Le surréalisme, sur une ligne de crête entre le livre et le hors-livre : introduction
1Les contributions rassemblées ici sont issues pour l’essentiel de la journée d’étude « Le surréalisme hors du livre », qui s’est tenue le 20 juin 2023 à l’université de Namur. Cet événement s’inscrivait dans le chantier ouvert un an plus tôt par l’Observatoire des littératures sauvages (OLSa) à l’occasion du colloque consacré aux Écrits sauvages de la contestation, colloque dont les actes sont parus dans la collection de Fabula, « Le fond de l’air ». Ce centre de recherche fondé par Denis Saint-Amand se préoccupe des « littératures sauvages » (l’expression est de Jacques Dubois), c’est-à-dire des créations « qui ne participent d’aucun des réseaux [habituels] de production-diffusion, qui s’expriment de façon plus ou moins spontanée et se manifestent à travers des canaux de fortune » (Dubois, [1978] 2005, p. 192).
2Dans un champ littéraire qui a érigé le livre en « concrétisation et [en] symbole [du] statut d’écrivain » (Saint-Amand, 2023, § 3), les pratiques extra-livresques ont assez peu retenu l’attention de l’histoire de la littérature tant elles ont paru longtemps secondaires au regard des œuvres publiées. Elles sont pourtant fréquentes, à toutes les époques, et se révèlent souvent riches d’effets. Des albums intimes aux fanzines, des graffitis aux tracts en passant par les différents types de brochure, ces formes d’expression sont propices aux expérimentations littéraires de toutes sortes, aux rencontres aussi entre producteurs voire, dans certains cas, entre producteurs et lecteurs.
Le surréalisme, entre institution et insurrection
3Récurrente au fil du temps, l’exploration des alternatives au livre s’intensifie au début du xxe siècle, en devenant une constante des mouvements modernistes et avant-gardistes. Se dessinent progressivement deux voies principales empruntées par les littératures sauvages dans ces premières décennies du xxe siècle : on pourrait qualifier la première d’institutionnelle et la seconde, d’insurrectionnelle.
4La trajectoire de Guillaume Apollinaire est représentative d’une tendance à explorer tous les possibles de l’institution littéraire, y compris ses marges, jusqu’à en redessiner les frontières de façon extensionnelle. Dans sa conférence intitulée « L’Esprit Nouveau et les poètes », donnée le 26 novembre 1917 au Vieux-Colombier à Paris et publiée l’année suivante dans Le Mercure de France, l’auteur d’Alcools et de Calligrammes annonçait ceci :
Les poètes auront une liberté inconnue jusqu’à présent. Qu’on ne s’étonne point si, avec les seuls moyens dont ils disposent encore, ils s’efforcent de préparer à cet art nouveau (plus vaste que l’art simple des paroles) où, chefs d’un orchestre d’une étendue inouïe, ils auront à leur disposition : le monde entier, ses rumeurs et ses apparences, la pensée et le langage humain, le chant, la danse, tous les arts et tous les artifices, […]. ([1917] 1991, p. 944-945)
5Celui qui se proclamerait aussi « poète dans tous les domaines » ([1917] 1991, p. 950) contribua largement, avec d’autres bien sûr, au développement de pratiques artistiques hybrides. Pour autant, comme le note Anna Boschetti dans l’ouvrage qu’elle lui consacre, « le marché de l’art a réservé [à ces innovations] un accueil beaucoup plus favorable que le champ de production poétique » (2001, p. 322). Cette frilosité du champ littéraire s’explique par bien des facteurs — on y reviendra dans un instant.
6Au même moment, une autre voie se dessine, même si elle emprunte elle aussi cette logique d’investigation de supports et d’espaces inhabituels à l’expérience littéraire. Ouvert à Zurich de février à juillet 1916, le Cabaret Voltaire, berceau du mouvement Dada, accueille des soirées mêlant musique, récitations de poésies, expositions de peinture, performances, etc. Mais, contrairement aux efforts apollinariens pour « augmente[r] chaque jour le patrimoine de sa civilisation » ([1917] 1991, p. 952), les performances dadaïstes, proches du chahut, cherchent à déconcerter leurs spectateurs, à faire apparaître la brutalité d’une civilisation honnie et à réduire en poussière son moyen d’expression principal, le langage.
7Le surréalisme se constitue notamment en intégrant ces deux tendances, mais aussi en les critiquant, créant par la suite une position nouvelle et originale. Dès le début de 1920, les jeunes poètes français que l’histoire de la littérature connaîtra sous le nom de surréalistes et qui, pour l’heure, se disent dadaïstes, explorent également ces écritures et ces supports de fortune, principalement lors des « Vendredis de Littérature ». Le premier d’entre eux voit notamment Tristan Tzara lire à voix basse un discours de Léon Daudet pendant que Aragon et Breton agitent des clochettes à ses côtés. Des manifestations du même type se succèdent durant le printemps, sans laisser de souvenirs impérissables aux participants ; elles paraissent souvent ternes et même les scandales qu’elles provoquent ont peu d’effets à long terme. Sans doute cet essoufflement rapide n’est-il pas sans effet sur le jugement qu’André Breton portera très tôt à l’encontre de Dada.
8Les années 1921-1924 seront des années d’intense recherche d’une voie autre, radicale mais moins destructrice que celle empruntée par Tzara. Des expériences des sommeils aux prémices de l’écriture automatique en passant par les chahuts, et sans oublier les papillons qui annoncent à leur façon l’ouverture d’un Bureau de recherches surréalistes, le mouvement naissant multiplie les supports et les canaux, dans un souci le plus souvent anti-institutionnel dans lequel on aura reconnu l’empreinte de Dada. Ainsi, La Révolution surréaliste que le groupe entend lancer rapidement s’éloigne-t-elle des modèles disponibles dans le champ, au premier rang desquels figure la Nouvelle Revue Française et, dans une moindre mesure, Littérature, le premier coup d’essai de Breton, Aragon et Soupault. Au-delà de sa couverture qui rappelle une revue scientifique de l’époque, son contenu déroge aux attentes du milieu lettré, comme le rappelle Gérard Durozoi :
[L]es préparatifs du premier numéro […] indiquent la volonté de rassembler des textes, des illustrations, des faits divers, des informations anonymes, dont l'hétérogénéité garantisse une relation plurielle avec la vie dans tous ses aspects, et non avec l’univers aseptisé et inefficace de la littérature. ([1997] 2004, p. 72)
9Le souvenir d’Apollinaire se lit également, non sans nuances, dans les textes de cette époque qui retracent l’évolution d’une pensée à la recherche d’une « poésie plus vaste que l’art simple des paroles » (Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, cité par Boschetti, 2001, p. 317). Toutefois, lorsque Breton, en 1922, écrit, dans Réponse à une enquête : « La poésie écrite perd de jour en jour sa raison d’être » (p. 267), il n’entend pas s’ouvrir aux modes de circulation alternatifs de la poésie, tels que la lecture publique ou l’enregistrement, mais bien défendre la poésie vécue, « au besoin sans poème » (p. 198) et pour le moins sans préoccupation professionnelle, dans les pas de Rimbaud, Alfred Jarry ou encore Jacques Vaché (voir à ce sujet Bobillot, 2008). Marguerite Bonnet le soulignait déjà en 1988 : « La poésie, de toutes parts, déborde les poèmes ; elle déborde le langage même ; elle se fait existence » (p. 195).
10Ce désir d’une poésie exprimée dans la vie même habitera longtemps le surréalisme, non sans ambiguïtés, tant ce mouvement peut également apparaître comme la plus livresque des avant-gardes. En effet, il n’abandonnera jamais le recours au format traditionnel du livre (Les Pas perdus paraît aux éditions de la Nouvelle Revue Française, le Manifeste du surréalisme suivi de Poisson soluble est publié aux éditions du Sagittaire, chez Simon Kra, et l’on pourrait multiplier les exemples), se montrera très attentif au développement d’un marché du livre de luxe à tirage limité, marché auquel il participera très rapidement et très activement (Bandier, 1999, p. 27-34), et tentera, dès les premiers écrits et jusqu’aux livres de souvenirs publiés après la fin officielle du mouvement en 1969, de s’inscrire dans une histoire de la littérature grapho- et bibliocentrée.
11De ce point de vue, le groupe surréaliste apparu à Bruxelles dès 1924 adoptera une position plus radicale que son voisin. Paul Nougé, son initiateur, choisit d’emblée d’investir avec quelques autres (parmi lesquels Camille Goemans et Marcel Lecomte) des modes de diffusion alternatifs, en marge de l’institution éditoriale et du domaine marchand : là où l’acte de naissance du surréalisme parisien, Les Champs magnétiques, correspond à une publication en revue, les premiers textes de Correspondance paraissent sous la forme de tracts à tirage restreint, adressés à un certain nombre de personnalités du monde littéraire savamment ciblées. Préférant la réécriture à l’originalité, l’intervention anonyme aux manifestes et mots d’ordre, les surréalistes belges s’efforcent de contourner les règles du jeu littéraire : le choix de supports que l’on peut qualifier de sauvages, tels que les pancartes arborées en hommes-sandwichs, les faux billets et fausses invitations destinées à duper leurs pairs, les revues manuscrites autoéditées (tels que Vendredi, dont il est question dans le présent dossier), participe de cette méfiance envers toute forme de consécration auctoriale.
12Aux côtés de ces pratiques, on peut aussi recenser un vaste ensemble d’activités poétiques qui vont à rebours d’une conception « bibliolâtre » de la littérature (Vaillant, 2005, p. 11 ; Saint-Amand, 2016) et battent en brèche la figure de l’auteur, comme la pratique du plagiat et du détournement (telle que l’exerce à volonté Nougé à partir de textes littéraires ou d’exercices scolaires de grammaire, comme dans Les Écrits de Clarisses Juranville), celle du collage (convoquée par Nougé lorsqu’il entreprend de découper et de réagencer un roman pornographique intitulé Georgette, et par Scutenaire lorsqu’il compose Les Jours dangereux et les nuits noires à partir de divers emprunts littéraires), les performances musicales et déclamatoires (notamment dans le spectacle Le Dessous des cartes en 1926, qui mêle des exécutions musicales et des déclamations d’aphorismes1), l’écriture publicitaire (telle que pratiquée par Goemans et Nougé pour le Catalogue Samuel, sur lequel se penche Tanguy Habrand dans ce dossier), les expériences ludiques, ou encore les pratiques de manipulation d’images et de photographies.
Les pratiques surréalistes hors le livre : un état de l’art
13L’étude des productions extra-livresques du surréalisme commence par leur recensement. La première entreprise de ce type date de 1945, lorsque paraît l’Histoire du surréalisme de Maurice Nadeau. Considérant l’activité surréaliste comme achevée depuis le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Nadeau accompagne son histoire du mouvement d’un volume de Documents destiné notamment à sauver de l’oubli un grand nombre de traces de leurs pratiques de création, devenues progressivement introuvables. D’autres archivistes du surréalisme joueront un rôle essentiel dans la sauvegarde de cette production : les éditions Jean-Michel Place proposeront à partir de 1976 des rééditions en fac-similé des principales revues dadaïstes et surréalistes ; en 1982, pour le compte des éditions Losfeld, José Pierre recueille un ensemble de Tracts surréalistes et déclarations collectives à l’heure où la critique littéraire tend à privilégier les figures de certains poètes — Breton en tête — à la dynamique collective de cette avant-garde. De 1988 à 1995, les éditions Gallimard publient cinq volumes d’une collection intitulée « Archives du surréalisme ». Édités pour certains par José Pierre, pour d’autres par Marguerite Bonnet, et pour d’autres encore par Paule Thévenin, ces volumes permettent aux lecteurs d’accéder au détail de plusieurs réunions ou moments forts de la vie du groupe, dans les années 1920 principalement. Fondée en 1980 à l’université Paris III, la revue Mélusine, exclusivement consacrée à l’étude du mouvement surréaliste, a contribué à faire connaître l’activité surréaliste hors du livre, même si elle s’est principalement intéressée aux activités consacrées, telles les expositions. En Belgique, c’est surtout Marcel Mariën qui mènera une démarche comparable de sauvegarde des productions extralivresques ou éphémères du groupe. Il rassemble notamment l’œuvre théorique de Paul Nougé dans Histoire de ne pas rire en 1956, et son œuvre poétique dans L’Expérience continue, parue dix ans plus tard. Une large place est par ailleurs laissée aux fac-similés de documents, tracts, images et correspondance dans les deux principaux ouvrages de référence sur l’histoire du surréalisme belge, L’Activité surréaliste en Belgique de Mariën (1979) et Le Surréalisme en Belgique de Xavier Canonne (2006).
14Plus récemment, les progrès de la numérisation ont permis que se développent divers sites internet s’attachant à la recension et à la diffusion de documents et d’objets, au premier rang desquels on compte L’Atelier d’André Breton ainsi que les Archives littéraires de la Modernité, issues de la bibliothèque Jacques Doucet comportant notamment un fonds Robert Desnos dernièrement numérisé (mais il s’agit surtout de manuscrits et correspondances).
15D’abord explorées par des chercheuses et des chercheurs d’horizons divers comme documents historiographiques, ces pratiques extra-livresques des surréalistes et, plus généralement, des avant-gardes font l’objet, depuis une dizaine d’années, de plus en plus de travaux cherchant à saisir leurs spécificités. Ces analyses se rendent tantôt attentives aux dispositifs techniques de médiation du littéraire, tels que la radio, la télévision, ou le cinéma, tantôt s’attardent en particulier sur les façons dont les auteurs sont amenés à incarner leurs textes, par le biais de la lecture à voix haute ou de la performance, à des fins expérimentales ou promotionnelles. Hormis les contributrices et contributeurs rassemblés dans ces pages, qui ont toutes et tous travaillé ces questions dans leurs publications, nous pensons aussi, entre autres, au livre de Charlotte Servel (2024) sur les rapports entre le surréalisme et le cinéma burlesque (incluant notamment l'écriture de scénarii pour le cinéma), aux travaux de Sébastien Arfouilloux sur le surréalisme et la musique (2009), etc.
16Le présent dossier se donne pour ambition de compléter ces études : entre tentations bibliophiles et méfiance à l’égard d’une institution littéraire résolument bourgeoise, le surréalisme se situe sur une ligne de crête entre le livre et le hors livre qu’il nous a semblé fécond de pister et de retracer. En ouverture, la contribution de Michel Murat part de la célèbre formule de Nadja selon laquelle Breton voulait écrire un livre « battant comme une porte » pour interroger la complexité et les contradictions potentielles du rapport entre le livre et « la vie » dans sa pensée. Olivier Belin aborde également cette question en proposant pour sa part une réflexion sur le prière d’insérer. Volontiers investi de façon ludique ou poétique par les surréalistes, ce paratexte participe aussi à la constitution d’une dynamique de création collective tout en s’inscrivant dans le sillage des réflexions mallarméennes sur le livre, dont il constitue une réalisation combinant étroitement l’écriture et la vie quotidienne. Le terrain des ephemera surréalistes est également arpenté par Fabrice Flahutez, qui envisage certaines formes de poésie s’étant déployées sur des supports variés, témoignant de l’inventivité des surréalistes lorsqu’il s’est agi d’explorer des pratiques créatrices résistant à l’institutionnalisation — celles qu’il explore ici sont pour la plupart demeurées inédites — et produisant un nouveau rapport au réel. Le rejet de l’académisme qui s’exprime dans ces productions est aussi au cœur de la réflexion de Sophie Leclercq sur les expositions surréalistes qui, de 1926 à 1940, ont présenté des objets d’Océanie, d’Amérique et d’Afrique. Issus de traditions culturelles qui ignorent le livre, ils ont représenté pour le groupe de Breton des « poèmes » extra-livresques. C’est à un autre support temporaire — l’affiche — et à un autre moment de l’histoire du mouvement — les journées insurrectionnelles de mai-juin 1968 — que s’intéresse Anne Foucault. Elle cherche plus particulièrement à saisir les transformations de la création surréaliste durant cette courte période, ainsi qu’à en évaluer la spécificité quand d’autres acteurs de ces journées explorent aussi ce médium, par exemple l’Atelier populaire des Beaux-Arts.
17Parallèlement à l’exploration des pratiques extra-livresques des surréalistes français, notre dossier entend aussi souligner, à travers deux études de cas, combien le surréalisme belge a investi ces supports « sauvages ». La première étude, que l’on doit à Tanguy Habrand, aborde un curieux objet, situé au carrefour de la publicité, de l’art et de la littérature : le Catalogue Samuel (saison 1927-1928), réalisé par Paul Nougé et René Magritte pour une enseigne bruxelloise de manteaux de fourrure. Cette contribution questionne plus spécifiquement, au moyen d’une typologie de l’édition hors de l’édition, cette brochure promotionnelle d’un genre nouveau. La seconde étude porte sur la revue manuscrite Vendredi, une production collective hebdomadaire orchestrée par Paul Colinet entre 1949 et 1951, à l’intention de son neveu Robert Willems résidant alors au Congo (encore sous l’occupation coloniale de la Belgique à cette époque). Xavier Canonne voit dans ce fanzine insolite une entreprise surréaliste autant qu’une « affaire de famille », emblématique de la complicité ludique qui caractérise le groupe de Bruxelles jusque dans ses modes de production.

