Colloques en ligne

Olivier Belin

Les usages surréalistes du prière d’insérer

Surrealist uses of the prayer of insert

1Avec le prière d’insérer, nous avons affaire à un objet qui propose sans doute moins une sortie hors du livre qu’une excursion à ses alentours, et par la même occasion un brouillage de ses frontières. Le prière d’insérer est en effet destiné à accompagner le livre pour en assurer la diffusion et la promotion. À l’origine, il s’agit d’une annonce de parution envoyée aux journaux ou aux revues : l’organe de presse est alors prié d’insérer dans ses colonnes ce texte à destination des lecteurs. Outil de publicité (au sens étymologique du terme), le prière d’insérer fait partie du halo éditorial qui entoure le livre, et qui comprend toute une série de documents destinés à en assurer la visibilité ou la commercialisation, tels que les bandeaux, les bulletins de souscription, les jaquettes, les tirés à part, les prospectus, les dossiers de presse.

2À ce titre, le prière d’insérer fait partie de la famille des ephemera, cette vaste catégorie documentaire qui comprend les imprimés ne ressortissant ni au livre ni au périodique : tracts, papillons, affiches, cartes postales, étiquettes, prospectus, brochures, etc. Autant de documents légers, fragiles, labiles, maniables, souvent tributaires d’un contexte singulier et voués à l’oubli ou à la péremption une fois passées les circonstances de leur usage (Rickards, 2000). Conformément à une logique avant-gardiste qui s’empare volontiers des matériaux réputés triviaux et des supports de la communication de masse, les surréalistes ont volontiers détourné certaines catégories d’ephemera — ou de petits papiers, pour reprendre un terme prisé des collectionneurs (Blistène, Gherghescu et Liucci-Goutnikov, 2024) — pour les transformer en objets poétiques, oniriques et paradoxalement bibliophiliques. Dans cette perspective, on peut songer au traitement de la carte postale (Reverseau, 2018) dont témoignent les « cartes postales surréalistes garanties » confectionnées par Georges Hugnet en 1937, du cliché Photomaton incorporé à des photomontages célèbres comme Je ne vois pas la… cachée dans la forêt, du papillon politique ou commercial avec la célèbre série des papillons de 1924 (Belin, 2021), du bulletin de vote (comme le « Bulletin noir » de 1951), de l’affiche électorale (« Votez Sade » réalisée en 1964 par Tom Gutt au nom du Parti surréaliste de Belgique), des faux-billets (comme celui que confectionne en 1962 Marcel Mariën à l’effigie de René Magritte, dans le tract Grande baisse) ou encore du bandeau éditorial (qui fonctionne parfois comme une provocation faite au lecteur, à l’exemple de la bande de Capitale de la douleur d’Éluard, qui reprend les derniers mots des Chants de Maldoror : « Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire »).

3Les ephemera surréalistes participent donc par anticipation de ce que David Ruffel a nommé une « littérature contextuelle », soucieuse « d’expérimenter les liens qu’elle tisse avec la société, les lecteurs, les réseaux et de repenser le statut du créateur et la nature de l’œuvre littéraire » (Ruffel, 2010, p. 67). À l’intérieur de cette mouvance, le prière d’insérer occupe une place importante quoique discrète. Importante par la fréquence de l’exercice, le nombre de textes produits, le nombre de livres ainsi accompagnés, et la capacité à construire à travers eux un réseau d’échos et de reprises qui est la marque du collectif. Discrète néanmoins, parce qu’à la différence d’autres ephemera, le prière d’insérer reste lié au médium livresque, et que la pratique du surréalisme en la matière, loin d’être systématiquement transgressive, reste assez fidèle au rôle promotionnel ou préfaciel de ce type de texte. Certains usages surréalistes n’en révèlent pas moins une réappropriation du prière d’insérer, une mise à l’épreuve de sa solidarité avec le livre et surtout un jeu sur ses ambiguïtés, en particulier autour de la problématique de l’insertion. L’annonce du livre est-elle censée s’insérer dans la presse, conformément à la pratique originelle ? Est-ce le feuillet qui prend physiquement place dans le livre, ou au contraire le livre qui s’invite dans l’espace imaginaire dessiné par le feuillet ? Le texte de présentation ne peut-il pas aussi fonctionner comme une invitation à réinsérer le livre dans la vie ? En soulevant ces questions et ces contradictions, le surréalisme transforme subrepticement le rôle du prière d’insérer : d’outil au service du livre, il devient l’un des agents de son dépassement.

Un paratexte labile

4Considéré sous l’angle discursif et non plus documentaire, le prière d’insérer appartient au paratexte. Du reste, c’est par ce biais qu’il a accédé à la dignité d’objet littéraire, depuis le chapitre que lui a consacré Gérard Genette dans Seuils en 1987. Du reste, en dehors de cette approche inaugurale, les études sur cet objet spécifique restent rares. Citons par exemple un article consacré à la pratique parodique de Marcel Aymé (Pardo Jiménez, 2021), ou à une évocation du prière d’insérer à propos de Gérard Farasse (Boucharenc, 2014). Au sein de la constellation paratextuelle décrite par Genette, le prière d’insérer se définit comme

un texte bref (généralement d’une demi-page à une page) décrivant, par voie de résumé ou tout autre moyen, et d’une manière le plus souvent valorisante, l’ouvrage auquel il se rapporte — et auquel il est, depuis un bon demi-siècle, joint d’une manière ou d’une autre. (Genette, [1987] 2002, p. 108)

5Le prière d’insérer relève de ce que le critique nomme l’épitexte, catégorie qui regroupe « tous les messages qui se situent, au moins à l’origine, à l’extérieur du livre » (p. 11). Se plaçant sur le terrain de la poétique, Genette pense surtout aux entretiens, aux correspondances, aux journaux intimes et à tout texte par lequel le discours auctorial se prolonge hors de l’œuvre tout en essayant de guider le discours critique — ce que fait souvent le prière d’insérer.

6Le fait de pouvoir aborder le prière d’insérer comme ephemera et comme épitexte fait apparaître une autre ambiguïté du terme, qui désigne un type de texte aussi bien qu’un type de support. En somme, l’épitexte se double d’un épilivre. Et si les fonctions du texte sont relativement stables (présenter une œuvre avec une gamme de registres qui peut aller de l’éloge poétique au discours préfaciel, en passant par le registre sérieux, publicitaire, oraculaire ou parodique), ses modes de diffusion et sa présentation matérielle sont si fluctuants qu’on assiste à une véritable métamorphose de l’objet au cours de son histoire.

7Si l’on en croit Genette en effet, le prière d’insérer est passé par quatre étapes, ou plutôt par quatre états. Le premier correspond à une pratique typique du xixe siècle : il s’agissait d’adresser à la presse un communiqué visant à annoncer la publication d’un ouvrage, de préférence en en vantant les mérites. C’est là l’origine de l’expression :

Et prière d’insérer était alors une formule tout à fait claire, et littérale, indiquant aux directeurs de journaux que l’éditeur les priait d’insérer, intégralement ou non, ce petit texte dans leurs colonnes, pour informer le public de la parution de l’ouvrage. (Genette, [1987] 2002, p. 109)

8Ces prières d’insérer initiaux, publiés dans la presse, se situent bel et bien hors du livre, et sont destinés au public des journaux afin d’y recruter un éventuel lectorat. La pratique ne disparaît pas pour autant après le xixe siècle, et certains prières d’insérer surréalistes sont effectivement publiés dans les revues du groupe, comme la présentation du Manifeste du surréalisme suivi de Poisson soluble par Éluard, qui paraît dans le premier numéro de La Révolution surréaliste en décembre 1924, et en écho celle de Capitale de la douleur par Breton, que l’on trouve en quatrième de couverture de la même revue en décembre 1926.

9Le deuxième état du prière d’insérer, qui s’épanouit durant la première moitié du xxe siècle et donc avec le moment surréaliste, sort du cadre des revues et de l’adresse publique. Il prend la forme d’un encart imprimé, réservé aux exemplaires de presse et donc à l’envoi aux critiques. Le prière d’insérer rejoint ainsi le giron du livre, sous forme d’une feuille volante qui peut alors être conservée ou non. La plupart des prières d’insérer surréalistes circulent sous cette forme, mais il arrive aussi que le feuillet gagne son indépendance et prenne alors la forme d’un tract, ou plus exactement d’un prospectus, selon le terme utilisé depuis l’Ancien Régime pour désigner un imprimé destiné à faire connaître aux acheteurs éventuels et aux publicistes le contenu, le format, le prix d’un ouvrage à paraître (l’exemple le plus connu étant le prospectus de l’Encyclopédie). L’un des prospectus de livre les plus remarquables du surréalisme est celui qui annonce en 1930 L’Immaculée Conception d’Éluard et Breton : cet ephemera donne le sommaire de l’ouvrage ainsi que ses informations commerciales, tout en arborant le plus sagement du monde une photographie de la Vierge de la Grotte de Lourdes, auréolée de la phrase « Je suis l’Immaculée Conception » — cliché qui désigne une cible et non un modèle. Parfois s’instaure une continuité subtile entre des ephemera successifs. Un prospectus pour le Second Manifeste du surréalisme, publié isolément en 1930, reprend ainsi le dernier paragraphe du long prière d’insérer qui, lui, était joint à l’édition en volume et qui portait la signature collective de quinze membres du groupe, en soutien à Breton à un moment de crise majeure :

Le second manifeste donne toute sécurité pour apprécier ce qui est mort et ce qui est plus que jamais vivant dans le surréalisme. Subordonnant aux fins merveilleuses de la subversion toutes les commodités individuelles, rejetant sans appel, au moyen de l’asepsie morale la plus stricte, les spécialistes du faux témoignage, André Breton fait, dans ce livre, la somme des droits et des devoirs de l’esprit. (Breton, 1988, p. 1627)

10Selon Genette, une troisième étape intervient à partir de la Seconde Guerre mondiale, lorsque le prière d’insérer est encarté dans tous les exemplaires d’un ouvrage, et donc destiné à tous ses acquéreurs potentiels. Le surréalisme donne très peu d’exemples de cette pratique, si ce n’est sous la forme d’une réédition. Breton par exemple, lorsqu’il reprend en 1947 ses Manifestes aux Éditions du Sagittaire, fait suivre le Second Manifeste de deux textes qui lui sont liés : le prospectus Avant, après, qui recense les contradictions de ses opposants réunis dans Un cadavre ; puis le prière d’insérer pour Le Surréalisme au service de la révolution, déclaration collective qui relie la fondation de la revue aux conclusions du livre de Breton.

11L’arrivée du prière d’insérer dans tous les exemplaires d’un tirage forme le prélude à une dernière étape, qui correspond à la pratique contemporaine de la quatrième de couverture. Dans ce dernier avatar, le prière d’insérer se trouve désormais soudé au livre, auquel il contribue à donner sa physionomie. De sorte que la trajectoire du prière d’insérer peut se décrire, dans les termes de Seuils, comme une « translation de l’épitexte extratextuel (communiqué à la presse) au péritexte précaire (encart pour la critique, puis pour tout un chacun) et enfin au péritexte durable (couverture) » (Genette, [1987] 2002, p. 113). Cette trajectoire, Genette l’interprète comme une promotion littéraire du prière d’insérer, dont il voit l’épanouissement dans le « milieu avant-gardo-intellectuel » des années 1960-1970 (p. 177). L’expérience surréaliste invite sans doute à relativiser cette chronologie dans la mesure où, dès l’entre-deux guerres, le prière d’insérer fait l’objet, au sein du mouvement, d’un remarquable investissement (ré)créatif et poétique, qui érige cet épitexte en art collectif appelant une lecture réticulaire et communautaire, mais aussi en jeu de pistes invitant le lecteur à sortir du livre pour traquer la poésie ou le merveilleux dans la vie même.

Aiguiser la curiosité

12Lieu stratégique du paratexte auctorial et/ou éditorial, le prière d’insérer obéit à certaines figures imposées : on attend de lui qu’il décrive, situe, commente et surtout valorise le livre qu’il présente. Les surréalistes ne dérogent guère à ces obligations qui font du prière d’insérer un texte à la croisée de la notice, de la préface et de l’éloge. Deux exemples, à cet égard, permettent de montrer comment le surréalisme reconduit la rhétorique du prière d’insérer. Avec le texte que Tzara rédige pour Le Marteau sans maître de Char en 1934, on a affaire à la veine sérieuse et didactique du prière d’insérer. Le recueil est pris dans les filets d’une dense analyse, un rien pontifiante, qui permet à Tzara d’associer Char à des préoccupations philosophiques et à une prose poético-scientifique qui annoncent le style de Grains et issues :

À cette extrême limite où l’exprimé et l’exprimable s’affrontent dans une poussière de principe d’identité, René Char nous livre un merveilleux instrument d’exploration humaine dont la manière de se servir, dépouillée de ses éléments personnels et hors de leur mouvement descriptif, réside dans le système cohérent de références qu’est la poésie en tant que sujet-objet de désir […]. (Char, 1999, p. 218)

13Le prière d’insérer tend alors à la préface, forme-limite atteinte par Breton lorsqu’il rédige le long texte de présentation de Foyers d’incendie de Nicolas Calas en 1938.

14Dans un autre registre, le prière d’insérer de Corps et biens, que Desnos rédige lui-même lors de la parution de son recueil en 1930 (Desnos, [1930] 2003, p. 589), peut passer à plusieurs égards pour un pastiche de réclame éditoriale, ou du moins pour un exercice de style qui convoque non sans ironie certains attendus de la critique journalistique. Le texte s’ouvre ainsi sur une analogie entre la vie et l’œuvre (« Libérée de toutes les règles, de toutes les contraintes, la poésie de Robert Desnos est à l’image de sa vie ») et s’achève par un éloge hyperbolique en forme de palmarès : « Corps et biens est l’histoire par l’exemple de toutes les innovations poétiques des dernières années, le chef-d’œuvre, au sens propre, de la poésie surréaliste aussi bien qu’un bilan et, en tous les cas, un document d’une indiscutable importance. » Cette évaluation critique est aussi un discret coup de force qui permet à Desnos, dans le conflit qui l’oppose alors à Breton, de revendiquer à son profit l’héritage même du surréalisme. En ce sens, ce prière d’insérer est avant tout un texte de circonstance et de polémique, qui s’attaque en particulier au Second manifeste en retournant à son profit une formule assassine de Breton sur l’usage de l’alexandrin : « L’art poétique de Robert Desnos qui se manifeste dans tous les aspects (de la prose à l’alexandrin faux, chevillé et creux) tient en deux mots : “Toutes licences”. »

15S’ils se conforment volontiers aux attentes et aux objectifs du prière d’insérer, parfois avec une ostentation ironique comme chez Desnos, les surréalistes savent aussi déborder du cadre pour mieux aiguiser la curiosité des lecteurs et des critiques. Le prière d’insérer devient alors un lieu d’inventivité formelle où se déploient des écritures variées, qui prennent le contre-pied d’un discours d’information ou de promotion. Un recueil surréaliste, par exemple, fera volontiers fleurir un prière d’insérer en forme de prose poétique ou onirique, comme s’il existait entre le volume et l’ephemera un mimétisme ou un écho des écritures. Le phénomène est net dans le prière d’insérer composé par Éluard pour la parution conjointe du Manifeste du surréalisme et de Poisson soluble de Breton, en octobre 1924, aux Éditions du Sagittaire (Éluard, II, 1968, p. 784-785). Le texte d’Éluard se focalise en effet sur le seul Poisson soluble, livre qui « a les apparences de vie et de diamant d’une merveilleuse catastrophe dans laquelle tous les oiseaux du délire chantent juste, pendant que la lumière éclate d’un rire d’enclume, d’un bon rire digne à propos de tout ». Éluard incorpore deux extraits de Poisson soluble à son texte, mêlant la voix automatique du recueil à sa propre voix d’ami et de poète : l’image des « mains solaires » avancée par Breton agit ainsi comme un tremplin pour évoquer « le Soleil [qui] joue avec le Froid et triche ». De manière plus laconique, Le Grand Jeu de Péret (1928) reçoit en guise de prière d’insérer cette phrase de Breton qui conjugue les quatre enseignes du jeu de cartes ainsi que le souvenir de la Révolution française : « Le cœur de Benjamin Péret est au carreau du Temple ce que la pique crachant la tête de la princesse de Lamballe est au trèfle incarnat » (Breton, 1988, p. 950). Breton renouvellera l’exercice en 1938, avec le prière d’insérer de Cours naturel d’Éluard, qui consiste lui aussi en une seule phrase, mais amplifiée comme une longue période qui s’égare et se retrouve (la paire de verbes « délier, délivrer » ouvre ainsi le texte et le relance en milieu de paragraphe) : par mimétisme avec « le mieux inspirant » qu’est Éluard, la sinueuse phrase de Breton veille à ne pas interrompre le « cours naturel » de la parole et de la vie (Breton, 1992, p. 1220).

16Ces quelques échappées poétiques ne livrent qu’un aperçu de la variété des écritures surréalistes en matière de prière d’insérer. Une citation bien choisie suffit parfois à constituer une annonce qui prend alors des allures d’énigme, comme dans le cas de L’Amour la Poésie (1929) dont le prière d’insérer se réduit à un fragment de Marcel Schwob, tiré du Livre de Monelle : « … difficile à comprendre, sauf pour ceux qui ne comprennent pas. » On est ici proche de la fonction d’une épigraphe. Éluard changera encore de registre en 1943, lorsqu’il propose pour La Chèvre-Feuille, recueil de Georges Hugnet illustré par Picasso, un prière d’insérer sous forme de liste en quatorze points, où l’on pourra voir le goût surréaliste de l’arbitraire ou un rappel ironique des stations du Chemin de croix. Les modèles discursifs de la communication journalistique et publicitaire peuvent également être détournés au profit de l’exercice. Le prière d’insérer composé par Breton pour son Second manifeste (1930) discrédite ainsi les déclarations hostiles et injurieuses des signataires du Cadavre en les opposant, dans un jeu de face-à-face typographique, à d’anciens témoignages d’amitié et de reconnaissance. Intitulé Avant, après, ce collage de citations antinomiques reprend un procédé publicitaire éprouvé, qui vise à montrer l’efficacité d’un produit cosmétique, paramédical ou capillaire : le Second manifeste témoignerait ainsi, au sens littéral, de sa vertu décapante. Breton avait déjà, du reste, parodié le slogan publicitaire avec un prière d’insérer pour Nadja paru dans La NRF du 1er juillet 1928 : le livre y apparaissait comme un produit « Pour les femmes de 25 à 30 ans/Pour une femme de 25 à 30 ans ». On pourrait également reconnaître dans ces lignes le modèle de la petite annonce (matrimoniale, ici), qui sera explicitement pratiqué par Breton et Éluard dans le prière d’insérer pour Artine de Char (1930) :

    Femmes qu’on ne voit pas, attention !
Poète cherche modèle pour poèmes. Séances de pose exclusiv. pendant sommeil récipr. René Char, 8ter, rue des Saules, Paris (Inut. ven. avant nuit compl. La lumière m’est fatale). (Char, 1999, p. 143)

17Ces réinvestissements ludiques, oniriques ou parodiques du prière d’insérer ont un triple effet : d’abord montrer que le paratexte, espace habituellement mineur, subalterne ou délégué, peut lui aussi être l’un des lieux de la poésie, qui est partout ; ensuite, brouiller les frontières du livre en montrant qu’il ne constitue pas un espace clos ou réservé à une écriture spécifique ; enfin, renouveler la pratique du prière d’insérer en proposant certes une réclame, mais une réclame décalée, indirecte, où il ne s’agit plus de vanter directement la nouveauté du livre, mais de la suggérer par un paratexte lui-même inattendu.

Aiguiller dans le réseau surréaliste

18Mobilisé dans un réseau d’amitiés et de connivences, le prière d’insérer participe de la construction collective du surréalisme, en multipliant les occasions de collaboration et les signes d’hommage mutuel. En ce sens, il est l’une des marques de la solidarité du groupe, où chacun peut envisager d’être un jour le destinateur et le destinataire d’un prière d’insérer. Cette logique de don et de contre-don — ou, plus banalement, cet échange de bons procédés — explique le nombre limité des prières d’insérer anonymes, l’absence de signature n’empêchant pas le texte d’être rédigé par l’auteur, mais impliquant qu’il ne relève pas de la « responsabilité auctoriale », selon les termes de Genette ([1987] 2002, p. 109). De sorte que la posture énonciative adoptée par Desnos pour Corps et biens, par exemple, n’est pas si fréquente dans le mouvement surréaliste. On la retrouve, de manière atténuée, dans le prière d’insérer d’Éluard pour Les Dessous d’une vie en 1926, qui se propose comme un guide de lecture en même temps que comme un petit essai de typologie des formes surréalistes : « Il est extrêmement souhaitable que l’on n’établisse pas une confusion entre les différents textes de ce livre : rêves, textes surréalistes et poèmes » (Éluard, I, 1968, p. 1387-1388). Mais si Éluard ne signe pas le paratexte, sa présence est d’autant plus transparente qu’il désigne explicitement les textes qui ressortissent à chaque catégorie.

19À l’inverse, la pratique avant-gardiste favorise ce que Genette nomme le prière d’insérer « allographe », officiellement signé par son auteur, et servant à la fois de caution et de discours d’escorte, ce qui le rend comparable à une préface. Genette note à cet égard : « Écrire et signer le PI d’un autre signifie en outre : “Voyez, je vais jusqu’à assumer en sa faveur une tâche ordinairement subalterne, c’est dire quel prix j’attache à son œuvre” » (Genette, [1987] 2002, p. 115). Dans cette perspective, certains prières d’insérer relèvent du parrainage d’une recrue récente par des pères fondateurs, comme dans le cas d’Artine par Char, annoncé par Éluard et Breton en 1930. Dans d’autres cas, une série de prières d’insérer réciproques peut proposer un dialogue mené sur le long terme, en suggérant une fidélité qui va au-delà des circonstances particulières d’une publication. À cet égard, l’exemple le plus frappant est le dialogue par prières d’insérer interposés qui se noue entre Éluard et Breton, et qui court sur près de quinze années.

20L’année 1924 marque un moment clé dans l’amitié entre les deux hommes. Éluard dédie à Breton Mourir de ne pas mourir, publié en mars 1924 et annoncé comme son « dernier livre » avant une disparition subite et sans nouvelles autour du monde ; le Manifeste du surréalisme et Poisson soluble, parus en octobre, se font l’écho de cet adieu au monde et à la poésie. Dès lors, quand Éluard publie en décembre le prière d’insérer du double volume de Breton, ce texte de circonstance prend des allures de retrouvailles et de reconnaissance mutuelle : « et soudain », écrit Éluard, « un énorme contentement de moi-même me saisit, l’absurde volupté enfantine de l’orgueil : André Breton est mon ami » (Éluard, II, 1968, p. 785). C’est le début d’une tresse paratextuelle qui voit Breton publier en décembre 1926 le prière d’insérer de Capitale de la douleur, en louant chez Éluard à la fois « l’ordre où il assemble [les mots] » et « les vastes, les singuliers, les brusques, les profonds, les splendides, les déchirants mouvements du cœur » (Breton, 1992, p. 297-298). Dans le même temps, avec le prière d’insérer des Dessous d’une vie, Éluard semble proposer à son ami un classement générique entre rêves, textes surréalistes et poèmes qui tient justement compte des mouvements du cœur plus que de l’ordre des mots. Un ultime rebond de ce dialogue par-delà les livres intervient en 1938, lorsque Breton compose le prière d’insérer de Cours naturel, peu avant la rupture définitive entre les deux hommes.

21Non content d’avoir ainsi transformé leurs livres en moteurs d’un échange poétique, Éluard et Breton ont également collaboré au profit de certains de leurs camarades. L’année 1930 apparaît ici comme un moment singulier. Dans une phase de crise du surréalisme qui appelle l’affirmation d’un renouvellement, le retour à l’automatisme collectif fait figure de refondation du mouvement, comme en témoignent la parution de Ralentir travaux (par Éluard, Breton et Char) au printemps, et de L’Immaculée Conception (par Éluard et Breton, illustré par Dalí) à l’automne. C’est dans ce contexte qu’Éluard et Breton composent des prières d’insérer au profit des ouvrages de leurs deux jeunes recrues : Char qui publie Artine le 25 novembre 1930, et Dalí qui publie La Femme visible le 15 décembre. Si ces deux paratextes sont formellement très différents (une petite annonce suivie d’un avis de recherche pour Char, une présentation sous le signe de « la pensée dialectique conjuguée à la pensée psychanalytique » pour Dalí [Breton, 1988, p. 1028]), ils n’en fonctionnent pas moins comme un diptyque. L’avertissement lancé aux « femmes qu’on ne voit pas » dans le prière d’insérer d’Artine évoque en effet par antiphrase La Femme visible. Éluard et Breton associent ainsi les livres de Char et de Dalí comme deux pôles antinomiques et complémentaires de l’érotique surréaliste — l’un, tout en litanies et en amplifications, exhibant son modèle à travers la photographie de Gala mise en frontispice, l’autre, tout en densité et en concentration, le tuant pour laisser place à une figure silencieuse, absente, fantomatique, faite de « transparence absolue » (Char, 1999, p. 146). Les prières d’insérer d’Artine et de La Femme visible permettent non seulement d’apparier les deux livres, mais de les faire entrer dans un réseau de relations plus complexe encore puisque, si l’on en croit la Petite anthologie surréaliste d’Hugnet (1934), c’est Dalí qui rédige le prière d’insérer de L’Immaculée Conception, en même temps qu’il grave un frontispice pour Artine. Et le texte de Dalí, à son tour, relie L’Immaculée Conception aux manifestes de Breton, inscrivant ainsi le recueil dans la grande généalogie surréaliste : « Si le Premier et le Second Manifestes étaient l’exposé du contenu manifeste du rêve surréaliste, l’immaculée conception est l’exposé de son contenu latent » (Breton, 1988, p. 1632).

22Le jeu des prières d’insérer établit ainsi une circulation étroite, si ce n’est une complicité voire une conjuration, entre les œuvres simultanées de Breton, Éluard, Char et Dalí. Dans le cas du duo Breton-Éluard, c’est au fil des années que les ephemera nouent un dialogue dépassant chaque livre isolé. En ce sens, le prière d’insérer surréaliste n’a pas seulement une fonction paratextuelle ; il construit aussi, littéralement, un espace inter-textuel, une zone de rencontre entre les œuvres qui invite à penser la bibliothèque surréaliste comme un ensemble cohérent mais ouvert. On pourrait encore en voir un témoignage dans le prière d’insérer que Breton rédige pour ses Vases communicants (1932), soigneusement situés dans le sillage du Second manifeste, de Nadja et du Surréalisme et la Peinture grâce à trois citations judicieusement choisies (Breton, 1992, p. 1350-1351). Avec le prière d’insérer, le paratexte débouche ainsi sur l’intertexte : il permet d’aiguiller les lecteurs d’un livre à l’intérieur de l’intertextualité surréaliste, suggérant ainsi la trame collective et l’écriture plurielle du mouvement.

Égailler la poésie dans la vie

23Les hommages mutuels, le mimétisme des écritures entre destinateur et destinataire, les références à une bibliothèque commune dont chaque livre serait à la fois le produit et l’outil, toutes ces propriétés du prière d’insérer surréaliste lui confèrent un caractère éminemment collectif, qui répond à cette « exigence communautaire » dont Vincent Kaufmann a fait « la raison de l’avant-garde » (Kaufmann, 1997, p. 4). Cette dimension collective est plus visible encore dans le cas des prières d’insérer qui accompagnent les revues, comme ceux qui sont reproduits dans les Tracts surréalistes et déclarations collectives édités par José Pierre. À vrai dire, le terme est sans doute impropre dans la mesure où on a plutôt ici affaire à des bulletins, des tracts ou des prospectus. Mais la fonction du prière d’insérer demeure : il s’agit d’inaugurer publiquement une nouvelle revue, d’en présenter l’esprit général au lecteur, et d’inviter celui-ci non seulement à la lire mais à changer sa vie en fonction des orientations qu’elle propose.

24Le premier numéro de La Révolution surréaliste est accompagné d’un bulletin adressé au nom des deux directeurs (Naville et Péret) au public, afin de conclure avec lui un pacte de lecture (« Voulez-vous nous faire confiance ? »), qui lui permettra de « pénétrer dans le champ inexploré du Rêve »), de découvrir le surréalisme et de « collaborer à son développement ». Parallèlement, la revue se clôt sur une publicité en forme de poisson soluble ou de poisson d’avril qui annonce que ce premier numéro n’offre encore « aucune révélation définitive », et enjoint plutôt le lecteur à prendre part à la « révolution » à venir en fréquentant le Bureau central de recherches surréalistes (Pierre, 1980, p. 28-29). Avec Le Surréalisme au service de la Révolution, le ton et le format changent : le prière d’insérer est constitué par un tract imprimé en rouge, qui annonce la fondation d’une revue accordée aux orientations du Second manifeste et dont les signataires « ne se font aucune illusion sur la portée des revues “artistiques et littéraires” ». Conformément à l’occultation alors proposée par Breton, il ne s’agit plus d’inviter le public à participer, mais de lui signifier qu’avec le surréalisme il s’aventure désormais dans les terres dangereuses de la « fatalité révolutionnaire », sous l’égide de Hegel, Marx ou Engels (Pierre, 1980, p. 153). L’affirmation d’une position politique sera plus explicite encore avec le prière d’insérer de la revue Clé, organe de la Fédération de l’art révolutionnaire indépendant constituée en 1938 par Breton après sa rencontre avec Trotski. On a ici affaire à une proclamation qui dénonce « toutes les forces de répression et de corruption, qu’elles soient fascistes, staliniennes ou religieuses », et se conclut par un slogan en forme de chiasme : « L’Indépendance de l’art — pour la révolution, la révolution — pour la libération définitive de l’art », qui reprend la fin du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant signé en juillet 1938 par Breton et Rivera (Pierre, 1980, p. 379).

25On voit combien, avec ce type de déclarations, le prière d’insérer peut dépasser la simple annonce d’une publication pour proposer un acte illocutoire (fonder une revue, délimiter une communauté, engager une subversion révolutionnaire, etc.) et un acte perlocutoire (amener le lecteur à lire la revue ou à s’y abonner, participer aux recherches surréalistes, entrer dans la lutte politique, etc.). Cette pragmatique performative, qu’une partie des prières d’insérer surréalistes partage avec le tract, le manifeste ou le papillon, répond à l’idée avancée par le Breton des Pas perdus (1924) que « la poésie doit mener quelque part » (Breton, 1988, p. 233) et que l’écriture n’est rien si elle n’est pas gagée sur la vie. Et à leur manière, les prières d’insérer sous forme de réclame ou de petite annonce participent de la même conviction. Quand Nadja est annoncé à la fois comme un produit conçu « pour les femmes de 25 à 30 ans » et comme une œuvre écrite « pour une femme de 25 à 30 ans », la confluence des registres (dédicace, réclame, petite annonce) décline l’idée de livres « qu’on laisse battants comme des portes » (Breton, 1988, p. 651). Il faut alors prendre l’expression prière d’insérer à contresens de son origine : il ne s’agit plus de diffuser l’annonce du livre par voie de presse, mais d’insérer le livre dans le courant de la vie quotidienne.

26On peut voir un exemple frappant de cette logique paradoxale dans le prière d’insérer d’Éluard et de Breton pour Artine. Le pastiche de petite annonce qui en constitue la première partie rappelle le goût surréaliste du détournement, et constitue un dispositif paratextuel ouvert sur le réel — la légende raconte que cette annonce aurait bel et bien paru dans L’Intransigeant, valant à Char la visite de deux jeunes femmes à la nuit tombée. Mais la particularité de ce prière d’insérer réside surtout dans l’encadrement narratif qu’il propose à Artine, reliant l’érotisme et l’ésotérisme du poème à l’inquiétante étrangeté d’un fait divers. En effet, le paratexte fonctionne comme un drame en trois actes. Le premier temps se présente comme une petite annonce émanant de Char lui-même, et grâce à laquelle il aurait rencontré en Artine son modèle. Ensuite intervient une ellipse narrative figurée par la ligne de points, où est censée prendre place l’œuvre même (« Ici se place Artine »). Celle-ci s’ouvre sur la description du lit où pourrait avoir lieu le « sommeil réciproque » de l’homme et de la femme, et se conclut par le meurtre du modèle. Dès lors, la seconde partie du prière d’insérer se lit comme un avis de recherche où Éluard et Breton s’inquiètent de la disparition de leur ami et de sa muse. Artine serait ainsi l’épisode central d’un roman noir moderne dans lequel le poète-vampire (qui ne peut vivre que dans la « nuit complète ») aurait trouvé dans le succube Artine sa victime et son bourreau. Par un renversement complet de perspective, c’est alors le livre lui-même qui s’insère dans son prière d’insérer. Il n’est plus une œuvre autonome, mais l’élément d’un dispositif qui, par le biais du discours journalistique et publicitaire, vise à arrimer la poésie au « vent de l’éventuel », comme l’écrit Breton en 1924 dans Les Pas perdus (Breton, 1988, p. 196). Et le poème n’est plus un poème, c’est le témoignage d’un disparu, la chronique d’une rencontre fatale, qui aurait pu fournir matière à la rubrique des faits divers, dont on sait combien ils ont régulièrement nourri les colonnes des revues surréalistes.

27Un tel prière d’insérer permet, avec une modestie ludique qui sied au genre, de réintégrer la poiesis surréaliste dans une praxis du quotidien, pour reprendre le propos de Peter Bürger dans Théorie de l’avant-garde. Cette « reconversion de l’art dans la vie concrète » (Bürger, [1974] 2013, p. 89) opère aussi à une plus grande échelle, par l’effet cumulatif des prières d’insérer produits par le mouvement : un tel ensemble finit par égailler la poésie même, non seulement du fait de la pluralité collective ou de la transformation du poème en fragment du quotidien, mais parce qu’il redéploie le rêve mallarméen du Livre dans l’espace labile et diffracté des ephemera. Autrement dit, les prières d’insérer tendent à transformer les livres surréalistes en le Livre, si l’on veut bien se souvenir que Mallarmé envisageait celui-ci dans une lecture non linéaire mais réticulaire, dans une combinatoire de feuilles mobiles et volantes, et si l’on veut bien admettre avec V. Kaufmann que le Livre n’est peut-être au fond que le nom de cet idéal d’« achèvement de la littérature dans un partage généralisé » (Kaufmann, 1997, p. 15) qui a guidé les avant-gardes du xxe siècle.

28Tracer une ligne de partage, voilà du reste une définition qui pourrait tout à fait convenir au prière d’insérer surréaliste : situé à la lisière du livre, ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans, ni tout à fait avec, ni tout à fait sans, il fonctionne bien comme un seuil, mais un seuil apte à faire jouer une dialectique de l’ouverture et de l’inclusion, un seuil infiniment réversible par lequel le lecteur est prié d’entrer dans le livre pour mieux en sortir.