Scénographie de la parole autochtone dans la correspondance de Marie de l’Incarnation
1Publiées pour la première fois en 1681, à titre posthume, les Lettres de la venerable mere Marie de l’Incarnation, premiere superieure des Ursulines de la Nouvelle-France (Guyart, 1681) témoignent des quelque trente années consacrées par la missionnaire catholique à l’éducation des jeunes filles, à la conversion et à la francisation des Amérindiens. Parmi les nombreuses voix qu’elle donne à entendre dans sa correspondance – destinée à son directeur spirituel, à d’autres religieuses, à ses familiers, et notamment à son fils Claude Martin –, les paroles des « sauvages » font l’objet d’un traitement particulier. En effet, on s’étonne de voir leurs propos rapportés souvent en style direct, mais dans une langue dont la correction, l’élégance et la complexité impliquent nécessairement une médiation de la part de l’épistolière. On se demandera d’emblée à quelle fin, puisqu’elle se plaint par ailleurs de la grande difficulté qu’on éprouve à leur enseigner le français, ce qui ne fait que souligner le paradoxe d’une éloquence d’apparence spontanée. En principe, il ne s’agit pas pour elle d’écrire des Relations, à la manière des Jésuites, mais des lettres de direction spirituelle ou des missives familières afin de donner des nouvelles à ses consœurs et à ses parents demeurés en France. Qu’est-ce qui peut bien motiver alors cette scénographie énonciative1 ? Quels sont les enjeux rhétoriques de cette modulation de la parole autochtone dans la correspondance de Marie de l’Incarnation ?
Approche méthodologique
2Avant d’entreprendre l’analyse, il nous faut expliquer brièvement dans quel contexte nous l’envisageons. La présente étude s’inscrit dans une réflexion plus large, menée par la Chaire de recherche sur la parole autochtone dont je suis titulaire à l’Université du Québec à Chicoutimi, et qui vise à étudier le corpus vaste et polymorphe de ce qu’il est convenu de nommer « la littérature de contact », laquelle « regroupe tous les écrits qui thématisent un contact entre deux cultures [ici européenne et américaine] »2, pour en extraire tout ce qui a trait à la parole de l’autre, en admettant d’emblée qu’elle ait pu faire l’objet de manipulations, afin de déterminer s’il est possible d’en déduire un savoir utile, quelque chose qui puisse nous renseigner sur les pratiques oratoires des Premiers Peuples. Car, pour peu que l’on ait fréquenté les Relations des Jésuites, par exemple, on ne manque pas d’être frappé par l’admiration que suscite l’éloquence « sauvage » et qui fait dire au missionnaire Paul Le Jeune, supérieur des Jésuites de Québec de 1632 à 1639 et premier rédacteur des Relations de la Nouvelle-France, qu’ « il n’y a lieu au monde où la Rhétorique soit plus puissante qu’en Canada3 » (Le Jeune, [1634], 1960, p. 194). Qu’est-ce qui peut bien expliquer une pareille maîtrise de la parole chez des peuples indigènes qui ne connaissent pas l’écriture et ignorent tout d’Aristote et de Cicéron ? C’est pour expliquer ce phénomène que nous avons entrepris une sorte d’archéologie de la parole amérindienne, visant à exhumer d’un corpus écrit ce qui peut subsister au-delà des modulations infinies qu’impliquent traduction, coénonciation, surénonciation4, appropriation, détournement et travestissement du dire autochtone. Outre l’intérêt scientifique d’une telle réflexion, un souci de préservation et de valorisation de la culture amérindienne motive notre action. Là où nos problématiques rencontrent celles des coorganisatrices du colloque « Les discours rapportés en contexte épistolaire (XVIe-XVIIIe siècle) », c’est justement dans la question de l’orchestration de voix diverses au sein d’un genre particulier, la correspondance, qui de fait « n’a rien d’unifié », a fortiori dans le contexte de la littérature de contact, constituée pour l’essentiel de Relations, rapports, récits viatiques empruntant volontiers la forme de lettres sans en être tout à fait ou, à rebours, de correspondances comme celle de Marie de l’Incarnation qui deviennent récit de voyage du moment qu’on entreprend d’y relater le séjour à l’étranger.
3On profitera d’ailleurs de cette parenté générique pour récupérer en partie, dans notre approche méthodologique, la typologie proposée en 1996 par Marie Parent et Réal Ouellet, deux collègues canadiens spécialistes de la Nouvelle-France, afin de rendre compte de la « Mise en scène et [des] fonctions de la parole amérindienne dans la relation de voyage » (Parent et Ouellet, 1996, p. 281-304). Cela nous épargnera d’avoir à refaire la démonstration et peut-être qu’en partant de ce modèle, on pourra proposer d’autres fonctions mieux adaptées au contexte épistolaire.
4Les paroles rapportées, surtout celles des autochtones, abondent dans les récits viatiques de la Nouvelle-France et elles remplissent diverses fonctions :
1. Référentielle : elles nous apprennent des choses sur l’Amérique et ses habitants.
2. Actantielle : elles n’expriment pas d’abord ici une réalité, elles agissent, elles sont l’équivalent du geste.
3. Héroïsante : elles valorisent le protagoniste de l’aventure, le voyageur, qu’elles présentent comme un héros triomphant.
4. Attestative : elles cautionnent le caractère véridique de la relation.
5. Publicitaire : le relateur fait vanter la colonisation (ou dans le cas qui nous intéresse, l’évangélisation) par les Amérindiens eux-mêmes.
6. Contestataire : le relateur fait critiquer les valeurs et les mœurs européennes par la parole d’un Sauvage.
5Ce que l’on peut déduire de cette typologie et de la démonstration qui s’ensuit, c’est que la parole autochtone n’est jamais présentée telle qu’en elle-même et fait toujours l’objet d’une manipulation qui sert les intérêts du colonisateur/relateur. Mais est-ce à dire, pour autant, qu’elle demeure à jamais hors de portée de l’atteinte, qu’elle est non-signifiante ou que rien dans ce corpus ne peut nous éclairer sur les usages et principes de l’éloquence autochtone ? Certes, les théoriciens du discours rapporté nous rappellent que celui-ci est toujours le fruit d’une construction par l’énonciateur5, mais dans un contexte épistolaire non fictionnel, et donc assujetti à une exigence de véridicité plus grande que le récit, peut-on envisager un statut distinct ou d’autres finalités pour ces paroles rapportées6 ?
Parole exemplaire ou réclame publicitaire ?
6Dans l’Avertissement qui sert de préface à son édition des Lettres de Marie de l’Incarnation, Dom Claude Martin, fils de la religieuse, explique qu’il a entrepris de publier ses lettres après avoir été sollicité et pressé de toute part à la suite de la publication de la biographie de sa mère en 1677, où il en proposait déjà quelques extraits. Des 13 000 lettres qu’on estime avoir été envoyées par la religieuse, il n’a pu en récupérer que 221 qu’il présente ici en deux parties : « dont la premiere contient ses Lettres Spirituelles, & la seconde ses Lettres Historiques » (Guyart, 1681, « Avertissement », p. XIV), précisant d’emblée que « Cette division neanmoins n’est pas si juste, que les Spirituelles ne soient mêlées de beaucoup de faits Historiques; & que les Historiques ne soient remplies de tant de pieté, qu’en les lisant, on croira facilement lire un discours spirituel, & qui tend à l’instruction des mœurs » (Ibid). Cette classification des lettres en fonction de deux finalités distinctes explique sans doute pourquoi on ne retrouve guère de paroles rapportées dans les lettres de direction spirituelle, alors qu’elles sont surabondantes dans la section historique. Lorsqu’il s’agit d’édification morale, c’est la parole sacrée qui est d’abord citée. Lorsqu’il est question d’Histoire, c’est celle de ses principaux acteurs, ces peuples autochtones qu’on est venu évangéliser, qui est mise au premier plan. Car il s’agit bien là de l’enjeu principal de la venue de Marie Guyart au Canada et il apparait normal que ses lettres en fassent état, qu’elles soient adressées à des familiers (à son fils, des amis ou de proches parents), ou aux autorités ecclésiastiques.
7Cependant, ces « lettres historiques » ont ceci de particulier qu’elles ont une propension marquée à ne rapporter directement que les paroles des sauvages, cependant que les propos des Pères Jésuites, des autres autorités ou de ses consœurs sont communiqués, à de rares exceptions près, de manière indirecte. On pourrait imputer cette habitude au charme irrésistible de la parole étrangère, mais celle-ci étant presque toujours traduite en français, elle perd beaucoup de son exotisme. Nous allons à présent tenter d’expliquer cette particularité en passant en revue les différentes situations où la parole autochtone est mise en scène, en s’attardant chaque fois à la fonction dominante du discours rapporté, puisque force est d’admettre qu’on puisse en exploiter plus d’une à la fois. La première finalité, et elle est presque toujours sensible, correspond à la fonction référentielle. L’épistolière met à profit la parole de l’autre pour renseigner le destinataire sur les usages et les mœurs des sauvages d’Amérique. Dans la Lettre XIII, destinée à une dame de qualité (laquelle n’est jamais nommée7), Marie de l’Incarnation dit prendre la plume pour « mander des nouvelles de ce cher païs, en attendant que la relation [lui] en donne de plus ample » (Lettre XIII, À une dame de qualité, Guyart, 1681, p. 322). Cette lettre est datée du 3 septembre 1640, soit un peu plus d’un an après son arrivée en Nouvelle-France le 1er août 16398, et elle se présente comme un aperçu de la Relation des Jésuites à paraître bientôt. Dans une posture tout à fait caractéristique, l’épistolière ne manque pas de rendre compte du zèle des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus, mais ne les cite jamais directement, cependant que « ses petites Sauvages » auront droit à un traitement privilégié.
8La religieuse ursuline fait la liste des séminaristes indigènes qui lui ont été confiées, les présentant tour à tour : Marie Negabmat9, Marie Amiskvian10 et Nicole Assepanse. Si elle se contente d’abord de caractériser de manière très générale leur parole, en insistant par exemple sur leur humilité et leur candeur, elle s’attarde plus longuement à un échange entre la petite Nicole, qui lui fut confiée alors qu’elle avait sept ans, et la mère de celle-ci :
Elle n’avoit été que cinq mois dans le Seminaire, & elle sçavoit rendre compte des principaux points de nôtre Foy, sçachant le Catechisme, & les exercices de Chrétien tres-parfaitement. Lorsque sa mère la vint quérir au retour de sa chasse, cette innocente lui faisoit faire les prieres. J’admirais la simplicité de la mère, qui n’étoit pas encore baptisée, de recevoir l’instruction de sa fille avec tant d’ardeur & de docilité. Elle, ravie d’aise de l’entendre prier Dieu & répondre au Catéchisme, luy disoit : Ma fille, tu nous instruiras, ton père & moi; si tu voulais encore demeurer au Seminaire où tu es tant aimée, tu deviendrois encore bien plus capable de le faire. Cette fille neanmoins ne put quitter sa mere qui n’a qu’elle d’enfant; mais elle luy disoit : Encore que je m’en veuille aller, ce n’est pas que je manque d’aucune chose, je mange tant que je veux, les Vierges me donnent de beaux habits & elles m’aiment beaucoup, mais je ne vous puis quitter. Disant ces paroles on la retira pour la mener dans les cabanes, où elle est admirée de tous les sauvages. (Guyart, 1681, p. 325).
9La mise en scène est intéressante et précise d’emblée que l’épistolière fut témoin des paroles échangées entre la mère et la fille. Le propos est rapporté en style direct, de manière fluide et non-problématique, comme s’il avait été formulé en français, ce qui est fort douteux si tôt dans l’histoire de la colonie. Rien n’indique la présence d’un truchement et même si l’on peut présumer que l’épistolière maîtrise déjà la langue huronne, elle ne dit pas qu’elle est en train de traduire ou de paraphraser ce qu’elle a cru comprendre. Au contraire, elle s’efface derrière l’embrayage énonciatif et cède toute la place aux locutrices autochtones, à travers un échange décalé et hors du temps, puisqu’il synthétise le propos en même temps qu’il rend compte des événements à venir. L’anecdote ressemble à s’y méprendre à un exemplum et l’on sait, pour citer Karine Abiven, que « l’exemplarité est, dans les écrits factuels, une des fonctions souvent attribuée aux séquences narratives les plus brèves pour les légitimer » (Abiven, 2016).
10Mais, plutôt que d’inviter à l’émulation, l’exemplum a ici valeur de réclame et met l’accent sur la « fonction publicitaire » que nous évoquions plus haut : l’épistolière illustre les mérites de la colonisation et de l’évangélisation à travers les propos mêmes des Amérindiens. Certes, d’autres fonctions sont aussi exploitées en parallèle : référentielle bien sûr (l’épistolière nous apprend des choses sur l’Amérique et ses habitants), actancielle (l’échange rend sensible et concrétise les bienfaits de l’évangélisation), héroïsante (les religieuses ont beaucoup de mérite d’avoir su convertir ces sauvages), attestative (ces propos sont authentiques puisque rapportés en style direct), cependant la dominante demeure très nettement la promotion des bonnes œuvres au Canada. Il suffit pour s’en convaincre de lire la conclusion de la lettre :
Voila, Madame, un petit recit de l’état present de nôtre Seminaire, qui comme vous voiez est dans la pure providence de Dieu. Comme vous étes visitée de plusieurs personnes puissantes, je vous supplie de le leur vouloir recommander, & si la divine Majesté touche le cœur de quelques-uns, Monsieur de Bernieres qui s’est chargé de nos affaires, & qui nous envoie nos necessitez, est celui à qui il faudroit s’adresser. Pour l’amour de JESUS-CHRIST que vous aimez, rendez-vous la mediatrice des pauvres filles Sauvages. (Guyart, 1681, p. 329)
11Le moins que l’on puisse dire, c’est que la démarche n’est pas subtile, mais elle a le mérite d’être franche et directe, dans l’éventualité où la destinataire n’aurait pas compris ce qui est attendu d’elle. Ainsi, cette lettre en est une de sollicitation et elle accomplit ce que la Relation annoncée ne saurait faire : « La Relation vous en dira quelque chose, mais en verité elle ne sçaurait dire tout ce qui est est, & quand elle le pourroit dire on le croiroit pas » (Ibid). La correspondance de la religieuse se présente donc comme le complément rhétorique de l’entreprise de « propagation de la foi » dirigée par le Jésuites, comme si elle aspirait à lui donner un visage plus humain et vraisemblable à travers le témoignage individuel, mieux approprié à l’expression du pathos et, partant, plus susceptible de délier les bourses.
Ventriloquisme intéressé
12On pourrait objecter qu’il s’agit là d’une lettre parmi tant d’autres et qu’il faut résister à la tentation de généraliser. Or, dans la lettre qui la suit immédiatement, destinée à un de ses frères cette fois, elle poursuit sur le même ton l’éloge des nouveaux chrétiens, « qui vivent dans la perfection où vivoient ceux de la Primitive Eglise » (Lettre XIV. À un de ses freres, p. 330). Ce sera d’ailleurs un motif récurent de la correspondance d’en faire des modèles de vertu, et même supérieurs aux Français à certains égards :
Cependant nous entendons les Sauvages qui sont auprés de nous chanter les loüanges de Dieu en leur langue. Leurs filles chantent au chœur avec nous, & nous leur apprenons tout ce que nous voulons, à quoi elles sont si souples, que je n’ay jamais veu dans des filles Françoises les dispositions que je remarque en elles-mêmes. (Guyart, 1681, p. 331)
13On voit poindre ici la fonction « contestataire » qui consiste à critiquer les valeurs et les mœurs européennes par la parole du Sauvage. Et même si elle est rapportée de manière indirecte en l’occurrence, on s’émerveille à l’idée que Dieu puisse être louangé, dans une langue étrangère, avec tant de docilité, de souplesse et d’ouverture. Des exemples de la sorte, l’épistolière annonce que « la relation en sera toute pleine, encore qu’il ne soit pas possible d’y mettre tout ce qui en est ; aussi auroit-on de la peine à y croire » (Ibid). Manifestement, la religieuse est bien au fait de ce que racontera la Relation et ses lettres viennent cautionner par le récit circonstancié et le témoignage personnel une évangélisation souvent en déficit de crédibilité.
14La lettre XV, adressée à une supérieure de la visitation de Tour, fait état elle aussi de la docilité des filles sauvages, dont le zèle et l’ardeur sont assimilés à la ferveur de « la primitive Église convertie par les Apôtres ». Pour illustrer ces qualités admirables, l’épistolière ne manque pas l’occasion d’introduire une série d’anecdotes, ou plutôt d’exempla, agrémentées de discours rapportés. Elle raconte comment une sauvagesse avait été incitée à demander le baptême par une autre :
Qui lui disoit avec une grande candeur & simplicité : vous ne sçavez pas ce que c’est que d’étre Chrétien : on est si bon quand on est baptisé, que sans peine on souffre tout : hier on me déroboit devant moi & à ma veuë, & je n’en dis mot. (Lettre XV. À une superieure de la visitation de Tours, Guyart, 1681, p. 333)
15Et Marie de l’Incarnation d’ajouter : « voilà un échantillon de la vertu de nos nouveaux Chrétiens », avant d’enchaîner aussitôt avec une autre anecdote.
Nôtre bon Joseph a fait l’office d’Apôtre cette année, après s’y étre disposé par les exercices spirituels. Vous seriez ravie d’entendre ce qu’il a fait; car il a été hardiment & sans craindre la mort de bourg en bourg précher l’Evangile avec une elegance du paradis, n’omettant rien de ce qu’il jugeoit necessaire pour mettre nôtre foy en crédit. Ses compatriotes qui sçavoient qu’il ne pouvait avoir cette science naturellement, étoient ravis & comme en extase en l’entendant parler. Il leur disoit : Ah! si vous sçaviez la charité qui est parmi ceux qui croient en Dieu, vous ne demeureriez jamais comme vous étes. Encore qu’ils ne se soient jamais veus, ce n’est qu’un cœur & une âme. (ibid., p. 333)
16Contrairement à ce que l’on a pu voir jusqu’à présent, l’épistolière ne précise pas qu’elle a recueilli elle-même ces propos, mais procède plutôt à un effacement énonciatif qui ne fera que s’accentuer dans les lettres suivantes, comme pour donner toute la place à la parole de l’Autre et suggérer qu’elle ne fait pas l’objet d’une modulation quelconque11. Cela ne va pas toujours de soi, comme on le voit avec l’exemple du bon Joseph qui va prêcher l’Évangile de bourg en bourg et qu’on nous cite directement. Qui a été témoin des paroles prononcées dans ces villages reculés ? Qui peut faire état du ravissement et de l’extase de ceux qui l’entendaient parler ? Il nous faut soit imaginer que quelqu’un l’accompagnait (et qu’il connaissait la ou les variétés dialectales de ces nations), ou que c’est Joseph lui-même qui a fait rapport de son pèlerinage à Marie de l’Incarnation. Quoi qu’il en soit, on voit bien qu’il y a découpage, adaptation et mise en scène de la parole, voire que l’on fait abstraction de la situation d’énonciation réelle. L’anecdote pourrait avoir été inventée de toutes pièces et on n’aurait aucun moyen de le déterminer. Faut-il s’en remettre simplement à la bonne foi de la religieuse ou nous est-il permis d’y voir une stratégie rhétorique, une forme de ventriloquisme savamment déployé d’une citation à l’autre ? Enfin, faut-il s’étonner de voir la lettre se terminer sur des remerciements pour le soutien financier reçu jusqu’à présent : « Il faut finir, ma chere Mere, vous suppliant de remercier pour nous nos Reverendes Meres de Paris, qui nous ont fait cette année une grande charité, dont nous leur sommes tres-obligées » (Lettre XV. À une superieure de la visitation de Tours, Guyart, 1681, p. 334) ? Bref, on en vient à penser que la finalité de cette lettre est d’abord de leur en donner pour leur argent, à travers l’illustration des nombreux bienfaits que l’on en retire, et afin d’encourager les Reverendes Meres à donner davantage encore.
Prégnance de la parole vive
17On vient de constater à quel point la correspondance de Marie de l’Incarnation met l’accent sur la fonction « publicitaire » dans les paroles rapportées, et l’on peut aisément déduire la valeur référentielle, attestative et héroïsante des citations passées en revue jusqu’à présent. Mais qu’en est-il de la fonction actancielle, au sens où l’entendent Marie Parent et Réal Ouellet dans l’article qui nous sert de cadre méthodologique, c’est-à-dire de ces paroles qui n’expriment pas d’abord une réalité, mais qui agissent, qui sont l’équivalent du geste ? Envisagées dans la perspective de la pragmatique énonciative, les citations des Sauvages ne correspondent pas tant à des états de fait qu’à une stratégie argumentative générique (« voila le stile dans lequel elles expriment leurs sentiments12 ») qui vise à rendre sensibles les effets de l’évangélisation à travers l’énonciation. Ainsi, les circonstances rapportées n’ont pas besoin d’être avérées pour être effectives : la mise en scène du langage suffit en elle-même. Cependant on aurait tort de penser que cette construction argumentative occulte tout à fait la parole de l’Autre, et il arrive que la littérature de contact se trouve à relayer des échos de la parole autochtone lorsque, dans de rares occurrences, l’auteur adopte la posture de l’ethnologue plutôt que celle de l’apologiste. Tout n’est pas irrémédiablement perdu dans la traduction, ni même dans le détournement et la récupération du propos. Il subsiste, entre autres, des motifs récurrents qui ont partie liée tantôt avec l’actio, tantôt avec l’éthos ou le pathos, et même la dimension argumentative. À titre d’illustration, on s’attardera au discours du capitaine iroquois Kiotsaton, prononcé à l’occasion d’une audience en vue de signer un traité de paix avec les Français et leurs alliés montagnais et attikameks, que Marie de l’Incarnation rapporte avec une abondance exceptionnelle de détails dans la lettre XXXII, adressée à son fils. Nous verrons comment les dimensions rituelle, dramatique et topique du discours rapporté se renforcent mutuellement, assurant la prégnance du message.
18Marie de l’Incarnation ne précise nulle part si elle a assisté elle-même à la cérémonie d’ambassade, mais pour une rare fois, elle souligne qu’elle rapporte des propos traduits : « l’on n’a pu recueillir que quelques pièces détachées de la harangue de l’Iroquois, par la bouche de l’interprète qui n’avait que par intervalles la liberté de parler » (Lettre XXXII. Au mesme [son fils], p. 400). Malgré l’intervention ponctuelle du « je », l’épistolière tend à s’effacer derrière la parole de Kiotsaton. On sait que la diplomatie amérindienne faisait souvent appel au rituel du Wampum (collier de coquillages), où chaque présent évoque un argument. La description que donne l’épistolière des préparatifs du traité souligne cette particularité ; maniant à merveille l’art de la représentation, les Iroquois
[…] avaient fait planter deux perches & tendre une corde de l’une à l’autre pour y pendre et attacher, ainsi qu’ils disoient, les paroles qu’ils nous devoient porter, c’est-à-dire les presens qu’ils nous devaient faire ; car tout parle parmi eux, & leurs actions sont significatives, aussi bien que leurs paroles. (ibid., p. 396)
19Kiotsaton utilise ainsi un langage symbolique, dont l’herméneutique passe par les présents, qui sont porteurs du sens de la parole13. La puissance oratoire du discours de l’Iroquois réside dans la nature, comme il le précise lui-même en donnant un sens aux divers présents qu’il offre à l’assemblée. Le souffle qui anime sa parole et qui l’emporte provient du monde matériel, celui de la terre et des astres :
Tous étant assemblez & chacun aiant pris sa place, le Grand Hiroquois (je le nomme ainsi, parce qu’il étoit d’une grande & haute taille) se leva, & regarda premierement le Soleil, puis aiant jetté les yeux sur toute la compagnie, il prit un collier de Pourcelaine en sa main, & commença sa harangue d’une voix forte en ces termes : Onontio, prête l’oreille à mes paroles, je suis la bouche de tout mon païs : Tu entends tous les Hiroquois, quand tu m’entend parler. Mon cœur n’a rien de mauvais, je n’ay que de bonnes intentions. Nous avons en nôtre païs des chansons de guerre en grand nombre, mais nous les avons toutes jettées par terre, & nous n’avons plus aujourd’hui que des chans de rejouïssance. Là dessus il se mit à chanter, & ses compatriotes lui répondoient. Il se promenait en cette grande place, comme un acteur sur un theatre, en faisant mille gestes. Il regardait le Ciel, il envisageoit le Soleil, & il se frottoit les bras comme s’il en eut voulu faire sortir la vigueur qui les anime dans les combats. (Lettre XXXII. Au mesme [son fils], Guyart, 1681, p. 396.)
20Notons au passage l’attention portée à la dimension théâtrale et à l’actio : nous y reviendrons plus loin. La harangue se construit dans un premier temps autour du soleil sur lequel, avant même de prendre la parole, le capitaine jette son regard, geste qu’il répétera tout au long de son allocution, inscrivant ainsi ses propos sous le signe de l’astre. Celui-ci est associé à la vérité, puisque sa lumière permet de donner « du jour partout », et que les cœurs ne soient « point cachez14 » (Lettre XXXII. Au mesme [son fils], Guyart, 1681, p. 399). Kiotsaton renvoie ainsi constamment à une espèce de justice cosmique ; il veut montrer qu’il n’est pas un apôtre du mensonge. L’immanence de cette justice rend possible l’entente entre les hommes. Kiotsaton place ses espoirs dans cette harmonie céleste : « les hommes ont des esprits et des pensées trop différentes pour tomber d’accord, c’est le Ciel qui réunira tout » (ibid, p. 395). Enfin, avant de partir, il ajoute : « Je vous remercie de ce que je voy encore le Soleil » (ibid., p. 402).
Topique argumentative
21Si le discours du capitaine a pour juge le ciel et les astres, il prend la source de son invention dans la topique de la terre ancestrale. Kiotsaton se présente comme la « bouche de tout [s]on païs » (ibid., p. 396). Il est plus que le porte-parole d’une nation, il s’exprime au nom de la terre où vivent les siens. Les images qu’il emploie pour signifier les relations entre les peuples renvoient aux habitations et, par conséquent, au sol qui les porte, ce qui est particulièrement manifeste pour les huitième et neuvième présents. Une partie de son pouvoir d’orateur est assurée par ce rôle d’ambassadeur d’une nation. Porte-parole des vivants, il donne cependant voix à l’esprit des morts à travers une prosopopée particulièrement efficace. La terre lui fait entendre les cris de ses « Ancêtres massacrez » (ibid., p. 398.) qui lui demandent de quitter sa fureur et de ne pas chercher à venger leur mort. Le sol est la voix des aïeux, celle qui peut calmer la colère et les volontés guerrières du chef. Kiotsaton se présente donc comme l’interprète de toute une nation, de toute une terre, et sa parole, qui provient d’un au-delà de la mort, s’inscrit en continuité avec celle des générations qui l’ont précédée.
22On pourrait poursuivre l’analyse de cette harangue bien au-delà, mais on aura compris l’essentiel : il est possible, malgré la traduction et les modulations éventuelles de l’épistolière, de faire l’inventaire des arguments employés dans des échanges similaires et donc d’établir à rebours une certaine topique argumentative. De même, on peut tirer enseignement des nombreuses descriptions relatives à l’actio des autochtones dans un contexte rituel : « Alors il commença à exprimer ces peines, mais d’une maniere si naturelle, qu’il n’y a point de Comedien en France qui exprime si naïvement les choses, que ce Sauvage faisoit celles qu’il vouloit dire » (Ibid., p. 397). Et l’épistolière décrit le jeu de pantomime auquel se livre Kiotsaton pour être certain d’être compris, insistant sur ses qualités d’acteurs qui viennent appuyer des points précis de la harangue : « En un mot, il ne se peut rien voir de mieux exprimé que cette action dont les mouvemens étoient accompagnez de paroles qui disoient ce qu’il representoit » (Ibid., p. 395). On voit intervenir ici un motif récurrent dans la littérature de contact, celui de l’éloquence exceptionnelle du sauvage, et ce, même avant sa conversion, ce qui n’est pas sans laisser l’épistolière quelque peu perplexe : « mais tous conviennent que ce Sauvage étoit fort éloquent, & tres-bon acteur, pour un homme qui n’a d’autre étude que ce que la nature lui a apris sans regles & sans preceptes » (Ibid., p. 400). Ce paradoxe deviendra d’ailleurs un argument central dans la contestation à venir, au siècle suivant, de la supériorité des européens. Cependant, ce que nous retenons de cette cérémonie du Wampum, c’est l’efficacité exemplaire des stratégies de communication de ces peuples indigènes, habitués à vivre en contexte plurilinguistique et mieux outillés que les Français pour se faire comprendre.
Conclusion : une fonction rhétorique ?
23Considérée dans son intégralité, la correspondance de Marie de l’Incarnation semble participer d’une entreprise très nettement autoapologétique, mais lorsque l’épistolière renonce à s’approprier la parole indigène et se contente de la relayer dans ce qu’elle a de plus pittoresque, elle se trouve à en restituer le potentiel signifiant. C’est pourquoi nous proposons d’ajouter à la typologie de Marie Parent et Réal Ouellet une catégorie additionnelle : la fonction rhétorique, qui participerait dans notre corpus de l’effet combiné des dimensions rituelle, dramatique et topique du discours autochtone, parce que ces paroles font signe et font sens, cherchant à agir malgré tout. On pourrait penser que la fonction « actantielle » rendait déjà compte de cette parole agissante, lorsqu’on lit sous la plume de mes collègues que « la parole sert parfois moins à transmettre une information qu’à agir sur l’allocutaire, le locuteur cherchant moins alors à dire qu’à dicter sa façon de voir » (Parent et Ouellet, 1996, p. 288.), cependant c’est à la parole du missionnaire que l’on reconnait ce pouvoir exclusif à travers la mise en scène des propos de l’autre. Pourtant, nous pensons l’avoir démontré, les colonisateurs n’ont pas le monopole de la parole agissante et on aurait tort de dédaigner le potentiel perlocutoire, performatif, agentif ou rhétorique (choisissez votre allégeance théorique) de ces discours rapportés. Même déracinée, transplantée, émondée, il y a une prégnance et une vitalité de la parole autochtone qui lui permet de passer outre les tentatives de récupération, parce qu’elle procède de manifestations rituelles cohérentes, redondantes et hautement symboliques. Tout comme l’autorité du chef se médiatise à travers des objets emblématiques, tels les colliers, le calumet, la ceinture de coquillages, la réification de la parole ne saurait abolir tout à fait sa signification première. Au contraire, qu’on l’instrumentalise ou qu’on la stigmatise, sa réitération permet à la figure de l’Amérindien d’exister dans la conscience européenne, lui accordant un statut d’interlocuteur avec lequel il faudra apprendre à composer15. En relayant la parole autochtone, la correspondance de Marie de l’Incarnation se trouve à étendre considérablement, bien malgré elle sans doute, son pouvoir d’action et sa sphère d’influence.