« L’Attaque du moulin » : de la nouvelle au livret d’opéra
1De la maison de Médan, de ses jardins, nous possédons de nombreuses photographies réalisées par Émile Zola, ce qui nous permet d’imaginer parfaitement ce que pouvait y être la vie, entre séances de travail dans le bureau de la tour Nana, dîners entre amis dans la salle à manger ou jeux et sorties à bicyclette dans les jardins et la campagne environnante1. Mais est-on en mesure d’imaginer l’ambiance sonore et musicale de la vie à Médan ? En effet, la musique y tient une place importante, à commencer par la collection d’instruments constituée par Zola, accrochée sur un mur de la salle de billard.
2Cette collection propose quelques symboles non négligeables. On y trouve, tout d’abord, des clarinettes à côté d’un cornet à piston. Évocation des années de jeunesse à Aix-en-Provence, quand le jeune Émile apprenait la clarinette dans l’orchestre du collège Bourbon, tandis que son ami, Paul Cézanne, jouait du cornet à pistons. Pour compléter ces souvenirs d’une jeunesse provençale, on trouve également des galoubets, ces flûtes popularisées en Provence, dont on joue d’une seule main, l’autre servant à frapper la peau d’un tambourin allongé. Cette collection se complète d’instruments plus classiques, tels que des violons, une mandoline que l’on retrouve entre les mains de Jeanne ou de Denise.
3Pour compléter le tout, un harmonium tient une grande place dans la salle de billard. Une photographie nous montre Zola en train de jouer, mais nous n’avons aucun témoignage nous permettant de savoir si l’écrivain avait appris le piano. Il est probable que Zola prend la pose pour le photographe plutôt que pour faire entendre ses talents de musiciens.
4Car le plus musicien des écrivains des Soirées de Médan est, sans nul doute, Henry Céard. Wagnérien convaincu, Céard écrira un roman monumental, Terrains à vendre au bord de la mer, dont toute l’action est sous-tendue par la musique de Wagner. Dans cet épais volume, Céard raconte le destin de Mme Trénissan, soprano qui a connu son heure de gloire dans le rôle d’Iseult tiré de l’opéra célèbre de Wagner, Tristan und Isolde. La chanteuse s’enferme dans son rêve de recréer, dans la vie réelle, le destin d’Yseult. Elle s’éprend d’un journaliste, Malbar, qu’elle identifie à Tristan. Mais leur vie, au contraire des héros de l’opéra, tombe dans la médiocrité. Mme Trénissan n’est plus capable de chanter et Malbar est emprisonné dans une impuissance créatrice. Ils vont finir par s’épouser et donner la vie à un enfant. Laguépie, un médecin qui assiste en spectateur à cette déchéance, émet une analyse tout à fait pertinente :
Quel dénouement ! Quelle musique non prévue par Wagner, pensa Laguépie. Tristan ! Yseult, quand finit l’opéra, en les faisant expirer à l’extrémité de la passion et du désir, Wagner leur a épargné l’horreur de se survivre dans une postérité lamentable et tourmentée, au lieu qu’ici, au déclin de l’art et de la vie, tout recommence — moins l’extase2.
5C’est Henry Céard qui conseille Zola pour tout ce qui touche à la musique dans ses romans, notamment pour la rédaction des pages consacrées à l’histoire de la musique dans L’Œuvre. Les deux romanciers auront même le projet d’écrire un opéra ensemble, Héliogabale, en référence à l’empereur romain qui a régné entre 218 et 222. Jusqu’à l’arrivée du compositeur Alfred Bruneau dans la vie et l’œuvre de Zola…
L’Attaque du moulin : genèse d’un opéra d’Alfred Bruneau d’après une nouvelle d’Émile Zola
Si vous saviez comme je pense à mon prochain ouvrage, comme je désire le faire avec vous. Si, dans la partition du Rêve, j’ai pu trouver quelques accents vrais, ils viennent de l’émotion que j’éprouve devant l’humanité de toute votre œuvre et de l’affection reconnaissante que j’ai pour vous. S’il me fallait, à cette heure, me remettre au travail sans vous y avoir de moitié, j’en éprouverais un chagrin énorme et le découragement me prendrait vite, je le sens bien3.
6C’est par cette lettre, envoyée à Émile Zola le 1er juillet 1891, que le jeune compositeur Alfred Bruneau (1857-1934) imagine la composition de son prochain opéra. La saison de l’Opéra-Comique venait de s’achever sur les premières représentations du Rêve, qu’il avait composé d’après le seizième volume des Rougon-Macquart, sur un livret en vers de Louis Gallet, alors librettiste fameux de Massenet, Bizet ou Saint-Saëns.
7Émile Zola avait suivi, non sans intérêt, cette expérience opératique commencée en 1888, surveillant l’élaboration du livret, donnant son avis sur la partition et conseillant le musicien sur le choix des artistes. Son rôle fut simplement celui d’un observateur, alors trop accaparé par l’écriture des derniers volumes de sa série romanesque. Mais il est indéniable que cette première incursion du naturalisme sur une scène lyrique (bien accueillie par le public et saluée par la critique musicale) a frappé l’esprit du romancier, lui qui n’avait jamais directement connu le succès avec ses propres pièces sur les scènes théâtrales parisiennes. C’est pour cette raison que Zola accède tout de suite à la demande de Bruneau, formulée dans sa lettre, et qu’il lui propose d’adapter, pour l’opéra, la nouvelle qu’il avait écrite en 1877 et qui ouvrait le volume des Soirées de Médan : « L’Attaque du moulin ».
8L’écriture du Rêve avait déjà montré les limites d’une collaboration à trois, entre un librettiste accaparé par ses autres activités (et ne travaillant pas assez vite au goût du jeune compositeur pressé de voir son œuvre achevée) et un romancier qui ne peut rester insensible à ce qui se joue sous ses yeux. C’est pour cette raison (mais aussi par amitié pour Alfred Bruneau dont il s’est progressivement rapproché et qui deviendra l’un des membres de son cercle d’amis les plus proches) qu’Émile Zola accepte de jouer un rôle plus important dans la conception d’un nouveau drame lyrique inspiré de son œuvre, tout en conservant la collaboration de Louis Gallet. Dans À l’ombre d’un grand cœur. Souvenirs d’une collaboration, Alfred Bruneau résume d’ailleurs assez brutalement ce choix : « Nous résolûmes de ne pas nous séparer de Louis Gallet, de l’allier derechef à notre destinée4. »
9C’est pourtant Bruneau et Zola, sans le concours du librettiste, qui vont concevoir le scénario entier, à Médan, en juillet 1891. Ce premier projet, en prose, s’il est écrit de la main du musicien (sur un petit cahier comportant vingt-six feuillets remplis sur le recto5), est entièrement conçu par Émile Zola. Ce scénario reprend les personnages de la nouvelle initiale comme le père Merlier, propriétaire d’un moulin dans l’est de la France, sa fille Françoise et Dominique, venu de Belgique, ainsi que les épisodes principaux comme les fiançailles de Françoise et Dominique, l’arrivée des soldats prussiens (nous sommes à l’été 1870), qui s’emparent du moulin, et les combats acharnés qui s’y déroulent. Le drame se resserre autour du personnage de Dominique, à qui les Prussiens demandent d’être leur guide dans la forêt. Ce dernier refuse malgré la menace qui pèse sur lui d’être fusillé s’il n’accepte pas. Parvenant à s’enfuir, il revient au moulin à la fin du drame, lorsque les lieux sont repris par l’armée française. Le père Merlier est mort et le jeune couple demeure saisi au milieu des ruines encore fumantes tandis que les soldats français crient : « Victoire ! Victoire ! »
10Si l’on devait comparer ce scénario à un élément constitutif des dossiers préparatoires des romans de Zola, il se rapprocherait davantage du plan détaillé que de l’ébauche. Il comporte trois actes et cinq tableaux (un tableau au premier acte, un tableau au second et trois tableaux au troisième acte), qui sont détaillés en courtes scènes dans lesquelles Zola pose les grandes lignes de l’intrigue. Le passage du scénario au livret définitif va parfois déplacer les points de vue imaginés par l’écrivain. Ainsi, à la fin du premier acte, lorsque la guerre est déclarée, c’est le père Merlier qui évoque le possible sort de Dominique : « Bah ! Dominique est étranger, il ne partira pas. Et si l’ennemi venait, il serait là pour défendre sa femme6. » Dans le texte final en vers, c’est Dominique lui-même qui parle et qui évoque l’attitude qu’il adoptera : « Je suis flamand, c’est vrai, mais qu’un jour passe / L’ennemi par chez nous, qu’un danger te menace, / Oh ! alors, tu verras7 ! »
11Le scénario permet également à Zola de donner au librettiste et au musicien des points d’appui forts qu’ils pourront développer. Ainsi, les deux lieder qui sont introduits dans l’acte deux, l’un écrit par Zola (« Les Adieux à la forêt ») et l’autre par Gallet (« Lied de la sentinelle »), sont déjà balisés, lors de cette première étape, par le romancier à l’aide d’une didascalie : « Dominique, près de la fenêtre chante la profonde majesté de la nuit, la profonde paix de l’amour. On entend la voix de la sentinelle, très éloignée, chanter aussi un lied bien simple, bien naïf et bien touchant8. » D’une manière générale, les didascalies sont très développées dans ce texte préparatoire à l’œuvre finale et lui donnent un aspect protéiforme, plus tout à fait un plan, mais pas encore une pièce de théâtre aboutie. Plus un texte en vers, mais pas encore un poème en prose… Les prémices de l’introduction de la prose dans le livret d’opéra, quelques années plus tard, sont déjà en germe dans ce texte.
12Si le scénario sert donc de support pour l’écriture du livret par Louis Gallet, il demeure bien mince. Tel qu’il est conçu, il n’est qu’une pure succession de faits. Il lui manque la portée symbolique qui fait l’essence même du nouveau courant musical qui se fait jour : l’opéra naturaliste. Malgré tout, le librettiste peut se mettre au travail et, après en avoir discuté la marche générale avec Alfred Bruneau, il commence l’écriture du premier acte le 5 août 1891 et promet de rendre son travail pour le 10 septembre. Il envoie finalement son texte le 19 septembre, non sans avoir été tancé, quelques jours auparavant, par le compositeur impatient de se mettre au travail : « Mille regrets de n’avoir pas encore reçu le premier acte si désiré. Je compte sur votre amitié pour me l’envoyer très promptement. […] J’ai le grand désir de me mettre au travail9. » Alfred Bruneau semble moyennement satisfait du travail de Gallet et envoie aussitôt ce premier acte à Zola qui se trouve alors à Biarritz, avec ce commentaire : « Évidemment, certaines choses de la version de Gallet demandent à être modifiées et entre autres, il me semble, la partie archaïque de la cérémonie des fiançailles. Ce n’est pas ça du tout. Je crois que certaines parties sont bien, à part quelques mots ridicules10. » Le romancier relit immédiatement le travail de Louis Gallet et le renvoie au musicien le 25 septembre. Il apporte des modifications à quelques vers, mais, surtout, il réécrit un passage entier, le « morceau sur la guerre11 », qui peut être considéré comme la première contribution d’Émile Zola à l’écriture d’un livret d’opéra.
Marcelline, très frappée
Ah ! la guerre, l’horrible guerre !
Je l’ai vue ! Oh ! oui ! j’en ai trop souffert !
C’est le châtiment de la terre
Que Dieu punit par la flamme et le fer !…
Les cavaliers lâchés au travers des vallées,
Écrasant les moissons,
Les grands blés mûrs, les avoines foulées,
Sous l’enragé galop des bêtes fouaillées,
Qui traînent les canons.
Les toits incendiés, le sang et le pillage,
Tous les travaux anéantis.
La mort du pauvre monde et le deuil au village…
Ah ! la guerre, je la maudis !
Vous les avez connus, vous tous, mes deux grands fils,
Jean, Antoine, tous deux vaillants à l’ouvrage,
Et pleins d’un si mâle courage,
Quand la guerre me les a pris !
Je les revois encore dressant leur haute taille…
Ils sont tombés dans la même bataille.
En un moment, tous deux, la mort les a fauchés.
Je ne sais même pas où leurs corps sont couchés…
Oui, la voilà la guerre12 !
13Cet air est chanté par Marcelline, personnage qui n’existe pas dans la nouvelle initiale ni dans le scénario en prose. Ce personnage est imaginé par Zola afin de dépasser la simple énonciation des faits guerriers. Il s’agit de mettre en place un chœur antique qui commente l’action et en explique tous les enjeux implicites. C’est par l’intermédiaire de ce personnage que le scénario initial, purement factuel, prend toute sa dimension symbolique. Marcelline prend en charge ce rôle symbolique, dénonçant les horreurs de la guerre en prononçant ces ultimes mots de l’opéra : « Oh ! la guerre ! Héroïque leçon et fléau de la terre13 ! »
14De son côté, Zola n’attend pas son retour à Paris pour retoucher le livret de Gallet. Il l’écrit de manière directe à Bruneau : « J’ai seulement changé la ronde et refait le morceau sur la guerre. Vous verrez si cela peut marcher ainsi14. » Il s’en explique également à Gallet, mais en prenant davantage de précautions pour faire accepter ces modifications au librettiste :
Mon cher Gallet, Bruneau m’a envoyé votre premier acte qui m’a absolument ravi. Je me suis seulement permis de refaire la ronde dont le symbolisme ne me plaisait pas beaucoup. J’ai préféré la mettre dans plus d’humanité. Et j’ai aussi accentué un peu le morceau de Marcelline sur la guerre. Enfin, vous verrez. Vous savez que nous nous entendons toujours. Je répète que le premier acte est superbe et d’un grand effet.
15Bruneau va insister en écrivant lui-même à Gallet : « Je le trouve [le premier acte] absolument bien ainsi. La ronde est plus précise et la tirade de Marcelline va me donner un beau développement lyrique. Vos premières scènes sont aussi très, très bien. Zola en est tout à fait ravi et moi enchanté. »
16Malgré toutes les précautions que l’écrivain et le musicien peuvent prendre, toutes les louanges qu’on lui sert, il est indéniable que Zola n’a pas simplement corrigé quelques vers de Gallet comme il l’avait fait avec Le Rêve. Il réécrit complètement certaines parties comme ce morceau de Marcelline sur la guerre, connu tout au long du xxe siècle comme « L’air de la guerre », souvent chanté en récital.
17Il en ira ainsi, sur un mode crescendo, pour chacun des actes que Gallet aura de plus en plus de mal à écrire et mettra de plus en plus de temps à livrer : un mois pour écrire le premier acte, six mois pour écrire le deuxième. Lorsque Zola le reçoit en mars 1892, Bruneau est à Hambourg pour assister à la création du Rêve sous la direction de Gustav Mahler. Il en remercie aussitôt Gallet en se montrant assez satisfait : « Je vais simplement m’amuser à y refaire quelques vers15. » Refaire quelques vers ? Voire ! Dans une lettre du 22 avril, Zola renvoie à Gallet le second acte. Il y a retiré deux chœurs de soldats dans la coulisse, jugés fâcheux, et les a remplacés par ces deux vers mémorables dans l’histoire de l’opéra français : « Mort à qui nous résistera ! Hourra ! hourra ! hourra ! » Et il annonce d’ores et déjà que, lorsqu’il aura un peu plus de temps, il réécrira d’autres passages, le début de la scène II (tirade de Françoise) ainsi que les stances de Dominique, connues sous le titre des « Adieux à la forêt », le grand morceau de bravoure de l’opéra, immortalisé au xxe siècle par le ténor Georges Thill et repris plus récemment par Roberto Alagna.
18Ce passage du livret, dans lequel Dominique passe sa dernière nuit avant d’être fusillé par les Prussiens, mérite que l’on s’y arrête un instant. Se présentant sous la forme de quatre quatrains, écrit en alexandrins, le poème porte déjà en lui le rythme que la musique va lui instiller. Pour cette scène de lamentation et de nostalgie, Zola choisit un rythme pesant que Bruneau met en musique par une palette d’instruments graves, utilisant les cors dans leur registre le plus bas. Mais Zola, toujours soucieux du rythme, va dans la troisième strophe adopter un tempo plus martial pour dépeindre la détermination de Dominique à mourir. On assiste à une héroïsation du personnage, que Bruneau va illustrer par une accélération du tempo sur le vers 9 (« Et, si, demain, je suis fusillé dès l’aurore ») que Zola a voulu plus saccadé pour ensuite élargir sur la fin du vers 10 (« Que ce soit sous tes pins, tes frênes, tes ormeaux ») et s’appesantir, créant ainsi un effet de montée dramatique.
19Si donc Zola n’est pas encore librettiste, la figure de Gallet passe progressivement au second plan, à tel point que Bruneau, dans sa lettre à l’écrivain du 16 mai 1892, semble oublier qui est le librettiste : « Je travaille avec grande ardeur, grand bonheur, grand courage et je vous remercie de tout mon cœur de me donner une si belle pièce et de me permettre ainsi de m’inspirer de l’affection et de l’admiration que j’ai pour vous16. »
20Quand Zola envoie à Bruneau et Gallet les « Adieux à la forêt », Bruneau se montre enthousiaste : « Je suis ravi des deux morceaux que vous m’envoyez. L’un va admirablement pour le meurtre de la sentinelle et l’autre donnera à Dominique une belle chose à chanter, si ma musique n’est pas trop indigne de vos vers17. » De son côté, Gallet est beaucoup plus réservé, attendant l’occasion d’une rencontre pour donner son sentiment, plaidant pour ses propres vers. Finalement, ce sont les vers de Zola qui seront retenus. La rupture avec Gallet n’est pas loin. Celui-ci promet les deux derniers actes pour la fin du mois de mai, il faut attendre le 5 juillet pour recevoir le 3e acte et « apaiser la faim de notre compositeur » ainsi qu’il l’écrit à Zola18. Ce dernier ne s’entoure plus de précautions oratoires pour dire ce qu’il en pense : « Je le trouve un peu court, un peu sec, mais c’est à notre musicien à l’emplir d’un flot de musique géniale19. » La réponse de Gallet ne se fait pas attendre et, dans une longue lettre, il justifie sa conception de l’œuvre et de la place même du livret dans un opéra :
Le noyau est petit, c’est certain ; mais il faut qu’il soit enveloppé d’une pulpe épaisse et savoureuse. J’ai marché dans votre voie et je crois qu’elle est bonne, étant celle du drame vivant et poignant. Au musicien, maintenant, de créer l’atmosphère symphonique qui convient à ce drame. C’est la pulpe de ce noyau. Il le fera, et il y ajoutera une grande envolée lyrique, ou bien il ne sera qu’un animal à déclasser. Il faut que l’oraison funèbre de la sentinelle soit un chef-d’œuvre musical émouvant jusqu’aux larmes, ou qu’elle ne soit pas !
Le 1 et le 2 sont d’une musicalité incontestable. Le 3, sec, est du drame pur, commenté par la symphonie.
Le 4 doit être la synthèse de tous ces éléments. C’est pourquoi j’ai mis par terre ma première construction de cet acte, parce qu’il ne venait pas à moi tel que je le rêve.
[…] Bruneau nous fera entendre ce qu’il a fait.
Ma crainte, entre nous, est qu’il ne fasse pas assez simple. Les personnages me semblent lui apparaître extrêmement grossis. Or, être gros, ce n’est pas être grand. Être simple, au contraire, quelle grandeur cela sonne parfois20.
21Gallet semble ici se placer du côté de l’ancienne école des librettistes, de celle qui ne met pas le livret en avant et qui compte sur le compositeur pour combler les lacunes ou les faiblesses du texte. Davantage par manque de travail d’ailleurs que par manque de talent21. Or, ce n’est pas dans cette optique que travaillent Bruneau et les musiciens de sa génération. Ceux-ci ont besoin d’un texte fort, écrit avec génie afin que la musique puisse en souligner toutes les beautés. C’est le texte qui doit donner à la musique tout son caractère et non l’inverse. L’écriture du quatrième acte prendra donc tout l’été avec de nombreuses négociations entre les trois hommes. La situation est tellement complexe que la correspondance semble ne plus devoir suffire pour régler les problèmes et que les entrevues à trois se multiplient afin d’établir définitivement le texte. Un personnage de mendiant que Zola souhaite, mais que Gallet refuse est au centre d’une querelle épistolaire au cours du mois de septembre, alors que Zola voyage dans le sud de la France. Zola maintient son personnage et s’en explique de cette manière à Gallet : « J’ai remis mon mendiant, auquel je tiens pour des raisons d’homme de théâtre (!) que je vous expliquerai22. » Ce « je vous expliquerai » trahit l’insuffisance des mots pour dire ce que l’écrivain pense du métier de dramaturge. La réponse de Gallet se fait sur le même ton : « Le mendiant n’était pas venu à moi. […] Et c’est précisément pour cause de longs services dans le vieux théâtre que je le mettais à la retraite23. »
22Dernier camouflet pour Louis Gallet : celui-ci s’inquiète du lied de la sentinelle dont il ne sait que faire. La réponse vient, bien maladroitement, de Bruneau :
Ne vous inquiétez pas pour le moment du lied. Nous le verrons ensemble à Paris. Ce n’est pas pressé d’ailleurs. Céard s’est amusé pendant notre séjour à Médan, à improviser des paroles sur la musique et d’après le texte même de la mélodie allemande. Nous pourrons peut-être nous en servir24.
23À cette date, Gallet s’est vu confisquer son livret à tel point que c’est Zola qui propose d’en faire tirer quelques exemplaires chez Charpentier afin d’en faciliter les auditions, la première d’entre elles ayant lieu à l’Opéra-Comique le 13 novembre 1892. Rien ne dit que Gallet y assiste. Suite à cette audition, Zola modifie encore quelques vers, qu’il envoie à Bruneau dans une lettre du 16 novembre. Louis Gallet est définitivement oublié. Émile Zola est devenu librettiste à part entière.
La réaction des écrivains des Soirées de Médan
24À la suite de la première représentation de L’Attaque du Moulin, à l’Opéra-Comique, le 23 novembre 1893, les jugements les plus critiques sont adressés à la nouvelle de Zola qui a servi de canevas au drame lyrique. Et ce sont les premiers fidèles du romancier, les auteurs des Soirées de Médan, qui sont les plus sévères à l’égard de leur maître, dont ils ont, depuis longtemps et à l’exception de Paul Alexis, abandonné le chemin qu’il leur avait tracé. C’est Jules Huret qui, dans Le Figaro du 24 novembre 1893, publie les réactions des anciens des Soirées de Médan25. Face à cette attaque en règle, le journaliste propose à Zola un droit de réponse que ce dernier dédaigne, ne voulant pas attiser davantage la polémique :
Répondre, grand Dieu ! fouiller dans le tiroir aux vieilles lettres d’amour, remuer la poussière sacrée des tombes ! Ah, non ! mon cœur saignerait trop ! Mes vieux amis des Soirées de Médan ont tous un très grand talent que j’admire. Je les ai beaucoup aimés et je les aime beaucoup26.
25Au règlement de compte public, Zola préfère les explications épistolaires. Céard écrit à Zola afin de préciser ses paroles dans la presse et donner une opinion plus fouillée et moins caricaturale :
Je n’ai pas voulu vous voir hier, parce que je n’étais pas au niveau de l’enthousiasme apparent. Aujourd’hui je puis vous parler […] avec des impressions de spectateur simple et désintéressé. […] [La musique séduira] moins par ses qualités intimes que par son aspect ordinaire et son allure convenue. […] Au fond, dans l’œuvre d’hier, Bruneau est à Massenet et à Wagner ce que dans son temps Maillart fut à Boïeldieu et à Meyerbeer. Il écrit ses Dragons de Villars, une œuvre intermédiaire, méritante et moyenne. Ce fut mon impression première lors de l’audition au piano, et la représentation d’hier m’affermit dans mon sentiment. […] Il ne faut pas oublier que c’est là seulement sa troisième partition […]27.
26La réponse de Zola est brève et coupe court à toute discussion critique : « Je n’ai ni le temps ni le cœur de discuter. Puis, je deviens vieux, décidément ; car ces questions théoriques me passionnent moins, et je suis tout bêtement heureux du succès d’un ami. »
27Léon Hennique est peiné par cette polémique stérile qui se fait jour dans la presse et assure Zola de son amitié : « J’espère, mon bon ami, que malgré certaines dissidences inévitables — à l’exemple de Huret, qui n’est cependant guère tendre ! — vous aurez mieux compris, vous, et n’avez pas mis en doute ma très sérieuse amitié et mon admiration pour vous28. »
28Finalement, Émile Zola prend conscience que les années de combats littéraires font définitivement partie du passé. L’Attaque du moulin à l’Opéra-Comique scelle le destin de l’aventure littéraire lancée en 1880 avec Les Soirées de Médan, constat fait par le romancier lui-même :
Vous n’imaginez pas combien je suis bousculé. Cette Attaque du moulin, dont je n’étais que dans la coulisse, m’a causé toutes sortes de dérangements. Heureusement que c’est un gros succès et que la pièce fait de belles recettes. […] J’ai eu quelque chagrin des interviews des quatre survivants de Médan ; non pas que ces confessions m’aient surpris, car je connaissais le fond des cœurs ; mais cela m’a fait de la peine au point de vue esthétique, car il y a toujours de la mélancolie à voir une légende mourir29.
Georgette Leblanc, émergence d’une chanteuse lyrique
29L’audace du directeur de l’Opéra-Comique, Léon Carvalho, est de faire débuter, dans L’Attaque du moulin, une jeune chanteuse, Georgette Leblanc (sœur de Maurice Leblanc et future égérie de Maurice Maeterlinck), pour incarner Françoise, en accord avec Alfred Bruneau, qui juge qu’elle possède « une jolie voix, l’intelligence et une nature ». Rappelons que Georgette Leblanc est née à Rouen le 8 février 1869, dans une famille de bourgeois aisés, grâce à la fortune personnelle de la mère, Blanche Brohy, et du travail du père, Émile, d’abord négociant, devenu armateur aux affaires florissantes.
30Les auditions pour le rôle de Françoise se déroulent quelques mois avant la création à l’Opéra-Comique. Émile Zola et Alfred Bruneau y assistent. Le compositeur se souvient de cette audition :
Carvalho voulut distribuer tout de suite les principaux rôles. […] Celui de Françoise revient à Georgette Leblanc, complètement inconnue alors, qui captiva notre attention en chantant au lieu d’un air du répertoire, des lieder de Schubert et de Schumann, l’Adélaïde de Beethoven, et atténua ainsi la vague frayeur que nous causait l’originalité exagérée de ses robes, de ses chapeaux et de ses allures30.
31Bruneau va donc souvent travailler le rôle avec elle et demeure séduit par son joli talent :
J’ai été chez Madame Leblanc et elle m’a chanté la moitié de son rôle, qu’elle sait déjà presque par cœur. Elle est surprenante dans les parties de grâce et de charme. C’est, d’ailleurs, le premier acte, qui est dans cette note-là, qu’elle a le plus étudié. Les passages de force sont moins d’aplomb. Je crois décidément qu’elle sera extrêmement remarquable et curieuse31.
32Si tout se passe donc bien sur le plan artistique, il n’en va pas de même sur le plan juridique. En effet, le mari de la jeune chanteuse signifie à Carvalho, le 7 septembre 1893, l’interdiction qui est faite à son épouse de chanter à l’Opéra-Comique, étant liée par d’autres engagements. Ce contretemps remet en cause la première de la pièce, mais Carvalho passa outre à cette interdiction et le mari, de toute façon, après un référé, ne semble plus avoir la possibilité juridique d’intenter un procès à l’Opéra-Comique, qui peut, ainsi, l’engager régulièrement. Après quelques jours d’interruption, Georgette Leblanc reprend les répétitions, à la grande satisfaction de Bruneau, qui juge « qu’il y a des choses qu’elle dit d’une manière ravissante et d’autres où elle est un peu sèche ». Mais son impression est excellente : « Elle sera extrêmement remarquable, à la condition de pouvoir venir bientôt travailler chaque jour avec Piffaretti [le répétiteur au piano] ».
33Au lendemain de la première représentation, la presse sera assez sévère avec Georgette Leblanc, notant qu’elle est une débutante, dont la voix est encore mal assise et qui manque d’expérience. Qu’importe, à 24 ans, la chanteuse s’est imposée sur une des deux premières scènes françaises. Malgré ses maladresses, donnant la réplique à des chanteurs plus confirmés, elle a contribué à la réussite de cet opéra. Maurice Leblanc, son frère, apporte les journaux avenue Victor-Hugo, où elle réside. De son lit, Georgette l’entend dire à la bonne : « Voilà les journaux, Eugénie. Ils parlent tous du triomphe de Georgette32. »
***
34À Médan, la musique a continué de résonner bien après la mort de Zola. En effet, tous les premiers dimanches d’octobre se déroule le traditionnel pèlerinage, où se réunissent, dès 1903, les amis du romancier, des personnalités des mondes littéraire, artistique et politique. À cette époque, entre les discours prononcés, la musique tient toute sa place. Comme le 3 octobre 1909, où la musique du 1er Génie exécute La Marseillaise, puis le Prélude de L’Enfant-Roi, opéra de Bruneau sur un livret de Zola, avant qu’André Antoine ne lise, avec une simplicité émouvante, « La Mort de Flaubert », écrit par Zola. Le pèlerinage s’achève, comme on l’écrit dans le Bulletin de l’association Émile Zola, « sur les superbes accents de la Marche héroïque des Troyens. L’exécution du magnifique morceau de Berlioz a été impeccable. On applaudit l’excellent chef et ses vaillants musiciens. »
35Cette tradition de mêler la musique aux discours s’est aujourd’hui perdue lors du Pèlerinage annuel. C’est pourquoi nous avons tenu à rappeler à quel point la musique fut importante, dans la vie et l’œuvre de Zola, et comment elle résonna de diverses manières grâce aux Soirées de Médan.