Colloques en ligne

Mara Magda Maftei

Enjeux écologiques dans la (non)fiction. L’exemple de l’écrivain-chercheur Olivier Remaud

Ecological issues in the (non)fiction. The example of writer-researcher Olivier Remaud

1À l’heure à laquelle l’humain est soumis parfois à une superposition des régimes d’historicité impactés par la conflictualité (les guerres traditionnelles et une idéologie politique représentée par les enjeux de la « nature »), il semble se mettre en place en Occident une réflexion interdisciplinaire qui convoque les compétences des anthropologues, des philosophes, des juristes qui travaillent sur le droit du vivant, le droit de l’environnement. Un certain nombre d’entre eux prêtent leurs plumes à des fictions (réflexions aux ambitions esthétiques) tout en engageant le bagage conceptuel qu’ils ont appris à maîtriser grâce à leurs formations scientifiques. Nous laissons l’étude du croisement entre fiction et histoire, fiction et anthropologie… à d’autres collègues et nous nous intéressons dans le cadre de cet article à la « contamination » de la fiction par des philosophes contemporains du vivant (Vinciane Despret, Donna Haraway, Baptiste Morizot) en analysant notamment les travaux d’Olivier Remaud, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, auteur de plusieurs ouvrages comme Solitude volontaire (Albin Michel, 2017), Un monde étrange : Pour une autre approche du cosmopolitisme (P.U.F., 2019), Michelet : La Magistrature de l’histoire (Michalon, 1998 ; réédition, 2010), mais aussi des (non)fictions retenues pour cette analyse Quand les montagnes dansent, récits de la Terre intime (Actes Sud, 2023), postface de Valentine Goby et Penser comme un iceberg, Actes Sud, 2020 (réédition Babel poche, 2023), postface d’Anne-Marie Garat.

2Quand les montagnes dansent et Penser comme un iceberg exposent les enjeux épistémologiques de deux personnages « naturels » : la montagne et l’iceberg. Olivier Remaud met ainsi en jeu différentes approches de l’écologie. Ces deux (non)fictions intertextuelles1, qui s’organisent dans un dialogue interdisciplinaire, proposent-elles également leurs propres pistes de réflexion ?

3Puisque de nouvelles règles de vie et de nouveaux champs de rationalités se dessinent pour l’être humain et son environnement culturel et politique, pouvons-nous envisager une méthode en philosophie contemporaine du vivant, en évoquant, par exemple, une démarche d’investigation critique raisonnée à propos de plusieurs éléments (nouvelles formes institutionnelles, langage) ? Ces éléments se modifient quand l’humain renonce à sa position centrale afin de la partager avec d’autres vivants.

4De quelle manière cet exercice interdisciplinaire influence-t-il la dimension esthétique de cette catégorie de (non)fiction, qui propose un engagement dicté par les revendications de la « nature » ? Pouvons-nous classifier cette (non)fiction, interrogeant le vivant non-humain, dans un nouveau genre de non-fiction ?

Approches de l’écologie

5Penser comme un iceberg fait entrer l’iceberg dans la catégorie des sujets de droit. Le prologue et l’épilogue donnent la parole au glacier qui devient ainsi un personnage à part entière. Les lecteurs assistent à un changement de paradigme qui permet de repenser la relation entre l’humain et un élément de la nature. La suprématie infranchissable de l’iceberg au XVIIIe siècle :

Je suis celui qui a stoppé Cook dans son deuxième voyage autour du monde, l’herseuse surprise qui a abrégé ses peines à 71º 10’ de latitude sud et 106º 54’ de longitude ouest. Je suis l’un des icebergs sur lesquels aurait buté le Résolution, un trois-mâts de quatre cent soixante-deux tonneaux, si la brume ne s’était pas dissipée. En ce jour du 30 janvier 1774, ils me virent dans tout mon volume, imposant et menaçant. (Remaud, 2020, p. 14)

6est remplacée dans l’épilogue par le constat d’un iceberg qui « souffre » et dépérit en raison du dérèglement climatique au point de devenir l’une des « lointaines petites-filles » (Remaud, 2020, p. 187) de celui qui a auparavant arrêté l’expédition de James Cook. Non seulement l’humain a gardé sa position de « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes, p. 89), mais il l’a renforcée, car il s’est emparé de la technoscience pour réduire encore plus les vivants animés et non-animés à des objets qu’il scrute et classe par des chiffres : « Mon nom est étrange. Une lettre, un chiffre : B-49 » (Remaud, 2020, p.187).

7La partie la plus consistante de cet ouvrage de 200 pages est rédigée par un narrateur qui fait appel à l’histoire de l’art afin de témoigner du regard posé sur la relation humain / non-humain en Occident. L’argumentation de ce narrateur part de l’imposante position de The Iceberg (1861), le tableau de Fréderic Edwin Church et d’une réflexion sur le sublime chez Kant pour aboutir à la photographie de Camille Seaman (Iceberg gisant I, cap Bird, Antarctique, 2006) et à l’installation réalisée à Chicago en 2017 par Petra Bachmaier et Sean Gallero, montrant les résultats des enjeux de la crise climatique.

8Le narrateur de Penser comme un iceberg recourt aussi à la pensée de Tim Ingold (les formes de vie sont conçues en fluidité), de Philippe Descola (fin de la séparation nature / culture qui a structuré l’ontologie occidentale identifiée sous le nom de naturalisme ; le rapport à des modalités culturelles d’interagir avec la nature), de Bruno Latour (nouvelles formes institutionnelles), de Baptiste Morizot (le concept de diplomatie interespèces des interdépendances), de Michel Serres (franchir la distinction humain / non-humain et considérer la nature comme un sujet de droit). Il attire ainsi l’attention sur le fait que « les icebergs sont doués d’une personnalité » (Remaud, 2020, p. 68), qu’ils ont leurs rites et leurs normes qui contribuent à organiser les formes de vie humaines, qu’ils sont des « êtres irascibles » (Remaud, 2020, p.131), des « animaux sauvages » (Remaud, 2020, p. 151) n’hésitant pas à sanctionner les comportements des humains.

9La (non)fiction s’achève par la recommandation du narrateur : « Il est temps de penser comme un iceberg » (Remaud, 2020, p.184) afin d’éviter de rentrer dans l’ère de l’érémocène (l’ère de la solitude), expression qui appartient à Edward O. Wilson et qui consacrerait le triomphe final de l’humanité (l’homme serait ainsi certifié comme le créateur et le destructeur des différentes catégories de vivant ainsi que des éléments de la nature).

10Ce type de discours qui se construit autour d’une idéologie politique esquissant l’étroite relation entre l’humain et les « vivants », se prolonge dans Quand les montagnes dansent. L’écriture devient l’« identité formelle » (Barthes, 1972) d’un narrateur homodiégétique qui découvre dès l’enfance l’« intérieur » de la montagne, les sons et les territoires de chaque vivant, l’interdépendance de toutes les formes de vie (Deleuze, 2004) afin d’éviter les frictions entre humains et non-humains (Martin, 2019). De la même manière que l’iceberg, la montagne essaie de résister à la « prédation humaine » (Remaud, 2023, p. 42) et de s’imposer comme un « assemblage de vies biologiques, géologiques, élémentales » (Remaud, 2023, p. 58) avec lesquelles il faut savoir dialoguer et écrire un texte commun. Selon Donna Haraway (2016) et son concept de Chthulucène, les humains doivent prêter attention à la « polytemporalité » (Bjornerud, 2006) des récits produits par chaque vivant. La Terre parle, la « Terre est expressive, elle émet des signes » (Remaud, 2023, p. 84).

11De quelle manière la réflexion occidentale est-elle arrivée à se concerter sur la pensée de plusieurs anthropologues, philosophes, géologues qui semblent concevoir l’évolution comme un entrelacs de relations entre humains et non-humains dont les vies ressemblent à d’innombrables fils produisant des causes-effets imprévus ? (Ingold, 2007)

12Des chercheurs comme Olivier Remaud attirent désormais l’attention sur la nécessité de rééquilibrer la relation humain / non-humain en pensant, dans le sillage d’un argument d’Élisabeth de Fontenay, que l’anthropomorphisme pourrait annuler l’anthropocentrisme (l’humain qui se confirme dans sa position de créateur des formes de vie) et éviter ainsi qu’une nature trop dérangée par l’intervention humaine ne prenne le relais et impose son propre discours.

13Nul ne doute que cette pensée écologique a une portée politique. Cela remonte à Karl Marx. Les catastrophes naturelles d’origine anthropique, l’intrusion dans nos vies des non-humains doués d’une agentivité (Guillibert, 2021) renforcent la littérature scientifique et fictionnelle qui s’intéresse aujourd’hui aux rapports entre « classes » (humaines / non-humaines) et nature. Même si Marx n’a jamais utilisé le mot « écologie » dans ses travaux, plusieurs chercheurs dédient leurs études à un nouveau courant intitulé l’éco-marxisme (John Bellamy Foster, 2000 aux États-Unis, Kohei Saïto, 2017 au Japon, Paul Guillibert, 2021 en France…). Il ne s’agit pas de chercher chez Marx le recours à des classifications anthropologique-philosophiques, mais la référence à une nature exploitée par les activités humaines, ainsi que la diffusion de la notion de métabolisme qu’il emprunte à Justus Liebig (Saïto, 2017). Cette notion décrit un processus dynamique des plantes, des animaux et des humains ou une interdépendance entre espèces sur laquelle est attirée aujourd’hui l’attention des chercheurs déjà cités dont les travaux contribuent à l’intertextualité de deux (non)fictions signées par Olivier Remaud. Donna Haraway semble proposer dans ce prolongement le concept de « sympoiesis », car les actions de chaque vivant contribuent à l’écriture d’un macro-discours comme celui porté par le potentiel et les forces de la « nature » en Occident.

14La nature, qu’il modifie à son gré, fournit à l’humain les matières inorganiques qui lui sont nécessaires. L’humain intègre les substances inorganiques sans lesquelles sa vie serait impossible (discours du jeune Marx). Selon l’éco-marxisme, le rapport à la nature est conditionné par des rapports de propriété, l’humain s’approprie la nature objectivée, vue aussi comme un moyen de domination des non-humains.

15L’écologie politique a comme point de départ la critique de la manière dont les sociétés capitalistes s’emparent des ressources de la nature.

16Se pose la question de cette évolution en Occident du discours qui oppose l’homme à la nature (source de matière, d’énergie, objet), du passage d’une écologie anthropocentrée2 aux grands équilibres naturels qui rappellent plutôt aujourd’hui les idées d’Arne Naess, auteur-clé en la matière dans le monde scandinave et anglophone.

17Sans se revendiquer comme étant des penseurs de l’écologie (forcément politique), Tim Ingold, Bruno Latour, Philippe Descola, Donna Haraway, Katherine Hayles, Jane Bennett et bien d’autres militent pour une nature dont le rôle unique ne serait plus celui de fournisseur de matière pour l’être humain. Difficile d’imaginer pourtant un monde de sujets sans objets. Comment sortir de cette opposition éléments de la nature, différentes formes de vie alimentant l’humain avec des matières inorganiques / vie humaine animée et consciente disposant de l’inorganique dans la production et pour sa consommation ? Nous posons alors la question des droits des autres espèces, de la nature même pour faire référence aux interrogations de Jean Baudrillard dès 1992 dans L’Illusion de la fin ou la grève des événements.

18Passer aujourd’hui d’une nature qui a été exploitée par l’humain à une nature-partenaire demande plus qu’un discours philosophique, mais aussi un nouveau modèle économique pour les sociétés post-capitalistes. Il s’agirait de renoncer dans la culture occidentale au rôle central et exceptionnel de l’humain, de considérer la capacité juridique des non-humains qui peuplent nos existences, de réfléchir à la matière animée qui nous compose et nous entoure ainsi qu’aux ontologies identifiées par Philippe Descola (le totémisme en Australie, l’animisme en Amazonie, l’analogisme en Afrique). Les anthropologues, les philosophes nous encouragent à emprunter le modèle relationnel humain / non-humain à des sociétés, qui n’ont pourtant jamais connu l’écriture, le centralisme politique, la vie urbaine, l’état comme un agent politique de la modernité... Ils nous incitent également à réfléchir à un mouvement de décentrement de l’hégémonie occidentale et aller au-delà de la symétrie humain / non-humain.

19Une nouvelle piste de réflexion dans le cadre de l’écologie politique se propose de sensibiliser l’homme occidental à des manières de cohabiter dans et avec la nature. Néanmoins ces réflexions philosophiques demandent à être accompagnées par un principe d’organisation politique et économique adéquat.

Méthode en philosophie contemporaine du vivant

20Le vivant subjectivisé fait de plus en plus l’objet d’une philosophie qui s’est construite autour des éléments énoncés plus haut, d’un nouveau regard sur la relation humain / non-humain dans l’espace intellectuel occidental. Existe-t-il une méthode pour étudier cette démarche d’investigation critique qui prend comme objet le vivant tel qu’il peut être identifié et classifié par l’humain, tel qu’il se trouve déjà dans la nature ?3 Cette méthode qui vise la réappropriation du vivant par l’humain supposerait une modification de la prise en compte de plusieurs éléments empruntés au mode d’existence et de fonctionnement de l’humain lui-même (le langage et de nouvelles formes institutionnelles aptes à représenter les droits du vivant face à l’humain). Si un certain nombre de philosophes réclament un nouveau regard et une position d’égalité pour le vivant non-humain, ce dernier devrait s’emparer d’un comportement aussi intentionnel et aussi conscient que celui de l’humain. Ainsi, il devrait s’exprimer et se représenter en justice. Un autre écrivain-chercheur, Camille de Toledo, juriste de formation, a mis en récit en 2021, des débats autour de la nécessité de faire valoir les droits d’un élément de la nature comme la Loire (Le Fleuve qui voulait écrire, les auditions du parlement de Loire). En donnant la parole à des philosophes, des juristes qui travaillent sur le droit du vivant, le droit de l’environnement, le droit animalier, l’ouvrage soulève plusieurs questions qui nous intéressent comme l’entente entre l’humain et le vivant (élément de la nature), la traduction dans un langage humain des manifestations du vivant (il s’agit des formes de langages qui ne partagent pas le signe avec les humains, mais des indices), la mise en place de nouvelles formes institutionnelles pour une redistribution des pouvoirs entre l’humain et d’autres formes de vie, car la pensée de l’anthropocène doit conduire à des changements institutionnels. Puisqu’un élément de la nature ne peut pas se défendre en justice, les contributeurs et contributrices de cet ouvrage proposent de créer des assemblées qui le représenteraient, de confronter ainsi différentes positions des humains face à la transformation de la nature et de ses éléments en constructions sociales.

21Dans Autobiographie d’un poulpe, Vinciane Despret, écrivaine et chercheure spécialisée dans l’« étude des formes littéraires chez les animaux et les plantes » (Despret, 2021, p. 11), suggère d’étendre la géolinguistique à des communautés non-humaines et emprunte à l’écrivaine Ursula Le Guin le terme de « thérolinguistique ». Nous pouvons étendre ce terme à des éléments de la nature qui « bougent » et écrivent leur propre discours, notamment aux glaciers qui ont une âme, sont comme des animaux, des « êtres vivants » (Remaud, 2020, p.55).

22Afin de considérer le vivant non-humain comme un égal de l’humain, il faudrait donc l’investir d’un langage, des formes d’écritures et des formes institutionnelles aptes à le défendre. C’est la thèse défendue par Baptiste Morizot, sortir ainsi du « dualisme hiérarchique qui oppose humains et animaux » (Morizot, 2020, p. 27).

23Comment se situe l’écrivain-chercheur Olivier Remaud par rapport à ce « parlement » de principes aptes à doter l’iceberg et la montagne des attributs réservés à l’humain dans la culture occidentale ?

24Les icebergs ont leur langage poétique, conclut-il, un langage qui s’exprime par des indices : des icebergs, auparavant imposants, disparaissent petit à petit. Pour les glaciologues, l’expérience se compare avec la perte d’un être cher, un être qu’ils n’ont pas su représenter en justice. « Sur le plateau de Clausis, chacun prend la parole à sa manière » (Remaud, 2023, p. 55). Le langage symbolique isole l’humain d’après l’anthropologue Eduardo Kohn, cité par Olivier Remaud. Les indices que l’humain doit apprendre à écouter le relieraient à d’autres formes de langages.

25Invité à l’EHESS, le 23 avril 2024 dans le cadre du programme « Les utopies que nous vivons » (programme que nous avons co-organisé), Olivier Remaud nous a présenté l’iceberg comme une arche de vie :

Le schéma de vie d’un iceberg est le retournement : quand il vieillit, le bas se retrouve en haut et alors, de nombreux oiseaux se balancent dessus. L’iceberg est la base de la chaîne alimentaire arctique. Tout change. L’iceberg devient personnage multispécifique. Cela ouvre un paysage beaucoup plus peuplé, polyphonique avec des réseaux d’interdépendance4.

26De la même manière que la montagne, l’iceberg est très peuplé de différentes formes de vie qu’il faut savoir écouter et surtout ne pas déranger. Cette interdépendance confirme l’observation que la nature n’est pas un décor, mais aussi les lectures de Philippe Descola, de Donna Haraway, de Tim Ingold… C’est parce que la nature est un milieu de vie que la quête de solitude, qui en fait souvent un décor5, est un mythe (argumentation développée dans l’ouvrage Solitude volontaire). L’humain qui s’immerge dans la nature, cherche souvent à se séparer des siens. Néanmoins, nous sommes plus isolés dans une chambre en ville que sur un plateau fréquenté de non-humains.

27Olivier Remaud explique également sa méthode qui peut viser une meilleure représentation des éléments de la nature et l’écoute de langages pratiqués par tous les vivants abrités par l’iceberg et la montagne. La méthode se décline en trois étapes : l’immersion (qui suppose de plonger dans les milieux naturels, de s’en imprégner et de partager l’espace avec des formes de vie capables de surgir de toute part6), la description (jeu avec la mémoire) et l’imagination poussant l’immersion et la description vers la spéculation.

28Cette méthode peut-elle être généralisée à tous les écrivains-chercheurs (philosophes pour la plupart d’entre eux) qui considèrent le vivant, « produit » par la nature, comme objet de recherche commun ?

La (non)fiction qui interroge le réel et le genre de non-fiction

29La pratique littéraire d’Olivier Remaud consiste à renouer avec le réel, mais pas avec le réalisme littéraire. Est-ce peut-être la caractéristique de tous les textes qui se réclament de l’écopoétique (méthode critique nourrie d’approches interdisciplinaires, ancrée par définition dans le réel et dans la « fabulation ») ? Pour Donna Haraway, évoquée par Olivier Remaud lors de la séance du séminaire organisée le 23 avril à l’EHESS, « fabuler » signifie pousser la description du réel, faire apparaître certains possibles de la réalité tout en restant scientifique. C’est à cet instant que le chercheur peut entendre des voix pour la réception desquelles il n’a pas été éduqué. Ces « voix » qui habitent dans la nature demandent à être représentées, à se laisser exprimer.

30Dans Penser comme un iceberg, Olivier Remaud propose une nouvelle forme d’écriture narrative, la forme d’écriture qui permet à l’iceberg de déplorer sa condition, son « inaudibilité ». L’existence de ce personnage qui ne dérange pas dépend de l’humain et d’une multitude de relations qu’il tisse dans son milieu avec d’autres « personnages ». Fabriquer du texte est pour Olivier Remaud une pratique naturaliste.

31Penser comme un iceberg et Quand les montagnes dansent sont à la fois des ouvrages scientifiques (propositions des bagages conceptuels, des pistes de réflexion) et des fictions-documents qui décentrent l’humain.

32Les fictions-documents prennent de plus en plus d’ampleur et enrichissent la « littérature factuelle » (Genette, 1991), les « narrations littéraires documentaires » (Ruffel, 2012), ou les « littératures factuelles » (Jeannelle, 2007) avec d’autres dispositifs narratifs qui leur sont propres. Le réseau intertextuel et interdisciplinaire relève non seulement de l’écocritique, mais aussi de la plume de l’auteur-narrateur qui alterne ses positions en fonction du traitement des éléments qu’il désire présenter à la suite de l’observation et de l’analyse de leurs modalités d’incorporation : l’auteur-naturaliste présente l’état de l’art et le narrateur regrette la condition des êtres vivants qui sont devenus invisibles pour l’homme occidental. Plus l’humain a appris à maîtriser ces corps qui l’entourent, plus il a appris à les mépriser en les domestiquant. Olivier Remaud invite ses lecteurs à écouter les discours des corps qui l’environnent sans trop le déranger.

33Penser comme un iceberg a le mérite de mélanger des modes narratifs (l’histoire racontée par un personnage « naturel » et par un narrateur qui partage sa place avec celle d’un auteur). Si le personnage « naturel » formule sa propre histoire, l’auteur-narrateur, qui plonge dans la nature-milieu, ne se contente jamais d’une seule histoire : « On sait que dès le moment où l’écriture prend pour objet le vivant, on ne raconte jamais une seule histoire » (Remaud, 2023, p.181).

34Ce mélange de voix narratives constitue un des traits de ces fictions-documents qui marquent de plus en plus la littérature contemporaine. Les procédés de leur articulation dans la (non)fiction sont facilités par l’enquête au sens propre du terme (Olivier Remaud se déplace sur le terrain et observe les formes de vie). Il ne témoigne pas de son enquête. Elle est implicite et représente le noyau même de son travail qui consiste à observer, à noter, à explorer sa mémoire.

35Si généralement la fiction se nourrit de l’imagination, cette dernière alimente peu les (non)fictions du vivant. Une autre caractéristique de ces (non)fictions est qu’elles ne comptent pas sur un travail formel, mais sur un travail de « fabulation », les « écrivains et écrivants » (Barthes, 1964) étant avant tout des chercheurs. En réponse à l’idée d’un mode de pensée mettant un terme à la modernité, la (non)fiction relève-t-elle d’un nouveau genre de non-fiction ?

36Cette non-fiction qui permet aux vivants non-humains de s’exprimer se différencie de la non-fiction « classique » pratiquée en France par Emmanuel Carrère, Ivan Jablonka, Florence Aubenas, Joy Sorman… et qui intègre le reportage, les archives, les entretiens dans un souci de vérité. Puisque chaque époque propose son genre, en fonction de l’idéologie dominante (Todorov, 1978), la non-fiction qui s’intéresse au droit du vivant non seulement renoue avec le réel, mais imagine une forme d’écriture, une langue et des formes institutionnelles pour les éléments de la nature qui deviennent des personnages à part entière. La poétique du discours politique dont s’emparent ces personnages s’articule autour d’une remise en question (par le recours aux « documents » observés, validés sur le terrain) des grandes utopies dont l’humain serait le personnage central.

37Les fictions-documents d’Olivier Remaud, comme celles de Vinciane Despret, de Baptiste Morizot… ne répondent pas à tous les critères de littérarité, abondent en notes (caractéristique du travail de recherche) et rapportent sur des faits réels. Olivier Remaud écrit l’autobiographie de l’iceberg par le recours à une technique narrative qui consiste dans l’observation du réel et de sa recomposition. Cette (non)fiction sans intrigue examine ensuite les possibles conséquences de la personnification des vivants non-humains. Le lectorat est fidélisé par le travail de démonstration et non par celui qui relève de l’imagination.

*

38Olivier Remaud insiste sur la condition de l’iceberg, qui disparaît en conséquence du dérèglement climatique, afin de nous inviter à réfléchir à l’« l’identité d’un individu [qui] ne se limite pas à son corps » (Remaud, 2020, 165). Dans Quand les montagnes dansent, l’écrivain-chercheur découvre un plateau d’altitude peuplé de vivants qu’il ne faut pas déranger. Dès lors que des philosophes, des anthropologues, des géologues, des juristes militent pour faire passer la nature de son statut d’objet à celui de sujet, le regard sur les éléments qui la peuplent (vivants non-humains plus ou moins statiques) change également.

39Les droits des éléments vivant dans la nature ou construits par la nature sont représentés par des auteurs-narrateurs qui observent ce milieu de vie (la partie descriptive l’emportant sur la partie narrative) et mènent leurs enquêtes de terrain. Les écrivains-chercheurs construisent un « je de méthode7 » qui emprunte des normes méthodologiques et épistémologiques à des philosophes du vivant et les adaptent à des fictions-documents. Ces auteurs questionnent ainsi la notion de récit (Genette, 1972), car ils engagent une démarche fictionnelle dans le traitement d’un sujet scientifique. De cette interrogation du réel par des instruments fictionnels, il résulte un genre non-fictionnel, qui ne rejoint pas le genre non-fictionnel « classique » en raison des modalités d’incorporation de documents par un scientifique, de personnages naturels, de vivants non-humains ontologisés, de leurs langages qui s’expriment par des indices, d’une organisation des formes de représentation et des formes de gouvernementalité que ces vivants imposent…

40Ces non-fictions, qui s’appuient sur une méthode imposée par l’introduction du vivant non-humain dans les champs linguistiques et juridiques des humains, participent à l’émergence d’une réflexion critique, caractérisée par une dimension idéologique, et renouent ainsi avec l’engagement face à un discours politique porté par une nature dont le statut change. En revanche, ces œuvres reposant sur l’engagement ne s’imposent pas par des critères de littérarité. Elles remettent surtout en question la notion d’auteur, délégué désormais à un élément de la nature ou qui vit dans la nature (narrations qui relèvent de l’autofiction et proposent de nouvelles formes d’écriture littéraire chez Olivier Remaud).

41Nous avons également essayé de montrer que la relation de l’homme avec la nature a changé depuis Marx. Cela impose le besoin de rééquilibrer la place occupée dans la nature par l’humain et le non-humain, que la nature elle-même doit passer du statut de nature-objet à une nature-sujet, partenaire de l’humain. Le caractère intrusif de celui-ci alimente une crise suggérant de réécrire dans le discours occidental le rôle de la fameuse dichotomie culture / nature et le débat commencé en France par le naturaliste Buffon au XVIIIe siècle…

42Depuis que les scientifiques s’emparent de cette urgence, la non-fiction avec sa méthode écocritique ne peut plus se tenir à l’écart et impose même un nouveau genre qui s’inscrit dans la continuité de la non-fiction « classique ».