3 « nanas » ou la plume savante à l’épreuve du genre (Tiphaine Samoyault, Nathalie Piégay, Laure Murat)
1Ce qui me frappe dans l’intitulé de notre colloque, c’est la disposition en miroir des syntagmes qui s’inscrivent de part et d’autre des deux points : d’un côté, l’emploi d’une métaphore usée, à valeur personnifiante – « la plume savante » ; de l’autre, le renfort d’une apposition à valeur explicative – « écrivains-chercheurs contemporains ». Le féminin, pour la désignation imagée ; le masculin, pour l’explicitation littérale. Ce qui peut paraître ici anodin découvre en fait un fil réflexif que j’aimerais tirer et qui engage, dès l’analyse du titre, différents biais et jeux d’occultation que je voudrais rappeler avant d’en venir à l’éclairage d’un corpus proprement dit.
2L’image donc, comme souvent, est au féminin, surtout quand elle réfère à une pratique artistique – en l’occurrence ici l’écriture – dont les figures topiques (les « muses » de l’Antiquité) ont profondément marqué l’imaginaire occidental : on taquine la muse, on manie la plume, on tresse des fleurs de rhétoriques, on cultive les belles lettres, etc. Il faudrait bien sûr creuser le dictionnaire de ces locutions imagées, mais leur degré de figement indique assez bien l’usage mythologique que l’on en fait. On les invoque à loisir tout en comprenant bien qu’elle ne désigne plus grand-chose, que leur référence s’est largement émoussée et que, en quelque sorte, leur innocence nous immunise contre l’esprit de sérieux.
3À l’inverse, c’est bien au masculin que s’accordent tous les mots composés qui cherchent à établir une désignation rigoureuse d’une notion encore en voie de fixation. Pour nous, il s’agit aujourd’hui des « écrivains-chercheurs », mais plus largement, dans la liste des publications récentes sur un sujet voisin, on retrouve des « écrivains-critiques » (Gauvin, 1997), ou son symétrique, le « critique-écrivain » (Stiénon, Absalyamova et van Nuijs, 2019), mais encore de façon plus lâche la catégorie bifrons de « l’écrivain-professeur », que Charles Coustille pense comme une figure d’avenir du champ universitaire, à la fois comme réalité sociologique et comme motif fictionnel (Coustille, 2012, 2018). L’examen, même rapide, de ces différents travaux souligne un effet redoublé de masculinité : comme si l’expansion de ce motif titre – écrivain-critique / écrivain-professeur – appelait en retour une exemplification presque essentiellement masculine : Baudelaire, Mallarmé, Péguy, Céline, Paulhan, Blanchot, Sartre, Barthes, Doubrovsky, Lodge, Forest, Pachet, Bayard, Bergounioux. Rares (très rares) sont les illustrations « féminines » de l’écrivaine-critique ou de la chercheuse-écrivaine dans le champ de la théorie littéraire : Julia Kristeva et Hélène Cixous valent comme les seules exceptions qui confirment la loi du genre, encore qu’on les convoque surtout comme point de fixation « féministe », déconstruisant de l’intérieur le qualificatif de « théoricien.ne », jugé par elles comme une posture d’auteur précisément patriarcale (Turbiau, 2021, p. 4). Le binôme résonne aujourd’hui dans le champ de l’écriture-critique comme jadis le binôme Yourcenar-Duras dans celui de la littérature des années 1960 : elles tiennent lieu de « vaccine », au sens où l’entendait Barthes dans ses Mythologies, c’est-à-dire qu’il inocule un peu de visibilité pour mieux faire régner l’invisibilité générale qui les recouvre.
4D’où vient donc que les femmes qui pensent, qui cherchent, qui théorisent et qui, de surcroît, « écrivent » soient si peu envisagées, sinon à titre d’hapax ? Passe encore que leur discrétion soit le fruit de siècles où les canons et l’auctorialité ont longtemps été déclinés au masculin ; leur « présence » souterraine s’expliquant alors par des jeux d’occultations symboliques, eux-mêmes articulés à des logiques socio-éducatives écartant de facto les femmes du champ actif de la production savante et littéraire (Del Lungo et Louichon, 2017 ; Hanin, 2019 ; Al-Matary, 2024).
5Mais dans notre stricte contemporanéité – puisque c’est la période contemporaine qui est ici analysée – ce constat aurait tout pour être renversé. D’abord, de façon objective, la part des universitaires femmes a fortement augmenté jusqu’à dépasser celle des hommes, dans les disciplines des lettres et des sciences humaines1, entraînant mécaniquement une massification de chercheuses en littérature. Ensuite, de façon plus diffuse, les deux dernières décennies littéraires ont favorisé une production dans laquelle le « féminin » a acquis un droit de cité inédit, sous l’influence croisée de mouvements socio-politiques (#metoo en tête), de réarmement conceptuel (dans lequel les théories du « care », du « genre » ou encore du « standpoint » renouvellent les approches du féminisme), et d’un écosystème culturel et éditorial travaillant à la libération de la parole des femmes. À tout cela, il faudrait ajouter les nouveaux jeux de croisement qui s’établissent sur la scène littéraire française et qui favorisent les ponts entre la sphère universitaire et la sphère littéraire. C’est l’une des conséquences de cette littérature que l’on dit « exposée » ou « hors le livre » (Rosenthal et Ruffel, 2010) : de plus en plus sollicité dans des colloques, des salons, des ateliers d’écriture, des Master de création littéraire, des performances collectives, des résidences, etc., l’auteur.e se « médiatise », et le plus souvent par l’intermédiaire d’universitaires qui en prolongent la voix. Partant, on observe des phénomènes de porosité entre l’établissement d’un corpus sanctionné par l’université et l’émergence d’un discours apte à le circonscrire. Des jeux de co-constructions apparaissent alors : l’écrivain singe de plus en plus le critique en fictionnalisant l’enquête philologique, tandis que l’universitaire allège le poids scientifique de ses enquêtes en les littérarisant (Demanze, 2015 ; Viart, 2019). Dans ce corpus d’un nouveau genre, les femmes devraient logiquement être en nombre.
6Malgré donc une mutation objective du champ littéraire contemporain, et une place de plus en plus importante accordée aux écrivaines et aux chercheuses, « la plume savante » n’a pas forcément pour corollaire « la femme savante », comme si la paronomase avait immédiatement quelque chose de suspect, d’oxymorique presque, comme au temps des farces de Molière : on ne peut être femme (de lettres) en même temps que savante, ni précieuse sans tomber dans le ridicule. Pourtant, en lisant l’appel à communication depuis sa métaphore inaugurale au féminin, c’est bien dans cette paronomase que j’ai eu immédiatement envie de m’inscrire : qui sont aujourd’hui les femmes savantes écrivaines ? Quelles sont les formes de suspicion qui pèsent encore sur le genre féminin et qui font que c’est l’accord au masculin qui régit l’emploi de la figure de l’écrivain-chercheur : non seulement sur le plan grammatical, mais surtout sur le plan de la reconnaissance symbolique ? Cette invisibilisation est-elle le résultat trop évident de mécanismes de domination a priori ou est-elle, plus subtilement, le fruit d’un positionnement plus stratégique ? En ce cas, l’indécidabilité du « statut » de l’écrivaine-chercheuse viendrait alors d’un réglage de l’autorité qui chercherait peut-être à se soustraire à l’économie patriarcale des « places » (de pouvoir) par des livres aux postures moins repérables ?
3 « nanas »
7Je parlerai donc de trois femmes, écrivaines et savantes, en tâchant de mettre en avant le point de vue « situé » qui est le leur, c’est-à-dire un point de vue systématiquement féminin, qui bénéficie peut-être d’un privilège épistémique pour révéler (ou relever) les impensés qui structurent notre saisie de la figure de « l’écrivain-chercheur ». Ces trois femmes appartiennent toutes à la même génération : toutes trois nées en France au milieu les années 1960, elles occupent aujourd’hui une place consacrée au sein de l’Université, dans trois pays différents.
8Nathalie Piégay (1965) est professeure ordinaire de littéraire française moderne et contemporaine à l’Université de Genève ; Laure Murat (1967) est « distinguished professor » au Département des langues européennes et des études transculturelles de l’Université de Californie, à Los Angeles (UCLA) ; Tiphaine Samoyault (1968) est directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, directrice du CRAL, Centre de recherches sur les arts et le langage. Bien que les milieux d’origine et les parcours diffèrent, apparaît, même de façon lâche, un « effet de génération » qui les situe dans une même séquence intellectuelle : même ville de formation (Paris), mêmes écoles (École normale supérieure, EHESS), mêmes concours et diplômes (agrégation, doctorat), même socialisation et effet de politisation par les revues, lesquelles scandent une participation active dans le débat culturel contemporain2.
9Trois chercheuses, dont je voudrais rapidement indiquer le poids et l’importance dans le champ des études littéraires. Dans une perspective comparatiste, Tiphaine Samoyault a d’abord commencé par travailler sur la « forme » du roman, en cherchant à caractériser ce qui faisait toujours son « excès » : non-genre en soi, ou synthèse de tous les genres à la manière d’un pot-pourri, le roman est toujours l’asocial de la littérature, sa part indomesticable et libre, un lieu d’accueil par excellence où tout langage excessif trouve refuge (Samoyault, 1999). Ses recherches ont ensuite creusé différentes questions liées au roman et à ses mutations : la question du temps et de la mémoire qu’elle a d’abord scruté du côté de l’intertextualité (Samoyault, 2001) avant de consacrer un essai plus libre aux arts du temps à travers le motif de la montre cassée (Samoyault, 2004). Depuis quelques années, elle s’intéresse aux « ailleurs » de la littérature et aux tensions qui polarisent le champ des pratiques langagières entre lieux hégémoniques et tiers-lieux minoritaires (littératures post-coloniales, langues invisibilisées, violence de la traduction) (Samoyault, 2020). Cette perspective l’a conduite à ouvrir récemment un vaste chantier de recherche sur la reformulation du concept d’autorité qu’elle oppose de façon tactique à la « moindre autorité », perçue selon elle comme une maîtrise en partage, apte à retourner les seules injonctions verticales. Nathalie Piégay, spécialiste de littérature française du premier vingtième siècle, offre un profil moins éclectique : l’ensemble de ses travaux et publications s’intéressent à la littérature et la fiction comme productrices de « savoirs » : savoirs sur elle-même (par le jeu des citations, des reprises, de l’intertextualité) (Piégay, 1996), savoirs embarqués sous formes de dispositifs donnant à la fiction un surcroît d’ordre référentiel (l’insertion de l’archive qui donne lieu à des figurations de l’enquête dans la narration) (Piégay, 2012), savoirs fictionnalisés (lesquels miment, à l’intérieur des romans, une érudition de nature imaginaire, tant dans ses contenus – faux auteurs, faux livres, fausses bibliomanies – que dans ses dispositifs formels – pastiches philologiques, mises en abîmes de la figure du lecteur sous les traits du critique, œuvres de forme encyclopédique) (Piégay, 2009). Laure Murat n’est pas une universitaire dont le champ disciplinaire est l’étude de la littérature. C’est en spécialiste de la question du genre et des sexualités, qu’elle va intégrer la recherche universitaire en soutenant une thèse sur le « troisième sexe » (2006), avant de publier le premier ouvrage sur le mouvement #Metoo en 2018 (Murat, 2018). Historienne des idées et des mouvements culturels, c’est donc par ce biais qu’elle aborde progressivement le champ littéraire en s’intéressant à des figures féminines oubliées de l’entre-deux guerre, Adrienne Monnier et Sylvia Beach, éditrices et libraires dans le quartier de l’Odéon (Murat, 2003) ; puis en menant une longue enquête sur l’acte de la « relecture » auprès d’une centaine d’écrivains français contemporains (Murat, 2015) ; la « relecture » est d’ailleurs au cœur de la réflexion continue qu’elle mène sur La Recherche du temps perdu depuis plus de 20 ans, roman dont elle est littéralement « familière » en raison de son éducation aristocratique et de ses aïeux qui ont été les contemporains et les modèles directs de Marcel Proust (Murat, 2023).
10En choisissant d’appeler ces trois chercheuses des « nanas », en affichant ce mot dès mon titre dans une forme de collectif pluriel, je mesure ce qu’il peut avoir d’ambigu, voire d’un peu provocateur, surtout dans un contexte de forte polarisation de la question du genre, non seulement dans la société mais aussi dans le champ de la critique littéraire.
11Une « nana », dont l’emploi est attesté dans le langage argotique au milieu du XXe siècle (1949), désigne à l’origine une courtisane, une femme légère, entretenu par un souteneur. On dit que le mot est une antonomase (par dérivation le nom propre est devenu un nom commun), formé par référence au roman de Zola, Nana, lequel désigne le personnage éponyme qui est au cœur de l’histoire : Anna Coupeau, dite « Nana » par usage diminutif à valeur hypocoristique, née dans la misère ouvrière et prostituée connue du grand monde parisien. Le mot perd ensuite son sens strictement péjoratif pour qualifier, de façon extensive, dans le langage familier, une jeune fille ou toute femme de façon non discriminante. Peu à peu la connotation négative disparaît en s’inversant : le mot devient un étendard discret du féminisme au tournant des années 60-70, moment où naissent précisément nos trois écrivaines-chercheuses. C’est ainsi que l’artiste Niki de Saint Phalle prône le « Nana Power », en libérant la représentation des femmes de toute forme de gravité : ses sculptures géantes, aériennes, colorées et rondes redonnent au féminin un terrain de jeu émancipé du canon esthétique et du regard assignant du patriarcat ; à la même période, le journal de bande dessinée « Ah ! Nana », adapté des Wimmen’s Commix, défend la cause féminine en neuf numéros militants qui seront vite censurés au Journal officiel ; en 1970 également, Léo Ferré chante la « The nana » sur l’album Amour anarchie et donne une évocation à la fois très érotisée mais aussi très libératrice du corps féminin.
12Cette revalorisation du terme jadis dévalorisé suit le même processus de redressement sémantique qui affecte les désignations infâmantes des groupes minorés (les femmes, les homosexuels, les personnes racisées). Aujourd’hui, le mot « nana » est presque devenu irrepérable dans le vocable des jeunes générations de femmes : ni injurieux, ni valorisant, il n’est tout simplement plus usité. On est de la « team » ou on est des « meufs », on se dit aussi « frères » dans une exigence non binaire, mais presque jamais des « nanas ». J’en garderai toutefois l’usage à l’endroit de mes autrices, pour trois raisons assez simples : d’abord, parce que le mot « nana » fonctionne comme un marqueur générationnel qui contient – on l’a vu – nos trois écrivaines ; ensuite, par esprit de jeu, dans une forme de clin d’œil à l’un des titres de mon corpus : 3 nanas de Nathalie Piégay qui tresse les fils de trois biographies d’artistes femmes ; enfin, car je voudrais le penser comme un mot qui fait contraste, que je situe volontairement en deçà (ou à côté) du vocabulaire dominant des luttes contemporaines, lequel a fini par constituer un véritable dictionnaire des colères et des revendications féminines, entraînant dans son sillage une reconfiguration très genrée du champ littéraire, avec ses droits d’entrée et ses figures de proue : la « nana » n’est donc pas de façon affichée la « femme puissante » (Ndiaye, 2009) ; elle n’est pas non plus réductible à l’élan des nouvelles « sororités » (Delaume, 2019) ou des « sorcières » revendiquées (Cholet, 2018) ; elle est peut-être post « #Metoo », mais son écriture n’y trouve pas son origine ni sa stricte définition. Dans la légèreté apparente du mot, comme dans son pluriel où résonne quelque chose de la bande enfantine, se joue donc une forme de repli, à l’écart des prises de paroles autoritaires, ou contre-autoritaires.
3 tierces formes
13Ni récits d’ordre purement fictionnel, ni enquêtes savantes en bonne et due forme, les trois livres que j’ai retenus sont des ouvrages de forme hybride où les deux figures de l’écrivaine et de la chercheuse se regardent, se jouxtent et parfois se superposent. C’est en ce sens qu’ils m’intéressent, car ils illustrent peut-être cette « tierce forme » que projetait déjà Roland Barthes dans ses derniers livres, quand il questionnait lui-même les devenirs de son écriture, dans une dynamique évolutive qui saurait fondre ses travaux de recherche dans une forme plus libre, où la matière intellectuelle aurait partie liée au « romanesque », en intégrant les écarts propres à la subjectivité et à l’imaginaire (Barthes [1978], 2002). C’est donc au sens presque littéral qu’il faudrait entendre l’expression « tierce forme » que je reprends ici : car la tierce partie (ou le tiers) c’est à la fois l’« autre » (la forme étrangère, celle qui est exclue, celle qui n’est pas liée au contrat qui régit les forces en présence) et la « troisième » (celle qui est capable, potentiellement, d’accomplir la synthèse entre deux termes ; pour nous la réunion de deux écritures qui a priori s’excluent : l’écriture fictionnelle et l’écriture intellectuelle).
14Publié en 2013, Bête de cirque de Tiphaine Samoyault se classe dans la catégorie très ouverte du « récit », comme le mentionne la discrète indication générique sur la page de titre. Ce degré d’ouverture lui vaudra d’emblée une réception plurielle. Le curseur, selon les intentions des lecteurs, pouvant être déplacé soit du côté du roman (ce que fait par exemple Philippe Forest (Forest, 2013) quand il en rend compte pour le magazine Art Press, en saluant la singularité d’un livre irréductible à toute forme trop simple de résumé, gage pour lui d’une « formule plus perplexe » dans laquelle s’invente avant tout un « roman » qui prophétise notre présent), soit du côté du témoignage d’une intellectuelle (le livre étant alors davantage perçu comme l’essai d’une universitaire sur les thèmes croisés de la honte, du rapport à l’histoire et de l’engagement). L’ouvrage de Tiphaine Samoyault joue à l’intérieur de cette irrésolution, puisque son propos sous-jacent consiste précisément à réfléchir à ce qu’est une juste place dans le monde, un juste engagement, en regard des places que l’histoire, la société ou le genre nous assignent. Il déconstruit alors la longue liste des « rôles » qu’elle s’est forcée à tenir pour satisfaire – à ses yeux et à ceux du monde – cet idéal : intellectuelle engagée en mission d’enseignement à Sarajevo, bonne mère en charge de l’éducation de son enfant dans un quotidien d’écriture, bonne épouse devant tenir son rang face à un mari pervers, bonne théoricienne dans un champ politique à réinventer, bonne écrivaine dans un milieu d’hommes. Or, à force de vouloir correspondre à une place, on ne fait qu’imiter, on ne fait que « singer » ce qu’on n’est pas : le motif du singe savant, « bête de cirque » honteuse par excellence, est ici central. Livre des places et livre des hontes, le récit se clôt sur un éloge de la déterritorialisation et de l’identité hors sol, comme possible modèle d’émancipation3. Si ce livre est important dans le trajet d’écriture de Tiphaine Samoyault, c’est qu’à mon sens il défend cette valeur de l’entre-deux – de la forme toujours tierce – qui mobilise aujourd’hui à la fois ses terrains de recherche (l’entre-deux langues avec ses essais sur la traduction, l’entre-deux auctorial avec ses recherches sur la moindre autorité, l’entre-deux livres avec ses réflexions sur la circulation, la reprise intertextuelle et la réécriture) et ses pratiques d’écriture (toujours mixtes, avec cette pluralité assumée qui tient lieu d’œuvre dans un champ littéraire où l’occupation des espaces symboliques a muté – comme son article ici publié sur « des écritures » le prouve justement).
15Proust, roman familial a reçu en France le prix Médicis de l’essai en 2023. Ce couronnement place de facto le livre de Laure Murat dans le registre du discours sérieux, de l’intervention d’ordre universitaire. Publié dans une maison grand public (Robert Laffont), il en conserve les codes et ne trompe pas sur son horizon d’attente présumé. Ici, c’est bien la mise en scène de l’enquête qui prévaut et qui donne le ton de l’ouvrage : Laure Murat établit des chiffres et des statistiques (notamment sur l’évolution du lectorat proustien et des vente cumulées de La Recherche du temps perdu), elle mobilise les archives (gazettes et coupures de presse contemporaines de Proust ; archives de la police de Paris d’où elle extrait une enquête de mœurs impliquant Proust dans un bordel pour hommes), elle rappelle enfin l’évolution de ses propres recherches depuis sa thèse sur le « troisième sexe » jusqu’à cette publication sur Proust4. Par ailleurs, l’appareillage critique et les sources s’affichent en bonne et due forme : épigraphes, chapitres distincts, notes de bas de page, bibliographie, index des noms propres. À cela, on ajoutera un objet d’enquête unique : la sémiologie du monde aristocratique menée par Proust mais relue à la lumière des études culturelles (sur le genre, sur les minorités) et de la pragmatique de la lecture littéraire. La thèse qu’elle défend est alors la suivante : comment Proust, par la puissance de sa fiction, a permis à l’autrice de se réaliser sur deux plans : sur le plan social, en lui faisant voir le monde social d’où elle était issue, et auquel l’expérience trop familière l’avait rendu aveugle ; sur le plan intime, en lui faisant percevoir, grâce à la thématisation proustienne de l’inversion, combien le sujet minoritaire (l’homosexuel) pouvait être universalisé, et donc être vecteur d’émancipation. Mais ce livre est aussi plus qu’un essai dans le sens où il le déborde par sa dimension autobiographique, laquelle est ici bien plus qu’un expédient désormais classique dans les sciences humaines, notamment dans ces égo-histoires où les écritures du savoir aiment se frotter aux écritures de soi. Cette singularité extrême vient du fait que Laure Murat relit Proust de manière « embarquée », mieux qu’un journaliste qui serait infiltré dans le monde proustien, puisque par le jeu des généalogies (Luynes et Murat) elle se retrouve « comprise » (littéralement) dans l’aristocratie dépeinte par Proust5. Ce jeu incessant de recouvrement brouille le partage du réel et de la fiction, et brouille en retour le partage des registres savants et fictionnels qui se chevauchent dans le livre : celui que Laure Murat cherche à comprendre (Proust) la comprend malgré elle ; l’enquêtrice se retrouve enquêtée dans la fiction qu’elle lit. Là est peut-être la tierce-forme que j’indiquais, dans cette dimension extrêmement jubilatoire de l’essai qui dérive dans un jeu permanent d’inversion en reprenant le motif proustien du kaléidoscope.
16Le dernier ouvrage de Nathalie Piégay, 3 nanas, dont le titre m’a inspiré, place l’autrice sur un terrain disciplinaire où on ne l’attend pas : l’histoire de l’art et de ce qu’elle appelle le moment de l’invention de la « sculpture autobiographique », à travers les figures croisées de Niki de Saint Phalle, Louise Bourgeois et Annette Messager. Le récit enchaîne trois esquisses biographiques, en mettant l’accent sur les lieux et les moments charnières de leur carrière de plasticienne, en s’autorisant parfois des allers-retours sur les diagonales du temps. La partie consacrée à Niki de Saint Phalle – l’inventrice des « Nanas » – est la plus substantielle et la plus informée ; les deux suivantes (sur Bourgeois et Messager), sont progressivement plus économes, mais aussi plus libres dans la convocation qu’elles font des données factuelles. Le lecteur ressent alors un glissement progressif de l’autrice vers la biofiction, genre littéraire que la chercheuse Nathalie Piégay a par ailleurs bien analysé dans ses travaux sur le récit d’archives ou l’érudition imaginaire. L’une et l’autre, chercheuse et écrivaine, s’échangent alors les places dans le récit. L’appareil critique, s’il est présent à travers la courte bibliographie finale et les renvois – à même le texte – aux sources qui ont nourri l’écriture (archives sonores, archives filmiques, pages internet, pièces de musée, correspondances, etc.), il est là pour susciter la figure de l’écrivaine enquêtrice et non plus pour garantir la scientificité de la critique. Ce sont ces seuils – ces zones d’hybridation entre la part attestée et la part imaginaire – qui cimentent alors cette tierce-forme. Symétriquement à cette reprise en « écrivaine » des analyses qui ont jadis étoffé ses réflexions savantes sur l’archive, l’érudition, l’enquête ou la biofiction, Nathalie Piégay reprend aussi en « chercheuse » les motifs qui ont nourri ses premiers romans. Parmi eux, évidemment, la secondarisation des femmes non seulement dans la sphère sociale, mais aussi dans l’histoire des idées et de la création. Dans 3 nanas, le principe formel que relie ces trois artistes est celui du tissage ; Nathalie Piégay reprenant ainsi dans l’économie poétique de ce livre le geste de plasticienne qui les identifie (Saint Phalle comme Bourgeois ou Messager, sont en effet des artistes du tissu, de la couture, du patchwork) ; la représentation symbolique commune à leurs œuvre est d’ailleurs l’araignée, que l’autrice aime à repérer, en passant de l’une à l’autre (une maille au-dessus, une maille au-dessous). L’araignée est aussi tueuse, quand elle est veuve noire : ce que sont Saint Phalle et Bourgeois dans leur violence anti-patriarcale. Ce que coud alors Nathalie Piégay c’est une farandole, ce sont les nanas entre « elles », dans cette énumération collective qui lance le livre et où le pronom vaut pour chacune – pour chaque fois « une » femme – indépendamment du référent qui les désigne6.
Moindre autorité
17Où sont donc les femmes savantes qui écrivent ? Elles sont là, dans ces tierces-formes qui précisément troublent l’assignation stricte à un type particulier d’écriture, à une forme d’auctorialité au singulier (la chercheuse ou l’écrivaine). En refusant la loi du « genre » qui sépare d’ordinaire les deux figures, elles partagent leur autorité, elles la pluralisent, au risque calculé d’être prise en défaut d’autorité dans le jugement qui sera fait de leur œuvre.
18Ce défaut est peut-être un retrait – ou un refus par anticipation – des valeurs attachées traditionnellement à la notion d’autorité et de genre en littérature, dès lors qu’on les envisage sous le signe de la fixité. Comme le « troisième sexe », la tierce-forme trouble et l’unicité du genre et l’univocité autoritaire. Je partage cette intuition lumineuse de Christine Planté qui s’intéresse précisément au « genre » des genres littéraires. Tout en refusant de se laisser enfermer dans une vision genrée des genres littéraires (le roman sentimental est-il un genre féminin ? L’épopée est-elle un genre masculin ?), on peut admettre avec elle que « le système des genres littéraires se soutient d’un ordre du genre, et le perpétue, le conteste ou contribue à le faire évoluer » (Planté, 2018, p. 50).
19C’est dans cette perspective évolutive, peut-être, que travaille Tiphaine Samoyault dans sa réflexion sur la « moindre autorité », en déhiérarchisant l’ordre symbolique des genres et des pratiques d’écriture. La moindre autorité n’est pas une autorité au rabais, sans valeur et sans puissance de mobilisation pour les luttes à venir. Plurielle, collaborative, féminine, la moindre autorité se détache de la figure patriarcale du maître trop visible. Moins disciplinée, moins disciplinaire aussi, « l’écrivaine-chercheuse », la nana comme je l’ai présentée ici, entend se placer là : au croisement, au tissage des voix et des pratiques, dans « des écritures » dont la mosaïque fait œuvre.