Colloques en ligne

Victoire Feuillebois

Regarde Pouchkine tomber : le phénomène du « Pouchkinopad » dans le contexte de la guerre à grande échelle en Ukraine

The Pushkin Museum is falling down: “Pushkinopad” in the context of the full-scale invasion of Ukraine

1Cet article propose de parcourir un autre continent dix-neuviémiste contesté, celui du canon classique russe, largement constitué d’auteurs du xixe siècle : même si cet espace est moins familier que la littérature française pour beaucoup de lecteurs, ce décentrement du regard permet selon nous de mieux cerner, indépendamment des contextes, par quoi le xixe siècle, siècle par excellence de la nation littéraire, peut faire pour certains, aujourd’hui, problème. De fait, le xixe siècle russe et sa littérature font aujourd’hui figure de lieu mal famé. On les regarde comme un maillon fondamental dans la généalogie de la violence menant au conflit en cours et aux exactions épouvantables qui le ponctuent. C’est de fait une situation qui change complètement la tâche des enseignants et des chercheurs sur le xixe siècle russe, jusque-là considéré comme l’objet central des études littéraires slaves, un objet entouré d’une double aura, celle de la valeur littéraire et celle de la pertinence philosophique ou éthique.

2À l’inverse, depuis 2022, en Occident comme en Ukraine et parfois aussi en Russie, le xixe siècle s’est d’emblée trouvé sur le banc des accusés : le premier signe que le conflit déclenché le 24 février 2022 allait s’étendre au domaine de la culture a été l’annulation ou le report d’un cycle de conférences sur Dostoïevski dans une université milanaise, quelques jours seulement après l’invasion. Netflix a également annulé en mars 2022 la diffusion de sa mini-série, pourtant achevée, d’après l’Anna Karénine de Tolstoï. Depuis, de nombreux intellectuels ont cherché à incriminer le canon en établissant un continuum impérialiste entre Pouchkine, Gogol ou Lermontov d’un côté et la politique russe actuelle de l’autre, comme la critique Tetyana Ogarkova ou le philosophe Volodymyr Yermolenko (Yermolenko, 2022, Ogarkova et Yermolenko, 2023, 2024). D’autres ont récusé le potentiel éthique dont on fait ordinairement crédit à la littérature russe en relisant à rebours tout un corpus de fictions traditionnellement considérées comme humanistes : pour la philosophe et romancière ukrainienne Oksana Zaboujko (Zabuzhko, 2022), au contraire, la nouvelle d’Ivan Tourguéniev « Moumou » (1854), où un paysan handicapé est forcé par ses maîtres à noyer le seul être qu’il aime, un petit chien, ne résonne plus comme un plaidoyer incitant à prendre en compte le destin tragique des serfs privés de liberté – la nouvelle serait l’illustration d’une soumission aveugle qui réalise sans broncher et sur commande les actes les plus brutaux ; même un Tolstoï, apôtre de la non-violence, un des premiers anti-militaristes et végétariens russes, n’en réchappe pas : sa phrase « il n’y a pas de coupable dans le monde » semble une invitation à pardonner systématiquement aux bourreaux en piétinant le sort de leurs malheureuses victimes (le titre de l’article de Zaboujko reprend la formule de Tolstoï mais sous une forme interrogative). Et dans la foulée, on ne se prive pas de rappeler que l’arrière-petit-fils du grand écrivain, Piotr Tolstoï, siège au parlement russe, d’où il nie régulièrement le droit de l’Ukraine à exister comme État indépendant. Dans ce vaste mouvement de contestations et de révisions, nous nous proposons de nous concentrer sur un seul cas, le plus étendu et le plus représentatif : Pouchkine.

« À bas Pouchkine ! » ou l’Ukraine en guerre contre la littérature russe

3En effet, dès le lendemain du début de la guerre totale de 2022, sur tout le territoire ukrainien, on a observé des dégradations ou des démantèlements de statues de Pouchkine et on en compte une quarantaine aujourd’hui au total. On a appelé ce mouvement « Pouchkinopad », par allusion au phénomène similaire, le « Leninopad », qui a touché les statues de Lénine en 2015, année de la loi sur la désoviétisation de l’espace ukrainien, déjà adoptée en contexte de guerre avec le voisin (Colas, 2023). Le Pouchkinopad est le sommet émergé d’un vaste mouvement qui consiste à effacer les traces de la culture russe dans l’espace public, en débaptisant par exemple certaines rues ou certains édifices, et à la marginaliser dans les pratiques privées : un café de la ville ukrainienne de Kharkhiv situé sur l’ex-rue Pouchkine propose ainsi à ses clients d’apporter les classiques russes qu’ils ont dans leur bibliothèque personnelle pour les donner au pilon, la promesse étant que l’argent récolté sera réinjecté dans l’effort de guerre contre l’envahisseur – au passage, le consommateur qui se prête au jeu récolte une ristourne sur sa boisson chaude (The Eastern Herald, 2023).

4Trois caractéristiques du Pouchkinopad ressortent particulièrement : d’abord, c’est un phénomène récent – pour la période 2014-2022, où la Russie avait déjà engagé un conflit armé et annexé illégalement des territoires en Ukraine, la presse ne recense qu’un seul cas similaire, un buste de Pouchkine démonté dans la ville ukrainienne de Tchernigov en 2017, puis retrouvé dans un garage (ce qui laisse penser qu’il s’agit plutôt d’un vol avec mobile financier ; Pinkham 2019, p. 280). De même, avant 2022, l’écrivain et rock-star ukrainien Serhyj Zhadan avait l’habitude de poster des photos de lui devant toutes les statues de Pouchkine qu’il rencontrait sur sa route, en Ukraine ou à l’étranger : depuis 2022 il ne le fait plus et les a toutes retirées de son compte Instagram. La figure de Pouchkine suscite donc une réaction épidermique très brusque, symptôme de notre expérience non linéaire de l’histoire, marquée par la saccade ou le spasme : de la même manière que Péguy dit qu’un événement peut « tomber historique » (Péguy, 1988, p. 1298), là on a un auteur qui tombe intempestif sans qu’on puisse le prévoir. Deuxième caractéristique, ce rejet est spécifique à l’Ukraine : en 2017 par exemple, on a observé un réinvestissement de Pouchkine exactement symétrique en Ouzbékistan. Le malheureux candidat d’opposition russe Alexeï Navalny ayant regretté dans une émission de télévision que personne ne connaisse Pouchkine en dehors de la Russie, citant l’Ouzbékistan comme un cas évident de cette décadence culturelle, il y a eu sur les réseaux sociaux un déluge viral de vidéos d’Ouzbeks courroucés récitant du Pouchkine par cœur (BBC, 2017). Enfin, troisième caractéristique, le Pouchkinopad est devenu en Ukraine une politique publique, puisque depuis le 3 mai 2023, la loi stipule que doivent être éliminés de l’espace public « les images, monuments, artefacts mémoriels ou inscriptions dédiés à des personnes qui ont publiquement (notamment sous forme littéraire ou artistique) soutenu, glorifié ou justifié la politique impériale russe » (Sukovata, 2022). Nous n’avons pas connaissance d’un dispositif légal qui transforme à ce point le rapport à la littérature, le rôle assigné à celle-ci et donc les manières dont on l’interprète : il s’agit d’attaquer non pas le symbole mais bien l’homme, d’assigner à l’écrivain une posture idéologique qui dévaluerait ses œuvres littéraires, de faire d’une œuvre le véhicule conscient d’une politique. L’homme, l’œuvre, rien ne résiste et tout est promis à la démolition.

5Que faire de cet épisode particulièrement saillant et virulent des guerres culturelles qui agitent notre espace contemporain ? À partir de cet exemple extrême, nous voudrions essayer de mettre en valeur les opportunités herméneutiques qui se cachent sous un phénomène qui suscite ordinairement la réprobation, et nous donnant à première vue le sentiment d’une perte.

La chute d’une icône à la signification plurielle

6Car, bien évidemment, en voyant déboulonnée une statue d’écrivain, on a toujours le sentiment d’une perte – en particulier lorsqu’il s’agit de Pouchkine, un auteur qui travaille le motif de la statue comme une possibilité de conserver une puissance au-delà de la mort. Il s’agit aussi du premier artiste à avoir eu sa statue en Russie, en 1880, privilège jusque-là réservé aux princes et aux militaires. Et la seule fois où un monument à Pouchkine avait fait l’objet d’attaques, c’est lorsqu’en 1944 l’armée allemande avait miné la tombe de l’auteur, menaçant de la faire exploser : cette ombre historique dramatise évidemment beaucoup les destructions du Pouchkinopad.

7Plus loin, ce caractère soudainement intempestif de la figure de Pouchkine peut être perçu comme un appauvrissement en particulier dans le contexte slave, où l’écrivain était fortement valorisé, tout en offrant une pluralité d’appropriations possibles, tant collectives que personnelles : Pouchkine est une figure iconique de la culture russe (voir notamment Pinkham, 2019), au sens propre puisqu’on utilise pour dévoiler sa statue en 1880 le terme de « lik », utilisé pour la face du Christ. Cela fait de lui l’objet sacré par excellence : sacrée est sa face ; sacrée, sa vie : on pense à des entreprises ultraphilologiques comme celle de Lazare Tchéréïski qui recense sous la forme d’un annuaire l’intégralité des personnes qui ont croisé Pouchkine, comme ce bourgeois, Faddeï Abakoumov, qui a vu Pouchkine une fois le 26 mai 1830, le jour de son anniversaire (Черейский, 1988, p. 9). Sacrées, ses œuvres : en 1887, entre 12 et 18% des livres publiés en Russie sont des œuvres de Pouchkine (il faut dire que c’est l’année où il tombe dans le domaine public). Sacrés, les lieux qu’a habités Pouchkine, qu’on muséifie au moindre prétexte, au point qu’en 1985, dans sa nouvelle « La Photographie de Pouchkine », le romancier postmoderne Andreï Bitov imagine que les humains doivent coloniser une autre planète, la Terre étant entièrement devenue un musée sur Pouchkine à ciel ouvert. Sacrée aussi sa voix, entendue sous forme d’hallucination collective par des soldats durant la Grande Guerre patriotique ou par les opératrices de téléphone en URSS au moment de la conquête spatiale, qui pensent entendre Pouchkine leur parler depuis le cosmos : sacrée, sa mémoire, entretenue par des hordes d’universitaires (dont l’autrice de ces lignes) qui ont scruté depuis 150 ans la vie, l’œuvre et le culte, devenu un sujet à part entière des études slaves : c’est le premier auteur à avoir bénéficié d’une caste de critiques dédiée. Et donc en théorie, sacrées aussi ses statues (Vinitsky, 2009, p. 57-87).

8Mais ce qui est frappant dans la configuration de ce culte est qu’il conserve une pluralité de significations – précisément ce qui disparaît dans la condamnation actuelle de l’auteur. C’est comme s’il était un signifiant souple, presque une forme vide et chacun pouvait dire « j’ai mon Pouchkine » (comme Marina Tsvétaïeva) : la statue érigée en 1880 à Moscou est le premier jalon de « l’amour poisseux » (Dmitri Bykov ; Batuman, 2023) du pouvoir russe et soviétique pour Pouchkine ; mais c’est aussi aux pieds de cette statue que naît le mouvement dissident en URSS, qui se réunit pour la première fois en décembre 1965 sur la place Pouchkine, devenue le point de rendez-vous de toutes les oppositions politiques qui souhaitent manifester leurs désaccords avec ce même pouvoir. Même bivalence entre un Pouchkine canonisé comme père des lettres soviétiques, un écrivain qui aurait su malgré ses origines aristocratiques tourner le dos au romantisme dépravé pour prendre un important tournant vers le réalisme, et un Pouchkine idole des avant-gardes contestataires des années 1980, comme chez les mit’ki ou le poète Dmitri Prigov qui se considèrent tous sortis du manteau de Pouchkine et non de Gogol (Mihailovic, 2018, et dans l'ensemble Pinkham, 2019).

9Ce que nous essayons de faire sentir dans ce kaléidoscope de réceptions, c’est que, traditionnellement, jusqu’ici Pouchkine parlait en fait à tous : c’est une antienne de la critique sur Pouchkine depuis Biélinski et Gogol, mais c’est aussi une caractéristique assez atypique pour un auteur ayant subi un lourd processus de panthéonisation et de patrimonialisation. Le critique américain Yuri Slezkine note par exemple la place centrale jouée par la référence pouchkinienne dans les processus d’assimilation des populations juives de l’Empire russe et de l’URSS, longtemps marginalisées et ghettoisées : il montre en s’appuyant sur des auteurs soviétiques comme Isaac Babel ou Samouil Marchak comment le fait de connaître du Pouchkine par cœur est un avantage adaptatif pour les jeunes enfants issus de ces milieux – c’est ce qu’il appelle le phénomène de la « rue Pouchkine » (Slezkine, 2004, Pinkham, 2019). Que chacun puisse avoir son Pouchkine, un Pouchkine personnel et privé, différent de l’écrivain ou de ses significations publiques, explique d’ailleurs un fait troublant de l’histoire littéraire du xixe siècle : en 1880, pour le dévoilement de cette fameuse statue de Pouchkine à Moscou, Dostoïevski prononce un discours très célèbre, qui suscite l’adhésion délirante de la foule, avec moult cris, pâmoisons, accès d’enthousiasme. Or, une fois le texte de Dostoïevski publié, c’est au contraire un déluge de critiques : l’écart entre les réceptions des versions orale et écrite s’explique sans doute par le fait que Dostoïevski a parlé devant environ 100.000 personnes réunies pour l’occasion, avec des moyens technologiques très limités, et que le plus probable est que chaque auditeur a entendu dans ce discours forcément indistinct ce qu’il voulait bien entendre. Ici, il suffit littéralement de prononcer le mot « Pouchkine » pour que chacun y trouve son compte, quel que soit le contenu objectif du message (Stewart, 2014).

10Or, le contexte contemporain érode très nettement cette pluralité de significations possibles. La statue de Pouchkine semble n’être plus que le signe que le poète a été adoubé par le pouvoir et ne plus pouvoir être le lieu d’une appropriation dissidente ou divergente. De même, « la rue Pouchkine » étudiée par Yuri Slezkine est devenue aujourd’hui en Ukraine une expression utilisée pour dénoncer la présence de la culture russe sur le territoire actuel du pays : de fait, en 2017, 594 rues d’Ukraine portaient le nom de Pouchkine, juste derrière Taras Chevtchenko et Iouri Gagarine, mais bien avant les auteurs nationaux Lessia Oukrainka ou Ivan Franko. On a aussi créé un chatbot @cancel_pushkin_bot dans lequel vous pouvez entrer le nom d’un auteur et le chatbot vous répond si vous pouvez le lire ou pas, si lui ou elle a soutenu l’impérialisme russe – vous aurez deviné que peu d’auteurs russes réussissent le test. En face, même rigidification, qui aligne Pouchkine sur Poutine : l’écrivain est utilisé comme une arme de guerre pour russifier le territoire ukrainien, tandis que la critique russe Anna Narinskaïa avoue que les intellectuels de son pays ont échoué à protéger Pouchkine de ces appropriations politiques univoques et à lui conserver une autre signification, plus libérale (Наринская, 2022).

11Ce sentiment d’une réalité qui perd soudain son caractère dialogique correspond aussi au passage d’une ère du post- à une ère du dé- : en effet, les études postcoloniales classiques identifiaient une présence diffuse d’un imaginaire impérialiste dans les fictions dix-neuviémistes, même celles qui sont apparemment les plus inoffensives, comme Mansfield Park de Jane Austen où Edward Said voyait le spectre de la prédation d’Antigua, mentionnée dans le roman, contaminer la psyché d’une héroïne bien sous tous rapports mais qui de facto s’approprie un domaine et s’accapare les richesses d’une famille, en bonne colonisatrice ; le paradigme postcolonial rendait par ailleurs la fiction économiquement solidaire de la machine coloniale sans laquelle elle ne pourrait pas, au xixe siècle, prospérer (Said, 1994) .

12Mais avec le Pouchkinopad, la littérature russe tombe littéralement de son piédestal puisqu’on la présente désormais comme intentionnellement complice ou coupable. « Pouchkine est un vrai impérialiste », comme le dit Serhii Plokhy, professeur d’histoire ukrainienne à l’Université de Harvard (cité dans Higgings, 2023) ; cette position ne fait pas l’unanimité et elle s’oppose à des conceptions de la culture qui en font un espace distinct de la sphère politique et qui sont, sous différentes formes, encore très répandues en Europe et en Russie, mais cela reste la plus grande contestation, par son ampleur et la cohérence de son discours, dont un artiste ou penseur du xixe siècle a fait l’objet, il me semble, depuis Wagner ou Nietzsche après la Seconde Guerre mondiale et elle fait de facto planer le spectre de la Trümmelsprache sur un écrivain qui a été l’un des grands objets des études dix-neuviémistes, en études slaves, en littérature comparée, parfois en littérature française à travers ses rapports avec Mérimée par exemple.

L’histoire littéraire au miroir de ses contestations

13Que faire devant cette évolution contemporaine, dont on a mis en valeur le caractère de forte rupture, et qui semble nous confiner dans une stricte alternative : soit cesser d’étudier un auteur qui « est un vrai impérialiste » pour reprendre la formule du grand spécialiste d’études ukrainiennes Serhii Plokhy ; soit au contraire considérer le fait de vouloir brûler Pouchkine comme un symptôme au mieux de manque de perspective historique, au pire de barbarie et ne pas prendre en compte ces relectures à l’acide du canon littéraire. Peut-être peut-on ouvrir une autre voie en prenant ce phénomène au sérieux, en l’utilisant en fait comme un prisme révélateur d’une image du XIXe siècle où la littérature participe à la construction impériale. Or cette image a été relativement occultée dans la construction des histoires de la littérature russe, au profit d’un discours rétrospectif mettant l’accent, non sur la collaboration des auteurs avec le pouvoir, mais sur leur résistance esthétique et morale, parfois au prix de leur vie, ce qui permet de créer une histoire téléologique reliant xixe et xxe siècles. Détruire une statue de Pouchkine, ce n’est donc pas forcément manquer le contexte dix-neuviémiste, ça peut être aussi le retrouver au-delà de ses lectures canoniques.

14Ces destructions mettent en effet en relief les implications de la notion de « nation littéraire » que le sociologue de la littérature Boris Doubine avait utilisée pour la Russie (Aude, 2020) : à savoir le fait que l’Empire russe ne peut pas se passer des écrivains pour se constituer. La Russie du xixe siècle a eu en effet doublement à développer un « culte national de sa culture » (Leerssen, 2006), d’abord au début du xixe siècle comme pays mineur affichant ses prétentions à la reconnaissance d’une autonomie et d’une singularité découvertes et véhiculées par les objets culturels, puis en tant qu’Empire multiethnique dont la conquête était faite mais dont l’unité reste à démontrer. Si toute l’Europe est frappée au xixe siècle par la jubilé-mania et le culte des écrivains, la singularité du cas russe est que le pays naît empire avant d’avoir été une nation et que c’est à la littérature que revient le rôle de produire la cohésion nationale : à l’Ouest, le grand écrivain est le symbole d’une nation qui est déjà plus ou moins constituée ; en Russie, il en est le producteur.

15Or Pouchkine a de toute évidence joué ce rôle en tant qu’écrivain romantique naturellement enclin à mettre en relief les singularités de la Russie, mais c’est surtout post mortem qu’il est investi de cette mission, par l’intermédiaire de sa statue puis de ses statues : dans la deuxième moitié du xixe siècle apparaît la formule « Pouchkine, notre tout », qui ne désigne en fait pas seulement un attachement ( « Pouchkine est tout pour nous ») mais aussi le fait que Pouchkine agit comme un opérateur d’unification (la formule se gloserait alors en « Pouchkine est ce qui nous permet d’être un tout ») et peut-être, si on en croit Katia Margolis, comme ce qui permet de revendiquer un expansionnisme (« Pouchkine [montre que] tout est à nous », Margolis, 2024). Le discours que prononce Dostoïevski devant la statue de Pouchkine en 1880 est à cet égard fondamental : on a retenu ce discours en particulier, mais en fait de nombreux écrivains ont été invités à prononcer des discours ce jour-là et Dostoïevski réagit à celui prononcé par Ivan Tourguéniev la veille. Tourguéniev est un écrivain appartenant à la catégorie des « Russes européens » (Schönle, Zorin, 2018), il a vécu longtemps à Paris et surtout il fait partie des contempteurs de la culture russe, ce que Dostoïevski ne lui pardonne pas : par exemple, il a notoirement affirmé la nullité des apports de la Russie au monde en visitant l’Exposition universelle de 1867. Dans son discours sur Pouchkine, Tourguéniev a une lecture corrosive du grand écrivain, à qui il dénie toute universalité – dans une perspective comparatiste, contrairement à l’Italie de Dante ou l’Angleterre de Shakespeare, la Russie attendrait encore son poète national, dit Tourguéniev, quelqu’un qui parlerait à tous les Russes. Encore une fois, la culture russe est déclarée inférieure, mineure. Dostoïevski ne peut pas le supporter et va faire de Pouchkine son champion – tâche d’autant plus facile que Pouchkine de son vivant s’était engagé dans une polémique similaire sur la dignité de la culture russe avec le penseur Piotr Tchaadaev. Dostoïevski répond donc à Tourguéniev en déplaçant le point de vue : pour déterminer si Pouchkine est un auteur national, la question n’est pas de savoir s’il parle à tous, mais s’il parle partout ; or, tout le monde reconnaît un esprit russe distinctif dans les œuvres de Pouchkine, en Russie comme à l’étranger, c’est donc qu’il est bien poète national, dont l’œuvre permet de prouver l’existence de la nation non comme une communauté sociale soudée (comme le voudrait Tourguéniev) mais comme un espace géographique cohérent (comme le veut Dostoïevski), enjeu beaucoup plus important dans un double contexte de conquête coloniale et de revers militaires lors de la septième guerre russo-turque de 1877-1878.

16Le discours de Dostoïevski sur Pouchkine inscrit la statue de l’écrivain dans le champ de ces « traditions inventées » qui effacent les soubresauts de l’histoire et les incertitudes géographiques de l’Empire pour produire du commun. Cette tradition inventée sera par la suite entretenue par le rituel et la réitération (il y a des jubilés tous les cinquante ans) : on tapisse l’espace de l’Empire russe de statues de Pouchkine, on met son nom partout, sur les rues et les bâtiments. S’il y a du Pouchkine, cela veut dire que l’Empire est là, qu’il a une cohérence culturelle : pour le jubilé de 1899, le dernier dans l’Empire russe, Sophie Pinkham a identifié parmi les nombreuses festivités une course à vélo à la mémoire de Pouchkine qui est déclarée « compétition de toutes les Russies » (Pinkham, 2019, p. 30) ; en 1937, premier jubilé soviétique, qui correspond à un moment où Staline revient à une politique des nationalités proche de celle de l’Empire russe, on voit que Pouchkine est la figure vers laquelle converge tous les peuples d’URSS : là où est Pouchkine, il n’y a pas qu’un empire composite mais bien un tout. Encore une fois, l’auteur assure une continuité géographique et donc une projection russocentrique. Détruire aujourd’hui ces statues est un geste parfaitement symétrique ; c’est encore une manière de performer l’histoire, d’assurer une continuité nationale en effaçant les traces, cette fois, de l’Empire russe. C’est aussi un bon point de départ pour retracer cette histoire des statues pouchkiniennes et pour souligner l’articulation entre écrivain et Nation au xixe siècle : c’est ce processus de patrimonialisation qui institue la littérature comme un objet politique, c’est cet « amour poisseux » du pouvoir pour les écrivains qui accroche aujourd’hui.

La destruction comme contrepoint : réhabiliter un regard venu d’ailleurs

17Mais on l’a dit, au-delà du symbole, on trouve en marge du Pouchkinopad l’assertion selon laquelle « Pouchkine est un vrai impérialiste » : c’est donc bien Pouchkine lui-même qui est attaqué. Cette phrase peut paraître à première vue naïve et typique d’une lecture réductrice, sans l’appui du contexte, au prisme de l’actualité, surtout pour un auteur dont toute une partie de l’œuvre est une déclaration d’indépendance du mage romantique vis-à-vis des instances terrestres et en particulier politiques ; mais en fait elle trouve un écho saisissant au xixe siècle lui-même dans la lecture produite par un autre étranger regardant la littérature russe de l’extérieur, en l’occurrence Adam Mickiewicz, qui dans son cours sur les slaves prononcé au Collège de France souligne que la caractéristique principale de cette littérature, qui la distingue de tous les autres romantismes européens, est qu’en Russie la littérature « pousse le pouvoir » (Mickiewicz, 1849, p. 26). Mickiewicz a de toute évidence Pouchkine en tête, car il relève que l’écrivain russe typique est quelqu’un qui est capable d’imiter à la perfection les auteurs occidentaux et qui passe pour un cosmopolite alors que dès qu’il est question d’un événement national il redevient un Russe virulent et véhément – allusion évidente à un Pouchkine qu’on décrit dans ses jeunes années comme un « Byron russe » mais qui prend fait et cause pour la répression russe de l’insurrection polonaise de 1830, signant non seulement un poème très agressif « Aux calomniateurs de la Russie », mais organisant en fait toute une brochure poétique défendant la politique étrangère russe quand toute l’Europe en condamne l’extrême violence.

18Ce type de lecture contredit une histoire de la littérature russe construite de l’intérieur et qui met davantage l’accent sur la remise en cause du pouvoir, dont résulterait une exigence éthique accrue : la littérature russe aurait pour caractéristique définitoire de sonder le trauma de la modernisation à marche forcée imposée au xviiie siècle par Pierre le Grand à la collectivité et aux individus, ce qui l’aurait naturellement portée à explorer les grandes questions philosophiques qui vont devenir sa marque de fabrique lorsqu’elle se sera transformée en produit d’exportation en Europe et dans le monde à partir de 1880. On connaît le succès de cette lecture, qui a notamment poussé Edward Said à considérer que la littérature russe ne manifestait pas un regard orientaliste dévalorisant comme le feraient les littératures contemporaines des pays colonisateurs. Or, cette lecture bienveillante bute, notamment, sur Pouchkine, dont on dit qu’il avait inventé le Caucase pour les lecteurs du xixe siècle, mais qui l’invente comme un territoire colonisé, en le décrivant de manière anachronique comme déjà conquis par l’armée russe : la littérature se situe bien ici aux avant-postes de la politique impériale. Pouchkine n’est évidemment pas le seul dans cette situation, qui dénote moins un engagement politique personnel qu’une configuration romantique du littéraire spécifique à la Russie où la littérature trouve sa dignité dans le fait, pour reprendre la formule de Mickiewicz, de « pousser le pouvoir », mais cela montre ici encore que ce portrait de l’écrivain en impérialiste permet au passage de dessiner une autre histoire de la littérature russe, une histoire marginale car produite de l’extérieure, mais qui existe bel et bien depuis le xixe siècle. Si toute réception n’actualise pas forcément une potentialité du texte littéraire, il peut y avoir de mauvaises réceptions et des malentendus sur les œuvres, en particulier en contexte transnational, celle-ci a le mérite de rendre visible une configuration littéraire de l’époque progressivement effacée par la construction ultérieure du canon ; elle interroge aussi la facilité avec laquelle elle a été appropriée par la critique, y compris occidentale, toute prête à accepter l’idée que la littérature russe est naturellement éthique et que ses auteurs sont par essence des créateurs d’opposition.

19Ici encore, prendre en compte la lecture produite par le Pouchkinopad donne une image en relief de l’histoire littéraire, une image stéréoscopique au sens propre : nous en revenons à l’image de la statue dévoilée en 1880, dont il se trouve qu’il y a deux citations du poète sur les faces opposées du socle – la première, la plus célèbre, qui l’intronise en héros de la culture qui a « chanté la liberté au temps de la tyrannie », et la seconde, de l’autre côté, dans laquelle Pouchkine évoque la diffusion de sa poésie dans tout l’Empire, où chaque ethnie pourra le chanter dans sa propre langue mais de facto ne parlera plus que de lui, dans une logique impérialiste et russocentrée. En fait, la phrase « Pouchkine est un vrai impérialiste » n’efface pas la vision traditionnelle de la littérature russe, mais elle peut la faire apparaître en contraste, elle fait voir les deux faces de cette statue à la fois, le Pouchkine premier écrivain d’opposition et, en contrepoint, le Pouchkine premier défenseur de la politique impériale, laquelle l’utilise en retour comme un instrument d’homogénéisation du territoire. Elle rétablit la possibilité de porter un regard de l’extérieur, transnational, par rapport à une perspective construite de l’intérieur et pour le moins envahissante : si Pouchkine est une icône, il obéit comme toutes les icônes russes à un système de perspective inversée, où l’objet représenté sur l’icône vient vers vous, comme si c’était vous le point de fuite et que l’image avait sa vie propre qui s’impose à vous ; le regard porté sur lui actuellement oppose à cette vie débordante de l’objet une dynamique inverse qui autorise à regarder les objets à distance.

*

20Pour conclure, trois mots donc sur la pertinence heuristique à penser les objets littéraires à partir du présent que manifeste cet exemple du Pouchkinopad. D’abord la destruction des statues de Pouchkine recèle un potentiel pédagogique indéniable : il n’y a guère de meilleur exemple si on veut expliquer à des étudiants les relations entre littérature et politique et montrer comment l’histoire littéraire se construit non de manière objective et vertueuse, mais selon des dispositifs de pouvoir. Potentiel théorique également, puisqu’on voit qu’il n’y a pas d’intérêt particulier à présenter cette destruction comme une erreur historique ou un défaut de perspective qui ferait l’économie d’une nécessaire recontextualisation : à cet égard, l’exemple des statues de Pouchkine montre que ce qu’on appelle, en général pour critiquer les tentatives de réexamens des figures ou des objets du passé au prisme des valeurs contemporaines, cancel culture est aussi une culture – elle permet de construire une généalogie qui ne serait pas simplement une histoire à rebours ou une « histoire du présent », mais une histoire critique des valeurs de notre temps, dans un contexte où de nouvelles valeurs sont en train d’apparaître. Potentiel méthodologique enfin : ce cas dévoile une porte de sortie dans le piège actuel des études russes, déchirées entre d’un côté la tentation de regarder ailleurs, d’explorer l’espace post-impérial ou post-soviétique pour continuer à en étudier les traces (ce qui peut tomber sous le coup d’une accusation de néo-colonialisme), ou de l’autre le risque de continuer à regarder la Russie à travers un prisme où le « nationalisme méthodologique » de nos disciplines, c’est-à-dire leur tendance à étudier leur objet au sein de frontières nationales sans les remettre en question ou en perspective, peut in fine consolider un discours nationaliste sur la littérature (par exemple celui de la supériorité éthique, variante littéraire de l’exceptionnalisme russe). Le Pouchkinopad offre au contraire un contrepoint, une occasion de regarder d’ailleurs, à partir des contestations du canon russe pour réintroduire du jeu, du perspectivisme dans un discours sur la littérature russe en général très russocentré.