Colloques en ligne

Özge Biner

Temporalité comme frontière : La solitude en exil

Temporality as a Boundary: Solitude in Exile

1La guerre en Syrie a entrainé le plus important déplacement de population d’après la seconde guerre mondiale. Depuis 2011, 6,5 millions de Syriens ont fui le pays et 6,8 millions ont été déplacés à l’intérieur du pays.1 La très grande majorité (85%) s’est réfugiée dans les pays voisins, principalement en Turquie, au Liban et en Jordanie où le régime d’asile ne propose qu’un statut temporaire.2 La Turquie a occupé très vite une place particulière parmi ces pays d’accueil. En effet, depuis le début du conflit en 2011, elle a accueilli près de 3,7 millions de Syriens dans des camps de réfugiés le long de sa frontière avec la Syrie, mais aussi dans d’autres villes un peu partout dans le pays.3 Pour se protéger des destructions quotidiennes occasionnées par la guerre tout en suivant son évolution, plus de la moitié des réfugiés syriens en Turquie se sont installés dans des villes frontalières – notamment à Mardin, Sanlıurfa, Antioche, Kilis, Mersin, Adana ou Gaziantep. Au gré des politiques frontalières de l’État turc, mais aussi en fonction de l’intensité et de la localisation des combats en Syrie, de nombreux réfugiés retournent régulièrement chez eux pour vérifier l’état de leur logement, visiter la famille restée sur place ou tout simplement sonder ce que l’avenir leur réserve. Ils patientent dans les villes frontalières de manière à se tenir informés du mieux qu’ils peuvent de l’évolution du conflit (ou de l’évolution sécuritaire de la situation) tout en conservant leur statut de réfugié. Ils guettent l’avènement d’un nouvel ordre en Syrie : la mise en place d’un gouvernement de transition par des États étrangers, l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement syrien ou la revanche du régime d’Assad.

2De nombreux réfugiés se sentent pris en tenaille entre ce qui se passe en Syrie et ce qui leur arrive en Turquie, et plus largement captifs d’un environnement conflictuel dans lequel ils subissent différents régimes d’attente avec des statuts « temporaires ». Entre 2011 et 2014, l’État turc a mené une politique attentiste consistant à ouvrir la porte à plus de 1.500.000 Syriens tout en laissant dans le flou la règlementation relative aux réfugiés.4 Les réfugiés syriens ont été acceptés sans pour autant se voir accorder le statut légal ou les droits associés à ce statut.5 Introduit en 2014, le régime de protection temporaire clarifie les droits attribués aux Syriens en Turquie sans pour autant leur accorder un statut permanent de réfugié.6 Depuis la mise en œuvre de ce statut, de nombreux Syriens vivent dans des conditions de plus en plus difficiles, comme des « sujets temporairement enregistrés » soumis à des règles strictes, arbitraires et non systématiquement appliquées. Certaines villes ont momentanément suspendu l’enregistrement des réfugiés, ce qui a entraîné une série de problèmes techniques et de longues périodes d’attente pour les Syriens désireux d’obtenir un statut légal et des papiers en règle.7 Ceux qui n’ont pas pu s’enregistrer sont considérés comme illégaux ou dénués d’existence légale et se voient refuser l’accès aux droits de résidence les plus fondamentaux – notamment dans le domaine de la santé et de l’éducation. Cela se traduit par une augmentation du nombre de personnes essayant de quitter la Turquie pour l’Europe par les réseaux de passeurs. La mobilité et le droit de voyager ont été restreints, d’abord temporairement puis de manière permanente. En mars 2015, l’État turc a abandonné sa politique de la porte ouverte pour une politique plus stricte et discriminatoire envers les réfugiés, puis il a instrumentalisé dès novembre 2015 la question des réfugiés syriens pour assoir son pouvoir de négociation internationale.8 Les accords bilatéraux interétatiques entre l’UE et la Turquie et l’engagement militaire de cette dernière dans la guerre en Syrie ont constitué les deux composantes clés de la politique du gouvernement turc.9 En 2016, l’annonce soudaine d’une possible naturalisation de certains réfugiés syriens a donné lieu à une autre forme d’exception, jetant un voile d’incertitude sur l’avenir des réfugiés. En introduisant un dispositif permettant à des Syriens triés sur le volet d’acquérir « une citoyenneté exceptionnelle » (istisnai vatandaşlık) et en en excluant de nombreux autres, l’État turc n’a jamais annoncé publiquement les critères retenus. Cette manœuvre lui a permis de ne pas dire clairement qui avait droit à la citoyenneté turque et qui n’y avait pas droit.

Le régime de protection temporaire : une exception souveraine

3À travers la création de zones d’ambiguïté laissant un espace à l’application aléatoire de procédures juridiques – au gré de l’engagement turc dans le conflit syrien – l’État turc n’a cessé de créer des exceptions souveraines. Cette production d’exceptions obéit à une temporalité bien spécifique. Avec l’arrivée massive et soudaine de réfugiés syriens aux marges de l’État turc, la crise a connu un glissement sémantique, passant d’une condition limitée dans le temps à celle d’état prolongé et effectif (Roitman, 2013). Dans un contexte où la crise permanente est devenue la nouvelle norme, l’État turc exerce son pouvoir souverain en prolongeant l’indécision. Le souverain est devenu celui qui décide de ne pas décider.

4L'état d’exception tel qu’il est compris par Agamben apparaît comme un champ du politique régi par le droit et se situant pourtant au-delà du droit. Le souverain use de sa faculté à décider ce qui relève de l’exception pour tracer le seuil qui sépare la vie nue (bare life) des autres formes de vie jouissant de droits politiques et juridiques (Agamben, 1998). Dans leur analyse du travail d’Agamben, les discussions anthropologiques contemporaines rappellent la nécessité de contextualiser le pouvoir souverain. Elles suggèrent d’étudier l’état d’exception non pas uniquement comme référence à un événement, mais comme « démonstration de violences répétées » et comme un ensemble de pratiques quotidiennes de « rétablissement du droit par la violence ».10 À travers ses travaux sur la déportation et les pratiques migratoires, Nicolas de Genova a également mis en lumière le caractère pérenne et incessant du pouvoir souverain. Selon lui, l’exclusion de la vie nue en dehors de la vie politique, l’intervention du pouvoir étatique dans les relations et les identités politiques sont intriquées dans une relation continue (De Genova, 2010).

5Dans cet article, j’étudie cette relation continue et pourtant instable entre l’État turc en tant que puissance souveraine et les réfugiés syriens en tant que sujets potentiels de la vie nue. Dans une exploration de la politique de l’attente, j’analyse particulièrement l’aspect temporel de la production « pérenne » et « incessante » de ce seuil ainsi que ses effets sur la vie des réfugiés syriens soumis au pouvoir politique de la Turquie et d’autres acteurs souverains d’une guerre impliquant plusieurs États. En m’appuyant sur les travaux de chercheurs qui ont mis en évidence l’effet transformateur de l’attente comme mode de gouvernance et les diverses modalités interconnectées de l’attente, je souhaite comprendre comment – dans des environnements conflictuels où la pratique politique est à la fois étroitement surveillée et systématiquement réduite, et où la liberté de mouvement peut être restreinte – les signes, les performances sociales et les affects qui émergent de l’attente peuvent générer les différentes formes de solitudes (Aujero, 2012 ; Bourdieu, 2000 ; Jeffrey, 2010 ; Crapanzano, 2009 ; Schweizer, 2008). En se concentrant sur l’attente comme processus constitutif et transformateur, cette ethnographie met au jour les relations entre la temporalité de l’utilisation imprévisible des « exceptions » par l’État turc souverain, la temporalité perturbée des cycles d’occupation militaire et de destruction en Syrie, et la temporalité vécue du point de vue des réfugiés syriens de la ville frontalière de Gaziantep. 

L’attente : un processus constitutif et transformateur

6Dans leur analyse complète de la violence temporelle et de la migration, Christine Jacobsen et Marry Anne Karlsen appellent à dépasser la compréhension de l’attente comme une facette de l’(im)mobilité (Jacobsen et Karlsen, 2020). Comme ils le théorisent, l’attente doit être étudiée à la fois comme « un phénomène social inhérent à la migration irrégulière et comme une perspective analytique sur les processus et les pratiques migratoires » (Jacobsen et Karlsen, 2020, p.2). Partant de postulats théoriques et politiques similaires, Shahram Khosravi propose un nouveau terme, « l’attente frontalière », pour mieux articuler la relation entre attente et migration (Khosravi, 2020). L’attente frontalière ne se réfère pas uniquement à des lieux géographiques, mais à toutes les formes d’attentes auxquelles « les citoyens racialisés et non racialisés sont soumis » pour recevoir la permission de vivre et voir leur présence reconnue (Khosravi, 2020, p.203). L’attente frontalière requiert un certain type de conscience, celui d’un « état de veille » (wakefulness). Dans l’imaginaire politique de Khosravi, « l’état de veille rend l’attente frontalière similaire à l’insomnie, à savoir un état de vigilance et d’attention contraint à ce qui se passe autour de soi » (Khosravi, 2020, p. 205).

7Ce sentiment de contrainte n’est pas pour autant synonyme d’immobilisation. Il implique plutôt une interaction constante avec « les possibilités d’un avenir différent », la recherche « de moments opportuns où des choses peuvent se produire » (Khosravi, 2020, p.206). Cette interaction constante avec des possibles n’est pas liée à un désir d’intégration ou d’appartenance à la société hôte. L’état de vieille de l’attente frontalière, selon Khosravi, est suscité par un désir d’entrer dans le champ politique et social du nouvel espace de vie. Son concept peut faire penser à l’attente des réfugiés syriens aux villes frontalières turques et peut ainsi nous inviter à penser à travers leur expérience. L’analyse de l’attente frontalière de cet article diffère cependant de celle de Khosravi à plusieurs niveaux.

8Dans ce contexte ethnographique, la structure du sentiment qui émerge de l’attente frontalière ne mène pas systématiquement à un état de vieille caractérisé par une vigilance contrainte. L’état de vieille engendre ses propres points aveugles. Les rythmes et les routines de l’attente des réfugiés syriens changent constamment en fonction de leurs intérêts, de leurs doutes et de leurs peurs liées aux multiples temporalités de leur vie à Gaziantep. Selon le rapport qu’ils entretiennent avec le temps et le lieu, certains vivent l’attente de manière passive, tandis que d’autres la vivent d’une manière active. Dans l’attente passive, les réfugiés syriens ont un rapport au temps et au lieu qui laisse peu de place à autre chose dans leur vie quotidienne. Physiquement peu actifs, ils attendent que quelque chose – n’importe quoi – se passe (Hage, 2009). Le présent faisant obstacle à l’action future, ils vivent ce présent uniquement dans l’attente d’un futur où ils pourront reprendre le cours de leur vie (Crapanzano, 1985, p.43).

9Dans l’attente active, les réfugiés syriens vivent l’attente comme une expérience sociale en tirant parti de ressources, en forgeant des liens et en explorant des voies alternatives leur permettant de façonner les conditions institutionnelles et structurelles qui les plongent dans cette attente. Selon le niveau de doute et d’incertitude généré par les temporalités de la guerre et du statut de réfugié, les deux formes apparemment opposées d’attente sont parfois pratiquées simultanément ; le corps est occupé tandis que l’esprit se morfond dans l’incrédulité.

10Le fait de placer des individus dans un cadre temporel imprévisible et exceptionnel tout en mettant à mal leurs certitudes concernant leur statut présent les conduit à changer leurs demandes et leurs espoirs. Dans ce contexte, les réfugiés adoptent différentes modalités de l’attente selon leurs formes d’énergie et de performance. Aucune de ces performances n’a lieu au-delà de la sphère du politique. Leurs souvenirs de la guerre et leurs expériences de la vie en Turquie, et donc leur mode d’attente, sont constamment transfigurés par la pénétration du politique dans leurs espaces quotidiens et intimes. Les réfugiés syriens remettent en question les limites de ce qu’ils sont contraints de vivre et les formes d’existence qu’ils doivent endurer sous le régime de protection temporaire. Tandis que l’État turc entend maîtriser totalement les implications politiques et juridiques de la condition temporaire des réfugiés, ces derniers utilisent ce même caractère temporaire comme un moyen de reprendre le contrôle sur le temps et l’espace de leur vie « à venir » (Hage, 2018).

11Cet acte de réappropriation du temps et de l’espace à venir n’implique ni un désir de participation à la vie sociale et politique de la société hôte, comme le suggère Khosravi, ni une forme de résistance politique qui voudrait subvertir l’État turc (Khosravi, 2020). Leur état de vieille face aux possibilités futures s’inscrit dans un objectif à long terme – celui du retour dans la mère-patrie – soutenu à travers la politique affective de l’attente patiente (Procupez, 2015). En évitant tout contact direct avec l’État turc, cette politique de la patience se construit à partir d’une adaptation aux effets cumulés de la violence étatique. Nourrie par la perspective d’un retour au foyer, elle fixe son regard sur un horizon situé au-delà de la guerre et de la condition de réfugié. L’état de vieille des réfugiés, chargé d’une attente à la fois docile et fébrile, est orienté vers un désir de reconquête de leur droit d’appartenir et de participer à l’avenir de la Syrie.

12Dans la suite de cet article, j’expose en détail les résultats d’une enquête ethnographique menée entre 2016 et 2022 auprès de réfugiés syriens installés dans la ville frontalière de Gaziantep. J’analyse particulièrement comment l’une d’entre eux, Leïla, parvient à vivre entre l’incertitude du régime de protection temporaire et la menace d’une guerre encore toute proche.11 À la lumière du récit de sa lutte en Turquie et de son espoir de retour en Syrie, je m’intéresse aux connaissances implicites et explicites produites durant ce processus d’attente ainsi qu’à la manière dont ces connaissances subvertissent la condition de cette attente dont la durée reste indéterminée. En effectuant une lecture critique de ce récit à l’aune de la littérature anthropologique sur l’attente, vue à la fois comme catégorie analytique et comme expérience politique, je propose une discussion sur les liens entre les politiques de l’attente et la solitude.

La solitude construite : une forme de résilience en exil

13J’ai rencontré Leïla en 2016 pendant une réunion organisée par la fédération des avocats syriens à Gaziantep, une ville en Turquie située à la frontière turco-syrienne. Avocate à Alep, elle a décidé de quitter sa ville natale à partir du moment où elle ne pouvait plus exercer son métier. A Gaziantep en 2016, elle était l’une des personnes les plus occupées que j’ai rencontrées. Il était toujours très difficile de prendre un rendez-vous auprès d’elle entre les files d’attente interminables des bureaux de migration, le recueil et la vérification d’informations de différentes sources sur l’évolution de la guerre et son implication dans les affaires sociales des personnes et des familles syriennes en tant qu’avocate. Elle était connectée aux différents réseaux transnationaux. Dans une journée, elle était en contact avec des collègues, amis, camarades habitant en Syrie, en Irak, en Allemagne, en Suisse, aux Etats-Unis, et plus. Elle était tout le temps mobile et tout le temps au téléphone. Avant de commencer nos entretiens fixés à l’avance, j’attendais pendant des heures, car elle préparait en continu des réunions internationales sur l’avenir de la Syrie. Lorsque nous nous trouvions, la seule façon de commencer une conversation appropriée avec elle était de l’engager dans une analyse de la guerre. Elle posait constamment des questions pour interpréter les stratégies des pays engagés dans la guerre en Syrie. Les négociations de paix, les stratégies juridiques et politiques des Etats qui accueillent des citoyens syriens dans le monde étaient les sujets qui la préoccupaient et dont elle parlait constamment. Pour pouvoir discuter avec elle, il fallait bien maitriser tous ces domaines. Sa disposition à entamer un échange avec une personne dépendait de son niveau de satisfaction des éléments de réponse apportés à ces grandes questions en préambule.

14Leïla a quitté Alep avec sa fille en 2013. Quand elle est arrivée à Gaziantep, elle n’avait pas les moyens de louer un appartement. Pour des raisons de sécurité, elle a décidé de rester dans un centre d’hébergement pour les veuves syriennes et les orphelins, établi et financé par un citoyen turc. Sa chambre de 20 mètres carrés était juste assez grande pour un lit, un canapé et une salle d’eau. Elle y vivait avec sa fille. Lors de nos premiers échanges, elle a précisé clairement que sa présence à Gaziantep était temporaire. Pour elle, Gaziantep était une ville où elle attendait. C’est ce qu’elle faisait tous les jours. Elle attendait. Elle espérait de tout son cœur que cette attente ne durerait pas longtemps.

15Dans l’expérience de Leïla, son attente n’était ni nostalgique ni nihiliste (Hage, 2018 ; Frederiksen, 2018). Son attente était active. Sa vie était pleine d'incertitude, comme tous les citoyens syriens en Turquie. Éviter toute sorte de confrontation directe avec l’administration locale et avec les membres de la société d’accueil (turque) était son objectif. Elle ne critiquait jamais la politique du pays d’accueil. Elle constatait souvent que la vie en Turquie était beaucoup plus supportable que celle des réfugiés syriens en Jordanie, en Egypte, au Liban et même en Europe.

16Leïla n'avait pas les ressources matérielles pour se protéger et protéger sa fille. Elle s'est appuyée sur ses connaissances juridiques et ses réseaux politiques. Juste après son arrivée, elle s'est associée à une ONG pour les femmes réfugiées syriennes qui avaient été violées pendant la guerre. Elle a fourni des conseils juridiques lors de la préparation d'un projet visant à documenter les mariages, les divorces et les naissances de réfugiés syriens en Turquie afin qu'ils puissent fournir la preuve de leur nouveau statut civil à leur retour en Syrie. Son activisme la reliait à d’autres cercles de la diaspora politique syrienne qui préparaient une nouvelle constitution qui serait utilisée pendant le processus de transition politique.

17Elle trouvait alors la politique de l’Etat d’accueil « accueillante ». Pour sa part, elle veillait à ce que ses activités n’entrent pas en conflit avec les intérêts de l’État du pays où elle attendait son retour. Elle faisait aussi l’effort de ne rien demander. Par exemple, en tant que réfugiée syrienne, elle ne s'attendait pas à recevoir une aide ou un soutien de la part de l'État turc. Son investissement dans le présent et le futur reposait sur la possibilité de retour et cette attitude de non-attente lui rendait la vie supportable en Turquie. Elle avait une activité qui lui permettait de réaliser ses idées et ses projets. Elle savait qu’elle pourrait contenir et protéger sa volonté si elle maintenait son activité professionnelle et son engagement politique pour l’avenir de la Syrie.

18Dans un tel contexte, malgré son rythme de vie bien chargé, Leïla ressentait tous les jours de la solitude. Sans essayer d’y échapper, elle habitait dans cette solitude en tant que sujet actif. La solitude imposait ses ambivalences tel que « privation d’autrui, refoulement, l’attente de l’autre et de l’impartageable » mais en même temps elle lui permettait de réfléchir, d’agir, et de se projeter dans l’avenir (Grimaldi, 2003, p.8). La solitude stimulait constamment sa créativité et sa réflexion. Elle servait de bulles protectrices qui lui permettait de rester connectée à elle-même. Leïla considérait cette solitude comme « une parenthèse enchantée », comme une manière de se mettre à distance avec la temporalité de la guerre et de l’exil. Elle l’utilisait pour se protéger de l’incertitude juridique à laquelle elle était exposée. De son point de vue, cette solitude n’était pas volontaire, ni choisie (Bordiec, 2018 ; Campeon, 2015 ; Remaud, 2017). C’était la solitude habitée, acquise et maitrisée qu’elle avait construite elle-même. Cette solitude lui permettait, d’un côté, d’être en perpétuelle interactions avec l’environnement qu’elle choisissait, de l’autre côté, de garder la bonne distance avec les membres de la société d’accueil pour avoir une capacité d’agir en tant que sujet politique. Cette solitude habitée fut soudainement cassée un jour par l’intervention du pouvoir étatique à l’aéroport d’Istanbul en juin 2017.

19Toutes les opinions et perceptions de Leïla sur la solitude ont changé en juin 2017 lorsqu’elle fut arrêtée à l'aéroport d’Istanbul. Elle était en partance pour la Suisse avec un visa attribué par le consulat de Suisse en Turquie. L’objectif de sa visite était de rencontrer des acteurs publics de la diaspora syrienne. Elle a été arrêtée par la police des frontières de Turquie, qui a prétendu que son passeport syrien était faux. Elle a été immédiatement emmenée dans un centre de détention et emprisonnée pendant une semaine. Ce jour-là, Leïla a transité vers une nouvelle forme de solitude qui a causé non seulement une rupture des liens avec le monde extérieur mais aussi avec son univers intérieur : une solitude inexorable qui l’a mise « hors la loi de la condition humaine » (Mnatsakanyan, 2021 ; Roussillon, 2005).

20Incarcérée dans une toute petite cellule, Leïla y a passé une semaine sans savoir pourquoi. Pendant la période de rétention, tout est resté mystérieux et inconnu. Elle n’arrivait pas à donner un sens à son état d’arrestation et aux conditions inhumaines qu’elle subissait avec les autres retenues. Pendant une semaine, elle s’est trouvée dans un espace séparé du monde extérieur. Elle s’est isolée mentalement. Elle a complétement perdu la sensation du temps. Elle s’est coupée d’elle-même. Elle s’est mise à attendre la fin de la détention. Mais cette fois, ni l’attente ni l’isolement ne lui ont permis de construire une solitude. Elle a par la suite décrit ce moment ainsi : « Nous étions très nombreuses dans un espace très serré où il n’y avait rien. Pendant plusieurs jours, nous avons toutes dormi par terre. Nous n’étions pas en mesure de communiquer, mais dans les yeux de tout le monde, il y avait une expression en commun : tout peut soudainement arriver. Nous pouvons toutes disparaitre dans l’ignorance la plus totale. Un moment donné, j’ai compris que le seul moyen de fuir cette violence était de fermer les yeux et s’isoler mentalement. C’est ce que j’ai fait. J’ai fermé mes yeux et suis restée paralysée pendant plusieurs jours. Mentalement, je me suis enfermée dans un autre lieu pour surmonter ce que je vivais physiquement. Je me suis isolée de tout le monde. J’ai éteint mon cerveau et je suis entrée dans une sorte de transe. Mais à un moment donné, j’ai perdu la tête, je l’ai complément perdue. Je suis devenue folle. J’ai fait des choses que je ne peux pas décrire par des mots. Quand ils m’ont vu dans cet état, ils m’ont laissée partir ».

21Pour la première fois depuis son arrivée en Turquie en 2013, Leïla n'a pas pu surmonter l’effet de ce qu’elle subissait. Ce qu’elle avait vécu en détention l’a paralysée pendant longtemps. Tous ses efforts pour éviter les interactions avec les structures de pouvoirs s’étaient effondrés. Son passeport syrien a été confisqué par l’administration turque et elle a été détenue au centre de détention sans savoir pourquoi. C'était la première fois qu'elle se sentait « désespérée », « seule », « isolée » et « complètement perdue ». Sa détention était également une menace pour son sentiment de liberté en tant que militante politique et un rappel du pouvoir de l'État turc sur son corps et son âme. Le système dans lequel elle vivait lui a rappelé son statut. Il l’a confrontée aux limites de la vie en tant que réfugiée syrienne en Turquie. Elle n’avait désormais plus de passeport. Elle n’avait plus de mobilité. Dans ce contexte, son désir de poursuivre son engagement militant n’a pas disparu, mais il a été rompu. Attendre en Turquie la fin de la guerre en tant que militante lui permettait de construire activement sa solitude. C’était sa mobilité et son activisme qui lui avaient permis de vivre la temporalité de l’exil et de la guerre sans se sentir isolée.

*

22Le récit de Leïla nous montre qu’il y a différentes formes de solitudes dans l’expérience de l’attente. Il y a une différence entre se sentir seule et vivre dans une solitude construite ou forcée. Depuis son arrivée en Turquie, Leïla vit dans une solitude. Elle a un statut temporaire et ce statut rend son contrat social précaire. Elle n’a aucune relation amicale pouvant lui proposer un hébergement. Elle ne parle jamais avec des résidents « réguliers et permanents » de la ville où elle attend. Malgré tout, jusqu’à sa rétention, elle ne se sentait pas seule, elle ne se sentait pas dans une situation d’isolement. Elle échangeait quotidiennement par téléphone avec ses collègues, camarades et amis à travers le monde. Elle participait tous les jours à des réunions à distance. Quand elle n’était pas au téléphone ou en réunion, elle était en conversation avec elle-même. Tout l’univers qu’elle avait créé à distance via internet autour de son activisme l’empêchait de se sentir seule, isolée de l’environnement social. Toutes les relations et interactions qu’elle entretenait à distance rendaient supportable la précarité de son statut social. Ses actions confirmaient qu’elle était en situation de contrôle et qu’elle maîtrisait sa destinée. Elle lui permettait de se sentir « bien attachées à ses pensées, à ses objectifs ». Tout a changé le jour où elle a été arrêtée et placée en détention. La manière dont elle a vécu et perçu la solitude a pris complètement une autre forme.

23Elle a été enfermée dans un espace sans pouvoir communiquer, sans pouvoir échanger et sans connaître la durée de sa détention. Dans le contexte où elle était retenue, il lui était impossible d’avoir accès à quelqu’un pour parler, pour entendre sa propre voix. Ayant perdu sa capacité d’agir, elle était isolée de toutes ses sources de stimulation. Elle était confrontée non seulement au manque de l’autre mais aussi au manque d’elle-même par rapport à elle-même. Ne pas pouvoir raisonner, ne pas pouvoir comprendre, ne pas pouvoir agir l’ont complètement paralysée. Elle a perdu le sens du temps et aussi sa confiance en ses propres capacités. Elle est devenue étrangère à elle-même.

24La libération n’a pas effacé les effets de cette expérience. Après avoir été libérée, elle n’a pas pu retourner à sa routine. Elle se sentait toujours sous surveillance. Ce sentiment l’empêchait de reprendre ses activités en tant que militante. Elle n’osait pas rentrer en relation avec ses collègues, amis et camarades. Elle voulait se renseigner sur les stratégies pour sécuriser ses échanges sur internet mais toutes ces démarches lui semblaient difficiles à réaliser. Elle a ainsi pris une certaine distance par rapport à son identité militante. Elle s’est séparée de son univers. Son envie de parler, son désir d’agir ont disparu. Elle s’est trouvée dans une nouvelle solitude ; une solitude qui n’avait pas été construite par elle-même et qu’elle ne maîtrisait pas. Cette solitude-ci ne résultait pas de son choix. C’était une solitude imposée qui l’obligeait de subir les contraintes structurelles de la double temporalité : celle de l’exil et celle de la guerre. C’était une solitude écrasante qui ne lui permettait pas de réfléchir, d’agir et d’être elle-même.