Colloques en ligne

Sarga Moussa

Le lecteur caché dans L’Usage du monde

The hidden reader in The Way of the World

1Il existe plusieurs conceptions du lecteur. Je commencerai par préciser la mienne. Il ne s’agira pas de celle qui intéressa le romaniste allemand Hans Robert Jauss, à savoir le lecteur entendu comme créateur d’un « horizon d’attente » auxquels les auteurs répondraient en quelque sorte par avance dans leurs œuvres1. Quant à la notion proposée par Wolfgang Iser de « lecteur implicite », postulée comme partie intégrante de l’acte de communication littéraire, puisqu’il participe à son « actualisation »2, elle est stimulante mais reste assez abstraite. On pourrait évoquer aussi celle que Jean Rousset proposait dans son Lecteur intime. Instance narrative à mi-chemin entre le réel et la fiction, ce « lecteur virtuel3 » est, pour Rousset, repérable par des marques textuelles visibles : il peut être mentionné comme tel, il peut être apostrophé par un pronom, il peut apparaître comme une instance de dialogue, bref il fait l’objet de toute une série de manifestations qui lui donnent un rôle particulier dans l’économie du récit. Ce lecteur inscrit dans le texte existe dans L’Usage du monde, mais il est finalement assez peu présent. C’est pourquoi il me semble qu’il faut aussi considérer, de manière complémentaire, la notion de « lecteur modèle » développée par Umberto Eco : « Prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement “espérer” qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire », écrit le célèbre sémiologue italien4, sachant que le terme de « modèle » n’a pour lui rien d’une idéalité, mais plutôt d’une « cible », qui peut être d’ailleurs multiple. Le lecteur auquel je m’intéresse ici est donc une instance à la fois interne et externe, que le narrateur cherche à toucher, dans tous les sens du terme, pour le faire réagir, que ce soit pour faire vaciller ses certitudes ou pour rechercher une certaine communauté d’esprit.

2J’examinerai donc L’Usage du monde en partant du texte lui-même, mais pour ouvrir à des questions qui le dépassent. En effet, la présence du lecteur, plus discrète, voire secrète, n’est pas limitée à des marques graphiques directement reconnaissables : le lecteur impliqué dans le récit de voyage de Bouvier peut certes être apostrophé (c’est le cas dès la fin de l’Avant-propos : « Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire… »5 — on est ici dans le clin d’œil exotique d’une captatio benevolentiae), mais ce cas est finalement assez rare, et il peut aussi être présent de manière moins visible, bien que non moins réelle : ce sera ma première partie, consacrée à la critique du « nous » helvétique. Bouvier postule (et construit) aussi un lecteur situé dans un espace culturel, linguistique, et géographique beaucoup plus vaste, qui fait intervenir un point de vue « occidental » qu’il cherche en général à déstabiliser en suggérant le caractère problématique de son opposition avec l’« Orient » : ce sera l’objet de ma deuxième partie. Enfin, je proposerai comme hypothèse, en dernière partie, l’idée d’un lecteur sensible, plus empathique, dont il me semble que la figure émerge, en particulier lorsqu’il est question d’expériences fortes impliquant le corps du voyageur. Il s’agit là d’une présence diffuse, dont la tentative de déchiffrement que je propose devrait contribuer à la philosophie viatique de Bouvier.

La critique du « nous » helvétique

3La partie de L’Usage du monde concernant l’Europe balkanique concentre un certain nombre d’occurrences d’un « nous » qui renvoie au pays d’origine du narrateur — et par la même occasion, implicitement, à des lecteurs compatriotes. À Belgrade, Bouvier et Vernet rencontrent un groupe d’artistes, ULUS, vivant dans une certaine bohème annonçant l’éloge du nomadisme (géographique et intellectuel) sous le signe duquel l’ensemble du voyage est placé. Malgré la manifestation d’une certaine condescendance, dans un premier temps, à l’égard de cette petite société dont les références à la culture française lui paraissent datées, et sans doute marquées idéologiquement dans le contexte communiste (Balzac et Zola pour la littérature), c’est finalement à un éloge de la créativité de ces artistes serbes que se livre Bouvier — et, en contrepoint, à une critique d’un système académique suisse qui lui paraît rétrospectivement bien corseté. On a peu commenté, jusqu’à présent, cette façon de peindre en creux, à travers l’ailleurs, une Genève qui apparaît comme un contre-modèle6. Il faut citer un peu longuement, pour commencer, cette réflexion de Bouvier pour bien en mesurer l’impact subversif :

Pendant mes années d’études, j’avais honnêtement fait de la « culture » en pot, du jardinage intellectuel, des analyses, des gloses et des boutures ; j’avais décortiqué quelques chefs-d’œuvre sans saisir la valeur d’exorcisme de ces modèles, parce que chez nous l’étoffe de la vie est si bien taillée, distribuée, cousue par l’habitude et les institutions que, faute d’espace, l’invention s’y confine en des fonctions décoratives et ne songe plus qu’à faire « plaisant », c’est-à-dire : n’importe quoi. Il en allait différemment ici : être privé du nécessaire stimule, dans certaines limites, l’appétit de l’essentiel. La vie, encore indigente, n’avait que trop besoin de formes et les artistes — j’inclus dans ce terme tous les paysans qui savent tenir une flûte, ou peinturlurer leur charrette de somptueux entrelacs de couleurs — étaient respectés comme des intercesseurs ou des rebouteux7.

4La critique peut paraître surprenante au premier abord, sachant que Bouvier eut parmi ses maîtres, à l’université, Marcel Raymond et le jeune Jean Starobinski, dont il est difficile de dire que leur approche de la littérature se réduisait à conférer à celle-ci une fonction « décorative ». À vrai dire, Bouvier ne songe sans doute pas à eux, mais à tout un système éducatif dont il estime qu’il n’était pas assez ouvert sur l’ensemble de la société (combien de fils et filles d’ouvriers faisaient des études dans la Genève de l’immédiat après-guerre ?). Surtout, la critique porte sur l’absence ou l’insuffisance d’invention qui serait caractéristique non seulement du système universitaire dans le cadre duquel Bouvier a fait ses études, mais aussi, plus généralement, d’une vie qu’il n’appelle pas bourgeoise, mais c’est tout comme : étant trop bien « cousue par l’habitude », elle bride la liberté de création, ce qui n’est pas rien quand on réfléchit sur la fonction que pourrait avoir la littérature, et plus généralement les différentes formes d’art, comme source de renouvellement intérieur. Or Bouvier a des attentes considérables, le passage qu’on vient de citer le révèle sans ambiguïté : l’artiste doit être, pour lui, un « intercesseur », dont les productions ont valeur d’« exorcisme », dans le cadre d’une société dont les capacités créatives seraient ainsi elles-mêmes activées. On en vient au paradoxe suivant, qui constitue bel et bien une critique implicite de la Suisse, et plus généralement des démocraties occidentales : mieux vaut vivre sous la contrainte politique et économique pour que les potentialités créatives d’une société soient exacerbées. Cette idée est d’ailleurs reprise un peu plus loin d’une autre façon, lorsque le narrateur précise que les « carences » et « pénuries » de la société serbe que dénoncent leurs propres hôtes « ne nous gênaient en rien8 ». Ce « nous » est cette fois-ci plus restrictif, puisqu’il renvoie à Bouvier et à Vernet — mais en réalité ce pronom a aussi une dimension dialogique, au sens bakhtinien du terme : il implique, indirectement (par contraste), un « vous » qui est celui des compatriotes restés en Suisse, dont Bouvier cherche à se démarquer par un éloge de la pauvreté, annonçant, par exemple, celui de la vie simple des paysans amoureux de poésie à Chiraz9.

5Cette position paradoxale consistant à associer la plénitude artistique à la pénurie économique apparaît à plusieurs reprises, de manière plus ou moins voilée, dans les pages concernant la Serbie, mais elle ne s’y limite pas. On la retrouve par exemple en Macédoine, que ce soit pour valoriser les visages des Prilepois marqués par la dureté de la vie (« Jamais on ne voit, comme chez nous, de ces visages lisses, ruminants, inexistants à force de santé et sur lesquels tout reste à inscrire10 »), ou pour opposer la « fraîcheur de cœur » régnant encore dans leur ville à « nos climats où le mental s’est tellement développé au détriment du sensible11 ». On voit déjà pointer, ici, le sens que Bouvier donnera à l’ensemble de son voyage : il sera une expérience du sensible ou ne sera pas, et pour cela il devra justement réactiver, dans le corps même du voyageur, ce qu’une éducation hyperpolicée (sous-entendue : calviniste) avait tenté de contrôler au point de le refouler12.

6La critique de la société d’origine peut prendre des formes plus directes, et aussi plus dramatiques, au sens où elle met en péril l’identité même du voyageur, tel qu’il se décrit en être double :

La veille de notre départ pour la Grèce, Eyoub, le barbier turc, nous a invités chez lui pour nous montrer sa radio. […]. Il nous a obtenu sans peine la Suisse romande… il n’y a guère que six semaines que nous sommes partis mais la voix gourmée et didactique des speakers nous fait sursauter. Ces voix de tableaux noirs, tellement de chez nous. J’ose à peine ouvrir la bouche de peur de m’entendre, moi aussi. Je me demande combien de temps il faudrait passer sur les routes et dans quelles canailleries il faudrait se lancer pour perdre ce ton pastoral13.

7Bouvier creuse peu à peu l’écart entre le « nous » de départ, celui qui désigne un milieu suisse romand dans lequel il est pourtant obligé de s’inclure (d’autant qu’il va y revenir), et un « nous » qui renvoie de plus en plus au couple voyageur qu’il forme avec Vernet, et qui, de son côté, se rapproche d’un monde autre. Le dédoublement de soi-même, par moments quasi schizophrénique, peint par le narrateur est révélateur de cette phase de détachement progressif et volontaire d’un moi social dans lequel il ne se reconnaît plus. Il y a bel et bien, ici, un lecteur implicite, dont on espère secrètement qu’il fera amende honorable, à la suite de cette critique du « ton pastoral » qui caractériserait, au-delà des speakers de radio, toute une société bourgeoise helvétique imprégnée de didactisme protestant. La Suisse n’a pas eu d’empire colonial, mais, comme nous le fait comprendre ce texte entre les lignes, elle n’en est pas moins partie prenante d’une société occidentale imbue d’elle-même (il est révélateur que ce soit un « barbier turc » qui soit ici en position de médiateur pour le lecteur suisse qui serait prêt à suivre Bouvier dans cette forme d’autocritique nationale).

8L’Usage du monde ne cesse de tendre un miroir déformant à ses lecteurs suisses. Il ne s’agit pas du « miroir d’Hérodote », pour reprendre la formule célèbre d’un livre de François Hartog, qui montrait comment le père de l’Histoire construisait l’altérité orientale par une série d’oppositions systématiques avec le monde grec, toujours au profit de celui-ci, mais au contraire d’un miroir qui valorise le plus souvent le monde de l’ailleurs. Non pas que Bouvier ne donne aussi, parfois, une image parodique, de tel ou tel « Oriental », mais dès lors que la Suisse intervient dans le récit de voyage, que ce soit de manière directe ou indirecte, elle fait en général l’objet d’un regard critique.

9Ainsi à Istanbul, dans l’épisode bien connu où Thierry Vernet, cherchant à vendre ses toiles, fait la tournée des commerçants helvétiques dans la capitale turque et se fait éconduire : « On le faisait attendre comme un colporteur à l’office où il prenait le thé avec la cuisinière […] — un compatriote qui vient ainsi vendre sa peinture à la porte, à cinq mille kilomètres de Berne, on sait où cela commence, on ne sait jamais où ça vous mène14 » — il faut noter la présence du discours indirect libre comme procédé ironique vengeur permettant de révéler, par la bouche même des intéressés, l’absence de générosité, mais aussi, sans doute, le mépris pour l’art au détriment du commerce, et enfin le refus de toute solidarité de « compatriotes » mieux lotis que les deux jeunes voyageurs cherchant à poursuivre leur route en se finançant par eux-mêmes. Cela dit, reconnaissons que la supposée pingrerie des commerçants suisses d’Istanbul n’est pas strictement opposable à une hypothétique générosité orientale : Bouvier montre bien qu’il y avait quelque chose d’un malentendu culturel dans cette volonté de vendre des productions artistiques à des bourgeois d’Istanbul qui, eux, « voulaient du quotidien15 ». Enfin, la lecture des pages consacrées au séjour stambouliote des deux voyageurs par Vernet, dans les lettres qu’il envoyait à sa famille et qui ont été entre-temps publiées, montre que ce fut un moment assez traumatisant pour eux, fait d’une suite de déceptions dont l’épistolier rend compte de manière très violente, et qui ne se résolut que lorsque les deux amis purent puiser dans leur réserve de… francs suisses16.

10Au moment où les voyageurs quittent la Serbie, Bouvier fait d’abord un éloge de la route, comme aurait pu le faire Kerouac17, qu’il a peut-être lu à son retour, bien que ni L’Usage du monde ni sa correspondance n’en portent trace : « la route travaille pour vous. On souhaiterait qu’elle s’étende ainsi, en dispensant ses bons offices, non seulement jusqu’à l’extrémité de l’Inde, mais plus loin encore, jusqu’à la mort18 » — magnifique réactivation du topos biblique de l’Homo viator, de la vie métaphorisée comme un simple passage sur terre19. Puis vient le coup de griffe, on peut même dire de poignard, sous couvert d’un pseudo-aveu de faiblesse :

À mon retour, il s’est trouvé beaucoup de gens qui n’étaient pas partis, pour me dire qu’avec un peu de fantaisie et de concentration ils voyageaient tout aussi bien sans lever le cul de leur chaise. Je les crois volontiers. Ce sont des forts. Pas moi. J’ai trop besoin de cet appoint concret qu’est le déplacement dans l’espace. Heureusement d’ailleurs que le monde s’étend pour les faibles et les supporte, et quand le monde, comme certains soirs sur la route de Macédoine, c’est la lune à main gauche, les flots argentés de la Morava à main droite, et la perspective d’aller chercher derrière l’horizon un village où vivre les trois prochaines semaines, je suis bien aise de ne pouvoir m’en passer20.

11Qui sont ces « gens » qui incarnent au fond les ennemis du voyage ? Bouvier est trop bien élevé pour les nommer directement. Mais il est aussi trop malin pour ne pas suggérer qu’ils renvoient en tout cas à une certaine bourgeoisie suisse qui est celle-là même à laquelle appartient son milieu familial. L’éloge du voyage immobile a bien sûr ses lettres de noblesse en littérature — on peut penser au chapitre XI d’À rebours (« À quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? »). Mais au-delà de la possible référence à Huysmans, Bouvier a choisi son camp et, en cela, il cherche clairement à se démarquer de ceux qui (par bêtise, par jalousie ou par simple ignorance) ne comprennent même pas ce que le voyage peut apporter, s’il n’est pas limité au tourisme de masse, en termes de transformation existentielle, ni ce que, à l’inverse, le fait de ne pas bouger peut induire comme sclérose intellectuelle (rappelons-nous le début de L’Usage du monde : « chez nous l’étoffe de la vie est si bien taillée, distribuée, cousue par l’habitude et les institutions […] »). Du « nous », on est passé au « eux »…

Au-delà d’une lecture « orientaliste » ?

12Bouvier ne se contente pas d’opposer un « ailleurs » euphorisant à un « ici » ennuyeux. Ce serait à la fois naïf et simpliste. D’ailleurs, plus on avance dans L’Usage du monde, et plus on sent que l’opposition traditionnelle entre « Orient » et « Occident » fait elle-même l’objet d’une salutaire mise en cause. Ce type de considérations postule bel et bien un lecteur, qui cette fois-ci ne contesterait pas l’utilité des voyages, mais qui aurait une vision stéréotypée de l’Orient. Cette figure reste le plus souvent implicite. Néanmoins, on peut dire d’emblée que son périmètre dépasse la Suisse.

13Lorsqu’il se trouve dans la prison de Mahabad, en Iran, Bouvier observe la façon dont fonctionne la corruption, selon une chaîne d’obligés qui doivent tous quelque chose à un supérieur hiérarchique dont ils cherchent à obtenir une faveur quelconque. Mais Bouvier, au lieu de conclure, comme aurait pu le faire un touriste pressé, sur l’idée qu’il n’y a rien de plus « naturel » à cela — ce serait un stéréotype « orientaliste » caractéristique, au sens qu’Edward Said a donné à ce terme21 — Bouvier, donc, énumère une série de corrompus où l’Orient et l’Occident sont liés, et même complices :

[…] l’argent poursuit allégrement son ascension et, comme tout ce qui a été élevé doit un jour redescendre, finit par retomber en pluie bienfaisante sur les banques suisses, les champs de courses, ou les casinos de la Riviera22.

14Voilà donc, au détour d’une phrase, la Suisse mise en cause pour son système bancaire, bien avant le brûlot du futur député socialiste Jean Ziegler, Une Suisse au-dessus de tout soupçon (1976). Mais Bouvier souhaite aussi montrer que les banques suisses, malgré la spécificité du secret bancaire, ne sont pas les seules à devoir être mises en cause, dès lors qu’on s’intéresse aux circuits de l’argent : d’autres établissements, situés par exemple en France voisine, participent également du recyclage de l’argent sale. Autrement dit, il n’y a pas à opposer, sur ce plan-là, l’Europe à l’Orient, ni la Suisse à l’Iran : la corruption est universelle et inévitable, semble nous dire Bouvier. Mais à qui s’adresse-t-il, plus précisément ? Le lecteur visé n’est à l’évidence pas seulement helvétique : il concerne plus généralement un lectorat francophone, dont le narrateur de L’Usage du monde s’emploie à combattre discrètement, mais systématiquement, l’imaginaire orientaliste appartenant à un discours social très répandu, reposant sur une vision binaire, oppositionnelle et essentialiste de l’« Orient », qui serait comme le négatif de l’« Occident ».

15Au moment où Bouvier et Vernet passaient l’hiver à Tabriz avait lieu le procès de Mohammad Mossadegh, premier ministre iranien qui avait été arrêté en août 1953, avec le soutien actif de la CIA, mais aussi du MI6 britannique. Il n’est pas certain que ce soutien occidental au coup d’État ait été une chose connue à cette époque par les deux voyageurs, même si, comme l’a montré Guillaume Bridet, Bouvier a lu après son retour un ouvrage de Vincent Monteil, Iran (1957), qui donnait crédit à cette hypothèse23. En revanche, ce qui ressort clairement de la lecture de L’Usage du monde, c’est la volonté du narrateur de ne pas se contenter d’une image toute faite de Mossadegh, dont les positions nationalistes, impliquant la volonté iranienne de garder le contrôle de son pétrole, avaient fortement contrarié les États-Unis et l’Angleterre. Voici en quels termes Bouvier en parle :

En fait, Mossadegh était bien plus populaire que la presse occidentale ne l’avait laissé croire. Mes élèves m’en parlaient tendrement. Devant les tchâikhane, les mendiants et les portefaix éclataient à son propos en palabres hystériques, ou en sanglots. […]. Pour l’homme de la rue, Mossadegh restait le renard iranien plus rusé que le renard anglais, qui avait arraché le pétrole à l’Occident et habilement défendu son pays à La Haye24.

16Ce que Bouvier laisse entendre, c’est que la propagande, d’habitude associée uniquement à l’Union Soviétique et aux pays appartenant à sa zone d’influence, existait tout autant à l’Ouest. Opposant à « la presse occidentale » son propre point de vue, celui d’un voyageur qui, sans être un reporter, disposait néanmoins d’informations de première main pour mesurer la popularité de l’ex-premier ministre au sein du peuple iranien, Bouvier n’hésite pas à critiquer ce discours dominant, sans pour autant tomber dans une représentation angélique de Mossadegh (« Son talent de Protée, son courage, son patriotisme, sa duplicité géniale avaient fait de lui un héros national, et les nombreux villages qu’il possédait âprement ne changeaient rien à l’affaire25 »). Notons par ailleurs que la volonté du narrateur de contredire par avance un lecteur européen mal informé ne l’empêche pas d’employer certains termes (« palabres hystériques ») renvoyant, fût-ce de manière inconsciente, au discours orientaliste que dénoncera Said (un Orient supposément rétif à la « raison » occidentale). Malgré son caractère subversif, l’orientalisme de Bouvier n’est pas toujours dépourvu d’ambiguïté.

17Cela dit, L’Usage du monde met en cause d’une autre façon encore une image stéréotypée de l’Orient, par exemple en refusant un exotisme de bazar que Segalen avait déjà critiqué, au début du xxe siècle, dans les notes de son Essai sur l’exotisme — un petit livre qui ne paraîtra cependant, de manière incomplète, qu’en 1955 — trop tôt, sans doute, pour que Bouvier puisse en prendre connaissance lorsqu’il commençait lui-même à rédiger son propre récit de voyage. Comme d’habitude, on trouve peu de didactisme chez le narrateur de L’Usage du monde (on se souvient de sa critique du « ton pastoral » des présentateurs à la Radio suisse romande !) — mais une remarque fulgurante suffit, parfois dans une simple incise, pour régler son compte au vieil exotisme romantique dont les agences de voyages d’aujourd’hui sont encore tributaires. Voici comment débute la partie du journal de voyage datée « Téhéran – avril-mai [1954] » :

L’agrément dans ces lents voyages en pleine terre c’est — une fois l’exotisme dissipé — qu’on devient sensible aux détails, et par les détails, aux provinces. Six mois d’hivernage ont fait de nous des Tabrizi qu’un rien suffit à étonner26.

18Ces deux phrases disent beaucoup sur la façon de voyager de Bouvier, qui se peint ici en « provincial » — avec un clin d’œil aux Lettres persanes — dont la capacité d’émerveillement est finalement une qualité pour transmettre à ses lecteurs ce qu’ils ne verraient pas eux-mêmes s’ils avaient voyagé en avion pour atterrir directement à Téhéran, à savoir les « détails du monde iranien dans toute sa complexité » — et elles disent aussi beaucoup, implicitement, sur le type de voyageur dont le narrateur cherche clairement à se différencier, à savoir le touriste moderne, dont les parcours comme les impressions sont devenus stéréotypés à force de se répéter27. Bouvier construit ici, en creux, la figure d’un lecteur cultivé, qui aurait lui-même réfléchi sur les attendus du voyage en Orient et sur les illusions qu’ils peuvent générer (« une fois l’exotisme dissipé »). De fait, le merveilleux épisode de Tabriz, ville iranienne où les deux voyageurs avaient passé plusieurs mois en attendant que l’hiver se termine, est anti-exotique au possible : c’est un Orient neigeux, froid et dur, qui laisse une trace profonde, tout au contraire de la « carte postale » orientaliste (« peau noire et soleil jaune », ironisait Segalen28) — mais c’est bien sûr tout le génie de Bouvier que d’être parvenu à faire aimer à ses lecteurs cet autre Orient, a priori si peu attirant. Malgré la grande pauvreté qui règne dans la ville (la période de l’hiver conduit parfois à l’indigence), malgré le sentiment d’enfermement qui finit par étreindre les voyageurs (l’épisode de la prison n’en est que le point culminant), malgré les mésaventures diverses qui auraient pu leur laisser de tristes souvenirs (ils tombèrent l’un et l’autre malades), Tabriz apparaît aussi, dans le récit qu’en fait Bouvier, comme un petit monde merveilleusement cosmopolite, divers, complexe, pas du tout réductible à un Orient monolithique29. Non seulement, pour lui, l’Orient musulman lui-même n’est pas unifié, mais l’Orient chiite se subdivise en deux formes opposées, l’une, renvoyant à un islam épicurien symbolisé notamment par les poèmes de Hafiz30 (mais aussi par des personnages comme le vieux M…, lequel avait « poussé très loin l’art de vivre tranquille31 »), l’autre, qui en est l’inverse, renvoyant à un islam « fanatique », lequel se dévoilerait lors du rituel de l’achoura, cérémonie en l’honneur du meurtre de l’imam Hussein ; c’est d’abord le père Hervé, un lazariste établi à Tabriz, qui donne sa vision très négative de cette cérémonie32, mais le narrateur, un peu plus loin, semble bien la reprendre à son compte :

Pour une journée, la ville retentit de clameurs, de sanglots, et bouillonne de fureur fanatique contre des assassins morts depuis treize siècles. La vodka et l’arak coulent à flots, la foule se sent en force, les esprits sont bientôt confus et la journée pourrait bien se terminer par l’émeute ou le sac de quelques boutiques arméniennes. La police tient donc la rue, les Kurdes qui sont sunnites évitent de se montrer, et les quelques chrétiens de la ville ont avantage à rester chez eux33.

19Bouvier cède-t-il ici au discours orientaliste ? Ce n’est pas certain, à la fois parce qu’il a pris soin d’y opposer par avance un autre Orient, sensuel, voire épicurien, mais aussi parce que la cérémonie de l’achoura ne dure qu’une journée : elle n’est donc pas présentée comme une caractéristique identitaire orientale, pas même spécifiquement chiite. Cela dit, on pourrait être tenté de déceler malgré tout, de temps à autre, dans L’Usage du monde, la présence d’une stéréotypie « orientaliste », ainsi lorsqu’il est question de la « torpeur » des élèves de Sorab, ce commerçant adepte de drogue et de poésie et dont l’immobilité, lorsque Bouvier le rencontre dans une parfumerie de Téhéran, peut renvoyer au topos de la supposée paresse orientale, elle-même responsable d’un monde censément rétif à tout progrès34. Cela dit, on peut renverser aussi la perspective et considérer que ce type de représentation entre en convergence avec l’éloge bouviérien de la lenteur. Lu comme un clin d’œil à Baudelaire (« Les Phares »), l’immobilisme de Sorab est une « féconde paresse ». Le discours « orientaliste » est donc aussi une question d’interprétation, donc de lecture, et celle-ci n’est jamais univoque ni définitive.

Corps souffrants, cœurs sensibles

20Revenons une dernière fois à Tabriz, inoubliable épisode de L’Usage du monde. Les deux voyageurs genevois y ont connu l’expérience de la faim. C’est quelque chose qui devait être étranger, presque par définition, aux futurs lecteurs de Bouvier : pouvoir s’offrir la première édition (pas encore en format « Poche » !) du récit de voyage paru à Genève, aux éditions Droz, impliquait une aisance minimale qui contrastait non seulement avec les conditions de vie des Tabrizi en général, mais aussi avec « les indigents [formant] l’immense majorité de la ville35 » :

Ils étaient aussi incapables de penser trente mille tomans que nous un milliard de dollars. L’envie de ceux qui n’avaient rien ne dépassait donc pas la peau et le ventre ; nourris et vêtus ils n’auraient plus d’envie. Mais ils n’étaient pas nourris, trottaient pieds nus dans la neige, et le froid empirait sans cesse36.

21À travers ce « nous » qui renvoie d’abord aux deux voyageurs, mais sans doute aussi, plus généralement, à une communauté plus large, celle d’un lectorat pensé d’abord comme celui d’une bourgeoisie européenne aisée, à laquelle appartenait la famille de Bouvier elle-même, le narrateur se fait médiateur : ayant lui-même éprouvé l’indigence, il était bien placé pour en parler, pour faire comprendre que la quête de la nourriture, dans des conditions de vie comme celles de la majorité des habitants de Tabriz, prime sur tout, y compris sur l’idée même d’une révolte au nom d’une idéologie révolutionnaire — on se souvient des considérations ironiques du narrateur sur l’étudiant Mansour : « Son communisme (made in France) était débordé par la réalité qu’il retrouvait ici. Cette ville âpre et rétive ne collait visiblement pas avec la doctrine37. » Bouvier, ici, se fait tantôt témoin participant (« nous, nous mangions surtout du pain38 »), tantôt sociologue amateur, comme lorsqu’il indique en note (donc après coup, pour un lecteur plus « savant ») le faible salaire d’un ouvrier d’une filature39. Il montre aussi, avec une justesse d’analyse et une honnêteté intellectuelle remarquables, que ses propres difficultés de vie, à Tabriz, doivent être relativisées, en comparaison avec celles des miséreux qu’il côtoie : « Moi qui croyais vivre frugalement, j’avais l’impression que mon bonnet miteux, ma veste râpée, mes bottes beuglaient l’aisance et le ventre plein40. » Citons ici, un peu longuement, l’admirable description des clients de la « gargote des portefaix41 » :

Aux alentours de midi, ils arrivaient par petits groupes grelottants et ployés, leur corde enroulée sur l’épaule. Ils s’installaient aux tables de bois dans un grommellement de bien-être, la vapeur montait des haillons, et les visages sans âges, tellement nus, patinés, usés qu’ils laissaient passer la lumière, se mettaient à briller comme de vieux chaudrons. Ils jouaient au tric-trac, lapaient leur thé dans la soucoupe avec de longs soupirs, ou formaient cercle autour d’une bassine d’eau tiède pour y tremper leurs pieds blessés. Les plus cossus tiraient sur un narghilé et parfois, dévidaient entre deux quintes de toux une de ces strophes illuminées qui sont ce que la Perse a réussi de mieux depuis deux mille ans. Le soleil d’hiver sur les murs bleus, la fine odeur du thé, le choc des pions sur le damier, tout était d’une légèreté si étrange qu’on se demandait si cette poignée de vieux séraphins calleux n’allait pas s’envoler avec toute la boutique dans un grand bruit de plumes. Instants tout gonflés de tendresse. C’était admirable, et bien persan, cette manière de se tailler au cœur d’une vie perdue, malgré les bronches rongées et les engelures ouvertes, un petit morceau de bon temps42.

22Bouvier sait qu’il n’a pas atteint le même degré de souffrance physique que ces hommes, pauvres parmi les pauvres. Mais, après avoir reconnu qu’il est encore privilégié, sur l’échelle de l’indigence, par rapport à ces portefaix, il n’en livre pas moins un portrait d’une telle intensité émotionnelle, avec un tel sens du renversement axiologique, que l’on est conduit à se demander qui sont, au-delà de leur référent réel, ces hommes finalement comparés à des anges. La réponse me paraît aujourd’hui aller de soi, même si je ne l’ai pas perçue à première lecture : ces pauvres heureux sont une métaphore de ce à quoi le voyageur aspire lui-même, à savoir un dépouillement radical, gage d’une transformation de l’être tout entier. On aura noté les visages « usés » de ces indigents : usure, usage, les deux mots sont parents, et se font à l’évidence écho, dès lors qu’on met en relation le titre du récit de voyage avec la philosophie viatique de Bouvier43, celle du dépouillement, dont l’épisode de Tabriz est comme un condensé. (Rappelons-nous, déjà, à Prilep : « Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas — comme on le croyait — la liberté. Il fait plutôt éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions44. ») D’autre part, à force d’être marqués par les épreuves, les visages de ces indigents sont devenus comme un mince parchemin (« ils laissaient passer la lumière ») : portant la marque des épreuves subies par les duretés de la vie, ils sont en même temps usés au point de se rétrécir dans leur substance même ; nouvel indice de réflexivité littéraire, ils sont au fond comme un vieux livre — ils offrent au voyageur, de manière quasi prophétique, tout à la fois sa matière et son support d’écriture. Ces portefaix aux pieds blessés, mais qui sont comparés à des « séraphins calleux » prêts à « s’envoler », sont tout à la fois une réalité sociologique incarnant la dureté de la vie à Tabriz, et une allégorie du voyageur tel que Bouvier se rêve lui-même : le voyage, on le sait, est pour lui ponctué d’expériences mystiques, marqué par des désirs ascensionnels, par exemple lorsqu’il évoque, dans une nuit passée à Erzerum, une sorte de communion avec le ciel et la nature, à quoi il associe le mot de « bonheur », moment de grâce où l’on est, dit-il, « soulevé par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour45 ». À Tabriz même, il note ces « complaintes azéri à vous soulever de terre » chantées par des femmes que Vernet fait danser au son de son accordéon46. Les portefaix, quant à eux, sont à l’évidence une projection d’un moi imaginaire — corps usé mais cœur heureux, et même cœur heureux parce que corps usé, pourrait-on ajouter, car pour Bouvier, le voyage est bien une démarche intellectuelle qui vise le moins pour obtenir le plus, ou plus exactement le mieux : il n’est pas impossible de déceler des souvenirs de formules bibliques (les fous sont les sages, les premiers seront les derniers, heureux les pauvres en esprit…) derrière cette logique paradoxale à l’œuvre dans L’Usage du monde. N’oublions pas que le père de Bouvier était bibliothécaire, et que la Bible joue toujours un rôle important dans une éducation protestante… En ce sens, il y a dans le récit de voyage de Bouvier, de manière implicite, l’appel à un lecteur cultivé qui serait capable de se lancer dans une sorte d’herméneutique complice, celle de la lecture allégorique d’un récit de voyage traversé par une dimension initiatique47.

23Cette dimension est confirmée d’une autre façon par deux moments importants du séjour à Tabriz, et qui ont pour point commun une sorte de liquéfaction du corps — manière de transformer, là aussi, en gain spirituel l’épreuve du froid. Le premier moment est au fond un topos dans les récits de voyage en Orient, celui du bain oriental dont Gautier, dans Constantinople (1853)48, avait déjà montré les vertus régénératrices et euphorisantes, au point de faire de cette expérience d’un corps ruisselant, dont la sueur sort de tous les pores, après avoir été abandonné aux mains expertes du masseur, une sorte de mort symbolique et de renaissance se terminant par une rêverie d’assomption. Mais voici comment Bouvier raconte la fin de son expérience au hammam :

C’était un gaillard [le laveur] silencieux et squelettique comme si les vapeurs dans lesquelles s’écoulait sa vie lui avaient dévoré les chairs. Il commençait par vous allonger sur la banquette de pierre et vous savonnait des pieds à la tête. Puis il vous sortait la poussière du corps en travaillant la peau au gant de crin et au savon de sable. Vous arrosait d’eau chaude. Enfin, il vous massait longuement, tirant sur la tête, faisant craquer les vertèbres, pinçant les tendons et foulant les articulations, les côtes et les biceps avec ses poings et ses pieds nus. […] ; sous ces flots d’eau chaude et ces pressions expertes, je sentais les nerfs se détendre un à un, les réticences disparaître, et se rouvrir mille vannes secrètes fermées par le froid. […].

J’en ressortais vers six heures, léger, lavé jusqu’à l’âme, et fumant dans le froid comme un torchon mouillé. Le ciel d’un vert intense et pur se reflétait dans les flaques gelées49.

24Il ne s’agit pas, ici, d’une rêverie ascensionnelle, mais la dimension mystique de cet épisode est néanmoins indéniable — peut-être faut-il parler d’une mystique plus « matérialiste » ? —, puisqu’elle conduit à une sorte d’écrasement volontaire de l’humain (corps transformé en torchon). Notons que le laveur, « squelettique » et « silencieux », annonce lui-même cette expérience de l’amenuisement extrême qu’affectionne Bouvier et qui en fait, structurellement, un parent des ermites s’infligeant des épreuves physiques et morales pour mieux s’éloigner des plaisirs mondains et accéder ainsi à une forme d’union avec Dieu50. Certes, Bouvier n’est pas un ermite — ou du moins il ne l’est que de manière métaphorique et provisoire —, et il n’a pas renoncé à la vie en société. En revanche, il se peut qu’il ait l’ambition secrète d’agir sur le monde, par l’exemple même qu’il donne en voyageant d’une façon qui s’éloigne, de manière radicale, des conditions de vie bourgeoises qui sont celles du milieu genevois dont il est issu, mais aussi, plus généralement, du modèle d’une société capitaliste occidentale qui est toujours la nôtre. Le lecteur est ainsi amené à réfléchir sur lui-même de manière autocritique, voire à mettre en cause le confort matériel qui l’empêche d’accéder à une forme de jouissance supérieure : une manière de réconciliation avec le monde, qui passerait par une prise en compte de la pauvreté dont celui qui l’a vécue peut seul parler véritablement en connaissance de cause.

25Se pourrait-il que le froid climatique de Tabriz ait lui aussi une valeur symbolique, qui aurait quelque chose à voir avec le dévoilement d’une froideur de cœur ? Comme s’il fallait passer par cette expérience négative pour libérer une chaleur intérieure, partageable, source d’un bonheur matériel et spirituel — une sorte de petite utopie échappant aux idéologies politiques, qui reposerait sur l’idée, très simple mais si difficile à mettre réellement en œuvre, du voyage vers l’autre comme ouverture de soi ? En tout cas, il est difficile de ne pas voir dans ce moment où Bouvier, malade, raconte qu’il se mit à « pleurer, méthodiquement, comme on nettoierait une cheminée ou un chaudron51 » — une proposition de transformation profonde de son être, et peut-être, aussi, de nos propres fantasmes occidentaux, virilistes et dominateurs.

Conclusion

26Lorsque Bouvier et Vernet passent l’hiver à Tabriz, ils côtoient un certain Robert, un ingénieur américain membre du « Point IV », une organisation que le narrateur de L’Usage du monde compare plaisamment à une maison à deux étages, le premier où l’« on s’occupait à combattre la menace communiste », le second où l’on s’employait à « améliorer les conditions de vie du peuple iranien »52. À l’occasion du Réveillon, les Américains invitent les deux voyageurs, mais aussi un certain nombre d’Iraniens. Bouvier fait alors cet aveu révélateur : « Ce soir-là, nous nous sentions plutôt des leurs53. » Certes, sa position est instable (« ce soir-là »), mais précisément, elle ne se réduit pas à un point de vue qui serait strictement eurocentré : le voyage ouvre la voie au déplacement, au renversement sociologique, à l’empathie pour celui qu’on appelle, de manière d’ailleurs simpliste et problématique, « l’Autre ». Dès lors, qu’en est-il du lecteur, ou plutôt des lecteurs, car on a vu que cette instance est en réalité plurielle ? Il se pourrait que ce lecteur mobile et anamorphique contribue, à partir de l’œuvre elle-même, au sens de celle-ci. Le premier lecteur, celui qui est explicitement inscrit dans le texte, par exemple à travers le « nous » helvétique, renvoie souvent à une communauté (celle de la famille, de la ville natale, ou du pays d’origine) dont le voyageur, tout en étant encore proche géographiquement, tente justement de s’éloigner. Ce n’est sans doute pas par hasard que ce soit en Serbie et en Macédoine que ce « nous » apparaît avec plus ou moins de régularité : on est ici dans un espace frontière, dans ce que l’on appelait encore, au début du xxe siècle, la Turquie d’Europe. Dès lors qu’une vraie frontière est franchie, celle de l’entrée en Asie, que Bouvier, on le sait, associe à l’Anatolie54, le cordon ombilical commence à être rompu : les voyageurs sont désormais plongés dans un monde très différent, mais dont le narrateur de L’Usage du monde va s’employer à montrer qu’on le comprend mal si on l’oppose systématiquement au monde du « chez nous » pour en montrer la supériorité, comme pourrait être tenté de le faire un lecteur soumis au discours de la stéréotypie orientaliste : Bouvier, avant Said, et d’une autre façon, en dénonce le caractère trompeur et réducteur. Ce n’est pas seulement l’Orient qui serait « compliqué », selon la formule célèbre du général de Gaulle (comme si l’Occident était « simple » !), mais plus généralement les relations entre les peuples et les êtres humains. Conduit à réfléchir sur cet ailleurs certes différent, mais nullement antagoniste (« J’avais peur, et j’avais bien tort : c’était la tanière la plus paisible de la ville55 », écrivait significativement Bouvier à propos de la gargote des portefaix à Tabriz), cet autre lecteur, qui dépasse cette fois-ci largement le cercle helvétique, et qui constitue une présence le plus souvent implicite dans le récit de voyage, est invité à surmonter ses appréhensions, ses idées toutes faites, bref son eurocentrisme. Le dernier type de lecteur (donc de réception « programmée » par le narrateur de L’Usage du monde) que j’ai tenté d’identifier est encore moins formellement visible que le précédent. Pourtant, il me semble qu’il figure bel et bien à l’horizon de l’expérience de lecture à laquelle doit penser tout écrivain. Celui qui nous occupe rêve donc aussi d’un lecteur fraternel, cultivé, humaniste, prêt à accompagner en imagination le voyageur, à vivre par procuration avec lui ses aventures, mais aussi, au-delà de cette dimension épique de l’expérience viatique, à réfléchir à son tour sur la composante initiatique associée à l’expérience du manque. Donnons la parole une dernière fois à Bouvier, dont le séjour avec Vernet à Téhéran éveille à son esprit le souvenir des Lettres persanes : « Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d’hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux Persans en voyage ne pourraient en attendre de ma ville où pourtant tout marche bien56. »