Colloques en ligne

Aurélie Foglia

Le « silence austère » de la Nature : écopoétique de Vigny

Harsh silence of Nature: Vigny’s ecopoetics

1Toute philosophique et réflexive qu’elle soit, la poétique de Vigny résiste avec vigueur à la fermeture autotélique, au confinement dans la sphère des anges ou au système en vase clos. Elle garde, en maintenant le risque de l’incarnation, des yeux et des oreilles, qu’elle promène tristement sur une terre désormais sans magie. Aussi la voit-on se tenir attentive au monde comme il va et demeurer ouverte à lui, malgré les blessures et les alarmes qu’elle en reçoit. Le poète y dépeint à nouveaux frais cette terre dont la poésie ne pourrait se couper sans commettre une faute éthique. La terre et non le ciel, devenu invisible : il reste un « ciel noir », voué à la nuit de la croyance, dont l’espace infini s’est refermé. Et si ce Ciel reste muet, que répond la Nature ?

2Vigny pose à sa manière cette question cruciale, qui pourrait se formuler ainsi, en écho au titre de Jean-Claude Pinson : quel espace « habiter en poète1 » ? « Poser la question d’une « habitation poétique », aujourd’hui, précise le philosophe, c’est d’emblée se heurter à l’objection d’une pensée critique de la modernité qui demande avec inquiétude comment le monde désenchanté qui est le nôtre pourrait bien encore être habité poétiquement. » (Pinson, 1995, p. 65.) Il nous faut donc interroger les moments et les lieux où la poésie vignienne rencontre le réel, où elle le dit, ainsi que la façon dont elle le dit, de façon à jeter les fondements d’une écopoétique qui ne peut que dissoner dans le chœur des grandes incantations romantiques de son époque, en prenant acte d’une césure qui lui paraît irrémédiable.

3En effet, malgré son penchant marqué à l’abstraction, aux images mélancoliques et aux récits cosmogoniques, Vigny se veut résolument moderne : intempestif de son temps, il ne peut qu’enregistrer les tressaillements du monde dans une poétique de l’inquiétude qui n’a plus pour Dieu que le doute2. Car son écriture tourne et veut tourner autour de la condition humaine et du lieu qui lui est contemporain. Or ce monde autour, qui lui fait parvenir des signes de déclin voire de démence collective, c’est la terre traversée par un train emballé, c’est la pastorale impossible à l’ère industrielle ; c’est la Nature, avec majuscule, qui inverse les images immersives et les extases romantiques pour faire entendre, à contrechant, la colère, le rejet et l’étrangement. Quelle est donc, dans la poétique de Vigny, la nature de la Nature ? Cette expression, reprenant un titre d’Edgar Morin (1977), peut s’entendre au sens où le poète pose lui-même cette question à Éva dans « La Maison du Berger » : « Sais-tu bien ta nature ? » (v. 225, GF, p. 202.) Comment Vigny en renouvelle-t-il l’image abîmée, dans la décomposition du muthos bucolique ?

4Il se trouve que le discours sur la Nature (et de la Nature) selon Vigny est beaucoup plus ambivalent que celui de ses pairs romantiques : il n’entonne à son sujet ni hymne sacré ni couplet nostalgique. Son pessimisme n’est plus à prouver : amateur des scénarios du pire, il esquisse, dans son recueil testamentaire des Destinées, non seulement la trajectoire tragique de l’homme, mais aussi la course erratique de la terre. Il avait noté dès 1824, dans Le Journal d’un poète :

LE COMBAT INTELLECTUEL — Dieu a jeté — c’est ma croyance — la terre au milieu de l’air et de même l’homme au milieu de la destinée. (J, p. 880.)

5Son « credo négatif » (Dupuy, 1911, p. 339) de poète commence par poser ce parallèle entre le sort de la terre et celui de l’humanité.

6En récusant sèchement l’ancienne logique hymnique et la nouvelle fusion romantique avec la Nature qu’orchestre son temps, anti-antique et antimoderne sur ce plan, pour ne pas dire sacrilège face aux diverses manifestations de ce culte, Alfred de Vigny perturbe durablement les codes de l’écriture lyrique les plus répandus à son époque. Comme le note Sainte-Beuve, dans le portrait qu’il donne du poète en 1864, « il n’avait le plus souvent, en présence de l’univers et de la nature, que le regard silencieux de Lucrèce, avec l’agonie et le dédain de plus. » (Sainte-Beuve, 2013, p. 132.) Quelle est la portée de ce silence, et que signifie-t-il ? Parce qu’il répond au « silence austère » de la Nature, mais aussi à celui du loup et de Dieu même, on pourrait dire de Vigny qu’il invente le silence dans la poésie moderne, non pas en se taisant, ni en s’amputant vivant de la poésie à la manière d’un Rimbaud, mais en lui donnant son épaisseur assourdissante, tout à la fois esthétique, éthique et métaphysique, de révolte et de refus.

Contre la sanctification des végétaux

7« Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime » (Lamartine, [1820] 2006, p. 107), lance un vers du « Vallon ». Et ce vers vaut consolation : il dit que la nature personnifiée, féminisée, a le pouvoir d’accueillir et de détourner des douleurs ; qu’elle vaut réparation pour le cœur endeuillé, pour l’homme meurtri par les vices des grandes villes, toujours un peu orphelin d’un espace où renaître. Car elle seule ouvre un espace propice à être, plus authentiquement, plus totalement, dans une réconciliation du cœur, du corps et de l’esprit. En ce sens, elle dessine l’horizon d’une utopie : le premier romantisme français a ainsi distillé, dans le sillage de Rousseau, un « nouveau sentiment de la nature », pour reprendre un titre de Michel Collot (2022). Et ce vaste mouvement romantique, cette mouvance, comprenant mille nuances et résurgences, y procède en marge de l’opposition traditionnelle entre nature et culture : acculturant la nature, la tirant de sa sauvagerie initiale et l’artialisant (voir Roger, 1997) pour en faire un espace extérieur capable d’entrer en résonance avec la vie intérieure, de sorte que les deux dimensions se répondent.

8« Vigny n’est pourtant pas ce que furent naturellement, presque sans y songer, Chateaubriand, Byron et Lamartine, ce que voudra être, de parti pris, ce qu’a été, d’ailleurs, très puissamment Victor Hugo : un amoureux de la Nature », ne peut que constater Ernest Dupuy (1911, p. 316), avant de convoquer ses œuvres de jeunesse pour essayer de nuancer un peu cette posture. En effet, on ne peut pas dire que sur ce point, Alfred de Vigny rejoigne les romantiques, qui s’épanchent en son sein avec une belle unanimité. Dans ses Poèmes philosophiques (sachant que tout poème de Vigny peut être dit philosophique), il se fait fort de questionner cette appartenance de l’homme à la nature, et réciproquement. C’est pour remettre en cause de façon ouverte, polémique, la relation fusionnelle du sujet lyrique avec une nature maternelle, amante, anthropomorphe et divinement bienveillante. « Vous ne recevrez pas un cri d’amour de moi », avertit Vigny en s’adressant à la Nature, dans une confrontation qui tourne au duel ; « C’est là ce que me dit sa voix triste et superbe, / Et dans mon cœur alors je la hais » (« La Maison du Berger », v. 322 et 302-303, GF, p. 204). Pourquoi un tel rejet ? Pourquoi une telle condamnation du lien nourricier et lyrique qui unit encore, dans la même période, les poètes romantiques et la Nature ?

9Comme le souligne Michel Collot, « l’écologie contemporaine place souvent à l’origine de la crise environnementale le “grand partage” qui a été instauré par la raison moderne entre l’homme et la nature et qui lui a permis de la dominer et de l’exploiter à son seul profit » (Collot, 2022, p. 53). Dans le sillage de ce « dualisme hérité de Descartes », Vigny semble bien prendre acte de cette coupure, et la revendiquer. Sa pensée tend à séparer, sur le mode psychagogique du duel et de la lutte spirituelle. Il y a quelque chose d’une guerre relancée sans répit, comme l’écrit Albert Thibaudet, quand il décrit l’homme selon Vigny en « éternel combattant, repoussé par la Nature, en bataille éternelle avec toutes les forces parmi lesquelles la Destinée l’a jeté » (Thibaudet, 2018, p. 53).

10D’une part, selon ce schéma marqué de distance et de confrontation, le poète se pose face au monde plutôt que dans le monde, de sorte qu’un critique comme Thibaudet peut ouvrir l’essai qu’il lui consacre en soulignant cet antagonisme entre « vie intérieure » et « vie extérieure ». Il cite à l’appui une phrase de Stello, dans laquelle il veut lire le credo du poète : « Je crois au combat éternel de notre vie intérieure qui féconde et appelle contre la vie extérieure, qui tarit et repousse. » (Ibid., p. 21, et ŒC, t. II, p. 510.) D’autre part, Vigny construit une vision du monde tragique qui esseule l’homme et le renvoie à ses responsabilités morales et spirituelles. Il en fait le héros en sursis d’un monde hostile qui n’est pas fait pour lui, qui n’est pas à sa mesure, qui ne se plie pas à ses désirs, qui ne peut le consoler ni d’être né ni d’être voué à la mort. On trouve dans Le Journal d’un poète, au cours de l’année 1835, cette note :

J’aime l’humanité. J’ai pitié d’elle. La nature est pour moi une décoration dont la durée est insolente, et sur laquelle est jetée cette passagère et sublime marionnette appelée l’homme. 
L’Angleterre a cela de bon qu’on y sent partout la main de l’homme.
Tant mieux. Partout ailleurs, la nature stupide nous insulte assez. (J, p. 1028.)

11Les imprécations de Vigny, en particulier dans « La Maison du Berger », contre l’ère industrielle et son vertige technologique qui fait de l’homme un apprenti sorcier, ses vitupérations de « prophète du passé » contre le progrès n’ont pas pour conséquence, pourtant attendue, l’hyper-valorisation d’une Nature qui serait érigée par la poésie en ultime valeur refuge, paradis anachronique et vrai lieu post-divin, ravagé par une humanité aveugle et criminelle. Tout au contraire, Vigny ne cesse de décrier la nature au profit d’une humanité qui concentre tout son amour et toute sa « pitié ». Même s’il n’hésite pas à décrire l’homme en « passagère et sublime marionnette », aussi éphémère que livrée au hasard, ce dernier reste à ses yeux, dans le droit fil du cartésianisme, maître et possesseur légitime d’une nature qu’il juge « stupide ».

12Ainsi, cette mainmise du prédateur humain sur la Nature ne fait pas d’elle pour autant sa victime pathétique. Le poète considère au contraire qu’elle est faite pour être exploitée, sur le modèle économique anglais. On croirait entendre sous sa plume ce qu’écrira Baudelaire à Desnoyers, à la fin de l’année 1853, pour proclamer la supériorité radicale de l’homme sur la nature :

[…] vous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux, et que mon âme est rebelle à cette singulière Religion nouvelle, qui aura toujours, ce me semble, pour tout être spirituel, je ne sais quoi de shocking. Je ne croirai jamais que l’âme des Dieux habite dans les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m’en soucierais médiocrement, et considérerais la mienne comme d’un bien plus haut prix que celle des légumes sanctifiés. J’ai même toujours pensé qu’il y avait dans la Nature, florissante et rajeunie, quelque chose d’impudent et d’affligeant3. (Baudelaire, 1973, p. 248.)

13Pour Baudelaire comme pour Vigny avant lui la hiérarchie est claire : la valeur d’une « âme » humaine est incommensurablement plus élevée que « celle des légumes sanctifiés ». On entend bien sûr dans cette expression toute la charge ironique contre « cette singulière Religion nouvelle » dont les Romantiques ont investi en masse le temple de la Nature. C’est pourquoi Vigny non plus n’exprime aucune compassion à l’égard de cette dernière, la maintenant dans la matérialité et le pragmatisme les plus terre à terre, ne voyant dans son « temple » qu’une « décoration » superflue qui doit être reléguée en toile de fond. Contre les enthousiasmes volontiers animistes de ses congénères romantiques, qui cherchent à décrypter les oracles émis par les éléments, Vigny reste prudent : la Nature ne lui dit rien, à lui.

14De plus, la longévité de la Nature « insulte » la durée éphémère de l’homme : Baudelaire lui trouve la même « impudence » qui le révulse. « Vivez, froide Nature, et revivez sans cesse », l’apostrophe Vigny dans « La Maison du Berger », en prenant résolument le parti de l’homme : « J’aime la majesté des souffrances humaines ; / Vous ne recevrez pas un cri d’amour de moi » (v. 316 et 321-322, GF, p. 204). Parce qu’elle tire de sa nature cyclique une capacité de renaissance qui la rend toujours « florissante et rajeunie », la Nature déjoue la temporalité linéaire de la vie humaine et ne fait pas de sentiment. Le non-humain, aux yeux de Vigny, n’est pas sauvage, mais inhumain, c’est-à-dire privé d’empathie, glacé, hostile. Au résultat, sur la scène terrestre, c’est la « comédie humaine4 » seule qui intéresse et retient Vigny : voilà de quoi rectifier quelque peu sa caricature la plus courante, en misanthrope amer et sourd claquemuré dans sa tour d’ivoire. Les catastrophes qui menacent la Nature ne pèsent rien, par rapport à l’héroïsme tragique d’être humain, et elle n’est pas le sujet, au regard du grand drame d’exister et de mourir qui se rejoue sans arrêt dans le plus profond silence.

Méditation sur l’oikos

15Dans « La Maison du Berger », le poète oppose non pas seulement deux temps, mais surtout deux tempos : celui, trépidant, infernal, du chemin de fer qui ne fait plus voir « dans toute la nature, / Qu’un brouillard étouffant que traverse un éclair » (v. 111-112, GF, p. 199), transformant les perceptions jusqu’à empêcher la formation d’un paysage, cette Nature précipitée par la vitesse cessant d’être respirable et regardable ; et celui, ancestral, contemplatif, des « voyages lents », qui restaient autrefois ouverts au « sauvage lieu » (ibid., v. 115 et 119). Au fil de cette méditation amère, Vigny invite à réfléchir sur la notion d’oikos, la maison, l’habitat en grec ancien, à travers l’utopie pastorale de la cabane. Comme l’écrit Michel Collot, « le motif de la cabane, aujourd’hui récurrent dans la littérature d’inspiration écologiste, exprime la nostalgie d’une façon d’habiter proche de la nature, dont nous ont éloigné le mode et le cadre de vie imposés par la civilisation urbaine. Cette dénaturation s’accompagne d’une déterritorialisation » (Collot, 2022, p. 82).

16Cependant, au contraire de l’ancrage dans le local, que semble impliquer la cabane, celle que décrit Vigny est « roulante » (« Elle va doucement avec ses quatre roues » ; v. 50, GF, p. 197) : elle est donc affectée d’une forme de nomadisme, emportée dans un mouvement au moins potentiel qui la détache par définition d’un lieu pour un autre : « Nous suivrons du hasard la course vagabonde » (ibid., v. 61). Une telle particularité technique fait de cette étrange cabane une sorte de roulotte : un moyen de transport précaire et sans attaches qui permet de parcourir les « grands pays muets » (v. 329, GF, p. 204), en provoquant leur défilement comme dans un diorama. Elle contient l’essentiel pour les amants : « l’alcôve », le « lit silencieux » (v. 54 et 56, GF, p. 197) qui autorisent le repli sur l’intimité des corps. Or que vaut un refuge s’il est ambulant, précipité toujours vers un « là-bas » qui va contre toutes les rêveries de l’ancrage et de l’enracinement, d’un lien avec un lieu qui soit l’ici ?

17Évoquer la Nature, pour Vigny, et l’être-dans-la-Nature, ce n’est donc pas vanter l’implantation dans une terre. Même la maison bouge : elle est itinérante. Le nomadisme remplace l’assignation à un sol, et devient métaphorique de la fuite du temps, de la vie et de tout. Cette vision de la roue est partout : elle intervient même dans la représentation géométrique de Paris5, « axe du monde » (« Paris », v. 51, GF, p. 181), associé à la roue de la fortune, qui renvoie également au titre des Destinées. Et c’est aussi le cycle des saisons qui s’enchaînent, c’est aussi la terre qui tourne, qui roule dans le vide du cosmos sans jamais y rencontrer Dieu.

18Cette terre moderne n’est pas plate, mais elle tourne court : « Le Monde est rétréci par notre expérience » (« La Maison du Berger », v. 122, GF, p. 199), la diérèse se chargeant d’insister sur le mot « ex-pé-ri-ence » à la fin de cet alexandrin formulaire. Les conditions même de l’expérience sensible s’en trouvent radicalement modifiées, et cela sans retour : « La distance et le temps sont vaincus » (ibid., v. 120). Ce nouveau Monde n’est donc plus la Nature, mais une sorte d’antinature amputée de ses coordonnées sensibles, qui déjoue l’expérience spatiotemporelle que chacun pouvait en avoir, avant, et met à mal les liens tacites qu’entretenait l’homme avec elle. Ainsi, cette Nature n’a plus lieu, contrairement à l’affirmation célèbre de Mallarmé à la fin du siècle6 : elle n’a plus de lieu stable où se déployer, où offrir un milieu vivable pour l’être humain, un oikos. Ce n’est pas qu’on n’y ajoutera pas : c’est qu’en y ajoutant « tout le matériel » des villes énormes et des voies ferrées, on n’a fait que la soustraire à elle-même au point de la dénaturer. On mesure mieux l’inquiétude portée par l’écopoétique vignienne, quand elle dresse le constat que dans ce nouveau monde révolutionné par l’industrie, la Nature n’est plus là : qu’elle ne t’invite pas, qu’elle ne t’aime pas.

19La coupure anthropologique dont Vigny prend acte se situe sans aucun doute à cet endroit, à ce moment précis : dans ce bond industriel et technologique qui soudain change tout de l’appréhension traditionnelle de l’étendue et de la durée, étouffe le chant du monde et tue sa magie ancestrale. Par conséquent, ce qu’il déplore c’est bien la fin de la nature, d’une certaine nature devenue méconnaissable. Lamartine adoptait déjà on ne peut plus clairement ce parti antiscientifique, quand il dénonçait le « lourd compas d’Euclide » et ses conséquences :

Eh quoi ! le lourd compas d’Euclide
Étouffe nos arts enchanteurs !
Élans de l’âme et du génie !
Des calculs la froide manie
Chez nos pères vous remplaça.
Ils posèrent sur la nature
Le doigt glacé qui la mesure,
Et la nature se glaça !
(« Ode », Lamartine, 2006, p. 129.)

20Vigny ne peut que déplorer à son tour le désenchantement7 de la terre, dans une stigmatisation de « la science » mise en valeur par le contre-rejet : « La science / Trace autour de la terre un chemin triste et droit. » (« La Maison du Berger », v. 120-121, GF, p. 199.) Contre tous les mythes de l’animation, la main toute-puissante de l’homme n’a qu’un pouvoir de mort : dans la logique d’une véritable malédiction mathématique, et à rebours de ce que peut la poésie, au lieu de donner vie, le savant ne fait que figer et refroidir la « nature ».

21Cependant, un idéal écopoétique s’esquisse en contrepoint, sous ce thème funèbre, porté par le rythme ralenti de la maison roulante : c’est celui d’un séjour itinérant qui permettrait le redéploiement euphorique, ou tout au moins apaisé, des « grands pays muets » redevenus paysages8, perçus par tous les sens et à travers le prisme requalifiant de l’autre (suivant les qualités de re-création du monde qu’a le regard amoureux9). L’ouverture persistante à la Nature se joue alors sur ce « seuil » (« La Maison du Berger », v. 325, GF, p. 204) qui délimite un dedans et un dehors, non pas cette fois sur le mode d’un dualisme exclusif, mais dans un échange fluide entre les espaces, esquissant une perspective et la ligne d’un horizon :

Tous les tableaux humains qu’un Esprit pur m’apporte
S’animeront pour toi, quand, devant notre porte,
Les grands pays muets longuement s’étendront.
(Ibid., v. 327-329.)

22Ces pays pré-visibles sont donc à nouveau autant de paysages qui font « tableaux », en écho à ces petits tableaux empruntés au genre grec de l’idylle (voir « La Dryade », GF, p. 113). Mais cette Nature ne vaut que parce qu’elle se déploie en « tableaux humains », comme le souligne l’épithète : ces perspectives pittoresques se trouvent aussitôt artialisées à la fois par la présence « humaine », le regard contemplatif du couple et l’action « poïétique » de « l’Esprit pur » (titre du dernier poème, testamentaire, des Destinées). Le mythe de l’animation se réactive aussitôt sous le regard de l’artiste, qui reste largement en dehors du tableau : son lyrisme se caractérise également par la disparition d’une parole égocentrée. Par « l’élargissement du poème » (voir Bailly, 2015), il donne lieu au redéploiement panoramique du monde et de ces horizons. Ainsi, désireux de renouveler des images d’une Nature qu’il juge caduques, Vigny pose les jalons discrets d’une « écologie du sensible » (Collot, 2022, p. 94), au sens où le dehors devient l’espace subjectivé d’une rencontre et d’une circulation redémarrée des spectacles et des affects.

Écrire contre des images10

23Dans « La Maison du Berger », la Nature est active et cruelle en ce qu’elle distingue un « avant » et un « après » les hommes. Elle les met entre parenthèses, coupant court à leur illusion d’immortalité sur terre. « Avant vous, j’étais belle et toujours parfumée » ; « Après vous, traversant l’espace où tout s’élance, / J’irai seule et sereine, en un chaste silence » (v. 295, 299-300, GF, p. 203-204). Si elle se laisse transformer, enlaidir, anéantir, elle est aussi cette victime supérieure qui sait renaître de ses cendres et survivre aux hommes, c’est-à-dire à l’ère détraquée de l’anthropocène. Au bilan, ils n’auront détruit d’elle que l’écosphère, soit l’habitable et le vivable de la terre, c’est-à-dire eux-mêmes.

24Considérant lucidement ce que nous appelons aujourd’hui l’anthropocène, c’est-à-dire la terre entre les mains des humains, Vigny cherche à faire ce que la littérature seule peut profondément faire, changer les représentations, ou tout du moins les altérer, les inquiéter. Parmi les mages romantiques, qui affichent si volontiers leur vocation visionnaire et messianique, il a tout du prophète de malheur : ce berger éclairant, nouveau Christ qui guide la foule-troupeau à la seule lumière de la raison, ne cesse de désigner les gouffres. C’est pourquoi il s’attaque à des images, il n’hésite pas. Il le fait avec tout l’attirail de la rhétorique, en particulier dans ce long poème-discours qu’est « La Maison du Berger », qui ne cache pas sa vocation didactique. En l’occurrence, à des images idéalisées, qui depuis le récit biblique de la Genèse ont répandu le mythe d’une vie naturelle paradisiaque, transparente, ignorante et oisive, il oppose des espaces dévorés par les nouvelles technologies de l’ère industrielle, en particulier le chemin de fer, symptôme saillant d’un nouvel âge de fer. Jean-Pierre Picot souligne la « prise de conscience antinaturaliste » que représente « La Maison du Berger », dans ce geste du poème qui « balaie poncifs et traditions » :

La nature y est désormais un signifiant vide de signifiés, empli uniquement par l’investissement affectif des humains ; le concept même de nature n’est peut-être qu’une illusion, un fait culturel édifié par une pensée humaine qui n’a cessé de projeter un contenu fictif en un assemblage aveugle de matière où tourne le cycle absurde de la vie et de la mort. (Picot, 1981, p. 30-31.)

25De façon significative, dans « La Maison du Berger », cette parole poétique de déploration, qui est aussi une parole pédagogique de leçon, s’adresse à une femme, Éva, c’est-à-dire, au-delà de l’anecdote sentimentale et du senhal11, à la première d’entre toutes les femmes : sorte d’esprit vierge, d’avant même le péché originel, d’avant même Marie la mère du Christ. On pourrait d’ailleurs entendre dans ce prénom un prétérit d’Ève, celle qui a été Ève, Éva. Cette femme s’évade-t-elle de son prénom, et de toutes ses connotations ? Comment laver Éva de la faute qu’elle va commettre, qu’elle ne peut pas ne pas commettre ? Ce péché originel de connaissance, c’est comme si le poète l’incitait à le commettre avec lui, par sa faute en quelque sorte : lui faisant goûter trop tard ce fruit amer de l’arbre du savoir, dans un jardin désormais ravagé par le progrès technique. Par conséquent, le paradis n’y est plus qu’un mythe dangereux et inopérant, un conte pour trop vieux enfants dont on refermerait le livre.

26Vigny travaille, par son œuvre de poète, à effacer les images édéniques, à les décoller de la rétine et de l’inconscient du lecteur, pour y substituer des visions passagères et mélancoliques. Il dépeint à leur place une réalité âpre et hostile. On peut ainsi détecter une guerre larvée à l’intérieur même du romantisme : Vigny désavoue la posture du poète lyrique en phase avec la nature, récuse le lamartinisme et refuse une certaine parole sur le monde, autrement dit encore une certaine manière d’habiter le monde en poète. C’est peu dire que ce monde qu’il décrit est désenchanté : « La Maison du Berger » ne se réclame du modèle de la pastorale que pour mieux montrer comment la modernité en a sapé jusqu’à la possibilité, de sorte que ce poème pourrait passer pour un manifeste du désenchantement. La poétique romantique en est altérée sans retour : tout en se réclamant toujours d’un « enthousiasme », Vigny place métaphoriquement son écriture sous le signe du cristal et du diamant, c’est-à-dire de la lucidité.

27Dans les Méditations lamartiniennes, l’amante est morte, mais par une sorte de transfert de féminité, de désir aussi, le sujet lyrique en deuil peut apostropher la nature et se fondre en son sein. Vigny, lui, prend soin d’opérer un dédoublement : l’adresse à la femme humaine, Éva, empêche la personnification érotisée de la Nature ; la confusion n’est plus possible12. C’est à une vivante, à une semblable qu’il s’adresse, Éva, et non pas à une pseudo-déesse surgie du paysage, dont la survie même reste sujette à caution. L’hypothèse qui suit ne fait que mettre en doute cette thèse de la déification, dans un défi violent : « Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse, / […]. » (« La Maison du Berger », v. 318, GF, p. 204.) Il y a bel et bien une prise à parti, mais elle semble couper court à toute une tradition hymnique et en déplacer les enjeux. L’adversatif qui suit (« Mais toi ») et l’apostrophe cette fois tournée vers Éva prouve bien le refus vignien de céder au culte d’une Nature mère-amante, perçue comme un substitut idéal qui serait supérieur à la femme réelle.

Mais Toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule, en y posant ton front ?
(Ibid., v. 323-324.)

28Éva est l’« indolente », celle qui ne souffre pas, mais aussi la « rêveuse » qui ne dit rien. Elle aussi, dans ce monde frappé de mutisme, où même un loup traqué s’empêche de hurler, est une voix qu’on n’entend pas, qui ne répond pas. Dans cette relation, le déplacement s’opère, symptomatiquement, dans le corps des amants : il est question du « front » plutôt que du « cœur » romantique, de sorte que cet amour « taciturne » est placé sous le signe de « l’esprit pur » qui cristallise en poèmes.

29Dans une logique de renversement, les attributs naturels topiques de la poésie lyrique se trouvent requalifiés à travers le prisme de la femme :

La montagne est ton temple et le bois sa coupole ;
L’oiseau n’est sur la fleur balancé par le vent,
Et la fleur ne parfume et l’oiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter l’air que ton sein respire ;
La terre est le tapis de tes beaux pieds d’enfant.
(v. 269-273, GF, p. 203.)

30La lyrique amoureuse prend le relais d’une magie naturelle à bout de souffle, et la remotive. Mais c’est la femme, uniquement la femme qui permet cette célébration inattendue de la Nature, en ce qu’elle seule lui donne sens et qu’elle en est la recréatrice. Cette nouvelle genèse amorce l’antithèse où la nature est ensuite décrite, rendue à elle-même, comme un espace piégé.

31Certes, dans « La Maison du Berger », la prosopopée de la Nature fait résonner sa voix, au style direct, à rebours des silences écrasants qui précédaient. Mais ce n’est pas une voix de séduction ni de réconciliation. C’est une déclaration de guerre, ou tout au moins d’indifférence. La Nature est chargée d’y révéler sa véritable nature. Tout se passe comme si elle secouait d’elle toutes les images lyriques dont elle a été affublée par le passé, tous les oripeaux et toutes les croyances. Elle procède alors à un correctif essentiel, qui touche à sa définition, et inverse en promesse de mort la grande métaphore matricielle : « On me dit une mère et je suis une tombe » (v. 292, GF, p. 203). Ce démenti cuisant vise à inverser les images : la personnification si valorisante qui la dépeignait en mère selon le topos lyrique ne tient pas, devant sa réalité tuante. Loin d’être le ventre qui donne vie, elle est une « tombe », immense cimetière à ciel ouvert qui mange ses enfants13. Vigny insiste sur cet aspect mortifère de la nature, dans une lettre du 27 octobre 1839 adressée à Mme de la Grange :

Le silence des champs ne vous fait-il donc jamais mal ? Les arbres noirs me semblent des cyprès plantés sur des tombes. Mon imagination va sur le champ au bout de tout, au néant de chaque chose de la vie, et je ne peux plus m’occuper des bagatelles de ce monde ; le dégoût de tout travail me saisit, je dédaigne d’écrire, et je jette toutes mes idées dans la fosse commune. (Vigny, 1997, p. 94.)

32Le silence est partout. Il empêche l’écriture, loin de délimiter un espace de « travail » propice. Car les « arbres noirs » ne sont que les indices d’un cimetière partout latent, qui s’étend des choses de ce monde concret à la « fosse commune » des idées. Paradoxalement, la vue du paysage, au lieu de raviver la « vie » même ou de servir de tremplin à la pensée, mène « sur le champ » au « bout de tout », au « néant ».

33Au regard du monde clos des anciens, la modernité des poèmes des Destinées représente une forme de damnation : une résignation à la lucidité qui prive l’esprit de ses appuis traditionnels et de ses images culturelles les mieux ancrées. C’est pourquoi Vigny écrit aussi à rebours de la littérature : à contre-Bible, à contre-Méditations poétiques, etc. Sa poésie antique et moderne se place avec force et effroi dans ce battement boiteux du contretemps. Où les premiers romantiques voient la possibilité d’un retour régressif au sein de la nature, fêté sur le mode de la fusion, où ils incitent à déchiffrer dans le paysage l’idiome divin, Vigny affirme tout au contraire qu’il ne connaît pas cette langue, et que l’homme est orphelin. C’est pourquoi la Nature, hypostasiée par la majuscule, renvoyée à son statut abstrait d’allégorie, se trouve flanquée d’adjectifs durs, dépréciatifs : « froide », « ingrate ». Elle dessine un espace inhospitalier dont il faut se défier. Le temps des communions est terminé14. Elle est littéralement inculte : d’une part, elle se soustrait à tout culte, d’autre part, il devient impossible d’y cultiver les traditionnelles images lyriques. D’où cette étrange prière adressée à la femme :

Ne me laisse jamais seul avec la Nature ;
Car je la connais trop pour n’en pas avoir peur.
(« La Maison du Berger », v. 279-280, GF, p. 203.)

34Les critiques15 ont pu relever des raisons biographiques à cette terreur intime, en allant chercher dans les « géorgiques perpétuelles » que vit à contrecœur Vigny vigneron au Maine-Giraud des motifs de répulsion, d’angoisse et d’accablement : Lydia l’épouse anglaise toujours malade, la mère souffrante puis agonisante, l’humidité, le froid… La tournure du vers est surprenante, quand on attendrait plutôt « Ne me laisse jamais seul dans la nature ». La supplication presque enfantine adressée à l’aimée vise à empêcher le huis clos avec une Nature mortifère, dangereuse, personnifiée en force nocive, à rebours des hymnes romantiques. Ce n’est même pas qu’elle soit hantée de magies néfastes : elle n’est plus qu’espace nu, déserté des voix anciennes, sur lequel il ne sert désormais plus à rien de promener le « diamant pur » de la poésie, « ce fin miroir solide, étincelant et dur » (« La Maison du Berger », v. 198 et 200, GF, p. 201). L’homme est une espèce menacée par la Nature. Tel est, aux yeux de Vigny, le mauvais lieu : celui où il ne fait pas bon être seul. C’est pourquoi il réclame en suppliant la présence constante de la femme à ses côtés, ce dernier filtre qui permette d’inverser à nouveau les images et de renouer, grâce à ce climat amoureux, avec le locus amoenus, de féminiser la Nature à travers ce double bienveillant et d’en désactiver l’hostilité radicale pour la rendre vivable.

35Vigny se situe dans le même temps aux antipodes de Lamartine, qui enregistre et ausculte quant à lui, aussi bien dans ses Méditations (1820) que dans ses Harmonies poétiques et religieuses (1830) une nature tout imprégnée de Dieu, s’exprimant dans sa langue divine, engageant à des déchiffrements qui délivreraient le sens de la création :

Dieu, pour le concevoir, a fait l’intelligence :
Sous la nature enfin découvre son auteur !
Une voix à l’esprit parle dans son silence :
Qui n’a pas entendu cette voix dans son cœur ?
(« Le Vallon », Lamartine, 2006, p. 107.)

36Implicitement, Vigny répond : moi. Il n’a rien entendu, et il se sent le besoin de divulguer cette triste nouvelle. Ça ne parle pas. Ça ne dit rien. Aucune voix ne trahit un quelconque auteur. « Mais quoi ! Il est de ceux pour qui “les jardins parlent peu” », constate Ernest Dupuy, « comme avait dit un jour, sans le penser, son cher La Fontaine : “Mes arbres, — écrit-il à sa cousine, la vicomtesse du Plessis, — ne me disent rien et sont bêtes comme les vôtres.” » (Dupuy, 1911, p. 336-337.)

37Vigny récuse net cet étrange mélange d’immanence et de transcendance dans lequel s’emmêle délicieusement le premier romantisme, reprenant l’héritage des mille voix païennes pour les traduire en cantique émanant de la nature. Car dans cet esprit syncrétique, l’hymne de la terre traduit la puissance créatrice du Verbe, comme si Dieu, pour qui saurait lire et entendre, parlait directement en arbres, en feuilles et en ruisseaux. Dans cet esprit toujours, l’hymne lyrique n’est pas séparé de ce chant, puisqu’il mêle sa voix élémentaire, innée, irrépressible, à ce bruissement. C’est pourquoi les poètes lyriques peuvent se dire essentiellement de même nature que la nature, et y élire leur lieu.

38Ce monde qui semble encore à ses contemporains tout balbutiant de sacré, Vigny n’a de cesse de l’extraire de ses mythologies. À ses yeux, le grand Pan est mort. La dernière strophe de « La Maison du Berger » rappelle l’univers de la bucolique comme une ultime résurgence antique, dans une forme de nostalgie qui reconstitue in extremis un monde encore habité par les dieux. Mais il est à présent réduit à un code poétique et affiché comme tel par la comparaison, « comme Diane au bord de ses fontaines ». Le couple redescend au « vallon »,

Où tu te plais à suivre un chemin effacé,
À rêver, appuyée aux branches incertaines,
Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,
Ton amour taciturne et toujours menacé.
(v. 333-336, GF, p. 204.)

39La Nature, évoquée seulement à travers l’effacement et l’incertitude par les deux adjectifs à la rime et leur léger sifflement (« chemin effacé », « branches incertaines »), n’est plus que le fantôme d’elle-même. Tel est le terrain instable du doute, voué au tremblement du réel et à l’inquiétude toujours recommencée. Si ce retour immersif dans la Nature clôt le poème, c’est seulement sur le mode nostalgique d’une pastorale aussi « menacée » que l’amour. Cette vignette mythologique apparaît déprise de toute croyance autre qu’esthétique : ce faisant, elle résumerait le geste de la poésie même, se substituant au monde qui n’est plus, dans le maintien de son illusion fragile, tout en l’exhibant comme figure.

Le parti pris de la taciturnité

40On se souvient que Silent spring, le texte fondateur de la biologiste Rachel Carson paru dans les années soixante, part du constat terrifiant que les pesticides ont fait régner sur les champs américains un silence de mort. On n’entend plus rien : le vieux chœur tout bruissant d’insectes et d’oiseaux s’est tu. Bien avant cette alerte et son rôle dans le mouvement de protestation écologique, Vigny sonde à sa manière le silence inquiétant de la Nature : « La Nature t’attend dans un silence austère » (« La Maison du Berger », v. 29, GF, p. 197). Or ce silence entre en résonance avec d’autres silences éloquents qui ponctuent l’œuvre de Vigny. Dans l’article des Nouveaux lundis qu’il lui consacre, Sainte-Beuve les relève, insiste sur leur fonction et en déploie la portée métaphysique.

Jésus, à toutes les questions qu’il adresse au Père dans son angoisse, ne reçoit aucune réponse ; et pour trancher l’agonie, au milieu de cette nature muette, c’est Judas seul qu’on entend rôdant déjà avec sa torche : d’où le poète conclut que, puisque le Ciel a laissé sans réponse le Fils de l’homme, dorénavant

« Le juste opposera le dédain à l’absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité. »

M. de Vigny, dans cette pièce écrite en 1862, dix-huit mois environ avant sa mort, gravait en quelque sorte son testament philosophique, et lui-même il a pratiqué ce silence austère dans son année finale de souffrance et d’agonie. Il a dit quelque part encore ailleurs, dans ce volume :

« Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse ! »

(Sainte-Beuve, 2013, p. 141-142.)

41Sainte-Beuve reprend à « La Maison du Berger » le « silence austère » de la Nature, mais pour l’appliquer au poète en personne. Par là même, on pourrait dire qu’il le naturalise à son tour, comme si le silence avait gagné, de l’un à l’autre, dans une sorte d’aphasie finale, qui fut aussi celle d’un Lamartine.

42Le critique recense à l’appui les silences les plus parlants de la littérature. Il les énumère dans une courte liste qu’il produit dans son article des Nouveaux lundis :

Il y a trois beaux silences chez les grands auteurs de l’antiquité : celui d’Ajax aux Enfers dans l’Odyssée, lorsqu’à jamais furieux et dans sa rancune jalouse pour l’héritage perdu des armes d’Achille, il dédaigne de répondre aux avances d’Ulysse ; celui d’Eurydice dans l’Antigone de Sophocle, lorsque, apprenant la mort de son fils, elle sort sans dire un seul mot pour se tuer ; celui enfin de Didon aux Champs-Élysées de Virgile, lorsqu’elle ne répond aux tendresses tardives d’Énée que par un muet regard de mépris. Dans les trois cas sublimes, un même effet est produit par la haine orgueilleuse d’un héros, par la douleur délirante d’une mère, par le ressentiment implacable d’une amante. M. de Vigny a trouvé un quatrième et non moins superbe silence : celui du poète. (Sainte-Beuve, 2013, p. 142.)

43Par rapport à ces trois silences antiques, qui trouvent leur source « sublime » soit dans la « haine orgueilleuse », soit dans la « douleur délirante », soit dans le « ressentiment implacable », le quatrième silence « trouvé » par Vigny prend sa valeur moderne et y concentre son « credo négatif ». Il fait résonner, à entendre Sainte-Beuve, le silence de la poésie même, de sa sortie : une mort à la poésie d’avant la mort physique. Mais il n’est pas seulement un aboutissement, ni un renoncement, ni un échec, ni le fait de l’agonie et de l’amertume à la fin : par anticipation, il se met à accompagner de sa musique muette l’ensemble de l’œuvre, l’enveloppe et la fait sonner très différemment des mélodies romantiques qui lui sont contemporaines. Ce poète parle en se taisant, en restaurant tacitement le silence autour de sa parole, si abîmé par les bavards et autres « improvisateurs » politiques. C’est ce que pointe un Albert Thibaudet quand il note : « Après Chatterton, en 1836, est terminée la vie littéraire de Vigny, et commence sa vie poétique silencieuse » (Thibaudet, 2018, p. 39) ; de même, il appelle Les Destinées « ces onze filles du Silence », dans « cette œuvre courte et pure » (ibid., p. 47 et 60).

44Dans le « Mystère » intitulé « Le Déluge », daté de 1823, Vigny commence par évoquer la pureté originelle de la terre, « Quand Dieu la fit tomber de ses doigts créateurs » : « Rien n’avait dans sa forme altéré la nature » (v. 4-5, GF, p. 88). Tout n’est encore qu’ordre et beauté, quand l’homme, par nature marqué par le mal, fait irruption pour détruire cette harmonie : « Mais l’homme était méchant » (ibid., v. 20). Fidèlement à la Genèse, le poète désigne l’homme comme « une erreur de la nature », pour reprendre un titre de Christian Prigent (1996). Non seulement parce qu’il corrompt de ses penchants vicieux « l’ordre parfait » de la création, mais aussi parce qu’il est un « séparé par les mots », comme le souligne Prigent : parce qu’il a basculé dans le langage, qui le coupe à jamais des grands rythmes tacites de la terre. Cependant, il reste le seul héritier du « Verbe », embrassé dans les bras du Seigneur alors même qu’il est rejeté :

Le Seigneur contient tout dans ses deux bras immenses,
Son Verbe est le séjour de nos intelligences,
Comme ici-bas l’espace est celui de nos corps.
(« La Maison du Berger », v. 222-224, GF, p. 202.)

45Car l’homme est par excellence la créature loquace : doué de parole, il anime la création en reflétant sa beauté et sa raison, et il en a seul le pouvoir. Après le déluge, prévoit la voix,

Toujours succédera, dans l’Univers sans bruits,
Au silence des jours le silence des nuits.
L’inutile Soleil, si le matin l’amène,
N’entendra plus la voix et la parole humaine ;
[…]. (« Le Déluge », v. 119-122, GF, p. 91.)

46Aussi la mort du monde se résume-t-elle à l’étouffement de toute voix (dans les « villes étouffées » — v. 174, GF, p. 93 — lors du raz-de-marée qui suit). Plus rien n’est capable de s’énoncer. Tel est l’enjeu : Si Dieu est Verbe et que l’homme est doué de langage, que signifient dans l’œuvre de Vigny ces silences criants ?

47De même que Dieu « Muet, aveugle et sourd au cri des créatures » (« Le Mont des Oliviers », v. 145, GF, p. 233), ne répond pas16, la Nature se tait : même silence, même froideur des espaces finis et infinis. La Nature est un loup pour l’homme. Non pas qu’elle l’attaque ni le dévore, tout au contraire : traquée, massacrée, éradiquée dans sa sauvagerie, elle observe comme les « loups voyageurs » (« La Mort du loup », v. 8, GF, p. 222) un silence stoïque17, alors que l’homme a rompu le contrat naturel qui les faisait cohabiter en bonne intelligence et en toute harmonie. L’infra-langage sublime qui hurle encore dans le silence du loup renvoie à ce silence éloquent de la Nature, qui « souffre et meur[t] sans parler » (« La Mort du loup », v. 88, GF, p. 224).

48Dans six vers composés au Maine-Giraud en 1838, Vigny décline dans des alexandrins faits de phrases nominales ces caractéristiques taciturnes du paysage :

Silence des rochers, des vieux bois et des plaines,
Calme majestueux des murs noirs et des tours,
Vaste immobilité des ormes et des chênes,
Lente uniformité de la nuit et des jours !
[…] (« Le Maine-Giraud, Invocation », GF, p. 373.)

49La contemplation des « grands pays muets », calmes, immobiles et uniformes, n’entraîne pas pour autant un parti pris des lieux (voir Collot, 2018) dont le poète se ferait le porte-parole ou deviendrait le traducteur précis et enthousiaste. Ce n’est pas la brève prosopopée de Nature, dans « La Maison du Berger », qui contredira une telle intensité continue de silence18 ; qui plus est, il s’agit d’une parole fictive, de sorte que Vigny n’est pas dupe de ses tropes ni des sons qu’il projette avec sa propre voix. Il faut en effet souligner ici un paradoxe porté à son comble : cette Nature si silencieuse prend la parole. Le poète la lui donne, sous la forme rhétorique de la prosopopée. Elle se met à parler, à fulminer du fond de son silence même ; elle vocalise son silence furieux sans le rompre, le poète se faisant fort de traduire cette expressivité non humaine et violente de la Nature. Cette contradiction apparaît d’autant plus cruciale qu’elle est portée par la poésie, affirmant par là même, de façon performative, que c’est bien cela que peut à présent, peut-être seule, la poésie : quand tout semble perdu, essayer de rendre une dernière fois un lieu et une voix à une Nature dénaturée, en train de se murer dans un silence de mort.