Renoncer afin de vivre en liberté. La solitude et l'exil de la communauté LGBTQIA+
1Selon l’expression de Jacques Rancière (2009), le caractère performatif de l’art et de la littérature, tout comme la structure de la rationalité, est une forme de production de sens qui intervient dans la réalité historique et qui propose d’autres configurations spatio-temporelles. Cette situation est plus importante dans certains genres, comme le cinéma documentaire, où l’effet de réalité constitue l’un de ses principes fondamentaux. La vraisemblance de ce type d’expression crée une sensation de vérité qui engendre l’idée, que tout ce que nous voyons est réel. C’est pourquoi la responsabilité de la direction donnée à ce genre de films est importante, parce que notre implication dans la création de l’idée collective est plus grande que dans d'autres formes plus clairement perçues comme de la fiction. Et cette responsabilité est d'autant plus grande lorsque nous parlons de personnes en situation d'exclusion sociale, subissant de multiples violences, dont d’autres items qui font partie de leur sphère intime tels que le sentiment de solitude.
2Notre intention ici est de proposer une lecture à partir de deux films documentaires, intitulés Vers un printemps rose et Le printemps rose en Espagne, à travers de l’idée de l’image-pensée selon Mieke Bal (2022, p. 8).1 Ces deux films sont partis d’un projet documentaire transmedia que j'ai développé de 2014 à 2018.2 Chaque année, nous avons filmé la situation de la communauté LGBTIQ+ dans plusieurs pays : la Tunisie, la Russie, le Mexique, le Brésil, et finalement l’Espagne. Une situation qui varie d’un pays à l’autre, mais qui présente beaucoup de similitudes, en particulier en termes de violences physiques ou symboliques contre les membres de cette communauté.
3L’objectif est de réfléchir sur ce qui se passe dans diverses régions du monde, où la société met son veto sur une certaine forme d’existence. La Tunisie tout d’abord, pays où a commencé le Printemps Arabe, une révolution pour la démocratie qui ne s’est pas achevée pour tout le monde de la même manière, et dont le silence ou l'exil sont parfois les solutions pour vivre avec une certaine tranquillité pour la communauté LGBTIQ+. Et, d'autre part, l'Espagne, où la législation est plus favorable, mais où fuir les villages pour les grandes villes est un moyen de survie pour de nombreuses personnes qui ne veulent plus subir le jugement lié à leur sexualité. Nous allons parler des problèmes de la communauté LGBTIQ+ et de leurs difficultés à s'épanouir pleinement en tant que sujets lorsque leur sexualité est exclue de l'espace public.
La reconnaissance comme sujet
4La première constatation qui s’impose, c’est qu’il y a un grand problème avec l’existence de ces personnes. Premièrement, il y a un problème avec la reconnaissance de l’individu comme sujet. Il est nécessaire d’avoir la présence de l’autre qui donne la qualité du sujet-politique, social, a une personne. Selon Nancy Fraser (2008), à partir de la philosophie d'Hegel et la phénoménologie de la conscience, la reconnaissance désigne une relation réciproque idéale entre sujets, dans laquelle chacun se voit comme soi et aussi comme séparé de lui-même, et cette relation est considérée comme constitutive de la subjectivité. On ne devient sujet individuel qu'en reconnaissant un autre sujet et en étant reconnu par lui. Mais si l’existence de personnes LGBTIQ+ est interdite dans cette société, et que cette société démontre son rejet, comment est-ce que l’existence de ce sujet serait possible s’il n’est pas visibilisé ?
5Ce qui s’est passé durant le Printemps Arabe au cours de l’année 2011 est très significatif. Dans ces manifestations, parmi la population qui a protesté contre l’oppression d’un gouvernement totalitariste, les membres du collectif activiste LGBTIQ+ pouvaient montrer le drapeau arc-en-ciel. Cela fut possible non pas par tolérance à la diversité sexuelle, mais par méconnaissance de sa signification. L’impossibilité de sémiotiser ces drapeaux signifiait que leur exhibition était tolérée. C’est-à-dire que l’invisibilité est l’unique façon d’être accepté par une société contraire à la diversité sexuelle.
6Une des principales devises de la lutte pour les droits de la communauté LGBTIQ+ est la visibilité. Traditionnellement, l’existence (privée) des personnes qui divergent de la cis-hétérosexualité a été possible grâce à l’exclusion et l’auto-exclusion, par sécurité, de l’espace public. C’est une réaction liée à des siècles de censure, de violence (physique et symbolique) et de rejet de la population LGBTIQ+ en général. Cette situation a été très similaire dans la grande majorité des pays. La diversité (concentrée spécialement sur l’homosexualité) a été un péché, un crime, une maladie (voir Foucault, Histoire de la sexualité, 1978) et un acte immoral. Tous ces éléments ont fait que l’expérience de la sexualité a été profondément marquée par la peur de subir les conséquences de vivre ouvertement et librement selon les sentiments de chacun.
7Une des principales devises de la lutte pour les droits de la communauté LGBTIQ+ est la visibilité. Traditionnellement, l’existence (privée) des personnes qui divergent de la cis-hétérosexualité a été possible grâce à l’exclusion et l’auto-exclusion, par sécurité, de l’espace public. C’est une réaction liée à des siècles et des siècles de censure, violence (physique ou symbolique), et rejet pour la population LGBTIQ+ en général. Cette situation a été très similaire dans la grande majorité des pays. La diversité (concentré spécialement sur l’homosexualité) a été un péché (d’un point de vue religieux), un crime (d’un point de vue juridique), une maladie (du point de vue de la Médecine tout comme l’explique Foucault dans Histoire de la sexualité, 1978) et un acte immoral (du point de vue de la moralité générale de la société). Tous ces éléments ont fait que l'expérience de la sexualité a été profondément marquée par la peur de subir les conséquences de vivre ouvertement et librement selon les sentiments de chacun.
8Si l’on se réfère à la théorie de genre de Judith Butler (1999), la sexualité est une performance, c’est-à-dire, la somme d’un conglomérat de discours qui sont activés pour différents actants, nous pouvons dire qu’invariablement la sexualité a été présente comme performance, mais, presque toujours, discrètement. Le code utilisé pour son expression a été atténué, et seulement connu par ceux qui appréhendent ses formes d’expression propres, quand cela a existé. Et je dis bien, « quand cela a existé », parce que l’histoire de ces personnes a été vécue à travers la censure et l’autocensure.
9Si la langue, ou toute autre forme d'expression humaine, est inhibée, comment est-il possible d'établir une connexion avec les autres ? Pourrions-nous concevoir une relation dans laquelle nous nous révélons tel que nous sommes ? Pour des millions de personnes dont l'existence est censurée et vécue comme une existence interdite, la vie devient une sorte de schizophrénie : la condamnation de vivre publiquement sans pouvoir montrer toute la complexité de notre propre personnalité.
10La peur est un élément très important dans l’évolution des sociétés. L’anxiété de subir des dommages a fait que la population se conforme à l’ordre. La biopolitique, selon Foucault ([1978-1979] 2004), implique l’assomption des discours du pouvoir avec une naturalisation qui rend invisible les mécanismes de la puissance. Dans une société hétéro patriarcale, la crainte d’être découvert et les représailles liées à l’accusation de vivre en pêché, illégalement ou immoralement, a fait que la répression, et l’auto-répression, soient habituelles. C’est la victoire d’une vision de la vie, et le système associé, que condamnent certaines formes d’existence.
11Face à l'impossibilité de vivre avec visibilité, les gens n'ont d'autre choix que de se cacher. C’est pourquoi les personnes du documentaire en Tunisie sont seulement des ombres (image 1).3 Leurs silhouettes et leurs voix sont l’unique évidence de leur présence dans la société. Par cette invisibilité, ils sont condamnés à vivre dans l’obscurité, sans opportunité de s’exprimer sur leur identité ou orientation sexuelle dans la rue. Leur sexualité devient clandestine pour la société, et la sensation de liberté est suspendue.
Image 1. Vers un printemps rose. © Mario de la Torre-Espinosa
12Par conséquent, beaucoup de personnes vivent dans la solitude. C’est pourquoi j’ai aussi filmé dans le désert (image 2), pour augmenter la sensation de solitude et d’isolement. Depuis la sémiotique, le champ sémantique associé au « désert » fournit de multiples significations qui évoquent l'idée de déréliction que j'ai pu constater et entendre de la part des protagonistes dans ce pays du Maghreb. Dans ce type de société, l'existence d'un homme tunisien n'est tolérée qu'à travers le mariage hétérosexuel. Si l'on n'accepte pas ce principe de la vie sociale, dans le cadre de l'hétérosexualité normative, s'éloigner de sa famille et de ses amis est l'unique opportunité pour vivre librement sa sexualité. La pression sur ces personnes LGBTIQ+ est tellement forte que l’unique solution est de fuir, comme des exilés, et même vivre comme des réfugiés dans des pays européens.
Image 2. Vers un printemps rose. © Mario de la Torre-Espinosa
L'exil en raison de la diversité sexuelle
13L’important nombre d’exilés pour leur identité ou leur orientation sexuelle a pour conséquence la migration annuelle de centaines de jeunes — et moins jeunes – vers certains pays européens où ils savent que leurs droits seront mieux respectés que dans leur propre pays. C’est le cas de la population tunisienne, marocaine ou maghrébine en général, par exemple (Jeannin, 2022). Mon expérience durant le tournage de mon documentaire a été très éloquente à cet égard. La fuite n’est bien sûr pas la solution, mais semble être l’unique issue pour ces personnes. Et, si certains activistes restent dans ces pays, leur acte de bravoure doit malheureusement rester privé, sans possibilité de parrhèsia ni bien entendu, pouvoir générer une révolution qui changerait le système.4
14Il est vrai que l’expérience non-cisgenre est vécue en privé dans ces pays, et qu’il n’est nullement possible d’exprimer et de parler ouvertement de cette sexualité, mais il y a une multitude de signes qui ne peuvent être cachés. Tel qu’être un homme efféminé. Le corps parle quelquefois involontairement, de manière autonome, et tous ces gestes construisent en partie le genre dans un sens contraire à celui de la majorité. C'est le cas du jeune homme qu’on aperçoit devant la fenêtre au début et à la fin du documentaire en Tunisie, dont la kinésique montre un type de mouvement non représentatif de la masculinité hégémonique. J’ai parlé de la situation en Tunisie, mais c’est aussi le cas chez les hommes homos, notamment dans le vestiaire des gymnases en Espagne ou en France, qui doivent réprimer tout geste suspect de non-hétérosexualité pour éviter de subir tout type d’attaque discriminatoire. Le contrôle des corps, le contrôle des mouvements, devient la stratégie suivie par ces personnes pour survivre. En conséquence, être invisible est synonyme d'une vie sans peur. L'effacement de la corporéité, sa déformation, devient un ordre, activant un type de performativité hétérosexuelle conforme au cadre biopolitique standardisé. Sinon, inévitablement, la violence arrive.
15Mais, comment vivre sans montrer sa corporalité ? Par exemple, c’est un grand problème pour des millions de personnes trans qui habitent différents pays. Si le dénommé cis-passing, c’est-à-dire, l’invisibilité d’être trans, n’existe pas, la différence émerge implacablement contre ces personnes. La personne n’est définie plus que par sa sexualité, et la condition trans se transforme en caractéristique essentielle pour la construction de l’Être, et toutes les significations négatives émergent. Ces personnes sont montrées du doigt dans la rue et leur vie devient plus dangereuse.
16Si la personne trans est une femme, à la discrimination fondée sur son identité sexuelle s’ajoute la violence fondée sur son genre. Si la personne trans est un homme, on lui refuse cette possibilité d'être comme tel parce qu'on lui refuse la reconnaissance du genre qu'il ressent, et on exerce des violences contre ces personnes, comme les soi-disant violations correctives. Ainsi, devant l'impossibilité de se dissimuler, la seule solution qui reste est l'exil. Des zones rurales aux villes pour passer inaperçues, ou vers d'autres pays où leur différence n'est plus un danger. Il s'agirait de cacher les attraits de la sexualité pour s'immerger dans l'épaisseur des signes d'une autre culture où ils n'ont aucun sens négatif. Tout du moins, où il n'y a pas de danger imminent.
17Mais si certains problèmes ont disparu, d’autre commencent à apparaître. La condition de migrant, d’exilé, et la racialisation émergente, et rendent la vie plus compliquée pour ces personnes. Vivre en exil semble être le seul mode de vie pour beaucoup de personnes. Cependant, une vie en fuite, c'est une vie de solitude. Bien sûr, cette personne trouvera de nouveaux amis en ville ou à l'étranger, amis avec qui vous pouvez montrer ouvertement votre sexualité sans crainte de représailles. Elle pourra aussi sortir dans des espaces d'homo socialisation où il peut vivre sans peur. Mais le prix à payer sera une nouvelle discrimination liée à son lieu d’origine, en plus de la résignation, l'abandon de sa famille, son lieu d'origine, ses amis.
18C’est-à-dire que vivre en liberté, en termes de sexualité, c'est devoir accepter de renoncer à des éléments positifs de sa vie antérieure ? Face au système binaire sexe/genre, l’unique issue de sortie serait-elle la fuite ? Si le prix à payer pour satisfaire une facette de la condition humaine, soit la sexualité, est de laisser derrière soi tout ce qui vous apporte du confort, il n'est pas étonnant que depuis des siècles, il y ait des gens qui vivent dans le placard. De ce point de vue, renoncer à vivre sa sexualité, c'est accepter de vivre de façon incomplète. Mais, malheureusement, tout le monde ne peut s'éterniser à ce stade. La souffrance peut être insupportable, et la recherche de solutions commence par le désespoir de vivre une vie non désirée.
La solitude comme conséquence
19Il y a deux solutions possibles face à cette réalité, mais ce ne sont pas les seules et uniques. La première, rester au pays et traiter de changer la situation. C’est la condition propre des activistes qui, à l’intérieur de ces pays, travaillent pour modifier les conditions de la population LGBTQI+. Cette décision comporte de grands risques, mais c’est aussi un geste de générosité avec les autres confrères et consœurs. Cet activisme est un acte pour soi-même, bien sûr, mais aussi pour le reste des personnes vivant dans cette région. Et les actions sont devenues des actes de solidarité, qui favorisent le passage de la conception individuelle à collective. C’est le cas de l’association tunisienne Mawjoudin qui fournit entre autres des informations et un soutien aux demandeurs d’asile LGBTIQ+ en Tunisie. Grâce à ce type d'initiative, les gens ne se sentent plus seuls, car cela confirme la présence d'une communauté, bien qu’en danger, qui peut les accueillir.
20Ici, nous voyons le premier pas pour confirmer l’idée de communauté : la solidarité qu’émerge de l’identification avec les autres. Les individus ne peuvent lutter en solitaire pour obtenir des gains politiques, parce que la société, à cet égard, et très opposée à la diversité sexuelle. Mais l’union constitue l’un des premiers pas pour être entendu et tenter de changer la réalité avec l’obtention de droits fondamentaux.
21La considération d’égal avec ces personnes dans la communauté est très importante, parce que nous ne parlons pas de miséricorde, avec une conception hiérarchique, mais plutôt de configuration d’une communauté avec les mêmes problèmes et traits communs. Nous parlons de l’idée de Nancy Fraser, la reconnaissance comme conséquence d’une relation réciproque idéale entre personnes pour l’existence, avec dignité, du sujet. Dans le documentaire de la Tunisie, un interviewé dit : « Ici, tout le monde se cache ». Mais tout de même, il y a connexion avec les autres. Le problème est que ce type de relations sont vécues en privé, c’est-à-dire, que ce type de communauté est écarté de la sphère publique, entendu selon Jürgen Habermas ([1962]1991) comme constituée de personnes privées réunies en tant que public et articulant les besoins de la société avec l’État, mais où tout le monde a la même considération sociale.
22Est-ce qu’une personne peut devenir un sujet politique si la possibilité de participation publique est refusée ? À mon avis, la réponse est non. La chance de participer comme un sujet complet dans les processus démocratiques, quel que soit le pays, sont la clé du développement personnel et, par conséquent, social. Si cette opportunité n’existe pas, l’unique solution est l’exil, autrement dit fuir vers les pays avec des droits pour la communauté LGBTIQ+ et possiblement se résigner à la solitude à l’étranger ou dans les grandes cités, mais aussi dans les zones rurales comme c’est le cas du documentaire sur l’Espagne.
23La protagoniste du documentaire sur la situation des personnes diverses sexuellement en Espagne est une jeune femme de 14 ans. Il y a beaucoup de participants, mais le rôle principal revient à Carla, une fille qui n'a pas pu résister plus longtemps aux taquineries et à l'agression et a décidé de se suicider. Les images que j’ai filmées tentent d’émuler la solitude de cette personne (image 3). L’isolement qu’elle a subi, la moquerie, le harcèlement, cela l'a conduit à mettre fin à ses jours de la manière la plus tragique possible. J’ai pris du recul sur sa situation, sa douleur, son désespoir… et je trouve cette situation très triste, dans un pays, où soi-disant, il est dit que les conditions pour la population LGBTIQ+ sont très favorables. Mais parfois, les jeunes ne supportent pas cela et des réactions vives envahissent les salles de classe. Dans un monde qui vit encore dans l’illusion du progrès continu, nous voyons que cela s'effondre. Et depuis le corps enseignant, on nous alerte sur certains comportements qui reflètent le sombre destin de notre époque. Il existe plus de lois, certes, mais nous devons aussi garder à l'esprit la pensée benjaminienne de l'histoire.
Image 3. Le printemps rose en Espagne. © Mario de la Torre-Espinosa
24L'autre option que prennent ces personnes pour vivre de manière libérée est l'exil susmentionné, mais avec les problèmes déjà cités, parmi lesquels la solitude dérivée de la situation de migrant et également divergente de la cisgenre. S’il est nécessaire de se sentir reconnu comme faisant partie de la communauté et que les conditions mentionnées ci-dessus l’empêchent, l’isolement peut devenir un problème sérieux. Et encore plus s’il n’est pas possible de constituer un groupe de soutien sur le lieu d’accueil.
25Un facteur déterminant de l’impossibilité de constituer un tel groupe de soutien est l’éducation. Ces gens ont été éduqués dans un modèle de société qu’impose l’hétérosexualité comme l’unique système de vie possible, avec une idée bien définie de la famille. Si cela a été vu comme un instrument de répression, d'imposition d'une série de valeurs et de comportements associés à une idée de la famille qui cherchait à soutenir un système basé sur le capitalisme, la vérité est qu'il s'agit toujours d'une forme de socialisation aux avantages incontestables. Et l'on parle de famille au sens large, loin de l'idée restrictive associée à la famille traditionnelle, fondée sur la religion. L'un de ces avantages est l'idée d'un accompagnement qu’implique ce type d’unité sociale. De ce point de vue, le sentiment de solitude peut être évité grâce à l'accompagnement des personnes qui composent ce noyau familial. Mais même si les familles peuvent être multiples dans leur composition, il y a un problème, et c'est l'impossibilité pour de nombreuses personnes LGBTIQ+ de s'y projeter, car le modèle traditionnel a exclu la diversité sexuelle.5
26Avoir des enfants ne garantit pas d’être accompagné jusqu’en fin de vie, mais cela peut augmenter les chances que cela se produise. Et la solitude peut diminuer en conséquence. Étant donné que la population LGBTIQ+ s’est traditionnellement vu refuser la possibilité de se reproduire de manière normalisée, et compte tenu de l’inévitable éloignement des membres de la famille et de l’environnement immédiat de leurs lieux d’origine, il n’est pas surprenant qu’ils finissent par mourir seuls. C'est pourquoi des initiatives ont vu le jour, comme certaines ONG, qui cherchent à offrir un soutien aux personnes âgées en fin de vie, sans personne pour les soutenir, ni famille ni amis.
27Cette situation est aggravée pour les personnes qui ont dû fuir leur pays. Avoir dû quitter leur foyer, leur pays, leur réseau de soutien essentiel, provoque un état de solitude difficile à inverser. Reconstruire une vie loin de son lieu de naissance présente des avantages pour se réinventer, surtout s'ils ont la possibilité de vivre leur sexualité plus ouvertement. Mais il y a aussi des difficultés supplémentaires pour générer un groupe de soutien suffisamment solide pour se sentir accompagné pour le reste de sa vie.
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28Notre intention n’est pas d’être pessimiste, car de nombreux signes indiquent que la situation évolue pour le mieux, malgré les revers qui se produisent dans le monde entier, en autre en raison de la montée de l'extrême droite. Par exemple, nous sommes dans la deuxième décennie du XXIᵉ siècle, où la cyberculture est une réalité, mais aussi un nouvel espace d’expression et de coexistence. La communication peut être vécue en privé, et les relations entre les différentes personnes LGBTIQ+ peuvent se développer sans risque. La cyberculture, les diverses applications, seraient-elles la solution ? Bien sûr, c’est une opportunité pour certains de trouver des personnes comme eux. Sinon, fuir reste la solution, même dans un autre pays ou planète, comme le dit Paul B. Preciado dans son livre Un appartement sur Uranus (2019). Mais de cette façon, nous perdons l’opportunité d’impulser un changement de mentalités des populations par l’action activiste. Et, bien sûr, nous connaissons aussi les problèmes du cyberharcèlement.
29En paraphrasant l'interrogation de Mieke Bal concernant l'opportunité de projeter sa méthode d'analyse culturelle sur le patrimoine, les choses peuvent-elles être ou raconter des histoires ? Et je me demande, pouvons-nous reproduire avec ces documentaires la douleur des autres (comme le titre du roman de l’auteur espagnol Miguel Ángel Hernández [2018] à propos de l’idée de Susan Sontag [2003]) ? Je m'interroge sur les limites de la représentation d'un point de vue occidental, mais qui peut contribuer — ou non-à la décolonisation des pratiques culturelles. C'est pourquoi j'apparais en posant des questions et je laisse parler les protagonistes, pour témoigner du mécanisme d'énonciation dans mes films. C'est une stratégie visant à révéler l'auteur du texte audiovisuel afin de susciter une plus grande attention envers le discours généré dans le documentaire.
30Selon la théorie du cinéma documentaire — je parle de Bill Nichols (2001) ou Erik Barnouw (1993) –, ce genre implique la conscience de la responsabilité éthique avec les sujets qui apparaissent. Et je pense aussi aux réflexions de Mieke Bal sur ses propres créations artistiques sur les réfugiés, comme dans son court métrage Refugeedom : Lonely but not Alone (Mieke Bal et Lena Verhoeff).6 Les films documentaires ont besoin de la présence humaine pour exister. De tout, même des rapports de la nature, une vision humaine est utilisée, une anthropomorphisation qui nous permet de comprendre ce qui se présente sous nos yeux. Et, le plus important dans un documentaire, c’est que ces personnes sont réelles. Par conséquent, la textualité que nous créons génère une vision de ces personnes, de telle sorte que nous intervenons dans leur propre expression. Avec notre représentation de la réalité, nous configurons l'image de l'autre. Et dans l'épisode tunisien, par exemple, il avait un problème : le danger d'imposer des préjugés ouest-européens sur leur identité tunisienne. Idéalement, ce devrait être un projet d'auto-représentation, et pour cela, il aurait fallu que ces personnes aient pris la caméra et monté le documentaire elles-mêmes. Bien que l'assistante de montage fût maghrébine, et nous a aidés à tout contextualiser, un danger persiste celui de tomber dans l'orientalisme. C'est pourquoi nous avons décidé qu'eux seuls parleraient, dans le but d'essayer d'être le moins intrusif possible dans leur histoire.
31Notre responsabilité, comme artistes et aussi académiciens, est importante. Être invité pour parler de la situation de la communauté LGBTIQ+ dans une conférence dans la Fondation Euroárabe de l’Université de Grenade, en tant que spécialiste, est très significatif.7 Mais comme je l’ai toujours dit, mon opinion est fondée sur mon expérience personnelle, la recherche individuelle et l’écoute active des personnages qui vivent la réalité que j’essaie de montrer dans mes films. Par exemple, c’est aussi la situation du participant handicapé dans le film en Espagne, qui devrait nous amener à réfléchir sur le type de représentation que nous faisons de manière différenciée, en veillant surtout à ne pas tomber dans une accumulation de stéréotypes liés à la sexualité et au capacitisme. Nous devons reconnaître nos limites en tant que créateurs de documentaires, et être vigilant avec le type de représentation que nous faisons. C’est-à-dire, que la réalité est beaucoup plus complexe que ce que l’on pense, et dans ces films, nous représentons seulement une partie de l’expérience de ces sujets LGBTIQ+ dont j’essaie de refléter la vie. Mais je pars avec l’idée que l’acceptation de la diversité est la première condition à la reconnaissance de la dignité des personnes, indépendamment de leur identité ou leur orientation sexuelle, et ce compromis est fondamental pour méditer sur la solitude du sujet.