Colloques en ligne

Régine Jomand-Baudry Moulin

(S’) ennuyer dans Les Lettres de la Marquise

1     Dans sa thèse qui paraîtra prochainement sous le titre : L’éclat du libertin : esthétique de la séduction dans le roman du XVIIIe siècle1, Dominique Hölzle met l’accent sur la question de l’ennui dans le roman galant du XVIIe siècle et dans le roman libertin dont il est une évolution au siècle suivant. Avant de développer son analyse2, Dominique Hölzle distingue deux sortes d’ennuis : l’un, disons plus circonstanciel, serait lié à des causes extérieures qui influenceraient de manière passagère l’état psychologique du sujet, l’autre bien repéré par les moralistes et les philosophes du grand siècle (notamment Locke), relèverait d’une disposition intérieure du sujet, d’une souffrance fondamentale de l’âme, d’un état mélancolique préalable, auquel il convient de trouver des moyens de dépassement. S’appuyant sur des penseurs comme Pascal qui font de l’ennui la source des conduites de divertissement de la société mondaine et sur l’esthétique de l’effet de l’abbé Du Bos, Dominique Hölzle, dans le cadre qui est le sien, en fait l’explication du comportement des personnages de libertins dans le corpus de romans qu’il étudie, de Crébillon à Laclos.

2     En effet, « l’ennui est un leitmotiv chez Crébillon », comme le remarque Catherine Ramond dans son ouvrage Les Mouvements du cœur dans les « Lettres de la Marquise »3. C’est une question qui le hante et pas seulement sur le mode de la représentation psychologique des personnages de ses récits, mais dans la manière même dont il conçoit son esthétique. Pour lui, le geste d’écrire se pratique dans le souci permanent de sa réception et de sa lecture. L’acte d’écrire est inquiet : il est constamment mis en danger par le risque de manquer son but, de déplaire, pire d’ennuyer. Que ce soit sur le mode ludique dans les contes (voir la titrologie interne de Tanzaï ou du Sopha par exemple) ou réfracté dans les intrigues des œuvres qui mettent très régulièrement en scène des situations de contage, ou encore expression du sentiment par le personnage de roman, la récurrence des occurrences de l’ennui ne peut manquer de nous conduire à nous interroger sur la valeur à leur accorder.

3     Bien que les Lettres de La Marquise appartiennent à ses débuts dans la carrière d’écrivain, ce roman ne fait pas exception, avec pas moins de 56 occurrences repérées des mots de la famille, selon une distribution qui met en avant l’emploi du verbe (sous la forme réfléchie ou non, 34 occ.) et celui du substantif « ennui » (13 occ.) et enfin de l’adjectif  (7 occ. plus 2 pour l’adjectif substantivé : combien d’ennuyeuses relations dans la société fréquentée par la marquise !). La principale victime de l’ennui est évidemment l’épistolière elle-même qui exprime ce sentiment le plus souvent sous la forme d’une plainte récurrente, ou qui craint de le provoquer chez son destinataire, mais le comte n’en est pas exempt : réfractés dans les lettres, les jugements de l’amant sur la constance notamment et ses « aveux » d’ennui sont relayés par l’épistolière. Il s’agit donc d’une question centrale, qui accompagne l’interaction et parfois même la détermine.

4     L’examen de ces occurrences4 dans leur contexte permet de dire qu’elles sont associées à trois grands domaines : l’espace social de la mondanité auquel appartiennent les protagonistes du roman, le domaine de l’amour-passion et enfin l’interaction épistolaire en elle-même. J’étudierai ces trois points successivement.

5     La première question à laquelle je tenterai de répondre est celle de la nature de l’ennui5 dans Les Lettres de la Marquise : s’agit-il d’un état passager procédant de causes identifiables ou au contraire d’un ennui consubstantiel à l’être auquel il est impossible d’échapper ? Y a-t-il symétrie entre l’ennui exprimé par le comte et celui exprimé par la Marquise ? L’ennui n’est jamais à proprement parler décrit dans le roman comme il le sera moins d’un siècle plus tard, mais seulement mentionné. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un thème. Pour le caractériser, il convient donc de prendre en compte le contexte de l’interaction dans lequel il apparaît et le discours sur ses causes et ses conséquences. La seconde question qui m’intéressera ici, est celle de la présence de l’auteur dans son texte. On a pu lire dans la critique récente que Crébillon disqualifiait son personnage principal par excès de composition (en substance, on peut résumer cette thèse ainsi : « la marquise est composite, construite de pièces et de morceaux, c’est un échec »), et qu’il désinvestissait son œuvre de sa voix, ce qui avait pour conséquence de produire chez le lecteur au moins une ambiguïté interprétative agaçante, pire le sentiment d’une valse-hésitation entre plusieurs modèles mal raboutés6. En faisant de l’ennui et des antidotes proposés par le récit épistolaire le centre d’une réflexion esthétique, je me propose de reconsidérer ces interprétations.

6     « Venez me délasser de l’ennui du précieux ! » s’écrie la Marquise dans le billet qui suit la lettre 55 (185)7. Cet appel à l’aide en forme de prière pressante qui est aussi un trait d’esprit8 est une sorte d’emblème du discours de l’épistolière sur l’ennui incarné dans des personnages : les fâcheux, les importuns sont « légion » dans le cercle aristocratique confiné que Crébillon a choisi comme cadre de son univers romanesque.

7     On a bien remarqué9 combien l’évocation des rituels sociaux (visites, dîners, conversations, spectacles) auxquels la marquise est elle-même soumise et se prête, faisait l’objet d’une satire piquante, de la part d’une épistolière qui ne manque pas une occasion de croquer cruellement leurs acteurs. Il existe dans les Lettres une petite galerie des ennuyeux. Outre les ennuyeux par nature (par exemple, l’ennuyeuse Mme de M*** annoncée par le mari, qui vient passer la journée avec elle, billet après L. 44 (145), ou la sèche marquise de la Lettre 64 qualifiée d’« immuable » (205) tant elle demeure étrangère au mouvement ambiant), outre le vieux commandeur qui indispose la marquise par ses ridicules assiduités (billet après L 5, 60), la cohorte des ennuyeux est surtout recrutée dans une catégorie sociale jugée inférieure, et définie avant tout par sa fonction professionnelle : les robins et les financiers (L. 32 qui contient six fois les mots de l’ennui, 114-115). Saisis dans une globalité qui les dépouille de toute identité propre, les robins sur lesquels la lettre se focalise finalement, même jeunes et entreprenants, échouent à susciter l’intérêt de la marquise qui risque une explication sociologique à leur fadeur : « je crois que l’habitude qu’ils ont de s’ennuyer à l’audience répand sur toutes leurs actions je ne sais quoi de fade, qui domine jusque dans leurs manières les plus évaporées. » (L32, 115). On n’échappe pas à l’influence des habitudes de sa profession, qui finissent par imprégner l’être et à uniformiser les comportements. Ce préjugé condescendant de la Marquise envers les robins, on le retrouve dans la transcription du récit du marquis son époux : examinant les lettres qu’il a dérobées à sa maîtresse, il y trouve parmi « les styles de toutes espèces », les « langueurs et ennuis d’un homme de robe » (155). Dans la lettre d’amour comme dans la déclaration verbale, l’ennui est devenu un trait définitoire, inséparable de leur être.

8     Les robins ne sont pas seulement inconsistants par profession, mais également parce qu’ils s’inscrivent dans l’opposition ville/campagne et plus précisément Paris/province. Si les fréquentations provinciales sont sources d’ennui (le voisin P***) et puisque le changement de lieu n’apporte en soi aucune distraction10, on ne s’étonnera pas dans ces conditions que l’arrivée de Saint-Fer, aristocrate de haute volée, qui appartient au cercle restreint des aristocrates d’épée, soit présentée comme un soulagement. Ce n’est pas seulement la gaieté qu’il introduit qui importe, ni le fait qu’il vienne reconstituer le clan aristocratique supérieur dans son mépris à l’égard des représentants de la magistrature, -et renforcer la position de la marquise-, mais son amitié avec le comte et sa proximité avec le couple d’amant, le place en position d’interlocuteur privilégié et même de double : par sa présence, le confident établit une sorte de trait d’union entre les deux amants.

9     Comme l’a bien remarqué Catherine Ramond11, la tentative de la marquise de s’adonner à la philosophie comme ressource contre l’ennui débouche sur un échec : le petit maître de philosophie à la mode qu’elle emploie un temps, est ridiculisé et ne parvient qu’à proférer « des raisonnements longs et ennuyeux » (141). D’une façon générale, aucun des hommes de métier aussi galant qu’il puisse être – car tous soupirent pour la marquise-, ne trouve grâce à ses yeux. L’affectation des beaux esprits au pédantisme obscur, au féminin (billet après la lettre 55, 185) comme au masculin, n’attire pas davantage ses faveurs.

10     Replacé dans le contexte de l’interaction épistolaire, le rejet des ennuyeux relève d’un acte de langage visant à susciter chez le destinataire une réaction réparatrice. Et même si la marquise déclare qu’« il n’est pas nécessaire d’être éloigné de ceux qu’on aime pour ne pas s’amuser de leur compagnie » (elle parle alors des robins, et des financiers, L32, 114), il est significatif que toutes ces protestations soient dans la lettre systématiquement associées à une demande de visite ou de rendez-vous au comte. Certes, le discours de la satire est créateur d’une connivence entre la marquise et son destinataire, il établit un espace qui les isole dans une solitude à deux, il reste que les plaintes de l’épistolière contre les ennuyeux se font entendre en priorité lorsqu’elle est séparée de son amant et lorsqu’elle a besoin de combler le vide suscité par son absence ; même masquées sous le voile de l’humour parodique, elles disent que personne ne saurait occuper sa place et résonnent comme des incitations à remplir une mission salvatrice : « Venez au plus tôt, par votre air guerrier, dissiper cette légion d’ennuyeux qui m’obsèdent » écrit-elle dans la lettre 32 (115) depuis sa campagne. Les ennuyeux sont en somme tous ceux qui l’éloignent du comte : la fiction de la lettre 51 en forme de conte de chevalerie où l’entrée du comte-chevalier dans un château et la solitude privilégiée des amants est mise à l’abri par « un seul géant du château de Berne » chargé de défendre « la porte contre les ennuyeux » (172) le dit assez.

11     La question de l’ennui appartient ainsi en priorité au domaine de la psychologie amoureuse. Il y a chez la Marquise le rêve d’une passion absolue, durablement intense, d’une passion immobile qui serait infiniment comblée par la coprésence des amants, un rêve formulé tardivement dans la lettre 63, mais que l’on peut saisir par bribes tout au long de la correspondance : « Que ne pouvons-nous dans un coin de l’univers, nous suffisant à nous-mêmes, libres de tous soins, inconnus de tous, ne voir renaître nos jours que pour les passer dans les plaisirs que donne une passion vive et délicate… » (202), et en même temps la conscience de son impossibilité. Ainsi, elle ne saurait se contenter d’un amour commun et tiède, comme elle l’écrit au moment où sa passion est au zénith dans la seule maxime évoquant l’ennui : « On s’ennuie quand on aime médiocrement » (L31, 112). Seule la version la plus intense du sentiment, dans sa fulgurance et son emportement, est jugée digne d’être vécue. Ses décalques modérés ne sauraient déboucher que sur la fadeur : l’ennui se développe dans la conscience d’une durée étirée, monotone et uniforme. La marquise a beau se moquer des déclarations d’amour précieuses et des romanesques chevaliers (L37, 123) à l’ancienne mode, si elle en refuse le formalisme, elle est bien proche de leur conception de l’amour.

12     C’est par rapport à cet idéal amoureux que nombre de soupirs d’ennui proférés par la marquise s’expliquent. Ainsi, le besoin irrépressible de la présence de l’amant, autrement dit la tension vers un amour fusionnel, est une cause récurrente de l’expression de l’ennui. Il scande les étapes de la séduction. Dès la Lettre 10, alors que la marquise n’a pas encore explicitement avoué son amour, elle déclare : « si vous saviez combien je m’ennuie, combien je vous souhaite » (68), et dans le billet qui suit la lettre 11, l’incompréhension feinte ou sincère de l’épistolière face au vide ressenti en l’absence du comte est formulée ainsi : « Je ne sais pourquoi je m’ennuie quand vous n’êtes pas là » (72). Dans ces exemples, la plainte d’ennui fonctionne comme le préliminaire qui prépare l’aveu proprement dit, il joue même le rôle de substitut de l’aveu d’amour. La répartition du vocabulaire de l’ennui dans le roman est elle-même significative : on ne trouve plus aucune occurrence au-delà de la lettre 61 : dans les Lettres 61 et 62, le refroidissement entre les deux amants peut expliquer cette disparition des occurrences. Ensuite, la perspective d’une longue séparation puis l’imminence de la mort exacerbent les sentiments, c’est alors le désespoir qui domine, puisque tout espoir d’entrevue disparaît. La langueur, qui est aussi indice de la maladie dont la marquise est affectée, vient alors relayer l’ennui. L’entrée dans le temps tragique a modifié la conception de l’amour et la relation à l’autre.

13     Après l’aveu explicite et avant les débuts de la liaison physique, l’ennui est présenté comme une conséquence de l’impossible entrevue (L27, 104  : « Je ne vous verrai pas. Que je vais m’ennuyer ! ») et le désir de voir l’être aimé domine tout autre commerce social. Il est le seul remède à la solitude et à l’ennui « Je ne sais pas si je fais bien de vous avertir que je suis seule ; mais je m’ennuie et je voudrais vous voir » (billet avant L28, 105). D’ailleurs, la plainte d’ennui culmine au moment le plus intense de la passion. Dans ces appels réitérés et presque ressassants, l’autre est bien cet « unique nécessaire », seul capable de combler le vide et de réaliser le rêve fusionnel.

14      L’ennui s’installe précisément là où l’expérience de la réalité vient mettre à bas l’idéal. Il est significatif à cet égard que pour la marquise, le sentiment d’ennui soit un critérium utilisé pour évaluer l’intensité de l’amour de chacun des amants et pour les comparer. En effet, des deux amants, qui aime le plus ? En pâle décalque de Junon12, la marquise s’interroge et répond à cette question dans la lettre 31 (les amants sont alors séparés) par une nouvelle illusion, celle d’une réciprocité parfaite et exacte. Après avoir comparé les effets de l’absence sur l’un et l’autre, elle déclare :« Vous me dites que vous vous ennuyez, je n’ai d’heureux moments que ceux que j’emploie à penser à vous » (112). Fausse symétrie aussitôt réinterprétée dans la lettre suivante où le doute s’installe : « La vivacité de mon amour me fait trouver de la langueur dans le vôtre, il me semble que vous ne devriez pas me laisser dans l’ennui de ma solitude » (Lettre 32, 114)13. L’ennui est le signe de l’impossible actualisation de l’absolu, qu’il s’agisse du rêve de co-présence, ou de l’illusion d’une intensité également partagée du sentiment amoureux.

15     La dissymétrie entre les deux amants s’exprime également à propos de la fameuse question de la constance, sujet privilégié des discussions de salon, et point de discorde entre les protagonistes. Bien que la marquise prétende connaître les lois naturelles de l’amour, qu’elle sache qu’il ne résiste pas au passage du temps, qu’elle en fasse l’expérience et qu’elle en connaisse les risques, ce n’est que dans la lettre 62 qu’elle écrit : « La constance n’est qu’une chimère, elle n’est pas dans la nature » (199). Jusque-là, elle persiste dans la position idéaliste contre la position libertine du comte favorable au mouvement et au change. Certes, son discours sur la constance est fragmenté et parfois contradictoire : il comporte des prises de position péremptoires dès le début de la correspondance et des volte face. La fanfaronnade de lettre 1 en est un exemple : « je ne trouve pas d’ailleurs que la constance soit un plaisir si vif qu’il puisse tenir lieu de tous ceux qu’il empêche de prendre » (50). Un autre exemple figure dans la Lettre 33 qui est le résultat d’un mouvement d’humeur après une tromperie du comte (il a emmené des filles d’opéra à la campagne) : « Je me piquais autrefois d’une constance qui ne pouvait manquer de nous ennuyer l’un et l’autre. Je change de système en nous donnant carrière sur toutes nos fantaisies » (116), où elle rétablit une symétrie dans le libertinage ; mais cette position est démentie dans les lettres suivantes. Si l’on examine chacune de ses déclarations selon l’éclairage du contexte, on distingue aisément les propos qui relèvent de la pose ou du discours de vengeance, du système de valeur auquel elle se réfère véritablement. Ce sujet est d’ailleurs mis en débat dans la lettre 38 où la marquise querelle le comte qui a déclaré en société son ennui pour la constance. La réponse de la Marquise est significative : elle vise à construire par la persuasion une image fictive idéale de son amant (il l’adore, dit-elle) et à le convaincre de l’impossibilité dans la situation où il se trouve de professer l’inconstance.

16     Si tous ceux qui font obstacle à la passion sont réputés « ennuyeux », cela ne veut pas dire pour autant que la relation amoureuse, lorsqu’elle s’accomplit dans la présence, est épargnée par l’ennui. Cette question de la manière dont l’amour est capable d’affronter le temps14 se pose assez naturellement au début de la seconde partie, dans la lettre 45 ; la marquise mentionne alors que le comte s’ennuie en sa compagnie : « Vous fûtes froid vous-même toute la journée, vous ne saviez que me dire, et vos yeux en me regardant n’exprimaient qu’un ennui et un dédain qu’il paraissait que vous ne vouliez pas cacher » (146) et plus loin « Ne vaudrait-il pas pour moi, que profitant de votre indifférence, je me dégageasse d’une passion qui vous ennuie, et qui me devient odieuse »15 (147)  L’ennui effectif a changé de camp, il apparaît alors comme le symptôme du désamour et comme les prémisses d’une rupture prochaine.

17Si l’adhésion du comte à une conduite de l’inconstance semble bien relever du besoin de divertissement propre aux libertins, s’il est l’une des conduites parmi d’autres destinée à éviter le malaise existentiel des mondains décrit par D. Hölzle dans sa thèse, pour la marquise, l’ennui est d’une autre nature. Il est entièrement lié au sentiment amoureux, à son développement, à ses circonstances et surtout à son adhésion à une conception idéale de la passion. Il est assez intéressant de revenir sur l’interprétation de la lettre 40 qui décrit la vie antérieure de la marquise et son état de tranquillité et d’indifférence à l’amour d’alors, comme son accommodement aux règles de la société qui est la sienne. Et là je m’inscrirai dans les pas d’Yves Citton dans son article sur « L’idiotie amoureuse »16, qu’on pourrait aussi bien nommer avec Andrzej Siemek « la plénitude sentimentale » d’un personnage mû par « un idéal de perfection ». En se fondant sur la lettre 64 où « la marquise déplore la généralisation des infidélités à Paris », Dominique Hölzle note dans sa thèse que la marquise de Crébillon appartient à la catégorie des « nobles nostalgiques qui croient encore à l’honnêteté, à des principes rigides et intangibles17 ». La marquise souffrirait d’une sorte de bovarysme18 avant la lettre, déclenché par l’expérience de la passion. Au fond, toute son action, écrire, consiste à faire coïncider idéal et réalité le plus longtemps possible. L’ennui apparaît inévitablement dans les prises de conscience de la discordance entre les deux. À la lumière de la question de l’ennui, Crébillon met en présence dans son roman, une amoureuse passionnée et un libertin typique. Dans ce cadre, les Lettres répondent à une double finalité contradictoire : exprimer la passion de l’épistolière tout en répondant à l’angoisse existentielle du libertin.

18      « Mes lettres sont ennuyeuses » : soupire la marquise (L36, 123) dans un retour sur son écriture qui oscille entre l’auto-mortification et l’acquiescement préventif, réponse à une éventuelle critique. Les Lettres de la marquise pourrait-elles donc ennuyer ? Mais d’abord, quel statut l’épistolière elle-même accorde-t-elle à l’acte d’écrire ?

19     Si l’une des sources de l’ennui de la marquise est l’absence, la lettre est l’instrument privilégié pour remplir ce manque et recréer dans le geste de l’écriture même, par l’adresse qu’il contient, une illusion de présence. L’écriture est assimilée à une parole, elle en est le prolongement in absentia ou le substitut, elle adopte la syntaxe et le rythme de l’oralité et comme l’a bien vu Sarah Legrain, elle « mime » assez fréquemment « l’échange verbal19». La fréquence du verbe « parler » pour désigner l’échange en est un des indicateurs. L’épistolière fait souvent comme si l’interaction n’était pas différée par l’absence du destinataire.

20     Dès la lettre 1 alors même que la marquise se refuse encore à prendre conscience de son penchant pour le comte (ou à l’exprimer), lui écrire est assimilé à un amusement : « Je n’avais rien à faire quand je l’ai reçue [votre lettre] et je me suis amusée à vous écrire » (51). Je voudrais appeler l’attention sur ce verbe très fréquent dans le roman, et sur lequel je reviendrai. S’amuser est souvent chargé d’exprimer la délectation que procure l’écriture à l’épistolière ; le verbe et ses dérivés fonctionnent comme une sorte de contrepoint à l’ennui. Nombre d’indices concordants indiquent ce plaisir de la marquise. Outre le nombre des lettres, le moment de leur rédaction de jour comme de nuit (L 15 où elle dit qu’elle « a passé une partie de la nuit à [lui] écrire », 80), la vivacité du style perceptible notamment dans les passages satiriques et dans les contes. On peut souligner en outre la difficulté récurrente de la marquise à finir ses lettres (« Adieu encore un coup », L 5, 59), L. 18 où « Adieu » est répété à deux phrases de distance (87)). Le métadiscours formule cette difficulté à rompre le fil : « Mon Dieu, que j’ai de peine à finir  » (L. 38, 127). Ce sont ensuite les commentaires sur la longueur de la lettre qui sont significatifs d’une écriture qui déborde comme un flot impossible à contenir : « Je parle trop longtemps » (L 5, 59) et cette déclaration en forme d’excuse où l’épistolière éprouve le besoin de se justifier : « Ce n’était pas la peine de faire une si longue lettre, mais je m’ennuyais, j’ai pris la plume sans avoir d’idée bien déterminée […] J’ai commencé avec distraction, j’ai continué de même, et voilà pourquoi je vous ai fait tant de discours inutiles » (L 38, 127), « Adieu, je vous écrirais jusqu’à demain si je n’entendais venir la prude Mme de *** » (L 19, 89) ;  et la même idée traduite en termes temporels : « mon Dieu, le croiriez-vous, il y a cinq heures que j’écris. Que ma lettre est longue ! » (L 47, 163). Enfin si cette irrépressible logorrhée20 est le signe de l’enthousiasme de la passion et du plaisir de la marquise, son métadiscours reflète bien la conscience qu’elle a des risques encourus, notamment lorsqu’elle souligne la disproportion entre ce déploiement de l’écriture et la modicité de son contenu : « Je parle depuis trop longtemps pour avoir si peu à dire », écrit-elle (L 5, 59), ouvrant du même coup sur la question du ressassement du discours amoureux. Les lettres viseraient-elles en priorité à satisfaire leur rédactrice ?

21     En palliant l’absence, en rétablissant une conversation, en maintenant le lien avec son correspondant, la lettre d’amour qui est produite hors de la morale sociale, outre la mesure du code de la correspondance amoureuse, semble toujours dépasser les intentions de la marquise, d’où son interrogation sur l’effet produit par ses missives (et leur contenu) sur le destinataire. Crébillon prête à la marquise une lucidité qui la fait « douter qu’il [le comte] [ait] assez de patience pour […] achever » la lecture de ses lettres, dès la lettre 36 (123). Elle parlera donc au comte comme à un amant certes, mais aussi comme à un lecteur. Comme à un amant : « Oui, mon cher comte, je n’aime que vous, je vous ennuie sans doute à vous le dire » (L. 43, 142). Mais comment éviter ou diluer l’inévitable effet de ressassement du discours amoureux ? En y insérant des formes nouvelles, susceptibles de maintenir son intérêt en tant que lecteur.

22     Ainsi, il est possible d’interpréter toutes les formes d’hybridité romanesque (les développements satiriques, les contes, l’autobiographie amoureuse du mari, les rêves), mais également la variété des tons, les « revirements », les « désordres » comme autant de moyens pour tenir en éveil son interlocuteur en le surprenant sans cesse. Dans cette perspective, l’éthos d’extravagante revendiqué par la marquise trouve un sens. Catherine Ramond notamment a bien remarqué la fréquence du vocabulaire de la folie dans les lettres, et la revendication que l’épistolière en fait. La déclaration de la lettre 13 est peut-être la plus significative de toutes par la prise de posture qu’elle implique : « Mais je vous l’ai promis, je serai quelquefois extravagante » (74). Il ne s’agit plus d’être en conformité avec le caractère de l’éternel féminin, d’être changeante et de tendre un miroir au libertin (« les femmes sont journalières » écrit-elle Lettre 23, 96), mais d’un au-delà de la norme qui cultive l’inattendu et retienne l’intérêt de l’autre, l’amuse. La lettre doit se faire surenchère pour fonctionner comme un coup de séduction permanent. Le discours amoureux dont la marquise use abondamment, mais dont elle connaît les limites, est déplacé, relayé par d’autres discours qui visent le même but.

23     L’écriture des lettres se place dans cette tension entre deux plaisirs qui ne se nourrissent pas du même aliment : l’abondance de la parole passionnée et le discours de la surprise destiné à satisfaire le destinataire21. On peut considérer cette conscience des effets de la lettre et les choix d’écriture de la marquise comme des traits visant à construire la cohérence du personnage.

24      Crébillon, comme on le sait, a produit relativement peu de textes théoriques séparés sur son art22. Il inclut généralement son métadiscours dans ses fictions assez souvent sous une forme dialoguée. C’est donc plutôt sous le masque, à travers les propos et les réactions de personnages comme le sultan et la sultane dans Le Sopha, comme Tanzaï et Néadarné auditeurs de l’histoire de la fée Moustache, ou encore dans des préfaces fictionnelles, qu’il met en débat ses réflexions ou ses interrogations critiques.

25     Dans la lettre préliminaire en tête de l’ouvrage, Crébillon a pris soin de mettre en scène une figure de lectrice en tiers qui aborde en termes esthétiques la question de l’ennui inhérente au genre de la lettre d’amour. Cette lectrice-éditrice critique moins les Lettres de la Marquise qui sont le résultat de sa sélection, que les recueils de lettres amoureuses en général qui malgré « la variété des sentiments » n’évitent pas « l’uniformité du fond » (48) : l’amour et encore l’amour. L’objectif de cette déclaration est avant tout de justifier les coupes réalisées dans les 500 lettres dont elle a hérité, en soulignant pour reprendre l’expression de Jean Dagen « ce que comporte de répétitif, de conventionnel, voire de rebattu, le matériau » « des Lettres amoureuses23 » ; ce qui est en cause ici c’est moins la monodie épistolaire en elle-même que l’inévitable ressassement dû à la quantité des Lettres. L’éditrice invite son correspondant à apprécier la différence entre un matériau initial brut et la composition qu’elle en a faite. Si l’on joue le jeu de la spécularité et si on considère l’éditrice comme une sorte de double de l’auteur, Crébillon nous inviterait donc non pas à critiquer ses lettres, mais à mesurer l’écart entre nos attentes, celles du lecteur de correspondances amoureuses, et la réalité de son roman. En soulignant le caractère rebattu de son sujet (qui sera pourtant l’unique sujet de toute son œuvre) et du genre qu’il a choisi, Crébillon indique indirectement à son lecteur les termes de son pari d’auteur : procurer du plaisir au lecteur par une écriture novatrice dans un genre particulièrement peu propice à l’invention. La lectrice de la Lettre préliminaire est quant à elle, tout acquise au genre : elle évoque son plaisir, loue le style des cinq cents Lettres, l’art de la négligence chez cette « femme spirituelle » (47), manière pour Crébillon de tendre au lecteur une image positive à laquelle il est convié à s’identifier. Mais la hantise de l’échec est cependant présente, elle fait écho au constat de la marquise que l’on peut lire aussi comme une crainte d’auteur : « Mes lettres sont ennuyeuses… ».

26     Il est possible de poursuivre le parallèle entre le personnage et son auteur car sans aller jusqu’à prêter à Crébillon le prétendu mot de Flaubert « La Bovary, c’est moi », on ne peut qu’être frappé des effets de spécularité entre l’auteur et son personnage. Le haut degré de réflexivité de l’énonciation épistolaire en est un signe, mais c’est la visée qu’il prête à la rédactrice qui est particulièrement significative et le lien littéraire qu’elle entretient avec son destinataire. Or Crébillon, dans toute son œuvre, est obsédé par la question de la réception24 qu’il met en scène constamment, par la question des « longueurs », par celle de la répétition qu’il pratiquera jusqu’à l’auto-parodie au carré, au point que sa confiance en la vertu régénératrice de la variation en est parfois ébranlée. Tout se passe comme s’il prêtait à sa rédactrice ses obsessions d’écrivain.

27     Le verbe « (s’) amuser25 » est fréquent dans le texte et plusieurs fois associé au domaine de la lecture/écriture26. Il fonctionne comme un antonyme de « (s’) ennuyer ». Une rapide incursion dans les dictionnaires du XVIIIe siècle le confirme : amusement dans le Trévoux de 1771 désigne « une occupation légère […] qui plaît, et qu’on prend pour éviter l’ennui, pour le distraire, pour moins penser à soi » et amuser est défini au premier sens par « divertir par des choses agréables, par des choses capables non seulement de distraire l’esprit, mais encore de lui procurer du plaisir ». Au second sens, le substantif équivaut à « une sorte de diversion », et au troisième à « une espèce de tromperie, pour gagner du temps en faisant de belles promesses et en donnant de fausses espérances pour éblouir les gens ». Parallèlement, le verbe peut prendre le sens de « tromper, repaître les sens de vaines espérances ».

28     L’amusement n’est pas seulement un moyen de plaire, de procurer du plaisir, mais aussi un moyen de dis-traire au sens étymologique, et surtout d’illusionner et de s’illusionner. Ce terme paraît intéressant à déployer pour évoquer la finalité du discours de la marquise qui se développe en fictions. Or s’il n’apparaît pas dans la Préface des Lettres, c’est précisément celui que Crébillon choisit pour définir quelques années plus tard, la finalité de l’écrivain dans La Préface des Égarements. Renouvelant le fameux credo classique (instruire et plaire), Crébillon use du couple : « instruire et amuser », accordant à l’objectif du divertissement une nuance qu’il ne possédait pas auparavant.

29S’il ne s’agit pas vraiment d’un thème, le sentiment de l’ennui est intéressant pour comprendre la construction du personnage de la marquise et le lien entre l’esthétique du roman et ce qu’il faut bien appeler la dimension esthétique que l’épistolière confère à ses lettres. On a souvent remarqué chez Crébillon la parenté de structure entre le discours amoureux et le discours politique27. Ce qui apparaît ici, c’est que la finalité du discours amoureux ne se distingue guère de celle de la littérature. Si Crébillon est une voix absente et là encore, un lien avec Gustave Flaubert (dont il conviendrait de préciser la nature) n’est pas impossible, on peut dire qu’il est « présent partout et visible nulle part ». À travers sa Marquise, c’est presque le reflet d’une figure d’écrivain qu’il met en scène. Peut-être en fait-il un peu trop : François Couperin disait : « Je préfère être touché qu’être surpris ». Entre les deux, Crébillon ne choisit pas, il tente de les faire tenir ensemble, c’est peut-être là l’une des marques de sa modernité.