La réception de Nicolas Bouvier en Suisse, 1950-1985
1Commençons par un souvenir personnel : celui de ma découverte des textes de Nicolas Bouvier, il y a près de quarante ans. J’étais étudiant à l’université de Lausanne, je venais d’une autre région de la Suisse, je n’avais jamais entendu son nom avant une discussion avec un professeur non de littérature, mais d’histoire, qui se trouvait être genevois. Je me rappelle avoir acheté au siège historique de la librairie Payot, devenu entre-temps une bijouterie de luxe, Le Poisson-Scorpion, dans lequel j’avais été aspiré comme dans un gouffre ; j’en avais ensuite parlé autour de moi, avec enthousiasme, à plusieurs camarades de la faculté des lettres, tous natifs de Suisse romande, qui ignoraient jusqu’à l’existence de cet écrivain. J’ai par la suite mesuré l’étendue de cette méconnaissance lorsque j’ai eu l’idée de consacrer au récit du séjour à Ceylan mon mémoire de fin d’études : si l’on excepte quelques articles de presse circonstanciels, difficiles à réunir avant la révolution numérique, la réception critique de Bouvier comptait en tout et pour tout une étude académique, à savoir celle que Claire Jaquier avait consacrée en 1981 à L’Usage du monde dans la revue Études de lettres.
2Si je reviens à ce moment ancien, ce n’est pas tellement pour trouver des excuses à la médiocrité de ma première tentative de commentaire d’une œuvre, mais pour souligner combien Bouvier, alors pratiquement inconnu hors de Suisse, était loin d’être populaire à l’intérieur même des frontières helvétiques. Au cours des dix dernières années de sa vie, son statut s’est radicalement transformé, et ce changement de sa fortune critique constitue en soi un objet d’étude intéressant, tant il révèle le poids que des éléments circonstanciels peuvent avoir pour la reconnaissance — ou la méconnaissance — des textes littéraires, indépendamment de leurs strictes qualités esthétiques. Tel n’est pas cependant le propos que je vais développer ici ; j’aimerais plutôt essayer de cerner quelle a été « objectivement », en Suisse romande, la réception de Bouvier, entre ses débuts et les années 1980. Le terme de « réception » gagnerait peut-être à être remplacé, dans ce parcours, par celui de « perception », car il va être question de la manière dont non seulement l’œuvre, mais aussi la personne de l’auteur sont perçues et relayées dans la presse suisse de cette époque1.
1950-1960 : un Genevois discret2
3Sans surprise, c’est à Genève, où il est connu en raison de ses attaches familiales et de ses relations dans le monde académique et culturel, que Bouvier est remarqué avant ses trente ans. Entre 1950 et 1960, son nom revient trente-cinq fois dans le Journal de Genève, alors qu’il est complètement absent de la Gazette de Lausanne ; les rares mentions dans d’autres journaux vaudois et suisses (six), à la fin de cette période, sont presque toutes des renvois à des émissions de radio. Il vaut la peine de rappeler que la première apparition de Nicolas Bouvier en tant qu’auteur a pour cadre un compte rendu, signé Jean Starobinski, de l’album à tirage limité Douze gravures de Thierry Vernet, trois textes de Nicolas Bouvier, dans le Journal de Genève des 1er et 2 décembre 1951. Intitulée « Dans l’imaginaire », la recension relève des éléments que le lecteur du xxie siècle ne peut s’empêcher de juger en partie prémonitoires :
Par le goût du trait incisif et pur, les textes de Nicolas Bouvier s’accordent bien aux gravures de Thierry Vernet. Le style fait flèche. Dès la première ligne, cela se sent. Mais il y a une chose surtout qui m’attache aux deux récits poétiques de Nicolas Bouvier : c’est d’y percevoir, de façon persistante, l’existence d’un mythe personnel très obsédant, que l’on peut nommer le « thème du voyage impossible ». […] Tantôt le voyage ne peut plus continuer, et tantôt le départ est indéfiniment refusé. Intolérable immobilité, subie comme une peine infernale. Mais c’est là, à vrai dire, une façon détournée d’exalter la joie du voyage […]. Encore ne peut-on s’empêcher de deviner […] que le mouvement tant désiré n’est autre chose qu’un franc et sonore galop dans l’imaginaire.
4On sait pourtant que l’aventure du voyage réel va faire irruption dans la vie de Bouvier, et c’est bien le voyage qui, dès son retour en Suisse, va être le dénominateur commun de ses contributions au Journal de Genève : à côté de quelques textes inspirés de son expérience, comme « Le croissant et la croix », qu’il y donne le 15 octobre 1957, il y signe plusieurs comptes rendus d’ouvrages qui l’accompagnent dans sa rédaction de L’Usage du monde, dont ceux de Caravanes d’Asie d’Anne Philipe (5 septembre 1959), d’un essai sur les Scythes par Ramara Talbot Rice (10 octobre 1959), de Mongolie rouge d’Ivor Montagu (2 janvier 1960), du voyage en Chine de Régis Évariste Huc (17 septembre 1960). Mais son attention se porte aussi sur le Japon de Fosco Maraini (12 décembre 1959) ou sur Le Rire et les Songes d’Eleanor Smith Bowen (3 octobre 1957).
5Au début des années 1960, alors qu’il n’a encore aucune publication d’importance à son actif, Bouvier a le statut de collaborateur irrégulier d’un quotidien à la légitimité incontestée, et il n’est guère connu hors des cercles de proximité de sa ville natale. Entre 1961 et 1965, sa présence médiatique va se renforcer et s’élargir.
1961-1965 : une plume genevoise remarquable3
6Ces années sont celles du sacre de Bouvier écrivain, avec le prix des Écrivains genevois, puis la parution de L’Usage du monde, qui suscite des commentaires et des comptes rendus élogieux dans l’ensemble de la presse de Suisse romande. Dans le Journal de Genève, c’est aussi, de manière de plus en plus fréquente, l’activité de l’iconographe qui est relevée. L’élément le plus marquant est la « découverte » de Bouvier par un quotidien alors de premier plan dans le domaine culturel, la Gazette de Lausanne, dont le supplément du samedi, « La Gazette littéraire », est devenu une référence depuis que Franck Jotterand en a pris la direction en 1949. Le 11 juin 1961, Bouvier est présenté dans le journal comme une des meilleures plumes de la « Jeune Genève », dans le texte d’introduction à de bonnes feuilles de L’Usage du monde. Quelques semaines plus tard, le 30 juin, Jean-Marie Vodoz signe un article intitulé « Genève-Paris via Prilep (Macédoine) », dans lequel il fait l’éloge des qualités d’écriture de l’auteur en commentant la parution des pages sur Prilep dans La Nouvelle Revue française, signe s’il en est de son accession à la légitimité dans le monde des lettres. Les bonnes relations de l’écrivain avec la Gazette expliquent qu’il y soit désigné le 15 février 1964 comme « un de nos collaborateurs ». Son statut de représentant éminent de la production littéraire genevoise se devine le 25 avril 1964 dans les propos de Jacques Chessex : interrogé au sujet de la revue Écriture qu’il a cofondée et dont le premier numéro vient de paraître, ce dernier rappelle que le périodique entend réunir les meilleures voix de Suisse romande, et souligne que Bouvier fait partie des auteurs d’ores et déjà conviés ; le même jour, dans la Feuille d’avis de Lausanne, Bertil Galland, l’autre animateur d’Écriture, cite lui aussi Bouvier parmi les collaborateurs des livraisons à venir. Le 20 novembre 1965, en présentant dans la Gazette un cycle de conférences coorganisé avec le Centre de recherches sur les lettres romandes, Franck Jotterand insiste à son tour sur le fait que Bouvier est une incarnation à la fois novatrice et fidèle au passé de la littérature genevoise, lui qui « fait passer par le monde son initiation intérieure ».
1966-1970 : la « romandisation »
7La tendance amorcée dans la première moitié des années 1960 se renforce au cours du lustre suivant, au fil duquel Bouvier est de plus en plus perçu comme un des piliers d’une littérature de Suisse romande alors en plein essor. Dans un contexte où l’intérêt des instances littéraires françaises pour la création littéraire « périphérique » s’accroît, on assiste dans les cantons helvétiques francophones à l’éclosion de discours et de structures qui valorisent la production indigène — j’ai déjà mentionné la revue Écriture, un des fers de lance de ce mouvement, et les noms de deux de ses acteurs les plus actifs, Jacques Chessex et Bertil Galland. Celui-ci, dont l’activité éditoriale se déploie jusqu’au début des années 1970 au sein des Cahiers de la Renaissance vaudoise, sera l’éditeur du Poisson-Scorpion et du recueil Le dehors et le dedans. Auparavant, en tant que responsable d’Écriture (Chessex a abandonné la direction après le numéro inaugural), il va publier plusieurs textes de Bouvier dans la revue, dont l’écrivain intègre le comité tout en devenant membre, de ce pas, du groupe d’auteurs qu’on va surnommer « la bande à Galland ». L’éditeur ayant le goût des réunions mi-studieuses mi-festives, Bouvier va fréquenter plusieurs des écrivains en passe de devenir des classiques de la littérature romande : Maurice Chappaz, Corinna Bille, Georges Borgeaud, Jean-Pierre Monnier, Alexandre Voisard, pour en citer quelques-uns. Ces mêmes auteurs font partie, à partir de 1969, du jury d’un nouveau prix littéraire lancé avec fracas, le prix Georges-Nicole : son rôle dans ce cadre est très souvent relevé dans la presse en 1969, lorsque le prix est décerné pour la première fois, à Anne-Lise Grobéty et Jean-Marc Lovay.
8L’activisme de Galland, dans un climat favorable à la réception des œuvres estampillées « romandes », parvient à faire de la sortie de chaque numéro d’Écriture un petit événement dont les journalistes rendent compte. Bouvier donne « Le transit de Saturne » dans Écriture 2 (février 1966), et adoube en quelque sorte son ami Lorenzo Pestelli (dont Galland va publier Le Long Été) dans Écriture 4 (avril 1968) ; dans les deux cas, sa présence dans la revue est souvent au moins signalée, voire évaluée, comme dans la recension que Philippe Jaccottet insère dans la Nouvelle revue de Lausanne le 28 avril 1966 :
Pour en terminer avec le lyrisme, voici Nicolas Bouvier, qui renoue avec la tradition cosmopolite inaugurée par Levet et Larbaud au début de ce siècle, et qui apporte à notre espace parfois confiné l’air du large (sans éviter partout les dangers d’une poétique plus lâche et plus facile).
9S’il devient une pièce choyée du dispositif, inspiré d’un modèle familial, que Galland instaure pour promouvoir les écrivains qu’il édite, Bouvier déborde cependant largement ce seul rôle : c’est que ces années sont à la fois celles de la parution de Japon chez Rencontre, et de la réception du prix Rambert pour ce même ouvrage. Médiatiquement et en tant qu’élément porteur de consécration, le volume réalisé pour la collection « L’Atlas des Voyages » dirigée par Charles-Henri Favrod est une étape marquante dans le parcours de son auteur. Dans la Gazette de Lausanne (dès mars 1966, puis le 11 mars 1967) comme dans le Journal de Genève (le 18 mars 1967), ce sont d’abord de bonnes feuilles qui l’annoncent4 ; en parallèle, Bouvier donne des conférences accompagnées de projections, en collaboration avec la Gazette de Lausanne notamment, mais aussi à l’Athénée à Genève (novembre 1967), ce dont la presse se fait l’écho à plusieurs reprises, dans de nombreux titres5 ; on peut signaler par exemple un long article de Claude Vallon paru le 19 mai 1967 dans la Feuille d’avis de Lausanne. Le prix Rambert, en 1968, a pour effet d’inscrire Bouvier dans une lignée d’écrivains illustrant ce que la littérature romande a produit de meilleur depuis le début du xxe siècle : à l’époque, cette distinction — décernée tous les trois ans par la Société d’étudiants de Zofingue — est une des plus prestigieuses en Suisse, et en la recevant, l’auteur de Japon bénéficie par ricochet d’une reconnaissance quasi indiscutable. C’est ce qu’on peut déduire par exemple de l’article qui, dans la Feuille d’avis de Lausanne du 1er juillet 1968, rend compte de la cérémonie du 28 juin précédent, sous le titre « Lausanne : vingt-deuxième lauréat, Nicolas Bouvier a reçu le prix Rambert » :
À l’audition des noms que les jurés zofingiens ont honorés au cours de ces soixante-cinq dernières années, on mesure l’éclectisme […] dont ils n’ont cessé de faire preuve.
Mieux encore, […] ils ont, dans la majorité des cas, porté leur choix sur un prosateur ou un poète inscrit à l’extrême pointe de l’invention et de la recherche littéraires.
Les noms des deux avant-derniers lauréats, Robert Pinget et Jean Starobinski, témoignent de ce souci de saluer l’audace de la création au même titre où, quarante et trente ans plus tôt, le jury de l’époque alignait, de trois ans en trois ans, les noms de Ramuz, d’Edmond Gilliard, de Paul Budry, de Charles-Albert Cingria, de Pierre Beausire, de Denis de Rougemont, de Gustave Roud, de Jacques Mercanton, de Pierre-Louis Matthey, de Chappaz, etc.
Ce soir, c’est Nicolas Bouvier […] qui réunit en lui le goût d’écrire et l’art de voyager, qui prend place à ce palmarès.
10L’inscription de Bouvier dans l’histoire littéraire romande est ainsi assurée dès son deuxième livre : la convergence entre la qualité de l’ouvrage et les attentes d’un champ littéraire en passe de renforcer ses institutions et ses repères permet à l’écrivain d’atteindre sans coup férir le cercle restreint des auteurs majeurs. Au moment du prix Rambert, la qualité du jury est aussi à prendre en compte comme une composante supplémentaire dans l’accès à cette position. Parmi les membres, on trouve en effet Georges Anex, un des critiques les plus estimés de Suisse romande6 ; c’est à lui qu’incombe la tâche de prononcer la laudatio lors de la remise du prix, et son discours, comme le soulignent plusieurs comptes rendus, est fort louangeur : l’approbation d’un tel juge est en soi une garantie.
Les années 1970 : la stature d’un auteur à l’échelle suisse7
11À partir de la fin des années 1960, on constate au prisme de la réception dans la presse que Bouvier n’est plus seulement perçu comme un auteur genevois qui s’est affirmé à l’échelle de toute la Suisse francophone, mais aussi comme un des écrivains romands les plus connus dans la partie alémanique du pays. Ces deux échelons de reconnaissance sont bien sûr liés entre eux, et c’est en partie l’accroissement de la légitimité régionale de l’écrivain qui explique sa visibilité au niveau national ; mais cette dernière est aussi, comme nous allons le voir, le fruit d’un positionnement volontaire et assumé de Bouvier.
12J’ai déjà mentionné l’intense activité déployée par Bertil Galland en Suisse romande pour y assurer la réception des auteurs qu’il publie. Son zèle le pousse à faire des efforts pour que « ses » écrivains soient connus au-delà de la frontière linguistique : en 1968 et 1969, déjà, des lectures dans des théâtres et des rencontres dans des librairies alémaniques sont annoncées, et l’effet de « famille » propre au fonctionnement de la maison de Galland entraîne fréquemment la mention du nom de Bouvier, même lorsqu’il n’est pas directement concerné. Cette inclusion est traitée comme une évidence par Jacques Chessex aussi, dans son article « Nicolas Bouvier en compagnon voyageur », paru dans 24 heures le 28 août 1972 :
Nicolas Bouvier est un écrivain secret. Il ne se raconte pas […]. Ne pas se raconter est rare dans ce pays de confessions et de journaux intimes. […] Il y a une tradition du voyage dans ce pays plutôt immobile. Des cannibales brésiliens de Jean de Léry […] à la prose superbe d’Emmène-moi au bout du monde. […]
Regardons un peu vers les autres : Töpffer voyage en zigzag […]. Ramuz découvre le Valais […]. Cingria digresse et furète comme un chat […]. Chappaz est allé en Orient […]. Blaise Cendrars, c’est un Trimalchion du voyage. […] Bouvier, lui, est un pudique. […] C’est tout juste si l’on entend encore, ici ou là, (et peut-être en involontaire hommage) l’écho un peu assourdi des cascades du grand-oncle Blaise. […]
On est allé au bout du monde, on a toujours le même visage anxieux, le même cœur déboussolé et affamé. J’aime cette morale qui ne thésaurise pas, n’accumule rien. Le voyage qui détruit la sécurité.
13Après le pedigree évoqué lors du prix Rambert, la généalogie échafaudée par Chessex achève d’enchâsser Bouvier, à la manière d’une pierre précieuse, dans l’ostensoir d’une littérature romande par ailleurs perçue bien plus comme protestante que comme catholique… À preuve de cette manipulation symbolique, le fait que l’article de Chessex va être inséré, la même année 1972, dans ses Saintes Écritures, un recueil qui, à travers une série de portraits d’écrivains, entend fournir au lecteur les repères indispensables de la littérature francophone de Suisse.
14Bouvier bénéficie des relais que Galland a contribué à mettre en place, comme la « Collection CH », comprenant des œuvres en traduction des quatre littératures nationales, dans laquelle L’Usage du monde paraîtra en allemand en 19808 ; mais indépendamment de cela, il pose au niveau suisse ses propres jalons, en empruntant d’autres chemins que ceux balisés par son éditeur.
15Le 8 juillet 1967 déjà, la Gazette de Lausanne signale que Bouvier participe aux Entretiens d’Aubonne qui réunissent, autour de Franck Jotterand notamment, des personnalités actives dans différents domaines artistiques ; le but de ces rencontres est de proposer, à partir de réflexions portant sur la Suisse romande, des voies à suivre pour mettre sur pied une meilleure politique culturelle, dans une perspective tenant compte de l’ensemble du pays. L’article de la Gazette précise à ce propos que, prenant explicitement le contrepied de Dürrenmatt, Bouvier insiste sur l’existence d’une proximité entre les écrivains suisses romands et la Suisse alémanique, et qu’il encourage les échanges et les prises de position communes. Cette volonté de partage est plus évidente encore à l’automne 1968, lorsque, à la suite des événements de Prague, des écrivains suisses alémaniques se mobilisent pour soutenir leurs confrères tchèques. Les 2 et 3 novembre, une vingtaine d’auteurs suisses et allemands accueillent à l’institut Gottlieb Duttweiler, près de Zurich, un nombre équivalent d’écrivains venus pour la plupart de Prague ; le 9 novembre, la Gazette de Lausanne commente ainsi le congrès :
Une dizaine d’écrivains alémaniques accompagnaient Friedrich Dürrenmatt, Max Frisch, Peter Bichsel, le dramaturge d’origine pragoise Peter Lotar. Nicolas Bouvier représentait excellemment, mais trop seul, les lettres romandes.
16En se signalant comme membre du comité d’accueil et comme participant de cette rencontre, Bouvier affiche son ouverture et son désir de solidarité, tout en étant de facto intégré au nombre des écrivains helvétiques au capital symbolique le plus important. Cette position se renforce en 1970, au moment de la scission de la Société suisse des écrivains. S’opposant à leur président Maurice Zermatten qui a traduit le manuel Défense civile et a de ce fait cautionné officiellement une politique de méfiance envers les intellectuels et les artistes, une vingtaine de membres quittent avec fracas la SSE. Ces auteurs sont engagés à gauche et pour la plupart alémaniques ; en 1971, ils fondent le Groupe d’Olten, dont les statuts mentionnent qu’un de leurs buts est de concourir à l’avènement d’une « société socialiste et démocratique ». À côté de la première présidente Anne Cuneo et de quelques autres francophones comme Yves Velan, Jeanlouis Cornuz, Monique Laederach, Bouvier fait partie de cette nouvelle association qui comprend des auteurs alémaniques majeurs tels que Max Frisch, Walter Diggelmann ou Niklaus Meienberg ; c’est du reste lui qui sera le concepteur en 1973 et 1974 de la maquette de l’Almanach du Groupe d’Olten, publication anthologique annuelle qui ne perdurera pas.
17Comme membre du Groupe d’Olten, Bouvier participe fréquemment à des rencontres et à des manifestations en dehors du périmètre romand, acquérant par là une plus grande visibilité au niveau suisse (son nom est désormais souvent cité dans la presse alémanique), alors que par ailleurs sa réception en Suisse romande même est au beau fixe. Sa participation à Écriture, son regard sur l’exposition universelle d’Osaka en 1970, ses travaux d’iconographe, sa collaboration avec le photographe Jean Mohr (exposition commune en automne 1968 au cabinet des Estampes à Genève) sont autant d’éléments qui viennent augmenter et diversifier son capital symbolique : au début des années 1970, il est perçu comme une personnalité marquante du milieu artistique de Suisse francophone. En 1975, la parution de Chronique japonaise et de Vingt-cinq ans ensemble, l’ouvrage qu’il consacre à l’histoire de la télévision suisse romande, est emblématique de son double profil : il est à la fois un écrivain indiscutablement reconnu, et un acteur qui déploie son talent dans le champ culturel. Ces facettes complémentaires sont mises en évidence dans un long entretien accordé le 6 juin 1973 à l’hebdomadaire Construire, et elles transparaissent aussi au fil de ses apparitions radiophoniques et télévisuelles, par exemple dans l’émission « La voix au chapitre », en 1974 et en 1976. À la sortie de Chronique japonaise, le ton est donné par la lecture qu’en fait Georges Anex dans la Journal de Genève, le 31 janvier 1976 :
J’avais fort bien lu le livre [Japon] de Nicolas Bouvier (de même que son admirable Usage du monde, quelques années plus tôt, devenu introuvable comme Japon), mais j’ai l’impression de le redécouvrir aujourd’hui […].
Rien ne sert d’énumérer les thèmes et les trajets, les parcours de Nicolas Bouvier au Japon. L’essentiel est ailleurs […]. Refusant le mystère mais acceptant l’énigme, et progressant en ignorance autant qu’en savoir, échangeant les vertus de l’un et de l’autre. À cet égard les pages du journal de l’auteur, glissées au cours de cette Chronique, imprimées en italique sous le titre de Cahier gris (en souvenir des Thibault ?) sont d’un intérêt exceptionnel, plus libres encore, plus intimes ou plus aiguës. […] Cette sensibilité à autrui, aux regards, aux visages, aux gestes, à l’usure des traits comme à leur fraîcheur, à la gaieté et à l’angoisse de vivre, cette attention à un destin commun, caractérisent l’art singulier de Nicolas Bouvier. Il en tire sa justesse, sa précision, ses nuances ; la vivacité de sa prose de conteur et l’acuité de quelques brefs poèmes qui la couronnent et la résument ironiquement […].
18Par-delà les louanges, retenons qu’Anex relève le fait qu’il est difficile, pour un lecteur de 1975, de se procurer les deux livres que Bouvier a signés, parce qu’ils sont épuisés. Au chapitre des éloges, on peut encore mentionner, parmi d’autres comptes rendus, celui de Frédéric Wandelère dans La Liberté, le 6 mars 1976, qui témoigne également de la découverte de l’écrivain par une nouvelle génération de critiques.
Le début des années 1980 : le chemin de la consécration9
19L’affirmation incontestée de Bouvier en tant qu’auteur survient en Suisse romande entre 1981 et 1985. L’élément central de ce couronnement — qui, pour l’heure, ne déborde cependant pas la sphère culturelle, contrairement à ce que l’on observera dans les années 1990 — est en premier lieu la parution du Poisson-Scorpion. Le récit confirme l’excellence de l’écrivain, et qui plus est, il bénéficie de l’accord de coédition que Bertil Galland a mis en place avec les éditions Gallimard : la publication dans la Collection Blanche de la maison parisienne vaudra à Bouvier d’être enfin remarqué en France, tout en lui apportant, en Suisse, un supplément de prestige symbolique. Dès décembre 1981, le livre est salué par plusieurs articles élogieux : parmi les plus significatifs, citons ceux de Christophe Gallaz dans Le Matin (20 décembre 1981), d’Yves Bridel dans 24 heures (28 janvier 1982), de Pierre-Alain Lüginbühl dans L’Est vaudois (17 avril 1982). Parmi les lectures les plus subtiles, une fois encore, celle de Georges Anex, intitulée « La paroi de verre », dans le Journal de Genève du 2 janvier 1982 :
Qu’arrive-t-il pendant ce séjour à Ceylan ? Qu’arrive-t-il ou que n’arrive-t-il pas ? L’auteur du Poisson-Scorpion donne à cette question une réponse différée, par l’écart maintenu entre les événements et leur relation mais aussi dérobée au fil des pages, chaque séquence portant son titre comme une référence et comme un emblème. […] « On ne voyage pas sans connaître ces instants où ce dont on s’était fait fort se défile et vous trahit comme un cauchemar. » Cet aveu est bien dans la manière de Bouvier : la simplicité narrative se conjugue avec l’élan lyrique dont elle empêche le déploiement. Les mots familiers circonviennent la confidence pathétique, comme s’ils fixaient ses limites ou comme s’ils lui ouvraient, au contraire, un espace imprécis et ironique. Tourné vers soi ou vers autrui, vers le dedans ou vers le dehors, le regard de Bouvier maintient ou recrée une sorte de flottement, une indécision de la vision et de l’écriture qui ne prétendent jamais lire et dire le monde une fois pour toutes.
20À la fin de l’année 1982, après que, en juin, la presse romande regorge de mentions relatives au « prix des Critiques » décerné à Bouvier, c’est avec le même enthousiasme qu’est reçu le recueil de poèmes Le dehors et le dedans (voir par exemple les articles de Christophe Gallaz dans Le Matin du 16 décembre 1982, et d’Yves Bridel dans 24 heures du 3 février 1983). Fondé en automne 1981, le magazine L’Hebdo, qui ambitionne d’apporter de l’air frais dans le contexte romand, va d’emblée miser sur Bouvier : le 13 novembre 1981, on y trouve un long entretien de l’écrivain avec Lorette Coen ; le 22 décembre 1982, Le Poisson-Scorpion y est porté sur la liste des ouvrages les plus importants signalés au cours de l’année écoulée ; en juin 1983, l’hebdomadaire lance un concours de nouvelles dont le jury est composé d’Anne-Lise Grobéty, Michel Butor et Bouvier ; le 23 juin 1983, L’Hebdo donne un magnifique article, signé Lorette Coen, sur Les Boissonnas.
21L’accès au lectorat français, le prix des Critiques, l’intérêt grandissant pour le récit de voyage vont transformer en profondeur le statut de Bouvier à l’échelle internationale, comme on le sait. En Suisse, nous l’avons vu, son importance est allée grandissant à partir du milieu des années 1960, et les critiques helvétiques n’ont depuis longtemps aucun doute quant à la valeur intrinsèque d’une œuvre dont ils accueillent avec ferveur les réalisations. On comprend dès lors le regard mi-amusé mi-agacé que le monde littéraire romand va porter sur les manifestations de la « découverte » de Bouvier en France, dans la mesure où ce phénomène est symptomatique de la myopie récurrente des instances de consécration parisiennes à l’égard de la production « périphérique ». C’est précisément cela que relève André Manuel dans la Nouvelle revue de Lausanne le 17 juin 1982, sous le titre « Tournons la page… » :
Tiens, tiens, tiens…
Nicolas Bouvier a obtenu l’important « Prix des critiques » à Paris d’une valeur de 10 000 francs français pour son livre Le Poisson-Scorpion. Je suis bien content que le talent d’un Suisse soit ainsi reconnu, mais vous me voyez perplexe, comme je le fus au moment où Jacques Chessex, édité d’abord par Bertil Galland, puis par Grasset, enleva le Prix Goncourt pour L’Ogre.
J’avais posé la question à une délégation de l’illustre compagnie venue le fêter à Lausanne.
Si Jacques Chessex avait été édité par Bertil Galland seul aurait-il eu la moindre chance de l’emporter ?
On me répondit par un beau discours dont le oui et le non ne figuraient pas… figurez-vous !
Cette fois, Nicolas Bouvier a été publié conjointement par Bertil Galland à Vevey et par les éditions Gallimard (tiens, tiens, tiens…) à Paris.
Si l’ouvrage avait été publié par Bertil Galland seul, Nicolas Bouvier aurait-il été couronné ? Mais j’attends vraiment une réponse.
Les grands prix littéraires sont beaucoup plus une compétition entre quelques éditeurs français qu’entre un nombre impressionnant d’auteurs.
22À l’arrière-plan du commentaire d’André Manuel, on peut déceler les premiers pas de « l’adoption » de Bouvier et de son œuvre par le monde éditorial et littéraire français — par ce phénomène, à l’instar de ce qui s’est produit par exemple pour Philippe Jaccottet, l’écrivain est progressivement admis au nombre des auteurs de référence, si ce n’est canoniques, dans l’espace français et francophone, jusque dans la sphère académique. Dans le cas de Bouvier, le changement d’échelle est particulièrement spectaculaire, du fait du contraste entre le destin essentiellement helvétique de l’œuvre pendant une vingtaine d’années, et sa fortune au cours des décennies suivantes. Mais c’est là un nouveau chapitre de sa réception qui s’ouvre, et qui est encore en train de s’écrire.