Colloques en ligne

Anne Marie Jaton

Un culte secret et dispersé : Nicolas Bouvier en Italie

A secret and dispersed cult: Nicolas Bouvier in Italy

« Les traducteurs sont les frères sédentaires
et minutieux des écrivains voyageurs1. »

1En ouverture d’un ouvrage intitulé L’Écrivain et son traducteur en Suisse et en Europe, se trouve un très court texte de Nicolas Bouvier, dont le titre est Traduire ! ; il y raconte que, tout petit, il identifiait les frontières des différents pays à travers leur changement de couleurs : la Suisse était jaune, « avec des plis jaunes qui sont les Alpes2 », l’Autriche était rose, et lorsqu’on l’y emmena, à cinq ans, il s’attendait à trouver cette teinte partout, sur les cars postaux, les vaches, les rubans, les routes asphaltées, les chignons, les crépis : tout, pour l’enfant, tôt amoureux des cartes géographiques, devait être enluminé de rose pour refléter la spécificité de cet ailleurs. L’écrivain file la métaphore pour définir l’acte de traduire : « On change de couleur lorsqu’on change de culture. Le traducteur idéal devrait, si peu que ce soit, tenir compte de ce coloriage transitoire et ambigu3. »

2La Suisse romande et l’Italie offrent des couleurs proches, un jaune clair et un jaune ocre, par exemple ; les changements de langue et de culture sont plus minces qu’entre teintes fortement opposées, et la traduction plus facile par rapport à des langues très éloignées, où les connotations différentes prolifèrent ; en revanche, leur proximité même peut se transformer en piège et donner naissance à ce que les spécialistes de la traduction appellent des « faux amis », comme lorsqu’un poète italien, traduisant le vers de Printemps kurde, « Je suis resté/les bottes bien ancrées dans le limon doré », a traduit « les bottes bien ancrées dans les citrons dorés », en vertu de la ressemblance entre limon et limoni 4. Charmant, mais bien évidemment faux. Il est vrai, comme disait Borges dans Le Livre de sable, que les erreurs de traduction peuvent ouvrir de véritables univers métaphysiques…

3Qu’en est-il des traductions et de la réception de l’écrivain dans ce pays si proche ?

4Fournissons brièvement quelques indications sur les rapports de Nicolas Bouvier avec l’Italie. Sa future traductrice principale, Maria Teresa Giaveri, à l’époque professeure à l’université de Naples, a organisé à Milan, les 12 et 13 décembre 1994, un colloque sur la littérature suisse romande, qui s’est tenu dans un immense hôtel à quatre ou même cinq étoiles. Nicolas Bouvier arriva avec une veste toute froissée et en traînant un peu les pieds, en compagnie de l’écrivain valaisan Maurice Chappaz, qui pénétra dans cet ex-couvent devenu temple du luxe avec ses pantalons de futaine et ses grosses chaussures de montagnard ; le concierge en uniforme n’aurait pas hésité à refouler ces intrus, si l’organisatrice, à peine arrivée pour accueillir ses hôtes, ne s’était pas précipitée à leur rencontre5

5Bouvier commenta la naissance et l’histoire du mot nostalgie 6, les organisateurs passèrent le film de Patricia Plattner intitulé Le Hibou et la Baleine, où il évoque ses voyages à la belle étoile ou, au mieux, dit-il, « dans des deux étoiles, pas encore trois étoiles, mais ça viendra ». Il était assis entre l’écrivain Jean-Jacques Langendorf et moi, et nous avons été pris tous les trois d’un immense fou rire… Voilà ! Il y était dans un hôtel trois, quatre, et même peut-être cinq étoiles : marbre blanc avec d’immenses structures de fer, une cathédrale du luxe où les serviettes de bain étaient changées trois fois par jour. C’est donc là qu’a commencé la rançon de la gloire italienne de l’écrivain…

6À la suite de ce colloque, Nicolas Bouvier sera invité successivement par les universités de Pise, où je le recevrai, puis de Sienne, Florence et Pérouse. Ces approches universitaires susciteront de nombreux mémoires de licence mais pas de thèse de doctorat, qui sont de toute façon rares en Italie. Marilia Marchetti, de l’université de Catane, écrira sur son œuvre une série d’articles7, publiés pour la plupart en dehors de l’Italie, et j’en publierai à mon tour quelques-uns, ainsi qu’une présentation de l’ensemble de l’œuvre, Nicolas Bouvier, paroles du monde, du secret et de l’ombre, publiée aux PPUR de Lausanne, et traduite en italien en 20178.

7Lorsque Bouvier entre en contact avec l’université italienne, deux de ses textes ont déjà été traduits, L’Art populaire et Le Poisson-Scorpion et quatre autres, Chronique japonaise, L’Usage du monde, le Journal d’Aran et Le dehors et le dedans, le seront successivement, par des éditeurs différents.

8Ils ont tous connu des tirages limités, à l’exception de L’Usage du monde, traduit pour la première fois chez Diabasis de Reggio Emilia par Giuseppe Martoccia en 2004, avec le titre La Polvere del mondo, puis, chez le même éditeur, dans une nouvelle version de Maria Teresa Giaveri en 2009 et en 2014. Cette dernière est reprise en 2020 par Feltrinelli et rééditée six fois jusqu’en juin 2022. Toutes les premières traductions et les rééditions successives se sont trouvées rapidement en rupture de stock, et, en Italie aujourd’hui, les librairies proposent uniquement L’Usage du monde dans l’édition Feltrinelli. Quelques rares exemplaires usagés des traductions du Poisson-Scorpion et de Chronique japonaise se trouvent sur Amazon ou sur eBay, à des prix qui ne descendent pas en dessous de 100 euros et atteignent plus de 400 euros. C’est dire qu’actuellement la connaissance de l’œuvre de Bouvier est limitée au seul Usage du monde : c’est peu par rapport au corpus dans son ensemble.

9Une brève observation sur le rôle du Tessin, canton italophone de la Suisse, très actif sur le plan culturel. L’écrivain Fabio Pusterla, traducteur de Philippe Jaccottet et poète lui-même, a publié en 1997 quelques poèmes de Bouvier dans la revue Idra de Milan, qu’il codirige. Un éditeur tessinois a publié L’Arte popolare 9, dans les trois langues principales du pays à l’occasion des 700 ans de la Confédération, et, à l’intérieur de la traduction de mon livre, préfacé en italien par Daniel Maggetti, se trouve la traduction de Le Hibou et la Baleine et de Thesaurus Pauperum, ou la guerre à huit ans ; mais la diffusion des éditeurs tessinois en Italie a toujours été difficile, et celle de Dadò, l’un des plus importants d’entre eux, n’a été mise en place que tout récemment.

10En Italie Nicolas Bouvier a été l’objet d’un culte secret et dispersé ; il a connu un destin éditorial fragmenté, avec des éditeurs éparpillés de Bellinzona à Milan, Reggio Emilia, Pise, Rome et Bari, ce qui rend la diffusion plus difficile ; jusqu’en 2020, le succès de l’écrivain dans la péninsule est resté discret dans tous les sens du mot : il jouissait d’un groupe de lecteurs fervents, mais sans que l’œuvre dans son ensemble n’ait fait l’objet d’un accueil critique au son de la fanfare ; Daniel Maggetti a défini le succès tardif de Bouvier en France comme « une bombe à retardement10 » : avec les six rééditions de La Polvere del mondo entre 2020 et 2022, en Italie la bombe éclate maintenant…

11La toute première traduction en italien, celle du Poisson-Scorpion 11, est le fruit de sa rencontre à Genève avec le jeune écrivain Beppe Sebaste et de l’amitié qui se crée entre eux ; de leurs conversations dans les cafés de Carouge est né le projet de traduire le texte qui correspondait le mieux à ce qu’écrivait Sebaste lui-même, auteur, entre autres, d’un livre qui s’appelle Café suisse e altri luoghi d’incontro, dont toute la dernière partie est située à Genève, et qui paraît une année après sa traduction12. Elsa Morante, peu avant sa mort, a dit de l’écrivain italien, traducteur également de Chronique japonaise, qu’il allait « à la recherche de la porte (sans porte) de la compréhension de soi, vers le réveil, l’illumination, la grâce13 », une phrase qui peut éclairer la proximité existant entre les deux auteurs.

12Il Pesce-Scorpione n’a pas de paratexte, à l’exception d’une très malencontreuse quatrième de couverture, qui, il est nécessaire de le préciser, n’a pas été rédigée par le traducteur. Elle crée un double malentendu fondamental : elle désigne en effet le texte comme l’œuvre d’un historien, alors que c’est surtout celle d’un grand écrivain ; le récit est également défini comme un voyage dans l’île de Ceylan : or, cette réélaboration fictionnelle à partir du vécu14 s’installe rapidement dans une stagnation qui tourne au cauchemar, basculant même, vers la fin, dans « le conte tropical15 ». L’histoire, à la construction extrêmement complexe et rigoureuse selon Nicolas Bouvier lui-même16, fournit l’image d’un monde paralysant, griffu et maléfique, et narre un combat contre les ombres conduisant à la perte totale de contact avec le réel. Le public qui le lit est déconcerté : pas de surprises du déplacement, mais la représentation d’un profond malaise, qui va en crescendo et se termine sur la description d’une véritable hallucination.

13Dès le départ, donc, Bouvier est enfermé en Italie dans le créneau voyage qu’il dépasse pourtant largement, surtout dans ce texte. Ce qui, bien entendu, ne favorise pas la connaissance de ce récit, pourtant à mon avis l’un des plus beaux de son œuvre. Ce n’est pas tout : la brève présentation biographique de quatrième de couverture précise que L’Usage du monde, son chef-d’œuvre, « est un récit qui se passe en Inde »… On croit rêver : justement le pays dont Bouvier ne parle pas du tout dans L’Usage du monde, qui s’arrête précisément à ses portes, et très peu ailleurs17 : on imagine le lecteur féru de l’Inde — et il y en a un grand nombre — qui se procure La Polvere del mondo et attend en vain non pas Godot mais un immense territoire fantôme… Bien entendu ce double malentendu va compliquer la réception de Bouvier, qui va parfois se trouver relégué — dans certains sites on line de libraires italiens, il l’est encore18 — dans le secteur guides de voyage.

L’Usage du monde

14La première traduction, effectuée par Giuseppe Martoccia, est publiée par les éditions Diabasis de Reggio Emilia en 2004. Lors d’une relecture in extremis, Alessandro Scansani, le directeur de la maison d’édition qui souhaitait publier toute l’œuvre de Bouvier, mais qui est mort avant d’avoir pu réaliser son projet, a un doute sur une expression en particulier ; il demande à son amie, Maria Teresa Giaveri, de relire le passage qui se passe à Kaboul, dans l’antre d’un dentiste allemand dont le cabinet, malgré « sa fraise à pédale », ne désemplit pas : perplexité du traducteur qui en fait de fraise ne connaît que les fruits et les collerettes du même nom, et pour lequel pédale ne semble posséder que le sens vulgaire du terme, qu’il traduit en un premier temps par frocio, l’équivalent de pédé ou pédale en français ; le dentiste de Kaboul se trouve ainsi pourvu d’une « collerette de pédale », malgré laquelle son cabinet ne désemplit pas… Maria Teresa Giaveri corrige ce contresens et quelques autres du même acabit ; elle n’a que trois jours, le livre sort sous le nom du traducteur avec l’indication que le texte a été revu par elle.

15Elle refera entièrement la traduction suivante, parue en 2009 chez le même éditeur ; celle-ci sera republiée en 2014, toujours chez Diabasis, mais cette fois avec une préface de Jean Starobinski, qui est en réalité la traduction des pages publiées en 1988 par Zoé à Genève, dans Le Vent des routes, Hommages à Nicolas Bouvier.

16À une date qu’il ne précise pas mais qui précède d’une quinzaine d’années son édition de l’écrivain genevois, Paolo Rumiz, écrivain voyageur et correspondant de guerre (entre autres en Afghanistan), et auquel le prix Bouvier a été décerné en 2015, découvre La Polvere del mondo, dont il fait son livre de chevet ; il en propose la réédition à son éditeur, Feltrinelli, qui accepte avec enthousiasme et le charge d’écrire une nouvelle préface. Le volume, paru en 2020, reprend l’édition de Maria Teresa Giaveri (décidément une figure phare en Italie), avec ses notes et sa préface, qui devient une postface.

17Le titre, La Polvere del mondo, avait été choisi par l’éditeur, Alessandro Scansani. Le mot italien uso a le désavantage — comme en français d’ailleurs19 — de créer un court-circuit entre usage et utilisation ; il sembla préférable d’éviter l’ambivalence, mise en évidence par Bouvier lui-même dans la Correspondance des routes croisées au moment de la publication du texte : « La bande me paraît nécessaire pour compenser l’ambiguïté du titre. L’usage qu’on en fait, non l’usage qu’on en a20. » Avec le nouvel intitulé, le renvoi à Montaigne et son invitation à l’apprentissage de l’autre et au respect de sa différence se perdent, mais l’allusion n’aurait pas forcément été évidente pour le lecteur italien.

18Polvere del mondo, poussière du monde21, est, comme le souligne Daniel Maggetti, l’une des formules « quasi proverbiales » suscitées par l’œuvre de l’écrivain, même si l’Italie ne connaît bien évidemment pas la floraison d’« énoncés aphoristiques » qui se répètent de critique en critique dans le monde francophone22. Le titre reste, pour citer Sarga Moussa, une « superbe expression qui charrie tout un imaginaire ambivalent de la matérialité terrestre23 ». Deux mots essentiels de l’entreprise sont là : matérialité et ambivalence ; toujours pour citer Sarga Moussa, l’éditeur « a fait un choix totalement “désubjectivé”, mais qui confère à l’œuvre une dimension poétique immédiatement perceptible24 » ; il restitue la dimension à la fois concrète et impalpable des routes et souligne la dichotomie (caractéristique de toute l’œuvre de Bouvier) entre l’infime et l’immense.

19La couverture reprend la photo bien connue de la Fiat 500 sur la route (poussiéreuse) de Prilep à Istanbul. Le premier rabat de couverture contient une citation de Ben Hutchinson, journaliste de The Guardian, qui considère Bouvier comme un grand classique, au niveau de Lévi-Strauss et de Bruce Chatwin, renvois canoniques auxquels il ajoute, de façon un peu plus surprenante, Winfried Georg Sebald. L’autre rabat présente le texte comme un récit couvrant six mois d’errance, six au lieu de dix-huit, imprécision et réduction massive…

Les préfaces

20La première préface, celle de Starobinski dans l’édition de 2009, souligne que l’œuvre est le fruit d’un véritable et douloureux travail (dont il rappelle l’étymologie, trapaliare, dérivant de tourmenter, torturer), intuition confirmée par une lettre de Bouvier à Thierry Vernet, datée du 4 juin 1955 : « J’ai retrouvé depuis deux jours les mystérieux gouffres, les familières horreurs du travail, de ce travail qui m’épouvante et qui me bouffe25. » Le critique lit le projet de Bouvier comme une véritable « ascèse sans attente de la perfection ni de l’illumination26 » ; comme d’autres (rappelons que nous sommes en 1988), il remarque que le récit se déroule dans un passé qui n’existe plus, remplacé désormais par un monde « crispé sur des nationalismes destructeurs27 », univers disparu mais au sujet duquel l’écrivain porte une sorte de frais témoignage.

21La préface de Maria Teresa Giaveri se concentre, elle aussi, sur l’écriture : avec ses pages parfois rêches, son lexique d’une sobriété insaisissable mais toujours axée autour de l’essentiel, l’écriture de l’auteur, qui nous donne une incessante leçon de mesure, est pour elle d’un (beau) gris ; elle associe cette couleur, que la critique attribue habituellement plutôt à Chronique japonaise, à une entreprise dominée par la modestie, par une constante tentative d’amoindrissement et par la dépuration, par une très discrète liturgie quotidienne plutôt que par un exotisme flamboyant. Revenant sur le côté mosaïque de l’œuvre28, sur les « petits morceaux » et ce que Liouba Bischoff appelle les « ravaudages29 », ou ce que l’écrivain Linnio Accorroni appelle les « auscultazioni 30 » constituant son texte et son savoir, Maria Teresa Giaveri les appelle, elle, des assaggi, soit des dégustations gourmandes de chaque pays, de chaque ville et de chaque col franchi, soulignant à travers cette connotation sensuelle le goût, rarement mais sûrement, charnel et savoureux de l’écrivain, aspect qui a peut-être été trop peu mis en évidence.

22Elle s’arrête sur les périls de la traduction dont le tout premier est évidemment la banalisation. D’autant plus dangereuse que la prose de Bouvier a l’art suprême de sembler immédiate alors qu’elle est distillée par des années de travail à l’établi. Le lecteur contemporain est habitué à la surabondance, et le vocabulaire italien courant, exubérant, doit, selon elle, être contrôlé pour traduire l’esthétique du vide de l’écrivain. Esthétique qui se double d’une éthique31 et même d’une sorte de mystique laïque32 de la perte et de la dissolution, qui aboutissent à une espèce d’écharnage, de dépeçage conduisant vers le rien, menace constante de l’écriture et de la vie de Bouvier.

23Elle rappelle enfin que la narration prend fin sur la saisie d’un instant d’apaisement et de bonheur dans un monde qui allait devenir tragique et sanglant : Kosovo, Irak, Afghanistan feront succéder à la poussière du monde la poudre des fusils, et lu aujourd’hui, La Polvere del mondo est le récit d’une espérance de l’Histoire qui a connu une défaite totale.

24La troisième et pour l’heure dernière préface est l’œuvre de Paolo Rumiz. Son texte déplace le centre d’intérêt de l’entreprise littéraire pour (re)mettre l’accent sur le voyage. La quatrième de couverture est tirée de la préface : « Vous avez entre les mains l’un des plus grands livres de voyage de tous les temps. Ces livres auxquels il n’est pas possible d’ajouter quoi que ce soit et qui ont atteint la perfection précisément en coupant le superflu33. » Ce maître de sobriété et de frugalité littéraire possède une esthétique du non-dit soutenue par des adjectifs calculés à la perfection ou bien, au contraire, tout à fait déroutants. Avec un mélange équilibré de désenchantement et de tendresse à l’égard des êtres humains, Bouvier a créé une « invitation au voyage » inédite, qui réalise, pour Paolo Rumiz, « un nettoyage à la boue de l’âme34 ». Pas de boulimie des kilomètres chez lui, mais la capacité rare d’écouter la route même lorsqu’il s’arrête. Et enfin, l’écrivain genevois donne une leçon durable : l’équation mouvement = récit est bien loin d’être absolue…

Accueil critique

25Les trois premières éditions paraissent (relativement) en sourdine, mais les rééditions chez Feltrinelli suscitent un bon nombre d’articles ; la plupart sont de simples présentations du livre, d’autres sont plus suggestifs. Je n’en citerai que trois exemples.

26Dans un article du 8 septembre 2021, Marco Ferrario35 oppose à ce que Paolo Rumiz appelle « la gioia dell’andare », la représentation sobre de la douleur, le côté sombre des mondes traversés et ce qu’il considère comme la représentation des « damnés de la terre ». Il souligne la capacité de voir l’essentiel, qui échappe à la plupart des regards, la sensibilité écorchée au temps et à la fragilité de l’homme et de ses conquêtes. La puissance herméneutique de l’analyse, liée à la force de l’écriture (l’allusion plutôt qu’une pointilleuse description) rappelle, selon lui, les pages les plus vertigineuses des Operette morali de Leopardi36. Un rapprochement à la fois inattendu et élogieux.

27Dans la revue N.I. (Nazione Indiana), l’écrivain Linnio Accorroni définit d’abord Le Poisson-Scorpion, qu’il semble privilégier, comme une œuvre au noir, et L’Usage du monde comme un des livres capables de « déchirer le voile opaque qui nous empêche d’accéder à l’expérience authentique du monde37 », une Kenosis, œuvre de dépouillement d’ordre spirituel. Il définit l’écriture scintillante, luxueuse et insolite : « Les lieux traversés, ou peut-être plus exactement “auscultés”, laissent entrevoir autant qu’il est possible une curiosité jamais comblée et un désir titanesque et charnel de tout capturer (les sons, les couleurs, les chairs, la poussière, les mets, les aubes et les couchers de soleil)38. » Accorroni applique à Bouvier une formule d’Antonella Anedda, qui appelle toutes les œuvres essentielles « des livres d’(immenses) gratitudes et de (petites) rapines ».

28Enfin l’article d’Enrico Palandri39 du 20 septembre 2020 poursuit la comparaison entre le temps du voyage de Bouvier et notre époque. Désormais la culture cinématographique a transformé les lieux autres en usage de fond, souvent pour des représentations où l’on retrouve des Blancs qui se heurtent à des populations différentes, entre les lignes ou explicitement des êtres vaguement inférieurs, parfois affablement invités à interagir avec les Anglo-américains, en une régurgitation de l’idéologie colonialiste qui est loin d’être morte.

29Enrico Palandri lit L’Usage du monde comme une revendication et un texte indirectement mais efficacement politique40 à travers la reconnaissance d’une forme d’« empathie pour l’autre » dont la société italienne semble avoir un besoin extrême. En cette époque de migrations et de recrudescence du racisme, Bouvier donnerait à la droite italienne, coupable de délire identitaire, un exemple de respect, d’intérêt et d’ouverture à l’étranger : Polvere del mondo à lire donc comme une leçon donnée entre autres à Salvini, explicitement cité dans l’article de 2020.

30Le deuxième point, moins inattendu, est de lire Polvere del mondo par rapport au tourisme de masse ; l’écrivain traversait un monde où les différences étaient un enrichissement et non pas une marchandise, tandis que voyager est actuellement et pour reprendre une image de Bouvier, une occasion pour se transformer en sapin de Noël qu’on fait briller sur Facebook et autres médias ; la poussière, elle, se soulève et se dépose.

Le dehors et le dedans

31Dans sa préface à Le dehors et le dedans, œuvre de poésie à la Chagall, fine et délicate, toujours prête à s’envoler, Maria Teresa Giaveri souligne la difficulté de traduire les titres apparemment simples de Bouvier, en attendant, dit-elle, L’Échappée belle et Routes et déroutes, dont les traductions étaient prévues chez Diabasis. Le recueil de poèmes change lui aussi de titre et devient Il Doppio Sguardo, Le Double Regard, avec tout de même comme sous-titre Le dehors et le dedans 41. En réalité, le nouveau titre perd l’antithèse essentielle et introduit le sujet comme élément fondamental, là où toute l’œuvre de Bouvier essaye d’échapper à la présence du moi ; l’annonce du parfait équilibre entre les deux parties, que l’écrivain a toujours veillé à maintenir à l’intérieur des différentes éditions du volume, se perd également.

32Le traducteur, Luigi Marfè, universitaire et écrivain lui-même, a ajouté des notes explicatives aux différents poèmes et écrit une brève postface, intitulée Poésie comme présage. Comme d’autres avant lui, il compare la poésie de Bouvier à celle de Bashō, avec lequel l’écrivain genevois partage la notion essentielle d’impermanence de l’être et l’esthétique de la disparition. Il parcourt l’histoire des différentes éditions du recueil, qui s’est enrichi, lentement mais sûrement, pour atteindre 44 poèmes divisés en deux parties de 22 textes chacune dans la dernière édition de 1998, respectant de la sorte l’équilibre entre les deux horizons de l’écrivain : le dehors et ce que le critique appelle le dedans « des plus lointaines chambres de l’âme42 ». Il rappelle que l’un des maîtres de Bouvier a été le poète Vladimir Holan, dont l’écrivain genevois citait souvent des passages.

33De Luigi Marfè, signalons en outre Oltre la fine dei viaggi, i racconti dell’altrove nella letteratura contemporanea 43, où il consacre un petit chapitre à Bouvier en mettant l’accent sur le « métavoyage » et sur la notion de disparition ; il souligne le rôle de la musique dans l’entreprise de l’écrivain : « Bouvier explique le lien entre le voyage et l’écriture à travers une analogie avec la musique, parce qu’elles représentent deux actions de résistance qui s’opposent à l’immobilité des idées fixes et permettent de découvrir le tremblement de ce qui est vital, provisoire, suspendu à un fil44. »

34Quelques observations, pour terminer, sur les titres des deux autres livres importants.

35Bouvier était resté en contact avec Beppe Sebaste qui avait quitté Genève, et une année avant sa mort, lors d’un deuxième tour des universités italiennes, en mai 1997, je l’ai accompagné à Marina di Pietrasanta, où résidait alors l’écrivain italien. Sur une terrasse, ils poursuivirent une conversation sur Chronique japonaise que Sebaste était sur le point de traduire45 et qui paraîtra une année après la mort de Bouvier, en 1999 : l’Italien demandait des précisions sur certains passages, le Genevois répondait nonchalamment, entre deux gorgées d’un petit Orvieto bien frais. Ils affrontèrent le problème du titre : Sebaste proposa Il suono di una mano sola (« Le son d’une seule main »), qui apparaît à l’intérieur du texte comme une énigme à laquelle aucune réponse n’est donnée46. Et Bouvier accepta, un peu distraitement, me sembla-t-il. Je ne sais pas en réalité s’il était vraiment convaincu de ce choix ou légèrement abruti par la chaleur et le vin à ce moment-là. Certes, il trouve de l’intérêt au bouddhisme zen, mais son opinion est pour le moins mitigée, et son avis sur son « ascèse sourcilleuse » et « son aridité et ses exigences » est clairement exposé dans Les Chemins du Halla-san 47. Le titre, qui fait allusion à l’un des plus célèbres koans de la tradition orientale et enseigne, à travers un paradoxe, à aller au-delà de notre perception dans le silence de la conscience, oriente l’ouvrage, qui se présentait et se voulait modestement une simple chronique, vers l’une des formes les plus obscures du zen : une dimension herméneutique contraire au projet initial, à la clarté et à la simplicité du titre original48. L’éditeur, titubant, exigea de mettre comme sous-titre cronache giapponesi, au pluriel. Bien lui en prit car deux autres livres allaient paraître avec le même titre49.

36Journal d’Aran et d’autres lieux, Feuilles de voyage : le titre modifié devient Diario delle isole Aran, carte di viaggio tout court : la traduction, effectuée en 2006 pour Diabasis par Barbara Anzivino dans le cadre du projet de traduction de l’ensemble de l’œuvre de Bouvier, ne comprend en effet que la première partie sur Aran, le reste devant faire l’objet d’une traduction ultérieure, qui n’a pas été menée à bien. La couverture reprend une photo de Bouvier et le texte est agrémenté de quatre autres clichés de l’île d’Aran en noir et blanc, pris par l’écrivain ; la préface et les notes sont encore de Maria Teresa Giaveri, qui le compare à Ambrogio Borsani, écrivain voyageur intéressé surtout aux îles équatoriales et tropicales.

37L’expression Feuilles de route traduite par Carte di viaggio oriente de nouveau le texte vers le voyage, alors que le sous-titre français renvoyait plutôt à l’écriture ; dans ce reportage géographique d’un lieu à la fois maigre, décharné et puissant, où règne une sorte d’animisme semblable au lamaïsme tibétain et au chamanisme sur fond de corps souffrant et à l’ombre de Bashō50, elle est aussi diaphane, essentielle et exquise que dans les œuvres précédentes. Et le texte se ferme sur une autre allusion à la poussière, celle de la mort cette fois : ashes to ashes and dust to dust.

38Et nous voici arrivés au terme de ce parcours dans le monde de la diffusion des œuvres de Bouvier, qui est la réalisation d’un de ses rêves. Parlant de la publication de son premier livre, il écrit en effet le 27 avril 1964 : « Peut-être plaira-t-il comme ça et continuera-t-il comme ça ailleurs, chez les Papous ou autres51. » Pour la Papouasie, comme il le disait lui-même : « pas encore, mais ça viendra »…

39Revenons, en conclusion, au jaune clair et au jaune foncé des différents mondes. Les traductions italiennes (qui sont en général de bonne qualité, même si elles restent parfois trop proches du français, avec quelques faux amis et des calques un peu déconcertants, surtout dans la traduction du on impersonnel52) perdent ce qu’il est inévitable de perdre : une certaine musicalité53, les effets fondés sur les archaïsmes54 et les jeux entre les différents registres qui ne coïncident pas forcément en passant d’une langue à l’autre, ou encore l’absence d’un terme équivalent dans la langue cible : comment traduire une pétoire en italien ? On utilisera fucile, le fusil, mais en perdant la connotation, importante dans le contexte déjà turbulent des pays traversés, de fusil qui ne vaut rien.

40Bouvier souhaite que les mots deviennent des mots dessins, des mots parfums, des mots flèches, des mots musiques, dont l’agencement composera à son tour une musique ; l’accent est mis sur la connotation, et la mélodie, parfois volontairement dissonante, joue sur des oppositions de tons, l’une des préférées étant la juxtaposition de formes archaïques et de langage populaire, ou même trivial. La restitution des dissonances de Bouvier est essentielle. Lorsqu’il définit le monde turc comme « la civilisation du melon, du turban, […] du gourdin, du respect filial, de l’aubépine, de l’échalote et du pet55 », le terme familier doit rester tel dans la chute de la phrase. Vos histoires à la con du poème Fermeture du marché devient en italien vos histoires bêtes, là où il aurait fallu courageusement un terme plus vulgaire (cazzate ou stronzate)56.

41Bouvier voulait en effet introduire un coup de gong dans le mécanisme bien huilé de l’écriture, et l’opposition des tons à l’intérieur d’une même phrase est un effet majeur de son écriture et presque sa signature. Jean Starobinski le soulignait déjà : « entre deux mots (selon le conseil de Caillois) il choisit résolument le moindre ou le plus imprudent57 ». Il faudrait conserver aussi bien la minimalisation que l’imprudence, qui viennent équilibrer ce que le ton pur et cristallin pourrait avoir par instants d’excessivement ciselé58.

42L’écriture de Nicolas Bouvier est volontairement parcimonieuse et « sèche », comme les figures de Giacometti, le moins étant toujours le mieux. Ce qui est valable pour l’ensemble de l’œuvre l’est davantage encore pour la poésie. L’écriture passe par la décantation, par la cristallisation pour se faire épure. Chaque mot y est pesé et soupesé, et a sa raison d’être à l’intérieur d’une mosaïque fragile : « Il y a un mot pour chaque chose et une chose pour chaque mot » : cette phrase bien connue de Bouvier devient encore plus contraignante lorsqu’on aborde la poésie. On sait que L’Usage du monde — dont de nombreux poèmes ont été tirés — a été tapé à la machine plusieurs fois, revu et corrigé sans cesse. Il en va de même de tous les textes de l’écrivain. Aussi les changements, même infimes, du lexique dans une traduction sont-ils une déviation de la tonalité de la voix de l’écrivain : il faut respecter la frugalité, éviter de simplifier ultérieurement ce qui est déjà savamment simple, en suivant l’exemple de son minimalisme à lui. Or, la traduction tend parfois en italien à privilégier une sorte de sens général, sans toujours se soucier de respecter les termes exacts. J’en donne en note quelques exemples59.

43« Passant d’une culture à l’autre, les mots subissent d’étranges dérives60 », déclare l’écrivain. Terminons donc sur une petite dérive impertinente : pour les dieux érectiles couverts de minium des Indes galantes (petit clin d’œil à Rameau), la méconnaissance du panthéon des divinités de l’Inde et de ses cultes phalliques, à moins que ce ne soit une morale un peu rigoriste, a poussé le traducteur à parler de dieux qui se tiennent droit au lieu de parler de divinités en érection, comme celles des bas-reliefs de Kajuraho, dont Bouvier parle dans Le Journal d’Aran, en se réjouissant que les dieux fassent l’amour. Dommage de perdre cette réjouissance…

44Dans Le Poisson-Scorpion, l’expression qui donne son nom à un chapitre, Zone de silence, qui dans le texte renvoie sur le plan référentiel au panneau indicateur d’un hôpital, devait au départ être le titre du récit. Elle devient, en italien, la zona del silenzio, la zone du silence : un changement infime, apparemment, mais qui, me semble-t-il, modifie le sens d’une invitation au silence à une réalité factuelle : ici règne le silence, et non pas entrez dans le silence.

45Or, l’entrée dans le silence est également, partout dans l’œuvre de Bouvier et pour nous tous, une invitation pressante et essentielle, qu’il est toujours l’heure d’écouter.