Colloques en ligne

Alain Schaffner

Érudition et imaginaire dans Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret

Erudition and imagination in Autobiographie d'un poulpe by Vinciane Despret

1« […] Cette fuite loin de notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder et qui s’appelle l’érudition1 », telle est la manière dont Marcel Proust qualifiait, au début du XXe siècle, dans Le Temps retrouvé, ce rapport particulier au savoir qui lui semble de nature à éviter la confrontation directe avec l’existence et avec la création artistique. Dans son livre intitulé L’Érudition imaginaire, publié chez Droz en 2009, Nathalie Piégay rappelle que l’érudition « passion du détail et démon de l’exhaustivité » (2009, p. 73) a perdu aujourd’hui une bonne partie du crédit dont elle disposait autrefois :

Plus la littérature se conçoit comme autonome, moins elle accorde de prix à l’érudition. Non qu’elle ne fasse plus cas des savoirs ; mais elle ne les pense plus comme un élément extérieur à soi. La verticalité essentielle de l’érudition qui suppose transmission des textes, filiation des savoirs et des savants, patient établissement d’une tradition… fait place à une conception tout horizontale de la littérature, marqueterie de savoirs et de discours, réseau ou rhizome d’énoncés. Plus la littérature se pense comme langage autonome, moins elle pense le rapport aux savoirs et la question de la tradition. (Piégay-Gros, 2009, p. 7)

2Nathalie Piégay se livre alors à une analyse détaillée des fictions de l’érudition imaginaire, parmi lesquelles les plus connues sont sans doute celles de Borges et de Nabokov. Elle montre que l’érudition habite désormais la conscience des écrivains et devient la matière première de leurs livres :

L’érudition est affaire d’imagination, elle stimule l’invention et la création, elle s’implante dans les récits qui représentent des démarches savantes, des enquêtes érudites. L’érudition est alors doublement imaginaire : imaginaire parce qu’elle est mise en scène dans des fictions, mais aussi parce qu’elle n’est plus rivée au savoir objectif, à la source attestée, au détail vérifié. La référence érudite, la digression savante, le catalogue cité sont souvent apocryphes, ou du moins, mêlent le vrai et l’inventé, l’historique et le fictif. (ibid.)

3Vinciane Despret, philosophe, psychologue et éthologue, professeur à l’université de Liège, publie en 2022 un ouvrage au titre déconcertant : Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation. Cet ouvrage fait suite à plusieurs essais d’éthologie dont certains évoquent eux aussi un animal particulier : Naissance d’une théorie écologique. La danse du cratérope écaillé (1996), Penser comme un rat (2009), Habiter en oiseau (2019). La particularité d’Autobiographie d’un poulpe est de se présenter d’un côté comme un ouvrage de fiction et de s’enraciner de l’autre dans une érudition scientifique appuyée. La mention « et autres récits d’anticipation » qui figure dans le titre indique clairement un tournant fictionnel et une prolongation des interrogations des essais d’éthologie précédents sur le mode de « l’anticipation ». Simple fonction ludique ou dimension heuristique ? On s’interrogera ici sur les enjeux de ce passage à la fiction et de cette anticipation imaginaire à partir des connaissances scientifiques actuelles.

Un palimpseste narratif de récits animaliers

4Autobiographie d’un poulpe se présente explicitement comme le prolongement d’amorces fictionnelles trouvées chez une romancière et une essayiste, auxquelles il est explicitement fait référence dans des notes et des mentions dans le texte.

5La première amorce fictionnelle est une nouvelle d’Ursula Le Guin, autrice de fantasy et de science-fiction, connue entre autres pour être l’auteure du cycle de Terremer. La nouvelle en question se trouve dans The Compass Rose. Stories (1982), traduit en français par Les quatre vents du désir. Elle s’intitule : « The Author of the Acacia Seeds. And Other Extracts from the Journal of the Associations of Therolinguistics » (« L’auteur des graines d’acacia et autres extraits du Journal de l’association de Thérolinguistique »). La mention de cette nouvelle d’Ursula Le Guin datant de 1974 figure dans le glossaire2 qui ouvre l’ouvrage et dans les notes (Despret, 2021, p. 129) qui sont rassemblées à la fin. La nouvelle d’Ursula Le Guin, située dans la partie « NADIR » du recueil, s’ouvre par une section intitulée « Ms found in an anthill » (« Manuscrit trouvé dans une fourmilière ») et invente l’association de Thérolinguistique, dont Vinciane Despret reprendra le nom, dans une dynamique qu’on pourrait qualifier de transfictionnelle3. On y attribue une fourmi anonyme un message laissé à l’aide d’exsudations sur une trentaine de graines d’acacia, étrange message d’émancipation lu d’abord comme signifiant « Up with the Queen ! », et que le traducteur du message des fourmis propose, après une analyse approfondie, de rendre par « Down with the queen ! » soit « À bas la reine ! ».

6La deuxième amorce fictionnelle dont Vinciane Despret s’est inspirée pour l’écriture d’Autobiographie d’un poulpe est un texte de Donna Harraway, « The Camille Stories, children of compost », soit « L’histoire des Camille », dans Staying with the trouble, livre traduit en français par Vivre avec le trouble. Vinciane Despret revendique cette filiation dans les notes d’Autobiographie d’un poulpe4. Donna Harraway présente quant à elle son texte comme une fiction spéculative5 (SF, pour speculative fabulation en anglais) ; elle explique qu’il s’agit de sa version d’un texte élaboré en commun avec Vinciane Despret et Fabrizio Terranova, cinéaste, lors d’un atelier d’écriture de Narration spéculative du colloque de Cerisy de 2013 sur les Gestes spéculatifs6. Il s’agissait d’inventer des enfants, assignés à aucun genre, et de les conduire au fil de cinq générations humaines à partir du présent, en imaginant donc l’évolution correspondante de l’humanité et de ses conditions de vie – exercice particulièrement difficile, on le conçoit. Donna Haraway et Vinciane Despret imaginent donc des enfants au prénom épicène appelés Camille au fil de cinq générations7. La nouvelle imagine la naissance d’humains symbiotiques (les syms) vivant en symbiose avec des espèces vivantes ou, ce qui est encore plus surprenant, disparues8.

7Dans la continuité de ces deux amorces fictionnelles de nature différente – l’une est une pure fiction de traduction du langage animal, l’autre résulte d’une expérience de pensée imposée ou plutôt proposée – Vinciane Despret construit un livre composé de trois nouvelles qui ont plusieurs points communs. Chacune s’intéresse exclusivement au sort d’une espèce animale particulière (l’araignée, le wombat, le poulpe), ce qui bien sûr laisse imaginer la possibilité d’une suite à la série. Chacune fait intervenir l’association de thérolinguistique et tout un univers institutionnel de recherche qui nous est peu familier, et pour cause, puisqu’il s’agit de la « théroarchitecture », des « sciences cosmophoniques et paralinguistiques », etc. Chacune fait état d’une controverse scientifique non encore tout à fait close ou au moins ou en cours d’élucidation. Chacune s’intéresse à la possibilité d’une « culture animale », ou aux « origines animales de la culture » (Lestel, 2001) en explorant l’existence d’un point de vue animal (Baratay, 2012) ou de « discours animaux9 » (Milcent-Lawson, 2023) voire d’un langage animal comme l’indique d’ailleurs le titre d’un autre livre de Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ? (2012). Chacune développe un récit et s’interroge sur la portée du récit associé à une espèce en particulier par un décentrement évident de la perspective anthropocentrique puisque ce récit est aussi bien le récit sur l’animal que le récit de l’animal lui-même. Mais ce récit manifeste aussi « une fascination pour la science qui s’y trouve réenchantée, comme pour le savoir qui s’y expose avec évidence ; les personnages de savants, d’écrivains ou de chercheurs, leurs recherches en bibliothèque ou leurs quêtes de documents y trouvent place. » (Piégay-Gros, 2009, p. 105)

8La première nouvelle, intitulée « L’enquête des acouphènes ou les chanteuses silencieuses », est consacrée à l’histoire du professeur Frederic Lyman Wells10 victime d’une obsession pour les araignées11 avec lesquelles il essaie de communiquer de manière vibratoire par l’intermédiaire d’un diapason. Si le Dr Bishop, psychiatre, conclut à des acouphènes (nom savant des bourdonnements d’oreille), Tamara Cesnoceo, docteure en biotrémologie (science des tremblements du vivant) et le Dr Trovato, docteur en géopsychololgie, se fondant sur le témoignage des expérimentateurs, concluent quant à eux à une communication réelle avec les araignées résultant « d’un dysfonctionnement qui affecterait les araignées : ces dernières seraient victimes d’une surcharge d’ondes » (Piégay-Gros, 2009, p. 29) ; vivant dans une « cacophonie permanente », elles « crie(raient) en ondes. Et ce que nous sommes, avec nos prétendus acouphènes, ce sont des chambres d’échos du désespoir des araignées. » (ibid.)

9La deuxième nouvelle s’intitule « La cosmologie fécale chez le wombat commun (wombatus ursinus) et le wombat à nez poilu (lasiorhinus latifrons) ». Comme les araignées, les wombats existent bel et bien. Il s’agit d’une famille de mammifères marsupiaux qui vivent dans les forêts d’Australie où ils creusent de vastes terriers. Longs d’un mètre environ, ils pèsent plusieurs dizaines de kilogrammes. Il en existe trois espèces : le wombat commun, le wombat à nez poilu du Nord et le wombat à nez poilu du Sud. L’objet de cette deuxième nouvelle est prétendument de mettre en évidence « la fonction littéraire, symbolique et religieuses des murs fécaux chez les wombats » (ibid., p. 37) dont on pensait jusqu’alors qu’ils avaient pour fonction de marquer leurs territoires. Déborah Oldtim, présidente de l’association de théroarchitecture, est quant à elle d’un autre avis ; elle pense et démontre que ces constructions font apparaître chez ces animaux un « sens du sacré » (ibid., p. 57) et une sorte de sentiment religieux.

10La discussion portant sur les trois espèces de wombat dont les noms paraissent à première lecture invraisemblables (wombat au nez poilu du nord et wombat au nez poilu du sud ?) et la forme cubique des excréments (qui s’atténue ou disparaît quand ils sont en captivité), qui a tellement intrigué les scientifiques, tout cela est bien réel et a fait l’objet d’un article scientifique de 2019 de Patricia Yang et alii intitulé « Pourquoi et comment les wombat font-ils des crottes carrées ? » (la même scientifique ayant consacré en 2014 un article tout aussi improbable, mais bien réel, à la durée comparée de la durée du vidage de vessie chez les mammifères12). L’explication, pour les wombats, viendrait en fait des propriétés élastiques variables de la paroi intestinale de ces animaux. On voit qu’en matière de sciences du vivant, la parodie n’est jamais très loin de la réalité.

11Le troisième texte, intitulé « Autobiographie d’un poulpe ou la communauté des Ulysse », imagine la découverte dans les calanques de Cassis d’un texte d’une écriture inconnue inscrit sur des débris de poterie. Une jeune chercheuse nommée Sarah Buono est missionnée par la société de thérolinguistique pour essayer de traduire, avec un jeune Ulysse de la communauté napolitaine, symenfant d’une quinzaine d’années (de même que les Camille portent tous le même nom, tous les symenfants s’appellent Ulysse), le texte du poulpe dont la « traduction » (une seule page, qui figure deux fois dans le texte, p. 86 et p. 109) nous sera effectivement donnée dans la nouvelle. Après avoir découvert que les poulpes réintroduits après leur disparition sont devenus plus agressifs, que non seulement ils croient à la réincarnation mais se réincarnent effectivement et que leurs âmes cherchent des corps, la jeune femme décide, pour finir, de partager la vie des Ulysse en acquérant leur savoir et en vivant leur vie.

Un imaginaire érudit

12Le texte est pris dans un dispositif énonciatif particulièrement élaboré et ingénieux qui mime non seulement le texte scientifique mais surtout la dynamique d’échange et de validation (ou de refus de validation) de la science en train de se faire, à la manière de Bruno Latour et Steve Woolgar dans La Vie de laboratoire (1979).

13De manière un peu surprenante le livre commence par un glossaire qui définit trois termes qui organisent l’environnement institutionnel scientifique :

  • La géolinguistique, dans une définition élargie, « étudie les langues des communautés vivantes et parfois même non vivantes – quoique les dernières découvertes plaidant en faveur de l’existence de langages chez les non-vivants continuent de faire l’objet de controverses » (Despret, 2021, p. 11).

  • La thérolinguistique qui s’est spécialisée – nous sommes dans le futur – dans l’étude des formes littéraires chez les animaux et les plantes.

  • La théroarchitecture ou « architecture du sauvage » qui s’intéresse « aux dimensions artistiques, symboliques et expressives de ces artefacts » (ibid., p. 12).

14Le livre se termine par une dizaine de pages de « Notes », de « Remerciements », où l’on apprend que le texte sur les araignées était à l’origine destiné à une exposition de 2022 au SHED, Centre d’Art contemporain de Normandie, d’œuvres de l’artiste argentin Tomás Saraceno, Tomás Saraceno. Particular Matter(s), qui représentait par des toiles d’araignée le réseau d’interrelations entre les humains et le monde non humain. On y découvre également que le texte a fait l’objet d’une première publication en anglais13. Une bibliographie intitulée « Références » (ibid., p. 144) donne, nouvelle par nouvelle, les sources scientifiques et parfois littéraires du travail effectué. Pour le dire autrement, le volume adopte une structure au moins partiellement académique. Le titre reste toutefois étrangement paradoxal : comment un poulpe pourrait-il écrire son autobiographie ? On remarquera que le texte censément produit par l’animal, extrêmement bref et discontinu, est plus proche d’un témoignage que d’une autobiographie à proprement parler. Il y a là une sorte de paradoxe pragmatique puisque l’énoncé, déconnecté de toute réalité connue, nous invite immédiatement à supposer que le texte est une fiction, à la manière du topos du manuscrit trouvé, immédiatement déchiffrable par les lecteurs du XVIIIe siècle. Le glossaire, dans son étrangeté, ne fait que confirmer ce sentiment. Ensuite les trois nouvelles, précédées d’épigraphes, mettent en place un dispositif de savoir partagé, ou plus précisément en cours d’élaboration.

15« L’histoire des acouphènes » se construit comme une enquête policière non datée menée par une narratrice anonyme auteure de la « Note de l’autrice du précédent rapport » (ibid., p. 15). Son texte se distingue, par des caractères plus petits et une police différente des pièces d’archives qui sont convoquées. Outre un procès-verbal de la scission entre l’association de thérolinguistique « classique » et celle des « Sciences cosmophoniques et paralinguistiques », le lecteur a accès à des archives tirées du fonds de cette dernière association qui consistent en un échange de lettres datant de 1936 entre Mme Wells, inquiète pour la santé de son mari, scientifique de renom, et le Dr Bishop, psychiatre à la Harvard Medical School. Le texte se conclut par une note scientifique de Tamara Cesnosceo, docteure en biotrémologie, adressée aux membres de l’association, puis par un mail du Dr Trovato à Tamara Cesnosceo intitulé « Ce ne sont pas des acouphènes » (ibid., p. 26). Ce message électronique transmet les résultats d’une enquête sur les arachnologues atteints d’acouphènes menée en parallèle avec un groupe témoin de personnes souffrant d’acouphènes mais non arachnologues, ce qui permet d’aboutir à la conclusion faisant l’objet du mail. Dernier document convoqué, l’allocution de Tamara Cesnosceo lors de la réunion annuelle de l’association, convoquant le témoignage d’une arachnologue, Connie Grace, faisant état de sa propre expérience et expliquant que ces sensations que l’on prend pour des acouphènes sont en fait des messages émis par les araignées qui protestent contre l’envahissement sonore d’un monde empli par le vacarme humain14. Comme on le voit, cette nouvelle n’est pas un récit continu mais un dossier d’enquête livré au lecteur.

16Le texte intitulé « La cosmologie fécale chez le wombat commun (vombatus ursinus) et le wombat à nez poilu (lasiorhinus latifrons) » reprend cette allure pseudo-scientifique. D’abord en citant dans son titre les noms latins de la classification linnéenne, dite binomiale, un peu comme le fait Wajdi Mouawad dans Anima (2012), où chaque chapitre porte le nom scientifique latin d’une espèce animale. Ensuite, en mettant de nouveau en place la structure d’un dossier de pièces à examiner par le lecteur : la préface des responsables du comité éditorial pour l’Association de théroarchitecture, prévoyant de publier un volume consacré aux accomplissements architecturaux de animaux avec cinq rubriques : « habitat narratif tissé », « monuments funéraires », « chaussées et routes », « tunnels littéraires », « constructions sympoïétiques15 multispécifiques » et « musées du réemploi ». Cette préface est suivie d’un long discours de la présidente de l’Association de théroarchitecture, Deborah Oldtim, reproduit avec les annotations et les commentaires de Vanessa Dittmar, docteure en thérohistoire (ibid., p. 38). Les éléments du discours sont donc accompagnés en alternance dans d’autres caractères par des « notes de l’autrice », généralement peu amènes, de Vanessa Dittmar, qui signe « V.D. ». On ne manque pas de remarquer en passant qu’il s’agit des initiales de Vinciane Despret. Celle-ci souligne, à la manière de Charles Kinbote commentant John Shade chez Nabokov dans Feu pâle (1965), ou du commentateur de Thomas Pilaster chez Chevillard (1999), la documentation insuffisante de l’auteure du discours. Le commentaire ne détruit cependant pas son objet et l’ensemble de la nouvelle converge vers une même conclusion : l’existence d’une « valeur expressive et symbolique » (ibid., p. 36) dans les constructions des wombats. Une note de V.D. a aussi pour fonction de renvoyer à la nouvelle suivante, assurant ainsi l’unité du recueil : « On a retrouvé le récit de ce qui semble être une autobiographie d’un poulpe qui aurait été écrite (mais nous n’avons pas encore de certitude à cet égard) à l’adresse, je cite, “du poulpe qui appelle depuis le futur afin de devenir”. » (ibid., p. 50)

17La dernière nouvelle, qui donne son titre au recueil, est la plus longue. « Autobiographie d’un poulpe » est constituée, sur le modèle des deux textes précédents d’une assez longue présentation de Christina Ventin, chargée de recherche à l’Association de thérolinguistique. Celle-ci met en place le cadre du récit : lors de la découverte de fragments de poterie, la jeune chercheuse Sarah Buono se porte volontaire pour aller voir sur place, dans les environs de Naples, comment les choses se passent. Ensuite figure le texte du poulpe en traduction. Le reste est un échange de mails entre Sarah et Christina relatant les découvertes progressives qui conduisent à la traduction d’un côté (présentée de nouveau dans le texte, à l’identique) et de l’autre à sa décision de rester à Naples pour y vivre la vie des symenfants.

18La structure de la nouvelle n’est pas celle d’un article scientifique, on sait qu’il en existe des pastiches, les plus célèbres étant sans doute ceux de Perec dans Cantatrix Sopranica L. (1991), mais toujours celle d’un dossier de pièces à évaluer par le lecteur. On nous donne accès aux éléments qui ont permis une avancée scientifique : ici, la traduction, qui permet, comme le dit Christina Ventin, d’accéder à « ce que pensent les poulpes » (ibid., p. 85).

19En revanche, le long commentaire et interprétation par Sarah Buono du texte produit par le poulpe ressemble certainement moins à l’explication de texte traditionnelle qui nous est familière en France qu’au un travail de traduction et d’interprétation d’un texte écrit dans une langue disparue.

20Le sens des fragments 1 et 2 s’éclaire à présent. C’est une supplique, c’est un cri : « Souviens-toi/moi ! » (ibid., p. 117) Et tout ce qui suit n’est que l’explicitation des raisons d’un tel cri. Ce poulpe s’adresse à celui qu’il sera, dans un avenir qui lui semble de plus en plus compromis. Déchiffrer les messages des animaux permet ainsi, dans la fiction, de souligner l’urgence écologique et, sur un plan politique ici esquissé, d’imaginer la possibilité d’un autre avenir.

Prête-moi ta plume savante

21Certaines des nouvelles donnent directement à entendre le langage des animaux, un peu à la manière de ce qu’on peut trouver chez Jacques Lacarrière dans Le Pays sous l’écorce (1980) et bien sûr du langage des fourmis dans le texte d’Ursula Le Guin sur les graines d’acacia précédemment cité. Les chercheurs impliqués sont des traducteurs et interprètes du monde animal. En voici quelques exemples :

22Phrases d’araignée (notées avec des astérisques dans le texte) :

« Lâche un fil pour demander au vent. » (ibid., p. 28)
« À quelle fréquence vibres-tu ? » (ibid.)
« Souvenez-vous que les vivants ne sont pas les seuls à avoir des histoires à raconter. » (ibid., p. 32)

23
Langage des wombats : les wombats s’expriment avec leurs excréments carrés et par des constructions (murs d’excréments), pas par le langage. On ne trouve donc aucun exemple de traduction du langage des wombat dans le texte.

24Langage des poulpes :

« Les corps accueillaient comme des coquillages. Plus de coquillages, plus d’issue. Danger. » (ibid., p. 86 et 109)
« Si aucun corps n’est trouvé, l’âme s’égarera. » (ibid.)

25Les deux phrases qui précèdent sont tirées de ce texte d’une page, attribué au poulpe, qui figure deux fois dans la nouvelle (p. 86 et p. 109), et qui peut difficilement être qualifié d’autobiographie. Il s’agit plutôt d’un texte poétique fragmentaire, qui tâche de présenter les choses vues du point de vue du poulpe. La glose savante dont il est l’objet donne au lecteur l’impression d’entrer dans l’atelier du savoir.

26En parcourant le texte, on a en effet souvent l’impression de lire un pastiche de texte scientifique, ou plutôt d’échanges entre scientifiques. Les passages ou expressions incongrus sont nombreux. La « cosmopolitique fécale » (ibid., p. 66) des wombats fait évidemment sourire et le contraste entre les crottes étonnamment carrées de ces animaux et le sens du sacré qui est censé en résulter nous laisse un peu perplexes, c’est le moins qu’on puisse dire. On s’étonne de lire que les poulpes revenus à Naples constitueront probablement le jury de fin d’année dans l’école des symenfants.

27Outre les noms extravagants des associations scientifiques qui se disputent des territoires du savoir comme le font les animaux, les nouvelles déploient une collection de personnages eux aussi extravagants : le professeur Wells, homonyme d’H.G. Wells, qui dialogue avec les araignées, Deborah Oldtim, qui défend la fonction symbolique des murs fécaux des wombats, Sarah Buono, qui après avoir déchiffré leur texte veut vivre la vie des poulpes, etc. La description des objets de recherche de l’association de thérolinguistique classique, explorés dans les nouvelles par anticipation, ne peut manquer de faire sourire dans un effet de liste à la Eco, à la Prévert ou à la Perec : « l’écriture kinétique chorale chez le manchot Adélie, […] l’archive historique chez l’araignée, la poésie initiatique chez la luciole, le roman souterrain chez la marmotte et l’épopée labyrinthique chez le surmulot. » (ibid., p. 42) L’association d’activités animales attestées à des genres littéraires produit un effet indéniablement comique, il n’en reste pas moins que la dimension esthétique de certains comportements animaux a bien été mise en évidence par les chercheurs (pour le chant des oiseaux par exemple, les parades nuptiales ou la construction des nids).

28L’objectif des nouvelles de Vinciane Despret n’est donc pas ouvertement parodique, ni satirique. Plutôt qu’ironique, le texte est donc humoristique et ludique avec une forte part d’autodérision. Il ne s’agit pas de se moquer des scientifiques qui font ce qu’ils peuvent avec leurs théories et leurs expériences de terrain, mais de pousser leurs hypothèses à leur terme, fût-il absurde. Un phénomène d’« exaptation », décrit par le paléontologue américain Stephen Jay Gould16 (il s’agit d’acquis de l’évolution qui se découvrent progressivement d’autres fonctions, semble-t-il non prévues au départ la thermorégulation par les plumes débouche à terme sur le vol des oiseaux), est censé conduire un poulpe « riche en monde17 » (ibid., p. 74-75) à passer progressivement de l’encre destinée initialement à camoufler sa fuite, à un jet d’encre plus élaboré prenant la forme d’un poulpe (constituant donc un leurre) et, enfin à de l’encre d’écriture permettant d’écrire son autobiographie sur des tessons de poterie. Mais il ne s’agit pas du tout de se moquer des scientifiques qui font ce qu’ils peuvent avec leurs théories et leurs expériences de terrain : au contraire, il s’agit de les encourager à pousser leurs hypothèses et leurs expériences de pensée à un terme qui peut paraître absurde aujourd’hui mais pourrait bien ne plus l’être demain18.

29La question de la symbiose avec les autres êtres vivants, pensée par l’intermédiaire de Donna Haraway, est aussi une question scientifique tout à fait sérieuse. Vinciane Despret en témoigne :

Quand j’ai écrit la troisième nouvelle de l’Autobiographie d’un poulpe, en imaginant par exemple quelle serait la langue que devraient parler les Ulysses, c’était une façon d’essayer d’imaginer ce que pourrait être une façon de vivre avec d’autres animaux, de s’accorder sans nier le fait que ce sera toujours une approximation humaine qui permet cet accordage, ou en tout cas par laquelle passe cet accordage. Il s’agit d’arriver à dire, à penser, à sentir en ne se sentant pas nécessairement obligés de ne pas être humain. Mais en sachant qu’être humain, c’est une manière d’être. (Despret, 2022)

30La plume savante, on le voit, pose de vraies questions à la science, qui sont aussi relayées par la littérature : Comment faire pour accéder au point de vue des animaux, pour en rendre compte ? Peut-on parler d’une culture animale ? De quel type ? Jusqu’à quel point ?19 Comment réagir à l’extinction de la biodiversité d’une manière autre que purement patrimoniale ? Comment valoriser l’importance de « l’étude de cas » face à la théorie qui universalise de manière réductrice20 ?

31Le recueil de Vinciane Despret, prétendument fondé sur les intuitions du « génial pionnier de la théroarchitecture et par ailleurs – ce qui n’est pas fortuit – grand amateur de littératures animales et poète percussionniste, Joey von Batida » (ibid., p. 49), est justement constitué d’une série de récits de cas dans lesquels se pose toujours la question de savoir qui écrit sur qui :

Du fait de l’interdépendance foncière de tout existant, les récits de chacun des vivants s’emmêlent, se croisent, s’écrivent les uns sur les autres. […] Ainsi en est-il du récit du lichen, qui porte le récit du projet de l’algue, et de l’algue portant le récit du lichen et qui interprétera ce récit pourra le modifier pour l’obliger à inventer d’autres histoires encore. (ibid., p. 51)

32Cette réflexion sur les récits, fondée sur les travaux de Baptiste Morizot21, trouve un écho dans un entretien. Elle pose ainsi la question de l’autorité : sommes-nous les auteurs de nos récits ou les personnages des récits des autres (animaux humains et animaux non humains) ou les deux à la fois ?

Là, je reprends Didier Debaise, qui fait une superbe analyse de William James dans un article qui s’appelle « Le Récit des choses terrestres ». Toutes les choses terrestres ont un récit, mais il nous incombe de les articuler, de les intensifier et de ne pas oublier que nous n’en sommes pas les auteurs. Là, ça commence à faire sens pour moi, c’est-à-dire accepter non pas une responsabilité, mais accepter que nous sommes extrêmement curieux, que nous avons besoin de ces récits, que nous adorons les raconter, que ça nous permet de comprendre le monde, que nous avons besoin de comprendre le monde, que le monde s’enrichit de la compréhension que nous lui donnons, qu’il y a donc une articulation de récits, qui est bien une intensification de certaines importances et que nous n’en sommes pas les auteurs. (Despret, 2022)

33Les récits de Vinciane Despret reposent sur un savoir bien réel, celui qu’elle déploie dans ses autres travaux, et non sur une simple érudition imaginaire. La bibliographie d’Autobiographie d’un poulpe est constituée de références précises et attestées ; l’auteur cite des sources vérifiables qui n’ont rien à voir avec l’érudition carnavalesque de Perec dans Cantatrix Sopranica L. par exemple. Toutefois le déplacement qu’elle leur fait subir (changement complet d’univers institutionnel, personnages inventés se lançant dans des enquêtes improbables, mise sur le même plan d’archives fictionnelles et d’articles bien réels) suffit à faire « sortir le temps de ses gonds », comme dirait Hamlet. L’« anticipation » dont il est question dans le titre porte donc plutôt sur les méthodes scientifiques dont Vinciane Despret imagine des évolutions inattendues, sur la création de personnages posthumains (les symenfants) ou sur des objets de controverses scientifiques bien surprenants pour nous à l’heure actuelle – mais certaines sont déjà amorcées, et sait-on ce que nous réserve l’avenir ? Toutefois, nous l’avons vu, il ne s’agit certainement pas pour elle de ridiculiser les méthodes scientifiques qu’elle pratique elle-même, mais d’ouvrir son lecteur à d’autres manières d’appréhender le monde, de donner à penser : elle explique par exemple dans un de ses entretiens que l’indépendance des tentacules chez le poulpe par rapport au système nerveux central n’est pas si incompréhensible pour nous quand on pense à l’indépendance des mains d’un pianiste par rapport à sa volonté consciente ; et un de ses doctorants, Thibault de Meyer, cité dans les remerciements, lui rappelle que le sentiment religieux chez les chimpanzés est devenu une hypothèse de travail pour les scientifiques. Le poulpe est un touche à tout, c’est bien connu ; le choix de cette figure permet à l’auteur d’occuper une nouvelle posture, ce qui explique peut-être la référence à l’autobiographie dans le titre, comme le suggère Françoise Chatelain (2024). La plume savante, chez Vinciane Despret, ajoute ainsi aux plaisirs du jeu avec l’anticipation et de la fantaisie érudite le recours aux fonctions exploratoires de la fiction dans un monde habité par l’angoisse de la sixième extinction.