Le discours masculin dans les Lettres de la Marquise de M *** au Comte de R *** de Claude Crébillon.
1 En choisissant de placer son premier roman sur la scène générique des Portugaises Crébillon décide, comme Guilleragues, d'assumer un discours entièrement féminin et d'oblitérer le discours masculin qui aurait dû être son pendant. La lettre-préface, elle aussi écrite par une femme à un homme, et dont la réponse ne nous est pas donnée, redouble ce dispositif. Et en se présentant comme un « extrait », elle se fait miroir d'une correspondance dont nous ne lirons que 70 lettres sur plus de 500. Ainsi l'incomplétude générique est-elle transcendée par celle décidée par la rédactrice-censeur de la lettre-préface, laquelle a retranché les lettres témoignant d'une « trop grande passion », ainsi que d'autres pour des raisons de « bienséance et de ménagement ». Autant dire que nous sommes privés des lettres les moins normalisées, donc les plus captivantes.
2Nous sommes en même temps également privés de la teneur exacte de ce qu'écrivent le Comte de C*** et le destinataire de la lettre-préface, M. de ***. Pourtant, il faut d'emblée noter leur pouvoir de vie ou de mort, l'un, sur l'héroïne, à en croire le dénouement, l'autre, sur le texte qui nous est donné à lire : « si elles vous plaisent, je ne douterai plus de leur sort » (p. 471). L'oeuvre a beau être entièrement fémininisée, sa publication n'en repose pas moins sur une décision masculine, sur l'hypothèse d'un « plaire ». Voilà qui semble unir le sort le l'héroïne à celui du texte que nous lisons, ensemble soumis au bon-plaisir masculin.
3 Toutefois, le style de notre roman s'affirme d'emblée supérieurement féminin, l'écriture féminine ayant, par ses négligences même, des « grâces » spirituelles inégalables, comme le proclame la lettre-préface2. On se souvient que l'écriture de la Marianne de Marivaux se fondait elle aussi sur l'inimitable qualité d'une écriture féminine. Alors, quel regard pose vraiment notre auteur sur la relation homme-femme ? Cherche-t-il à montrer la domination des femmes trop sentimentales par des hommes naturellement inconstants ? Et enfin, à quelle ontologie, à quelle métaphysique conduisent les diverses peintures de l'amour, dans ces Lettres de la Marquise ? Pour répondre à ces questions, j'observerai comment sont rapportées les paroles des personnages masculins : les choix linguistiques opérés par Crébillon, en donnant la parole directement à certains pour mieux la confisquer à d'autres, nous réservent en effet bien des surprises.
4 Le personnage le plus important, l'amant, est aussi celui dont la parole est la moins audible ; le mari, en revanche, a la liberté de s'exprimer directement et très longuement. Or la complaisance avec laquelle la Marquise et derrière elle Crébillon donnent la parole au mari fait problème : ce récit enchâssé passe la mesure de la vraisemblance et son excroissance distend la correspondance de telle sorte qu'elle s'y avoue roman.
5 Si le Marquis de M *** n'accède pas immédiatement au discours direct, du moins fait-il une entrée théâtrale dans le roman à la lettre XXIII :
[...] et j'étais déjà couchée lorsque mon mari, tout essoufflé tout botté, tout hors de lui entra dans mon appartement. Il me dit d'abord qu'il était horriblement fatigué ; après il me trouva jolie ; lui qui avec moi ne s'avise jamais de rien, s'avisa de vouloir partager la moitié de mon lit. Il m'expliqua plutôt en amant qu'en mari ses amoureuses intentions. (p. 96)
6Ce passage montre avec force, par l'anaphore de l'adverbe « tout », la résurgence du désir et d'un désir urgent, qui s'exprime de manière cavalière (« tout botté »). D'abord indirect (« il me dit que »), le discours est ensuite narrativisé : « il m'expliqua plutôt en amant qu'en mari ». On observera au passage l'ironie de l'antéposition d' « amoureuses ». En même temps que la Marquise refuse cette avance brutale de son mari, elle aliène sa parole en la subordonnant syntaxiquement. Cette saynète nous montre une femme libre de se donner ou de se refuser, et même prête, comme un homme, à recourir à la force physique pour que soit respecté son non-désir:
[…] que je l'aurais battu s'il avait persisté dans son dessein.
7Le discours indirect revient à la lettre XLI en même temps que les « amoureuses intentions » du mari :
[…] il vient de se jeter à mes pieds, m'a demandé pardon de ses égarements, m'a juré les larmes aux yeux un amour éternel. (p. 134)
8Lorsque la Marquise résiste à son mari, elle ne lui donne pas directement la parole. Elle manifeste ainsi qu'elle garde le contrôle. Le mari doit renoncer à jouir de sa femme pour pouvoir jouir du discours direct. Lorsqu'il ne menace pas sa liberté, la Marquise cesse de subordonner la parole de son mari à la sienne, en respecte la lettre, la véridicité.
9A la lettre XXVI c'est au discours direct que le Marquis gourmande sa femme qui ne veut plus voir son ami le comte. Cette fois ses paroles sont fidèlement restituées :
10Madame, m'a-t-il dit d'un air très sérieux, vous devenez de jour en jour plus capricieuse et il me semble que ce soit sur un de mes amis que vous vous plaisiez de répandre les effets de votre bizarrerie ; le Comte en est un que j'estime et vous me ferez le plaisir d'accepter le pardon qu'il viendra vous demander. (p. 102-103)
11Pour que le comique de situation qui enveloppe ces paroles ait tout son sel, il faut qu'elles soient détachées du récit, autonomes par rapport à son avancée qu'elles vont au demeurant accélérer. Le mari est ici un adjuvant, mais il ne faut pas en déduire trop vite qu'il le fait inconsciemment ; lui aussi a tout intérêt à être libéré de sa femme. Il ne faut jamais oublier, lorsqu'on lit Crébillon, la subtilité des jeux de miroir et de symétries qu'invente Crébillon, sa nouvelle façon de broder sur le canevas marivaldien de la double inconstance.
12 C'est encore au discours direct que le Marquis de C*** fait la leçon au vieux Marquis qu'il trouve aux pieds de sa femme à la lettre XXXV :
Ah parbleu ! lui dit le Marquis, vieux scélérat que vous êtes, je crois que vous en contez à ma femme […] (p. 120)
13Le discours direct est là encore vecteur de comique ; il rapproche l'écriture romanesque de celle de la comédie en en reprenant le motif le plus traditionnel, le barbon ridiculement amoureux d'un tendron. Mais en même temps Crébillon continue de fabriquer l'ethos qui distingue ce personnage de mari comme aristocrate : le Marquis, comme sa femme, est plein d'humour. Même lorsqu'il est ridiculement épris d'une petite-maîtresse et abusé par elle, jamais il ne se départit de l'aisance propre à sa caste.
14 Le Marquis de M*** est grâce au discours direct le narrateur autodiégétique des lettres XLVI et XLVII. On a déjà dit que ces deux lettres forment une surprenante excroissance et rompent avec le principe monophonique des Portugaises : pourquoi Crébillon choisit-il de quitter son intrigue principale, fondée sur la progression et les aléas d'un amour-passion, pour mettre en scène des amours libertines ? Faut-il lire ce récit enchâssé comme seulement annonciateur de l'œuvre à venir, des Versac, Chester, la cousine du Comte annonçant des femmes de la trempe de Mme de Senanges ?
15Mais tout d'abord et avant que le libertinage ne l'emporte, ce récit enchâssé commence par faire écho à la lettre-confession (XL) de la Marquise en nous montrant un couple conjugal passionnément amoureux, en cela miroir du couple éponyme de l'œuvre :
[…] je croyais, dans le temps que je vous ai épousée, que ma passion pour vous ne pouvait diminuer. (p. 148)
16Ensuite une concessive écarte ce qui aurait été plus logique, plus raisonnable, l'éternel amour que le Marquis aurait dû vouer à sa femme :
[…] mais quoique je trouvasse en vous tout ce qu'il fallait pour m'arrêter, vous n'avez pu tenir dans mon cœur contre le libertinage de mon imagination, le dérèglement des maximes du monde, et la séduction perpétuelle des femmes.
17Le Marquis avoue lucidement ses torts et ses faiblesses. Il insiste d'ailleurs sur son imbécillité :
[…] je fus cependant assez imbécile pour croire […] (p. 152)
18Et à la page suivante cette imbécillité devient celle de notre épistolière :
N'admirez-vous pas ma patience, ou plutôt mon imbécillité de vous conter ainsi la longue et lamentable histoire de mon mari ? (p. 153)
19Ainsi Crébillon persiste-t-il à unir presque de manière subliminale, par cette imbécillité partagée, les deux époux. Et cette confidence, par sa longueur même, témoigne malgré tout de la solidité du lien entre la le Marquis et la Marquise : deux personnages que Crébillon se plaît à montrer assortis, dignes l'un de l'autre, faits pour s'entendre, s'entendant d'ailleurs fort bien, et pourtant désunis, parce que pareillement « imbéciles », au sens étymologique du terme, pareillement victimes de la fatalité du désir. Ils forment même un couple qu'on pourrait qualifier de « moderne », le Marquis étant un de ces hommes qui ne pensent pas la femme comme son inférieure. La preuve ? Il ne s'est pas épris d'une femme vertueuse pour en faire son jouet, mais d'une femme autant que lui libertine, et surtout d’une femme fort libre.
20 Dans sa narration au discours direct le Marquis rapporte, également au discours direct, les paroles sans ambages de la cousine du Comte de R*** :
[…] et vous m'étiez devenu si insupportable, qu'il ne m'était plus possible de me contraindre. Une autre chercherait des excuses ; mais tout ce que je puis vous dire c'est que j'aime le chevalier, et que je ne vous aime plus. (p. 158)
21Voilà une redoutable petite-maîtresse qui avoue qu'elle ne se contraint pas, ne vit que selon son bon-plaisir. Un tel personnage aurait pu inspirer à Laclos celui de la Marquise de Merteuil (toutes deux seront finalement victimes de la divulgation de leur correspondance). Dans cette société libertine qui fascine tant le jeune romancier, les femmes sont devenues les égales des hommes ; peut-être même règnent-elles sur eux comme dans les salons :
J'avais cru la mortifier en lui apprenant que j'étais témoin de sa perfidie mais le ton sur lequel elle le prit, me donna autant de confusion qu'elle en aurait dû ressentir. (p. 158)
22Or, pour mieux comprendre ce choix stylistique du discours direct donnant un particulier relief au personnage du mari et à celui de la petite-maîtresse qui l'humilie, il faut se souvenir des analyses qu'en fait Jacqueline Authier-Revuz3, spécialiste des discours rapportés : cette linguiste insiste sur le fait que le DD n'est pas plus objectif que le DI, mais qu'il est fictivement présenté comme tel. Isolé comme étant hétérogène, il forme une « citation-monstration ». La parole citée au DD est ainsi montrée comme intraduisible et unique, comme dégagée de toute synonymie parce qu'« autonyme ». Mais attention : il s'agit avant tout d'un trompe-l’œil, le rapporteur demeurant le seul maître de ce qu'il rapporte, et libre de subordonner ou pas le discours cité à son propre discours citant, de jouer sur l'hétérogénéité ou sur l'homogénéité. La Marquise a beau faire parler directement son mari, et à l'intérieur du discours de ce dernier, la cousine du Comte de C., c'est elle et toujours elle qui dispose à son gré les paroles qu'elle cite. Son pouvoir d'archiénonciatrice4 reflète celui de l'archiénonciateur Crébillon. Et c'est un pouvoir sans limites ni partage qu'elle manifeste aussi bien en montrant qu'elle cite les paroles de son mari, qu'en homogénéisant sa parole avec celle de son amant.
23Jamais l'amant n'accède au discours direct. Toujours sa parole se subordonne à celle de l'épistolière, et d'abord en étant données dans une complétive du verbe « dire »:
vous me dites que vous m'aimez, vous me l'écrivez (lettre IV, p. 54)
24Cette première occurrence sépare la déclaration orale de la déclaration écrite. Mais ensuite, dans la correspondance, il deviendra impossible de savoir si la Marquise cite une parole prononcée ou une parole écrite dans une lettre :
25[…] et vous avez daigné me dire que je les (yeux) avais beaux (IV, p. 56)
Vous m'avez dit par galanterie que vous m'aimez (VIII, p 64)
[…] depuis que je ne vous entends plus dire je vous adore (X, p. 68)
26En systématisant l'emploi de « dire, lorsqu'il s'agit de l'aveu de l'amour, la Marquise efface la frontière entre ce que le comte lui écrit et ce qu'il lui dit tête-à-tête.
27Il en va de même avec les autres verbes déclaratifs qui tendent en outre à effacer la frontière entre le discours indirect et le discours narrativisé :
Vous m'accusez d'être la plus dangereuse coquette du monde, vous dites encore que je pousse cela jusqu'à aimer mon mari (III, p. 54)
[…] vous m'accusez d'aimer le chevalier, de le favoriser (IV, p. 57)
Vous m'accusez d'être indifférente ((XXVIII, p. 103)
[…] cet enjouement que vous me reprochez ( (X, p. 69)
Vous avez exigé que je ne sortisse pas si souvent (XVIII, p. 86)
Vous exigez de moi un détail sincère de ma vie (XL, p. 130)
28Mis bout à bout, ces verbes de parole, loin d'avoir été choisis au hasard, témoignent unanimement d'une volonté de pouvoir de la part du Comte. L'amant accuse, reproche, exige, autant de verbes dont le mari ne saurait être le sujet et qui en disent long sur la volonté d'emprise qui caractérise le discours amoureux masculin.
29 Mais le plus souvent, cette parole de l'amant qui n'est distincte que dans la déclaration d'amour ou dans la récrimination, s'absorbe dans la parole de l'épistolière. Qui d'elle ou de son amant énonce dans :
Oui, Monsieur le Comte, mon mari est un scélérat, un perfide, un infidèle (II, p. 51)
30Est-ce du discours indirect libre ? L'interruption de la phrase par l'apostrophe empêche l'attribution complète de cet énoncé au Comte. En outre, la gradation descendante qui dégonfle une accusation que la réduplication aurait dû aggraver, révèle l'ironie de la Marquise, et donc sa reformulation. Et un peu plus loin dans cette même lettre nous lisons :
Vous concluez de là que pour dissiper ma douleur je ne puis mieux faire que de rendre à mon mari les tourments qu'il me cause (p. 52)
31Il y a peu de chance pour que le Comte ait employé lourdement ce verbe « conclure ». La logique argumentative qu'il a employée lui est ironiquement montrée du doigt par la marquise. Ici encore on ne peut distinguer entre la parole commentée et celle qui la commente, entre la parole de l'ironiste et celle de l'ironisé. La polyphonie vient de l'ironie qu'en retour elle favorise, l'ironie étant par essence, comme l'a bien montré Oswald Ducrot5, polyphonique. Sans cesse, on le voit, la parole du Comte se fond dans celle de la Marquise ; mais cette fusion ne donne le plus souvent naissance, à proprement parler, ni à du discours indirect libre, ni à du discours direct libre, mais à une libre interpénétration du discours citant et du discours cité.
32Ainsi les voix de l'épistolière et de son destinataire sont-elles aussi rendues indistinctes, dans certains énoncés de la lettre XXII où commence l'intrigue entre le Marquis de *** et la cousine du Comte de C***:
C'est donc de votre cousine qu'il est amoureux et c'est vous qu'il charge du soin de faire valoir ses soupirs (p. 93)
33Cette double structure clivée focalise ce que vient d'annoncer le Comte à la Marquise. Il est pour le moins étrange qu'elle attire ainsi l'attention du Comte sur ce qu'il vient lui-même de lui apprendre. Mais n'est-ce pas plutôt pour attirer l'attention d'un autre destinataire que cette phrase est ainsi emphatisée ? C'est l'attention du lecteur qui est ici sollicitée, et l'énonciation interne à l'œuvre cède subrepticement le pas à l'énonciation externe, de l'auteur vers son lecteur. La polyphonie brouillant la voix du Comte et celle de la Marquise se double d'une autre polyphonie confondant la voix de l'épistolière et celle de l'auteur. Et cette double polyphonie structurale rend évanescente la voix de l'amant.
34 Cependant, cette confusion de la voix de l'amante avec celle de l'amant montre aussi combien leur relation est fusionnelle. Mais elle empêche en même temps que le personnage masculin du Comte ait de réels contours. Qui est-il vraiment ? Celui qui récrimine et exige, ou celui qui multiplie à l'envi les preuves de son amour, ce que la Marquise fait mine de lui reprocher au début de la correspondance et toujours avec la même association de dire et d'aimer :
[…] mais rien n'est si désagréable que de s'entendre dire perpétuellement qu'on est aimée, et de s'en pas trouver plus sensible (VI, p. 63)
35Et toujours à propos de dire son amour :
Vous me l'avez dit tant de fois, avec tant de grâce, si tendrement ; (IX, p. 66)
36Est-il le Céladon qu'évoque la lettre X, ou un libertin de la même trempe que le Comte son ami, lui qui mène avec Saint Fer *** des filles de l'opéra à la campagne ?
Mais qui vous dit que j'ai besoin de vos excuses ? Vous m'avez fait une espèce d'infidélité, je n'en saurais être fâchée, c'est un exemple que vous me donne, et vous savez ce que ceux de cette sorte-là valent auprès de mon sexe. Vous craignez qu'il ne soit suivi […] (XXXIII, p. 115-116)
37Faut-il déduire de la crainte exprimée que c'est le Comte lui-même qui lui a avoué son incartade avec des filles de l'opéra ? Même s'il ne s'agit que de courtisanes et donc d'une « espèce » d'infidélité, la Marquise menace d'appliquer la loi du talion, et c'est ironiquement qu'elle lui dit qu'elle « ne saurait en être fâchée ». Dans cette lettre est esquissé un pacte de roués, lorsque la Marquise imagine leurs communes infidélités :
Je change de système […] Point de jalousie, de brouilleries, de caprices ; rien en un mot de toutes les délicatesses qui rendent l'amour si inégal. Nous nous ferons des confidences ; un aussi aimable homme que vous n'a que trop à raconter. (p. 116-117)
38Cette double inconstance imaginaire de la lettre XXXIII fait du couple éponyme du roman, une fois encore, le reflet de celui qu'ont autrefois formé la Marquise et son mari.
39 Mais quelque reflet qu'en donne le mari, l'amant est davantage une projection langagière qu'un personnage à part entière. En ne lui offrant jamais complètement la parole, la Marquise le prive d'ethos, et donc d'incorporation6. Il demeure dans les limbes d'une double polyphonie qui nous dérobe en même temps que sa figure son charme masculin particulier., lequel demeure abstrait, comme les décors. Certes un tel dispositif préserve son mystère, et tout mystère est captivant, mais ce mystère est-il propre à nous rendre, nous lectrices, sensibles ? Seul le personnage du mari, parce qu'on le voit agir comme on l'entend parler, peut nous toucher et peut-être, par ses faiblesses avouées et sa belle aisance, nous séduire : il pourrait, toutes proportions gardées, préfigurer Valmont.
40 S'il est un personnage unanimement reconnu comme un double du Comte de C***, c'est Saint Fer ***, le couple qu'il forme avec Mme de ***, amie de la Marquise, reflétant celui que forment la Marquise et le Comte. Les deux couples se brouillent en même temps (voir la lettre VI). La Marquise organise leur raccommodement. Une autre dispute plus grave dont fait part la lettre XLIV est due à l'inconstance de Saint Fer ***, laquelle pourrait d'autant mieux être partagée par le Comte qu'ils sont allés ensemble à la campagne avec des filles d'opéra. Il apparaît aussi parmi les libertins amants de la cousine libertine dans le récit du mari comme « le plus mélancolique homme à bonnes fortunes » que le narrateur ait vu de sa vie (XLVII, p. 159). Surtout, la mort de celle qu'il aime, trompe et pourtant finit par épouser, annonce celle de la Marquise et renforce la proximité entre ce personnage et celui de l'amant.
41 Or, les paroles de Saint Fer*** nous sont parfois rapportées au discours indirect (lettre XXI où il est question du duel du Comte). Le DI est notamment employé lorsqu'il charge la Marquise d'intercéder pour lui auprès de son amie avec laquelle, comme on l'a vu, il se brouille souvent :
Je sors pour aller chez Mme de *** ; elle s'est brouillée avec Saint Fer*** ; il m'a priée de lui demander les raisons de sa mauvaise humeur, pour parler comme il s'exprime ; car je ne crois pas qu'elle ait tort ; on ne peut jamais l'avoir avec vous autres hommes. (VI, p. 62)
42Tout en choisissant le DI, la Marquise, par son commentaire méta-énonciatif, insiste sur la fidélité de son rapport à la parole initiale. Elle place ainsi le discours cité en connotation autonymique. Voilà qui est pour le moins étonnant, puisque si l'on se souvient des théories de Jacqueline Authier, il appartient en propre au DD de rendre autonymes les paroles rapportées. Mais en ajoutant ce commentaire, la Marquise met à distance ironique les paroles qu'elle mentionne, c'est pourquoi la proposition suivante commence par la conjonction car, qui a pour but de justifier la proposition qui la précède, de justifier précisément ici la non-prise en charge de la parole de saint Fer*** ainsi montrée comme impertinente.
43 Saint Fer**** accède au discours direct lorsqu'il est l'émissaire du Comte son ami, et se fait son porte-parole lors du vol du portrait :
Madame, m'a-t-il dit, d'un ton grave, ces cruautés-là ont mauvaise grâce; Il n'est pas juste, parce que vous avez de beaux yeux, que vous fassiez périr un misérable qui vous a vue et qui vous adore. Que vous en coûterait-il de le sauver ? (X, p. 68)
44Cette grandiloquence est bien sûr destinée à ne pas être prise au sérieux. La longueur de cette tirade théâtrale, digne d'une comédie, remplie d'hyperboles qui ne peuvent qu'être suspectes, contraste avec la promptitude du geste de prolongement :
En achevant ces mots, il l'a pris.
45Dans la tragi-comédie dont nous reparlerons, où l'amant de Mme de G*** demande à Saint Fer *** d'annoncer à sa place qu'il ne l'aime plus, Saint Fer *** refuse au DD :
Mais, Comte, tu ne songes pas qu'elle en mourra de douleur (LV, p. 183)
46Parole que le DD rend tragique, mais que la suite de l'histoire pourrait rendre duplice : Saint Fer exprimerait-il surtout la crainte de devoir, comme le fera finalement le Duc, consoler l'éplorée ? Les interprétations se démultiplient, dès lors que l'essentiel se joue dans la lacune, le non-dit. Au demeurant, à chaque fois que son discours nous est rapporté directement, Saint Fer *** joue un rôle: ce n'est pas en son nom qu'il parle, il ne nous donne donc pas accès à son intériorité. Et restera pour nous de ce fait presque aussi mystérieux que son double, le Comte.
47 L'écriture théâtrale est souvent parodiée dans notre roman, et pas seulement le style racinien, les lamentations de Bérénice. La tradition comique est elle aussi largement reprise avec le motif déjà signalé du barbon amoureux, plusieurs fois exploité par Crébillon, d'abord avec le Commandeur (faut-il y voir une allusion narquoise à Dom Juan ?), oncle du Comte. Son portrait grotesque est brossé dans le premier billet, formant une excroissance comparable, dans la mesure où elle contredit le genre strictement utilitaire du billet, à l'excroissance que forme la confidence du mari, laquelle contredit le genre de la correspondance monophonique :
Votre oncle le Commandeur, quatre fois plus goutteux et plus bègue qu'à son ordinaire, m'a offert de me donner la main (billet p. 60)
48Ce commandeur s'exprime ensuite au DI, toujours dans un billet, cette fois relatif à un bal costumé :
Votre oncle le Commandeur veut venir avec nous, j'ai eu beau lui dire que le bal lui nuirait, qu'il tomberait malade ; il m'a répondu qu'il ne pouvait pas mourir pour une plus belle cause ; enfin, et malgré toutes mes raisons, il a fallu se résoudre à l'amener (p. 72)
49Crébillon exploite avec ce personnage l'un des ressorts les plus ordinaires de la comédie, l'inadéquation entre paroles et situation, preuve de l'aveuglement du personnage sur lui-même, aveuglement monomaniaque qui rappelle les caractères de Molière. Le Marquis de *** « paralytique, asthmatique, étique » reprend ce même topos comique et ses déclarations amoureuses sont également rapportées au DI :
[…] il se jeta à mes genoux et me dit que j'avais tout effacé de son cœur (XXXV, p. 120)
50Sa « harangue » lui vaut un « prodigieux éclat de rire » de la part de celle à qui elle était destinée. Quant aux remontrances ironiques du Comte, elles sont données au DD comme je l'avais fait observer dans ma première partie.
51Le personnage du philosophe pédant est lui aussi échappé d'une comédie ; on pense au pédant Hortensius de la Seconde Surprise de l'amour de Marivaux :
Il marmotte entre ses dents des paroles barbares que ses yeux me rendent moins intelligibles, et j'aurais déjà congédié ce charmant précepteur si ce n'était que j'attends une déclaration d'amour en langue hébraïque. (XLIII, p. 141).
52Faut-il ajouter à cette galerie de portraits celui du petit magistrat de la lettre XLVIII qui « tourne une boucle comme une déclaration d'amour » alors qu'il « promet de ne jamais manquer de respect » comme le dit humoristiquement la Marquise ? Mais ce jeune efféminé, venu du monde méprisé de la Robe, n'a pas même droit au DI.
53 Les paroles de ces personnages masculins très secondaires relèvent du discours indirect ou du discours narrativisé. On serait en droit d'en déduire qu'elles importent peu et qu'il suffit à la Marquise d'en donner la teneur risible, par une métaphore dépréciative comme celle des « mille sucreries » du Marquis de la lettre XXXV. Mais parce qu'elles forment un leit-motiv, ces déclarations amoureuses cocasses ne sont pas seulement récréatives : elles reprennent en mineur et sur un autre ton le thème obsédant du roman : l'aveuglement des amoureux sur l'objet de leur amour autant que sur soi, thème qu'illustrent aussi les lettres-confidences du mari. Or, la prise en compte de cet aveuglement est fondamentale pour donner une cohérence à ce roman qui pourrait paraître bigarré : Crébillon fait converger tous les récits enchâssés vers ce manque de lucidité constitutif de tout amour, de telle sorte qu'on ne puisse pas non plus faire confiance à l'archiénonciatrice en proie à la passion. Non seulement, comme nous l'avions dit en introduction, ce roman a été évidé par celle qui a trouvé cette correspondance dans les papiers du Comte, de ses lettres les plus extraordinaires, mais ces lettres elles-mêmes émanent d'une source à la lucidité de laquelle nous ne pouvons accorder un trop grand crédit. Ce à quoi réfère le texte que nous lisons est donc doublement hors d'atteinte : et nous ne pourrons accéder qu'à la fleur d'une eau insondable.
54 Un autre récit inséré est à ce titre des plus intéressants, celui de la lettre LV qui donne la parole à un homme inconstant, l'amant de Mme de G***. Ce dernier s'est fatigué d'aimer sa maîtresse et s'est depuis épris de Mlle de de J***. Il veut donc rompre avec celle qui l'adore et mourra de cette trahison. La Marquise rapporte complaisamment le long discours de cet amant volage, le DD feignant d'en respecter la littéralité :
Oui, Madame, me disait-il il y a quelques jours, c'en est fait ; les soins que je lui rends ne partent plus, depuis longtemps, que de ma reconnaissance [.].) Je crains que sensible comme elle l'est, elle ne puisse me voir inconstant, sans mourir de douleur […] J'ai beau m'exhorter à la constance, je sens par le besoin que j'ai de me faire des leçons, combien elles sont inutiles. (LV, p. 182)
55Le désamour de ce locuteur, P***, n'a pas plus d'argument que celui qui a séparé le Marquis de M*** de son épouse :
Je vois une femme aimable, qui a de la jeunesse et de l'esprit ; mais ses agréments ne me touchent plus.
56Ce ne sont ni les qualités ni le mérite qui peuvent retenir un amant. Il n'est donc pas de plus belle preuve de la totale soumission des hommes à une aveugle fatalité, que l'amour sur lequel ni leur raison ni leur volonté n'ont prise.
57Or, dans notre roman, les femmes ne sont pas systématiquement victimes de ces caprices du désir. Le Marquis a lui aussi été rebuté sans vraie raison. Et surtout, le dénouement imprévu de ce récit enchâssé d'une inconstance exemplaire, par son complet retournement qui nous fait passer de la tragédie (annonciatrice du dénouement de notre roman) à la comédie, réinstalle l'égalité entre les deux sexes :
[…] et peut-être elle serait morte, si le jeune Duc de ***, qui entra dans le moment qu'on lui donnait du secours, ne l'eût consolée une heure après qu'elle avait pensé expirer à ses yeux. (p. 184)
58L'extraordinaire insistance (par les tiroirs verbaux, conditionnel passé et plus-que-parfait, et par les notations temporelles) sur l'imminence contrecarrée est désopilante. Or ce Duc se répand en confidences, et ce premier retournement en entraîne aussitôt un autre, tout aussi comique :
Le Duc qui a trouvé l'aventure plaisante, l'a sur le champ racontée à ses amis. Un de ceux-là, ami de P***, lui en a fait part ; et P***, au désespoir qu'elle ne soit pas morte, et qu'elle ait accepté si tôt une consolation, dont il la croyait incapable, a senti rallumer son amour par ce qui aurait dû l'éteindre. (p. 184)
59En se répandant, le discours masculin croit assurer le triomphe du Duc. Mais notre épistolière qui s'approprie ce discours masculin en use tout autrement : elle brandit cette histoire comme une menace à l'encontre de son amant. Elle lui montre combien le discours féminin peut être trompeur, parce que les femmes sont autant que les hommes sujettes aux surprises de l'amour. Le dénouement de cette anecdote est le pendant comique de celui qui clôt les aventures de Saint Fer *** et de l'amie de notre Marquise, et de celui du roman lui-même. Si on lui donne une fonction d'exemplum, cette anecdote piquante de la lettre LV pourrait expliquer pourquoi la Marquise, et à son insu Crébilon, se plaisent tant à exhiber, par des citations-monstrations, la parole masculine libertine.
60 Alors, et pour conclure, à quelle vision de l'homme, dans son rapport à la femme, nous conduisent les multiples discours masculins que met en scène la Marquise ? A une vision indéniablement désabusée de la relation amoureuse, qui jamais ne tourne au conte de fée, et n'évite la tragédie qu'en tournant au conte libertin. La mort de la Marquise est exprès rendue dérisoire par le symétrique retour à la vie de l'amante de P*** que sauve le Duc. Puisqu'on ne peut avoir nulle prise sur nos sentiments, pourquoi les prendre trop au sérieux ? Ne faut-il pas, comme le font les libertins, avoir la sagesse de se contenter du moment, sans présager de ses forces en prodiguant des serments ? Mais les libertins, malgré qu'ils en aient, comme les roués de Laclos, n'échappent pas aux affres de la passion, ce que nous montre le récit-confidence du mari. Il y a chez Crébillon, un fond de jansénisme : l'idée racinienne que la passion offre la preuve la plus éclatante de la misère de l'homme Mais ce jansénisme sert de tremplin à l'ironie. C'est pourquoi Crébillon se plaît à imbriquer le couple que forme la Marquise avec son mari avec celui qu'elle forme avec son amant. Avec son mari, la Marquise entre, et c'est paradoxal, dans un couple libertin : à la lettre XXII où elle est l'adjuvante des amours adultères de son mari, répond symétriquement la lettre XXVI, où le mari intercède pour l'amant : chacun favorise la liberté amoureuse et sexuelle de l'autre. C'est à ce modèle de couple à la fois conjugal et libertin, que s'articule le couple adultère et amoureux, couple qui illustre l'amour passion de manière plus convenue. Sans cesse au centre de la diégèse, ce couple éponyme du roman manque de relief, les procédés linguistiques d'homogénéisation des deux paroles, de l'amante et de l'amant, accomplissent stylistiquement une fusion qui s'épuise dans les ressassements et finit par s'anéantir dans la mort. A cette mort du dénouement, on peut donner une autre signification, que celle, bien connue et juste de Jean Dagen : la Marquise ne meurt pas seulement « au nom de la littérature 7», elle meurt aussi afin que son discours amoureux nous apparaisse comme une impasse, et nous renvoie vers d'autres discours, plus émancipateurs, plus novateurs aussi, vers les discours masculins libertins que la Marquise exhibe par le régime de la citation-monstration, alors qu'elle dissémine et dissout le discours masculin amoureux en le restituant, au mieux, par des reformulations-traductions. Le discours libertin est donc le seul discours masculin audible, de telle sorte que c'est lui qui répond au discours amoureux passionné de la Marquise. Or ce discours masculin libertin n'a pas pour finalité, dans notre roman du moins, de renforcer la domination masculine. Car si l'homme traite la femme en objet sexuel, celle-ci lui rend la pareille, si bien que le libertinage conduit à une relative égalité entre homme et femme. Mais il ne faut pas oublier que notre roman, par sa monophonie structurelle et son ostensible incomplétude, ne se présente pas comme la restitution fidèle de la réalité. Et que dans la réalité, ce n'est pas une Marquise amoureuse qui tient la plume, mais un écrivain en quête de lui-même.