Colloques en ligne

Mieke Bal

Introduction

1Les contributions à ce livre sont toutes à « tentacules », c’est-à-dire, pluri-, multi- ou mieux : interdisciplinaires, avec cette préposition « inter–» comme indice de relationalité. L’interdisciplinarité, dont Roland Barthes, à partir de sa sagesse proverbiale, a dit qu’elle « n’appartient à personne » est la seule approche adéquate à un sujet aussi « multiplement » pertinent, touchant à tous les coins des sciences humaines et sociales, que la situation des réfugiés et immigrants arrivant en Europe et s’y perdants, se heurtant à l’hostilité plutôt qu’à rencontrer l’accueil, comme le dernier chapitre du présent livre le met en avant.1

2Et déjà embarquée dans ce travail à plusieurs directions, depuis 2002 j’y ai ajouté le travail artistique, quand j’ai intégré le travail universitaire avec celui de réaliser des vidéos. Donc, ce murmure d’un homme que je ne connaissais pas du tout, et l’échange de regard, m’ont profondément touchée, par le choix du verbe « regarder » plutôt que « parler ». Parler aurait été agréable, sauf que la plupart des nouveaux arrivés ne maîtrisent pas (encore) la langue locale. Et pour éviter l’écoute trop exclusive, qui, en général, constitue le point faible des colloques et conférences, le programme du colloque et donc, de ce livre contient aussi quelques travaux audio-visuels, rendus accessibles au moyen de liens fournis dans les notes.

3Dans mes cours au Collège de France j’ai un peu parlé des langues en Europe, qui rendent l’Union si différente de la plupart des ensembles politiques larges dans le monde. La difficulté de se comprendre parmi des pays d’Europe est un enjeu à la fois laborieux, problématique, mais aussi enrichissant. Pourtant, le côté visuel de cette diversité tire aussi à conséquences. Cela a amené une plus grande diversité dans l’espace public et des occasions de rencontres de goût. L’espace urbain, par exemple, est devenu plus coloré et intéressant dû aux traces des personnes passagères de cultures et sous-cultures diverses qui y passent et laissent leurs traces matérielles, souvent considérées comme des déchets, ainsi que les sons des différentes langues qu’on y entend.2

4La migration, l’exil, la demande d’asile : on pense à tort que c’est un phénomène récent, mais au cours de l’histoire, il n’y a jamais eu de stabilité des populations, nulle part dans le monde, donc, pas non plus en Europe. Ce livre propose des réflexions, des méditations et une discussion sur l’état social et l’état d’esprit qui en résultent, en particulier, mais pas seulement, chez ceux qui arrivent en Europe comme réfugiés sans aucune attache, sans relations, et sans langue commune qui leur permette de communiquer avec la société dans laquelle ils cherchent à s’intégrer. Sans être seuls, ils sont abattus par l’isolement. La solitude dans la foule est sans doute plus pénible que la solitude tout court, à cause du contraste fort ressenti avec un environnement où les gens communiquent entre eux et s’entre-regardent, ainsi excluant ces nouveaux-venus du contact social de routine.

5Il s’agit de la solitude causée par des facteurs très divers ; le manque de respect, comme dans des environnement racistes et homophobes ; de celle due à l’attente prolongée aux frontières ; ou des émotions attachées, selon le dire des sujets mêmes, à l’aliénation ; de celle intégralement inhérente à l’addiction à l’écran de ceux qui se submergent dans les réseaux appelés (à tort) « sociaux » où on les nourrit de théories du complot. Mais, tout en restant critique, on n’a pas passé la journée du premier juin 2023 exclusivement à nous plaindre de tout ce qui ne va pas assez bien dans la société européenne. Afin d’éviter une commisération condescendante, après des réflexions sur l’actualité du passé, on a discuté aussi la question de l’art, comme un versant opposé des émotions négatives de la solitude. Et enfin, une étude de l’architecture (linguistique, métaphorique, littéraire) de l’hospitalité a fait tourner la balance de l’obsession avec la victimisation au volant opposé, de l’accueil, du bienvenu.

6Les contributeurs de ce livre sont toutes et tous des experts importants dans leur domaine de recherche, social et/ou artistique, ainsi que de l’interdisciplinarité comme approche indispensable. Et avec la table des matières et les notes il sera facile, après une première lecture, de trouver de l’information supplémentaire sur les travaux de ceux qui vous auront intéressé le plus, ceux dont les idées se rapprochent du plus près de vos propres préoccupations, tout en restant « inter– ». Le premier chapitre fut présenté comme une conférence à teneur autobiographique, par le psychologue Wahbie Long, de l’Afrique du Sud avec un arrière-fond asiatique. Il nous est venu de Cape-Town, où il enseigne la psychologie et la psychanalyse. Il raconte sa propre aventure de voyages, d’expériences à l’étranger, des rencontres avec « les autres » qui l’ont stimulé à reconsidérer son propre fond ethno-linguistique. Le ton personnel de son article rend la teneur autobiographique très touchante. Il reconnaît le paradoxe que « l’autre intérieur » résulte d’un examen et expérience de soi, ainsi que des rencontres.

7Le deuxième chapitre a été écrit par la sociologue Cécile Vermot, qui a étudié de près l’expérience émotionnelle de la migration. Enseignante-chercheuse, Pôle des biotechnologies en société (PBS), SupBiotech, école d’ingénieurs en biotechnologies, elle a développé des recherches en lien avec la santé, les émotions et le genre. En tant que fellow de l’Institut « Convergence Migration », elle a initié un atelier exploratoire qui aborde les mobilités biotechnologiques, les corps et les marchés. Par ailleurs, elle a publié des articles sur les émotions des migrants et a notamment dirigé un numéro spécial à ce sujet en 2017 dans la revue Migrations Société. Son chapitre ici continue cette recherche, avec une attitude empathique envers les personnes dans cette situation où rien ne va de soi ; pour commencer, le contact interpersonnel. Elle expose les enjeux méthodologiques qui rendent compréhensible la diversité émotive que la situation des réfugiés provoque. La subtilité de son approche ainsi que la réalité de ses entretiens avec des personnes concernées nous attribuent une nouvelle sensitivité sociale approfondie, tout en présentant la pertinence de la discipline de la sociologie de façon très convaincante, justement par son intégration interdisciplinaire.

8Afin de promouvoir ce regard dont l’immigrant/réfugié anonyme murmurait l’absence, Mario de la Torre Espinosa, réalisateur de cinéma documentaire et professeur de théorie littéraire et littérature comparée à l'Université de Grenade, présentera ici dans le troisième chapitre quelques-uns de ses films documentaires. Ses lignes de recherche portent sur le comparatisme littéraire et les études de genre, cinématographiques et théâtrales. Sa contribution : « Renoncer afin de vivre en liberté. La solitude et l’exil de la communauté LGBTIQ+ » traite de sa pratique de réalisateur, avec deux documentaires de 25 minutes chacun, sur la constriction sociale qui confine l’homosexualité, en Tunisie et en Espagne : « Le printemps rose (Tunisie et Espagne) ». Son article fournit les liens qui permettent de voir les films.

9Lysiane Lamantowicz, psychanalyste, écrit sur la solitude des « désincarnés » – les adhérents aux théories du complot, seuls devant leurs écrans : des personnes qui sont « seuls et connectés ». Elle est psychiatre et psychanalyste thérapeute familiale. Après une formation complète hospitalière et de multiples activités en institution, elle se consacre à son activité de thérapeute. Ses travaux théoriques portent sur l’articulation entre l’individuel et le collectif notamment grâce aux écrits de Freud sur ce sujet et à partir de textes littéraires, bibliques et mythologiques. Son article fournit une compréhension très illuminant du phénomène de cette solitude adoptée.

10Après cette analyse détaillée des conséquences de la solitude « chez soi », je présente moi-même brièvement le court-métrage sur le fond de solitude du réfugié que j’ai réalisé en réponse à ce murmure dans la rue, avec une jeune artiste, Lena Verhoeff. On pourrait appeler ce film « une leçon du regard », pour accentuer la nécessité de regarder en face et de prendre en compte ces personnes venues d’ailleurs qui ont tout perdu, même la sécurité de leur vie. Si, pour eux, le contact interhumain compte tellement, avec le regard, faire face, comme essence, on n’a pas seulement intérêt mais on est obligé de pratiquer le regard. Le film est fait de façon à renforcer ce regard, comme le contraire de ce dont se plaignit cet étranger dans la rue. Regardez-le !

11On continue avec une autre sociologue, d’orientation ethnographique, Özge Biner. Son thème est la temporalité. Le temps, sa lenteur dans l’attente, est un sujet très pertinent. Chercheure à la Chaire « Migrations et Sociétés », au Collège de France, elle est titulaire d’un doctorat en sciences sociales portant sur les stratégies de légalisation des réfugiés en transit en Turquie (Université de Strasbourg, 2012). Elle travaille depuis quinze ans sur l’expérience de l’exil aux différentes frontières, comme Allemagne-France, Iran-Turquie, Turquie-Grèce et Syrie-Turquie. Depuis 2015, à partir d’une ethnographie d’attente à la frontière turco-syrienne, elle consacre ses recherches à l’expérience de la protection temporaire et les actes de citoyenneté. Après une tentative de survoler la situation dans cette région frontalière en général, la deuxième partie du chapitre rend compte, avec la combinaison précise de narration et rapport personnel qui caractérise l’ethnographie, le récit d’une femme traité si mal par les autorités turques qu’elle en devenait folle. Le chapitre donne une impression aigüe de ce qui se passe dans cette temporalité exaspérante de l’attente.

12L’historienne Delphine Diaz est actuellement maîtresse de conférences à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et membre junior de l’Institut universitaire de France. Fellow de l’Institut Convergences Migrations, elle travaille sur l’histoire des exils en France et en Europe occidentale à l’époque contemporaine. Elle a publié en 2014 un livre très pertinent pour lr sujet du présent livre, Un asile pour tous les peuples ? Exilés et réfugiés étrangers dans la France du premier xixe siècle. Entre 2016 et 2020, elle a coordonné le programme AsileuropeXIX, financé par l’Agence nationale de la recherche, qui se penchait sur l’accueil des réfugiés dans l’Europe du xixe siècle : en est issu un livre dirigé avec Sylvie Aprile, Les Réprouvés. Sur les routes de l’exil dans l’Europe du XIXe siècle. Delphine Diaz est également l’autrice d’En exil. Les réfugiés en Europe, de la fin du XVIIIe siècle à nos jours. Son intérêt primaire est le vocabulaire de l’exil, avec un regard spécial au XIXe siècle.

13Comme geste d’actualisation de la problématique des réfugiés et de leur solitude dans un monde plein et bousculé, le professeur de littérature comparée et de musique, l’Américain Robert Doran met à jour la théorie de pertinence endurante Sartrienne de la “sérialité”, que le philosophe avait développée en 1960, comme source d’une compréhension profonde de la solitude dans la foule avec une perspective spéciale sur la situation des palestiniens d’aujourd’hui. Le rôle déterminant du groupe dans l’aliénation sociale dans sa tension avec la liberté, d’importance si capitale pour Sartre, est au centre de cette réflexion qui relie étroitement des événements historiques, comme la Révolution française, avec notre monde contemporain. C’est une façon de promouvoir la pertinence durable du savoir historique et philosophique, auquel le Collège de France dévoue ses activités toujours vivaces depuis si longtemps — presque cinq siècles.

14Les deux derniers chapitres prolongent la concentration sur l’actualité, avec un point de vue d’espoir. Comme je l’ai annoncé, le sujet de l’art sert ici à mitiger l’amertume, la complainte et la condescendance qui risquent de dominer trop le champ culturel qui nous préoccupe. Rahma Khazam, docteure en esthétique affiliée à l'Institut ACTE, Sorbonne Paris 1 et ENSADLab Paris, est une critique d’art contemporain avec une expertise très spéciale à trouver des enjeux où l’artistique et le social se rencontrent. Dans son article, elle analyse avec une finesse extraordinaire la façon dont les artistes s’adressent à la solitude des réfugiés et immigrants noyant – hélas, trop souvent littéralement — dans la foule qui ne les reconnaît pas. Mais à l’opposé de l’homme murmurant qui occasionnait le choix du thème du colloque et du présent recueil de réflexions, ces artistes contribuent à la nécessaire visibilisation. L’auteure voit beaucoup d’artistes qui s’arrêtent à la dénonciation, sans rien faire pour pallier la solitude résultante. Pour faire un pas en avant, la critique se penche sur des œuvres dévouées à remédier à la solitude des réfugiés en suggérant des modes de s’intégrer mieux dans la société d’accueil. Ce pas en avant est indispensable pour notre temps.

15Pour finir, en arrondissant le multiple boucle-nœud passé-présent, littéraire et visuel, fictionnel et réel, Marie José Mondzain, ancienne élève de l’École normale supérieure, docteure en philosophie, directrice de recherche émérite au CNRS au sein de l'Institut Marcel Mauss, travaille depuis longtemps sur le statut de l’image et des spectacles dans les civilisations occidentales et orientales, sur l’impérialisme visuel et audiovisuel des iconocraties modernes. Ses œuvres sont d’importance cruciale, tant pour comprendre et connaître la longue histoire de ce qu’elle appelle avec un terme significatif « l’iconocratie », et la situation dans la culture visuelle de maintenant. La métaphore qui met en avant la réalité d’importance urgente de l’hospitalité et de l’accueil, est l’architecture qui peut remédier à la solitude en embrassant le nouveau-venu avec une hospitalité matériellement substantielle. Aux nombreux livres qu’elle a publiés, traitant de la culture visuelle byzantine jusqu’au cinéma d’aujourd’hui, elle vient d’ajouter un livre proche du sujet de la publication présente : Accueillir. Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays (Les Liens qui libèrent, 2023). Parcourant des pensées, des mythes, des histoires, ce chapitre couronne l’ensemble du présent assemblage de réflexions dont la société de maintenant a tellement besoin. Sa place à la fin du volume veut rendre hommage à la pertinence durable de ses travaux.

16À partir de ma passion pour le sujet et ma grande satisfaction de rencontrer tant de grands experts aussi passionnés pour améliorer la situation sociale de ces personnes condamnées à la solitude, non pas par la contradiction mais au contraire, par la foule qui les entoure et nonobstant dénie de les regarder en face et de leur parler, je soumets le recueil que voici à des lecteurs et lectrices que je considère comme aussi engagé(e)s que moi et les auteur(e)s des essais dont ce livre est composé. Tout le monde a droit à une vie humainement viable. Pour obtenir cela, « l’inter-ship », l’acceptation et l’enthousiasme d’être avec, en relation, entre, est la seule solution. C’est cela, la socialité.