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Marija Panic

Le continent-énigme : l’Afrique vue par les yeux de Kourouma et de Le Clézio

1Dans son roman autobiographique L’Africain, paru en 2004, Jean-Marie Gustave Le Clézio expose les réminiscences de sa vie passée en Afrique après la Deuxième Guerre mondiale, chez son père, médecin militaire britannique exerçant son métier depuis longtemps en Afrique de l’Ouest. Ahmadou Kourouma, grand écrivain ivoirien1, publie en 2000 son roman Allah n’est pas obligé, par lequel il fait connaître une réalité dure et pénible liée aux guerres civiles en Afrique et à l’existence des enfants-soldats. Les protagonistes de ces deux romans sont au seuil de leur adolescence et écrivent leurs observations en tant que narrateurs à la première personne : c’est par leurs yeux que ces deux écrivains ont décidé de nous offrir une image de l’Afrique. Dans cette réflexion, nous suivrons trois pistes : l’image charnelle de l’Afrique, qui s’offre la première aux yeux des narrateurs et qui est liée à l’intimité de l’espace privé ; puis, les impressions et les observations des narrateurs portant sur une réalité plus vaste, ce continent montrant ainsi ses nombreux visages (Le Clézio décrivant son enfance vécue dans cet espace large, illimité, et Kourouma décidant, à la manière d’un Voltaire africain, de faire promener son narrateur à travers plusieurs pays frappés par le mal, en l’occurrence par les guerres civiles ou tribales, par la faim, par la catastrophe humanitaire) ; enfin, les observations, déjà mûres, des narrateurs portant sur la réalité politique omniprésente et écrasante.

2 Les deux narrateurs commencent leurs récits par des images imposantes des corps qui les entourent, et ce n’est pas par hasard : pour Le Clézio ainsi que pour Kourouma, le corps semble représenter le moyeu de la roue, une sorte de centre à partir duquel tout commence. C’est le premier stade de leur découverte de l’Afrique, ainsi que de leurs observations qui deviendront plus complexes au fur et à mesure de leurs textes.

3 Dès son débarquement en Afrique, Le Clézio fut impressionné par les corps qui s’offraient à son regard :

De ce temps, pour ainsi dire consécutivement, date l’apparition des corps. Mon corps, le corps de ma mère, le corps de mon frère, le corps des jeunes garçons du voisinage avec qui je jouais, le corps des femmes africaines dans les chemins, autour de la maison, ou bien au marché, près de la rivière. Leur stature, leurs seins lourds, la peau luisante de leur dos. Le sexe des garçons, leur gland rose circoncis2.

4  Cette grande proximité des corps représentait quelque chose « de nouveau et de familier à la fois » qui « excluait la peur »3. Dans cet entourage intime, Le Clézio fait sa première rencontre avec la vieillesse et sa réalité franche, et non pas camouflée4;  le garçon en rougit, non pas que la vue de la vieille femme fît ressurgir en lui l’horreur ou la pitié, mais parce qu’on lui avait menti, on avait dissimulé. La spontanéité du corps laisse une trace remarquable dans l’enfance de Le Clézio.

5 Kourouma à son tour commence son récit picaresque des aventures du jeune Birahima par la description d’un corps maladif, ouvert et propre à la décomposition, mutilé, décrit sans pudeur, toutefois vrai et réel, intime et entouré d’une certaine affection : c’était celui de sa mère, souffrant d’un ulcère incurable. Ce « Voltaire africain » (désignation fréquemment utilisé pour Kourouma) ne ménage pas les mots pour le décrire jusque dans les détails5 :

Ma maman marchait sur les deux fesses. Elle s’appuyait sur les deux mains et la jambe gauche. La jambe gauche, elle était malingre comme un bâton de berger. La jambe droite, qu’elle appelait sa tête de serpent écrasée, était coupée, handicapée par l’ulcère. (…) La jambe droite était toujours suspendue en l’air. Maman avançait par à-coups, sur les fesses, comme une chenille6.

6 Ce corps maladif remplissait la case, par sa présence imposante ou par son odeur, toutefois il ne répugnait pas Birahima. Sa mère, son ulcère, le foyer et les canaris remplis de décoctions étaient, comme l’avoue le protagoniste, au centre de son enfance7. Le foyer ainsi pivote autour cette intimité imposante, et non répugnante toutefois ; malgré la pourriture et les larmes fréquentes de cette femme jadis jolie (Birahima ne ménage pas les mots non plus pour la décrire comme « jolie comme une gazelle »8), la communauté de son village est près d’elle, tous veillent à son bonheur, elle n’est pas rejetée ; comme toute « jeune musulmane pieuse » (qualité qui est reconnue par le village et qui est vue comme importante) elle est censée se remarier après le décès de son mari. L’intimité de cet espace privé de Birahima est davantage accentué par l’image de la mort de Bafitini, imbue d’émotions mais dépourvue de tout pathétique par son caractère macabre : notamment, la mère décédée serre encore de ses doigts Birahima, ayant voulu l’embrasser se sentant faible et prête à mourir9. Ces images brutales du corps, ainsi que de la communauté qui veille au bonheur de la mère Bafitini, témoignent d’une certaine spontanéité vis-à-vis du corps : le corporel, le charnel, n’a pas à être jugé ou méprisé.

7 Ce naturel du corps chez Kourouma est manifeste aussi au niveau du langage : les comparaisons qui peuvent être vues comme vulgaires n’offensent pas, elles sont là pour illustrer le mieux possible. Si les « nègres noirs Africains indigènes» (pour reprendre les mots de Birahima) ressentent dans leur ventre et non pas dans leur cœur10, l’apparition des comparaisons parfois grotesques peuvent être vues comme spontanées, et non pas comme méprisables. Il en va de même pour les jurons qu’il lance fréquemment.  

8 Par son caractère manifeste, fort et faible à la fois, intime et sincère, la présence du corps trace les limites de l’espace intime de ces deux jeunes personnages, Le Clézio jeune découvrant ainsi un autre univers qui l’allégeait de la rigueur européenne, et pour le protagoniste de Kourouma la case maternelle offrait les seuls moments de bonheur, interrompu certes, et cependant très intime, plein de rires et de souci pour autrui. Ceci ne sera plus le cas dès son départ. Selon Gaston Bachelard, la maison est un lieu privilégié de l’intimité, « notre coin du monde », « notre premier univers », « un cosmos »11 ; ce cosmos premier que nous offrent les deux écrivains est profondément lié au bonheur.

9 L’espace grand ouvert, ce large énigmatique, indomptable, qui recèle ou fait voir avec ostentation sa force ou sa violence, présentée d’une manière visible, tangible ou audible (« la violence des sensations, la violence des appétits, la violence des saisons »12), représente un autre lieu privilégié pour les deux narrateurs. Ici, l’intimité de la case n’est plus ; la maison et la famille disparaissent ; il ne reste que les deux narrateurs, au seuil de l’adolescence, face à une réalité immense qu’ils sont en train de découvrir, la découverte changeant leur attitude envers le présent et les aidant à grandir. Là, en ôtant ses chaussures et en se mettant à courir, Le Clézio se libère régulièrement d’une manière presque rituelle de la discipline rigoureuse de son père, imposée par le souci de l’hygiène13 ; quant à Birahima jeune, aussitôt faits les premiers pas, il se voit mobilisé et exposé à la rude réalité de la guerre. 

10 Le Clézio découvre et nous fait voir un éventail riche de manifestations des puissances de la nature. Dès son arrivée en Afrique, cette force s’impose d’une manière tacite mais manifeste : son corps est couvert de nombreuses petites ampoules causées par une extrême chaleur14. Cette violence du continent devient plus ou moins visible : à partir des parasites (que son père médecin perçoit comme le danger le plus imposant en Afrique, plus que les guerres tribales ou les prédateurs15), de nombreux insectes qui avancent la nuit dans la case, contre lesquels la guerre était toujours « perdue d’avance »16, la présence des fourmis qui le piquent et lui font peur17, ou une colonne d’insectes, cette fois meurtriers, qui ravagent la tente de ses parents18, jusqu’aux orages puissants ou de très rares phénomènes naturels, tels que la foudre en boule qui pénètre la salle d’opération de son père19, l’Afrique expose son visage indompté, violent et imprévisible. Cependant il n’est nullement perçu comme hostile : on est un avec l’Afrique ; Le Clézio ne se rappelle pas avoir souffert de la chaleur à Ogoja20 (contrairement aux hivers de Nice, lesquels restaient dans sa mémoire), et, si sa chatte fait l’amour avec les tigrillos sur le toit de tôle21, ce n’est qu’une autre preuve de liberté de sens et de comportement. C’étaient les moments de sa vie « sauvage, libre, presque dangereuse »22 ; c’était une liberté puissante, à la fois imposante et séduisante, qu’il n’a plus jamais connue.

11 Une autre violence, qui découlait de ses problèmes psychologiques dus à l’angoisse de la guerre, disparaissait : les maux de tête et la violence inexplicable de Le Clézio s’effacent, peut-être aussi à cause de l’influence de son père, taciturne et sévère. « Le présent africain effaçait tout ce qui l’avait précédé »23 : la mémoire et le savoir européen font place à ce présent, colossal et libérateur à la fois.

12 Kourouma fait voir à travers les périples de Birahima et de Yacouba féticheur, son compagnon de voyage débrouillard, de multiples visages de la vie africaine. La première rencontre que le jeune narrateur fait presque immédiatement est celle avec les enfants-soldats, décrits quasiment comme des hybrides, aux corps déshumanisés, des kalachnikovs en bandoulière, vêtus dans les « tenues de parachutiste trop larges, trop longues pour eux, des tenues de parachutistes qui leur descendent jusqu’aux genoux »24, drogués par le haschich pour pouvoir lutter et être plus agressifs. Cette rencontre avait été souhaitée, puisque Yacouba décrivait le monde de la guerre comme un monde promettant une vie aisée, pleine de nourriture (ce qui sera le mobile prépondérant pour presque chacun de ces enfants-soldats), mais cela n’empêchera pas Birahima de trembler de tout son corps lors de cette rencontre. Les dangers auxquels il est exposé en tant que soldat varient graduellement pour atteindre un sommet lorsqu’il est censé intégrer l’ordre des lycaons, dont l’initiation implique de tuer leurs parents et d’être cannibales, ce que Birahima ne veut pas accomplir. Bref, au fur et à mesure qu’il change d’endroit et de camp militaire, il ne s’enracine nulle part et sa vie quotidienne reste la même, malgré ce mouvement. Et les voyages se perpétuent.

13 Cet espace immense, grand ouvert à ces jeunes garçons-explorateurs du monde, fait preuve d’une certaine violence, désirée ou non ; elle s’offre à l’usage, et les jeunes grandissent en entrant en contact avec elle. De cette manière, un autre stade de la découverte de l’Afrique apparaît ici : c’est cet espace large qui engloutit, soit pour s’avérer un lieu de liberté par excellence, soit pour montrer plastiquement tous les pièges qui sont tendus et les chemins qui sont les seuls qui s’offrent aux jeunes. Il n’existe aucune certitude : rien que les images ou événements qui se suivent l’un l’autre, comme un caléidoscope.

14 Le troisième axe, qui illustre l’attitude des auteurs, est celui qui se réfère à la réalité politique et historique complexe et ambigüe25 : l’espace africain est interprété cette fois par les deux protagonistes comme un lieu parcouru et dominé par la politique. Il s’agit des observations et des interprétations faites par Le Clézio après coup, lorsqu’il est adulte ; quand à Birahima, il donne un lieu privilégié à ces observations, par lesquelles il manifeste sa tendance à analyser les raisons de la réalité politique. C’est dans cet aspect-là que Le Clézio et Kourouma nous semblent de vrais moralistes : ils observent les mœurs et les attitudes, le comportement humain, et fustigent chacun à sa manière les atrocités résultant des attitudes hautaines des puissances étrangères, n’épargnant toutefois pas les malfaiteurs locaux. La liberté et l’immensité presque mythologique de ce continent sont retenues et ne figurent plus ; il s’agit ici des noms exacts des lieux géographiques ou de partis politiques (notamment chez Kourouma), exposés d’une manière documentaire afin de donner lieu à une interprétation claire des souffrances africaines.

15 Le Clézio ne se lasse pas d’étaler les paradoxes des stéréotypes existant dans l’esprit européen : par exemple, son père aimait souligner le fait que les grands animaux de safari ne représentaient pas une réalité quotidienne d’Afrique, bien au contraire26. La logique coloniale était complètement étrangère à sa famille : Le Clézio estime le fait qu’il n’a jamais eu une éducation coloniale27 ; sa mère préparait des plats africains et non pas à la française28, et son père haïssait profondément le colonialisme sous toutes ses formes29. En outre, en tant que médecin exerçant son métier depuis longtemps, accoutumé à voyager parfois toute une journée vers les malades dans un village éloigné et à travailler en connivence avec les féticheurs, il ressent un étrange malaise lorsqu’il travaille dans un hôpital, établissement colonial par définition, et qu’il s’aperçoit de la crainte dans les yeux des malades, reconnaissant ainsi que les patients ne voient en lui qu’un représentant de la puissance coloniale30.

16 Une des images les plus fortes est celle qui traite la situation humanitaire catastrophique du Biafra, où des milliers des personnes sont situées dans un territoire coupé du reste du monde, sans nourriture ni médicaments. Dans cette situation de catastrophe humanitaire, où le monde entier restait muet et inerte devant de milliers de moribonds, Le Clézio indique la complicité des Etats-Unis et de l’Angleterre31.

17 Le prix Nobel français montre une autre facette de ce continent énigmatique : parmi les rares notes de bas de page figure une information sur d’atroces blessures infligées aux prisonniers de la guerre tribale. Cette fois, l’intérêt ne réside pas dans les analyses des causes de cette situation, mais plutôt dans le constat de l’inéluctabilité de la violence : elle est là, tacite mais fulgurante, elle s’opère d’une manière inaltérable, et paraît complètement indépendante de toute activité hors ce lieu.

18 Kourouma à son tour déploie un réseau macabre et puissant d’interactions politiques entre les autorités locales et des puissances internationales, surtout dans les régions diamantifères et aurifères, dont résulte nettement une souffrance des natifs. Il montre les paradoxes de l’aide humanitaire : les ONU, les ONG, le FMI, le CDAEO (Communauté des Etats de l’Afrique de l‘Ouest), se mêlent mais apparemment sans grand succès et n’arrivent pas à résoudre la problématique situation32. D’autres sigles défileront, cette fois ceux qui se réfèrent aux partis politiques africains et à leur engagement militaire au Libéria et en Sierra Leone, et qui représentent la cause de ce carnage : NPFL (National Patriotic Front of Liberia), ULIMO (United Liberian Movement), et ainsi de suite, et ECOMOG (troupes d’ingérence humanitaire), qui devrait à son tour mettre fin à ce carnage : « Et le Nigeria, le pays le plus peuplé de l’Afrique et qui a plein de militaires, ne sachant qu’en faire, a envoyé au Libéria son surplus de militaires avec le droit de massacrer la population innocente civile et tout le monde »33. Ils  « massacrent comme bon leur semble »34. Birahima explique, cette fois sans ses dictionnaires auxquels il a souvent recours (Larousse, le Petit Robert, Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, Harrap’s), que l’« ingérence humanitaire, c’est le droit qu’on donne à des Etats d’envoyer des soldats dans un autre Etat pour aller tuer des pauvres innocents chez eux, dans leur propre pays, dans leur propre village, dans leur propre case, sur leur propre natte »35.

19 C’est ici, nous paraît-il, que le problème moral de la nécessité de l’existence des victimes apparaît sous sa pleine forme. Birahima aurait-il pu suivre une autre piste ? Il analyse le phénomène des enfants-soldats et découvre les manipulations par lesquelles ils sont recrutés. Lui-même, par exemple, avait pour but de retrouver sa tante chez laquelle il devait demeurer. Il fallait trouver à manger pendant ce voyage, et il est heureux de se croire indépendant et adulte du fait même qu’il lutte en tant que soldat. Lorsqu’il fait une sorte d’oraison funèbre pour ses amis, enfants-soldats tués en bataille, il s’avère que ces enfants-là n’avaient pas de choix ; ils étaient en quête de nourriture, ou ils cherchaient leurs parents, réfugiés dans une autre région. Les filles également : pour survivre, il fallait mendier, ou se prostituer, ou devenir enfants-soldats (et elles s’avèrent même plus cruelles que les garçons). Toutefois Kourouma offre à son protagoniste une piste optimiste : n’ayant pas résolu le but de son voyage (sa tante est décédée), l’écrivain lance son jeune protagoniste, les dictionnaires36 de l’interprète mort à la main, vers d’autres aventures picaresques. Le lecteur pourrait avoir confiance en lui puisqu’il prend la décision de poursuivre la piste de l’éducation. Pour ainsi dire, il décide d’appartenir à une entité, et ainsi sa liberté de jeune garçon faisant l’école buissonnière disparaît. Symboliquement, il a muri, devenu adulte, non pas par les armes, mais ayant pris conscience de l’importance de tracer son chemin lui-même, de trouver un but à son voyage.

20 Pour conclure, quelle devrait être l’image de l’Afrique tracée dans ces deux ouvrages ? Une image charnelle, d’une liberté exquise, tracée dès l’abord, fait place à une autre réalité de ce continent vaste, qui surprend par sa diversité, et par sa force manifeste, mais qui est à son tour plein de violence, celle qui vient de la nature ainsi que celle qui est purement humaine. C’est aussi un continent de victimes en masse. Les deux écrivains ont aussi effleuré la question du bonheur - le bonheur étant celui de l’enfance et de la spontanéité - ainsi que du mal et la source du mal, n’oubliant pas de traiter l’inévitable question des victimes. Les deux écrivains ne jugent pas, ils observent et ils font voir, avec une précision exceptionnelle, plusieurs visages de ce continent qui les a profondément marqués.

21BIBLIOGRAPHIE :

22Bachelard, Gaston : La Poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1958.

23Kourouma, Ahmadou : Allah n’est pas obligé, Paris, Editions du Seuil, 2000.

24Le Clézio, Jean-Marie Gustave : L’Africain, Paris, Mercure de France, 2004.

25Le Clézio, Jean-Marie Gustave : « Dans la forêt des paradoxes », Conférence Nobel, le 7 décembre 2008, La Fondation Nobel 2008.