, p. 6-7). Le jour même, à l’atelier de lithographie, est réalisée spontanément par quelques élèves une première affiche « USINE-UNIVERSITÉ-UNION », reprenant une inscription apparue sur les murs de Paris durant les jours précédents. C’est une lithographie, technique ne permettant pas de reproduire l’affiche en un grand nombre d’exemplaires. Dès le lendemain, Guy de Rougemont, qui travaillait alors dans un atelier de sérigraphie, ramène le matériel nécessaire à l’Atelier populaire, qui s’engage dans une intense production d’affiches condamnant le pouvoir gaulliste et la répression policière ou soutenant le mouvement étudiant et ouvrier. Plusieurs artistes, dont de nombreux peintres de la figuration narrative (Gilles Aillaud, Eduardo Arroyo, Gérard Fromanger, Bernard Rancillac), déjà rompus aux expériences collectives entreprises dans le cadre du Salon de la jeune peinture, s’impliquent dans le fonctionnement de l’atelier, qui compte également de nombreux élèves des Beaux-Arts, tandis que des ouvriers et des inconnus peuvent librement venir proposer des mots d’ordre à diffuser. Lors de l’assemblée générale quotidienne qui a lieu dans l’école, les projets d’affiches sont soumis au vote, et rejetés ou imprimés dans la nuit en fonction de la décision prise collectivement. Les affiches demeurent anonymes et bien que le style de certains artistes puisse transparaître derrière telle ou telle réalisation, on constate une unification stylistique : grands aplats colorés, la plupart du temps peu ou pas nuancés, formes simples en silhouettes qui cohabitent avec des slogans aux lettres légèrement irrégulières. Les contraintes dues à la technique de la sérigraphie (simplification des formes, limitation des nuances colorées) expliquent en partie cette uniformisation, qui trouve également son origine dans les nombreux graffitis qui surgirent sur les murs de Paris à la suite des grandes manifestations étudiantes et ouvrières : humour et poésie des slogans, écriture en lettres capitales mais portant nettement la marque de la main qui les a tracées. Par ailleurs, les principes qui prévalent au choix démocratique de l’assemblée générale des occupants de l’École des beaux-arts imposent des moyens graphiques efficaces et directs, au service du message politique à transmettre. Dans un texte collectif adopté en assemblée générale le 22 juin, l’Atelier populaire rappelle que :

Les projets d’affiches faits en commun après une analyse politique des événements de la journée ou après des discussions aux portes des usines sont proposés démocratiquement en fin de journée en Assemblée générale. Voici comment on juge : — l’idée politique est-elle juste ? — l’affiche transmet-elle cette idée ? (Atelier populaire, p. 10)

23On ne peut affirmer avec certitude que l’affiche de Mimi Parent ait bien été réalisée au sein de l’Atelier populaire : s’il a pu être dit que l’artiste avait créé l’affiche à l’invitation des étudiants de l’Atelier populaire, aucun recueil publié ne reprend l’affiche11. La Bibliothèque nationale de France, qui en conserve un exemplaire, l’identifie comme provenant de l’Atelier d’art et d’archéologie, certainement installé dans l’Institut d’art et archéologie de la Sorbonne, rue Michelet, qui fut occupé pendant les événements. Si ce point reste encore à éclaircir, il est évident que l'affiche, par son message, sa technique et ses moyens graphiques s’inspire clairement de la production de l’Atelier des Beaux-Arts. Elle assimile le corps du général de Gaulle à un char vu en contre-plongée, reprend avec un dessin plus élaboré le célèbre La chienlit c’est lui ! et la position du chef de l’État les deux bras levés vers le ciel, souvenir moqueur de son geste lors du discours du 5 juin 1958 à Alger. Les images de char étaient par ailleurs fréquentes dans le corpus d’affiches produites par l’Atelier populaire, afin de rappeler la nature jugée militaire et répressive du pouvoir gaulliste12. Avec l’affiche de Mimi Parent, l’homme providentiel qui « sauva » la France par deux fois devient une machine de guerre prête à écraser le désir populaire. En adoptant le style et la technique des affiches sérigraphiées de l’Atelier populaire, Mimi Parent s’éloigne des productions plus lyriques et personnelles entreprises au même moment par Matta ou Hérold et s’insère plus directement dans la production des images militantes et anonymes (sa signature n’apparaissant pas au bas de l’affiche), mais souvent humoristiques, qui accompagnèrent le mouvement de Mai.

Spécificités de l’affiche surréaliste en Mai 68

24La production surréaliste d’affiches pendant les événements de mai-juin 1968 n’est pas un phénomène isolé, mais participe au contraire à un vaste mouvement dans le monde artistique au sein duquel se multiplient les échanges et les collaborations. L’affiche a été pendant Mai 68 l’un des meilleurs moyens d’expression pour les artistes, la façon la plus immédiate de participer aux événements. À l’instar de celles de Dufour et de ses amis diffusées par La Hune, la plupart de ses affiches ne connaissent pas de tirage très important et sont plus destinées à être vendues qu’à être collées aux murs, les fonds étant reversés à des comités d’action. Ainsi Jean Bazaine, Alexander Calder, Paul Rebeyrolle et Karel Appel réalisent à la galerie et maison d’édition Maeght des affiches sur les événements dont plusieurs mettent l’accent sur la grève de l’ORTF. Asger Jorn réalise également pour le compte de la galerie Jeanne Bucher quatre affiches lithographiées, imprimées à l’atelier Clot Bramsen et Georges, destinées, quant à elles, à être placardées sur les murs. Jacqueline de Jong réalise des affiches qu’elle apporte régulièrement aux Beaux-Arts pour les faire diffuser. Toutes ces affiches montrent une fois encore la singularité de celle de Mimi Parent, qui délaisse toute empreinte personnelle pour adopter le vocabulaire partagé et anonyme de l’Atelier des Beaux-Arts.

25Cette affiche se distingue cependant tout autant de la célèbre série d’affiches réalisée par l’Internationale situationniste dans le courant des événements, qui évacuent totalement l’image pour privilégier le message politique. En Mai 68, l’IS ne s’en tint bien sûr pas aux seules affiches : en plus de son rôle dans les premiers jours d’occupation de la Sorbonne, de son importance centrale dans la constitution du Conseil pour le maintien des occupations, l’organisation sera à l’origine de nombreux graffitis sur les murs de Paris, et d’une importante production de tracts, souvent sous la forme de bandes dessinées détournées. Pour l’IS, mouvement qui s’est d’emblée situé à une distance bien plus grande de toute forme de littérature que les surréalistes, l’échappée de la forme livresque est donc totale. Contrairement aux surréalistes et aux artistes qui doivent en passer par des réseaux de galeries pour réaliser et diffuser leurs affiches, les situationnistes s’appuient à la fois sur les grévistes de certaines imprimeries et sur le matériel qu’ils trouvent à leur disposition dans la cave de l’École des arts déco où ils s’installent à la fin du mois de mai. Les six affiches, avec leur lettrage blanc sur fond noir, n’abandonnent pas toute recherche d’effet visuel mais permettent aux situationnistes de rompre toute référence à l’avant-garde culturelle et artistique, et d’apparaître pleinement, sous le nom du Conseil pour le maintien des occupations (CMDO), comme un mouvement politique (Trespeuch-Berthelot, 2015, p. 226). La diffusion de ces affiches est bien plus massive que celles produites au même moment par les artistes : René Viénet évoque ainsi un tirage d’environ de 150 000 à 200 000 exemplaires pour les principales productions du CMDO (Viénet, 1968, p. 176-177). Le collage de ses affiches, orchestré par des plans précis, s’inscrit par ailleurs dans une pratique psychogéographique qui n’a, à la fin des années 1960, pas disparu des rangs de l’IS.

« Le vent de la rue »

26Réalisant de façon éphémère leurs aspirations, l’événement 68 impose également aux surréalistes ses modalités d’expression : abandonnant pour un temps tracts, revues, et réunions quotidiennes au café, ils se dispersent dans les comités d’action, les manifestations et les ateliers où ils peuvent produire des images et des messages adaptés à une diffusion publique. L’événement, qui appelle autant à un bouleversement politique que culturel, est particulièrement propice à l’entremêlement du poétique et du politique inscrit dans l’ethos surréaliste. On voit pourtant qu’à l’exception notable de l’affiche produite par Mimi Parent, les surréalistes ne renoncent pas totalement à la nature artistique de leur production (l’art étant ici entendu en tant qu’activité séparée, pour reprendre un vocabulaire situationniste) : leurs affiches privilégient la dimension esthétique et plastique à la clarté du message et n’abolissent pas le principe de la signature, tant concrète que stylistique. Elles témoignent de la foi surréaliste dans la dimension intrinsèquement révolutionnaire de l’expression artistique et de l’ambition surréaliste de transformer « la ville en poème collectif et en théâtre de la liberté » (Lebel, 1998, p. 145). Hors des bibliothèques, des musées ou des ateliers, ces images et ces mots entremêlés prolongent le souci de Breton « de poursuivre toutes fenêtres ouvertes sur le dehors nos investigations propres, de s’assurer sans cesse que les résultats de ces investigations sont de nature à affronter le vent de la rue » ([1934] 1992, p. 231).