Colloques en ligne

François Delolme

Paul Alexis, l’un et le multiple

Paul Alexis: the one and the many

1Dans son fameux article du Gaulois d’avril 18801, Guy de Maupassant dépeint une histoire singulière : il raconte de façon personnelle les circonstances de la création du recueil des Soirées de Médan. Il en livre une version absolument charmante. Oisiveté, plaisanteries anodines, discussions littéraires, récits narrés de bonne grâce : tous les membres du groupe participent à l’harmonie et à l’enthousiasme collectifs. Ils vont tous dans le même sens, ils font cause et front communs.

2Tous, sauf un.

3Dans le cénacle, il y a un rabat-joie, un trouble-fête. C’est Paul Alexis qui, par ses actes et ses paroles, détonne dans le tableau. En effet, il renâcle à l’idée de faire un conte : « Paul Alexis, prétendait qu’un conte écrit est très difficile à faire. » Il met quatre fois plus de temps que les autres pour proposer sa nouvelle, alors même que, passant en dernier, il a bénéficié d’une période de préparation supplémentaire : « Paul Alexis nous fit attendre quatre jours, ne trouvant pas de sujet. » Il esquisse un texte mi-cocardier, mi-écœurant (« Il voulait nous raconter des histoires de Prussiens souillant des cadavres »), qui tranche avec l’atmosphère et le contenu des productions précédentes. Il subit alors les foudres de ses camarades, qui l’incitent à changer de thème, à achever au plus vite son texte, à, pour ainsi dire, bâcler sa tâche.

4Alain Pagès l’a bien montré dans son ouvrage consacré au groupe de Médan2. L’article de Maupassant est le pur fruit de sa fantaisie. Il a construit une légende dorée sur cet épisode. Dans la réalité, les choses n’ont pas été ainsi. Elles ont eu lieu ailleurs, à un autre moment, elles se sont déroulées de façon différente. Et notamment en ce qui concerne Alexis.

5On sait qu’il n’a pas remis son travail quatre jours après, mais bien deux mois plus tard, au grand dam d’Henry Céard, exaspéré de sa lenteur et de sa paresse3. On peut aussi affirmer qu’il n’a pas eu l’idée d’écrire une nouvelle à la Déroulède, patriotique et militariste, tant ses convictions personnelles le portent à la détestation de l’armée, à l’abolition des frontières et à l’entente entre les peuples4.

6Surtout, comme le montre une lettre à Émile Zola5, Paul Alexis n’a pas réalisé sa nouvelle à la va-vite, sous la pression de ses pairs. Il a voulu bâtir une œuvre réfléchie et élaborée. Il a travaillé à un texte de combat qui tient du manifeste et qui développe en acte les perspectives naturalistes. Il a mis en pratique et en histoire les principes de la position qu’il défend.

7En s’appuyant sur une opposition récurrente entre l’un et le multiple qui court tout au long de sa nouvelle « Après la bataille6 », on va développer et défendre une double perspective. D’une part, Alexis propose un véritable catéchisme naturaliste qui applique méticuleusement les canons de la doctrine prônée par Zola. D’autre part, le texte offre le point de vue singulier d’Alexis sur la littérature à suivre, telle qu’il l’appelle de ses vœux, telle qu’il pense qu’elle doit être.

Observation, classement, analyse

8Tout d’abord, il convient de rappeler rapidement le contenu d’« Après la bataille », qui n’est certes pas l’œuvre la plus fameuse, ni la plus réussie des Soirées de Médan. L’action se déroule la nuit, après une journée d’intenses combats. Gabriel Marty, un soldat blessé au pied, se retrouve tout seul, isolé au bord d’une route. Il est recueilli par une jeune aristocrate, Édith de Plémoran, qui conduit une charrette. Celle-ci est venue sur le théâtre des opérations pour chercher le cadavre de son mari, officier mort durant la campagne. Après quelques péripéties, quelques cahots, les deux personnages, Édith et Gabriel, finissent dans les bras l’un de l’autre, à l’arrière de la carriole.

9Paul Alexis emploie ce schéma narratif assez simple pour traduire en texte les préceptes de la méthode naturaliste. Il se place scrupuleusement dans les pas de Zola, son maître et ami. Donc, à son exemple, il observe, il scrute les rapports humains et sociaux. Il fait l’exacte « anatomie des classes et des individus pour expliquer les détraquements qui se produisent dans la société7 ». Dans « Après la bataille », Alexis se concentre sur les deux protagonistes. Il explore leur désarroi initial, leur relation naissante ; il plonge de manière répétée dans les multiples replis de leur histoire personnelle. Cela lui permet, toujours en application des idées zoliennes, de produire un relevé, un recensement des caractéristiques des héros. De cette matière il réalise une étude à la fois organisée, pénétrante et minutieuse.

10Cette analyse l’amène alors directement à faire émerger une notion essentielle, un élément qui cimente pour Alexis une partie de l’univers social au temps de la guerre franco-prussienne. L’auteur révèle une idée centrale qui innerve tout son texte : l’idée générale du devoir. Et il découpe ce devoir en trois sections distinctes : le devoir militaire, le devoir familial et le devoir religieux.

11Le premier, chez Alexis, ne tient pas au groupe, mais bien à l’individu. L’armée est une expérience personnelle. Il faut que le troupier, de lui-même, accepte les ordres et monte à l’assaut, quoi qu’il en coûte : l’obéissance donne à chaque soldat l’opportunité de prouver son courage et de manifester son sens de l’honneur. Gabriel Marty voit seulement dans l’attaque à laquelle il participe une sorte de test qui révèle sa valeur intrinsèque et son niveau d’héroïsme. Le texte précise :

C’était de l’impatience, un furieux désir qu’elle ne se fît pas attendre plus longtemps cette première décharge qui le fixerait sur sa bravoure, qui le ferait tomber évanoui de lâcheté nerveuse, ou qui le transporterait de la surexcitation des héros. (p. 259)

12La bataille n’a aucun sens par elle-même, elle n’est là que pour jauger le personnage et lui dévoiler ses aptitudes.

13Le deuxième type de devoir s’inscrit dans l’univers familial. Il cherche à conserver la solidité de l’institution, le respect des convenances et le culte des règles ancestrales. Édith de Plémoran ne peut s’en extraire et ainsi ne se questionne pas sur la validité de ce qui lui est imposé. Elle épouse Trivulce de Plémoran, son cousin germain, de quinze ans son aîné, un être veule, stupide, sadique en général, violent avec elle. Elle lui a été promise et elle l’accepte. Il n’y a pas d’alternative à ce mariage, même si c’est une malédiction.

14Le troisième type de devoir a trait au monde religieux. Parcouru d’interdits et de servilité, il appelle aux répétitions machinales des prières, aux études vaines et à l’amour du prochain, ou, pour Gabriel Marty, à l’amour assidu de la prochaine. En effet, ce dernier est devenu prêtre non par vocation, mais pour faire plaisir à sa mère, et par déception sentimentale. Il sait que les relations charnelles lui sont interdites. Il s’en console en écoutant avec une grande perversité les confessions piquantes de ses paroissiennes8. D’une certaine façon, c’est un jouisseur qui se délecte des élans voluptueux chuchotés dans le secret du confessionnal.

15Le devoir, sous cette triple forme, structure une société codifiée et traditionnelle où chacun a sa place, sa fonction et son champ d’action. Tous remplissent leur tâche le mieux possible dans les limites que la Providence ou les circonstances leur ont assignées.

16Ce conformisme, constate Alexis, a ses avantages. À celui qui s’y réfugie, il apporte certitude et confort. Édith connaît son rang, affirme son appartenance à la noblesse et sait se comporter hautement en toutes occasions.

17Mais ce conformisme est aussi une maladie sociale, il a des effets délétères. Il mécanise l’être humain dans des routines abrutissantes et sans signification. Il étouffe l’individu dans des dogmes asphyxiants. Et, bien évidemment, Alexis critique la soumission à ces principes. Il dénonce l’absurdité de certaines décisions, l’hypocrisie générale qui les sous-tend et la déliquescence, enfin, à laquelle elle conduit. Gabriel Marty s’interroge ainsi : pourquoi attaquer un mur crénelé à poitrine découverte, alors qu’une batterie de canons, en réserve, pourrait l’abattre d’un seul coup ? En résulte un carnage.

18Le même personnage nous dévoile, par la suite, toute la mesquinerie des prêtres qui l’accusent de pratiques malsaines (ce qui est vrai, au passage, comme on l’a vu), parce qu’il a détourné d’eux à son profit quelques dévotes de la bonne société locale.

19Quant à Édith de Plémoran, elle souffre dans une famille qui est un florilège d’excès et de disgrâces. Elle est compressée entre son oncle mutique et podagre, et sa tante effrayante, anguleuse, qui partage son temps entre la chapelle, la compote, l’élevage de perruches et de roquets. Tout ce petit monde cohabite dans l’atmosphère sombre et rance d’un château en ruines.

20Ainsi, dans cette nouvelle, Alexis livre combat. Il appelle à la fin d’une époque et souligne dans le même temps que sous l’apparent monolithe du devoir se cachent des failles qui empêchent une vie saine et équilibrée. À trop rester dans la rigidité de règles périmées, les personnages tombent dans des situations insupportables, se conduisent comme des morts-vivants qui se persuadent à tort qu’ils font bien et juste. Par exemple, Édith se sent enterrée vive lors de son mariage. Elle se réjouit plus tard, précise l’auteur, de la disparition de son époux, et cela pour un motif curieux : « parce qu’il était mort sur le champ de bataille, comme un Plémoran doit mourir. Elle ne pensait plus qu’à ce mérite et il lui semblait presque qu’elle avait aimé le baron » (p. 274).

21Pour Alexis, deux agents peuvent soigner cette sclérose sociale, et par voie de conséquence produire une société moins routinière, moins arriérée. L’un est conjoncturel : il s’agit de la guerre. Ce type d’événement fonctionne comme un catalyseur. Sa brutalité, les conditions qu’elle fait naître tendent à rendre caducs les codes en vigueur. Dans le texte, le conflit jette un brouillard sur leurs fondements et les dissout. La somme des devoirs s’efface devant d’autres nécessités plus impérieuses : la nature et la vie.

22Ainsi, le cercueil qui contient le corps de Monsieur de Plémoran est petit à petit désacralisé au cours de la nouvelle, pour devenir un coussin destiné au repos, puis une desserte nécessaire aux soins de Gabriel blessé :

Mais, où déposer son attirail ? Une large caisse en bois blanc ne se trouvait-elle pas là, devant ses mains, comme tout exprès ? Sans balancer, elle étala sa pharmacie sur le cercueil, qui lui fut aussi commode qu’une table. Même, à un ressaut de la charrette, un peu de l’eau qu’elle avait versée sur l’éponge dans un grand plat se répandit. Et, entre les planches mal jointes, quelques gouttes de cette eau durent asperger les restes du zouave pontifical. (p. 285)

23L’autre force qui permet de remettre en cause le système, c’est, bien sûr, la littérature naturaliste. En effet, elle révèle les incohérences du monde, les mille contradictions des rapports humains figés. Elle offre un examen précis de leurs différentes strates et en désigne toutes les erreurs. Mais contrairement à la guerre et son lot de sang et de fureur, elle ouvre des perspectives nouvelles et positives. En posant un diagnostic, elle invite à trouver des solutions, des transformations pour rendre la vie plus acceptable. Cette croyance dans l’effet bénéfique de la littérature est un des piliers, un des axes de la pensée de Paul Alexis.

Méthode, expérimentation, résultats

24Sur les traces de Zola, Paul Alexis montre donc à son lecteur les fondements et les résultats de l’approche naturaliste. Il présente les bases de l’analyse, il met en relief les apports et les conclusions intéressantes que l’on peut en tirer. Mais il ne s’arrête pas en si bon chemin. Il ne se cantonne pas au premier volet de la doctrine. Il va jusqu’au bout de la démarche proposée par l’auteur du Roman expérimental. Il donne par son texte une véritable expérience, telle qu’elle est décrite dans cet ouvrage théorique. Élève appliqué, il lance un exercice de vérification rigoureux, il procède à un travail de laboratoire.

25Dans « Après la Bataille », l’héroïne se nomme Édith baronne de Plémoran. Or, dans la géographie réelle, le village de Plémoran n’existe pas. Nulle part il ne semble y avoir de Plémoran. Toutefois, dans la géographie littéraire, on trouve un Plémoran dans un roman de l’abbé Joseph Doucet qui s’intitule Les Tentations d’un curé de campagne 9, ouvrage paru en 1863.

26Ce roman a de très nombreux points communs avec la nouvelle d’Alexis. Un jeune prêtre s’installe à Plémoran, petite paroisse bretonne en bord de mer. Très apprécié, il mène son ministère avec pondération et toutes ses ouailles reconnaissent sa valeur. Il intervient avec succès dans les affaires des nobles locaux pour démêler une situation amoureuse délicate : la fille du marquis est éprise de son cousin germain et ce sentiment est réciproque. Toutefois, un événement va bouleverser la vie du jeune ecclésiastique. Son frère meurt et sa veuve, âgée d’une vingtaine d’années, vient habiter à Plémoran, dans l’espoir de trouver un réconfort moral et spirituel auprès de son beau-frère prêtre. Une affection très prononcée naît entre les deux personnages. Tourmenté par les affres de l’amour, le curé se demande s’il ne va pas quitter les ordres. Grâce à la prière, à sa force intérieure et à la vigueur des convenances, il ne succombe pas. Il renonce à sa belle-sœur, la marie à un aristocrate et part dans les missions cochinchinoises. La foi et la grandeur d’âme ont vaincu la nature et l’inclination. L’opiniâtre probité triomphe de tout.

27On perçoit beaucoup de similitudes nettes entre les deux œuvres. Ainsi, pêle-mêle, on retrouve la Bretagne, le mariage intrafamilial, la veuve, les charmes de la jeune femme qui agissent sur le prêtre, le désir impétueux… En revanche, il n’y a rien de commun dans le dénouement, tout à l’opposé.

28Alexis paraît s’être saisi de la substance de cette intrigue édifiante pour démontrer de manière naturaliste que la foi ne peut absolument pas vaincre la nature. Il semble avoir voulu prouver que les conclusions de cet abbé Doucet, mort à Levallois en 187910, étaient erronées. Bien plus : contraires à toute cohérence, à toute réalité. Pour cela, il dessine un protocole complet en faisant appel autant à la biologie qu’à la physique.

29Il inscrit, tout d’abord, son expérimentation dans un temps et un espace délimités. Une nuit d’hiver, de 8 heures du soir à 5 heures du matin. Le pas du cheval qui traîne le véhicule donne le tempo, la cadence des différentes phases. Le lieu est extrêmement clos, réduit : l’arrière d’une charrette encombré d’un cercueil.

30Ensuite, Paul Alexis a introduit des personnages avec des caractéristiques très tranchées, et surtout qui se répondent. Ce sont des êtres qui ont des points communs, de fortes ressemblances. Ils sont faits du même métal et se trouvent dans des situations parallèles.

31En premier lieu, ils partagent une façon identique de penser et de réagir. L’auteur s’applique à retranscrire leurs émotions, leurs idées, leurs sentiments. Et que ce soit Édith ou Gabriel, tout se passe en eux à très grande vitesse. Les changements de leur esprit sont très rapides. On court d’une impression à une autre sans transition et parfois sans logique. Leur conscience marche par fulgurances. Un seul exemple parmi un bon nombre : Gabriel Marty, couché dans la charrette, en quelques minutes éprouve de l’envie, de la reconnaissance, du secours, du réconfort, de la tristesse, de la distraction, de l’angoisse et de la douleur. Les protagonistes ne se tiennent point de grands discours. Ils sont traversés par mille pensées éparses.

32En un second lieu, l’un et l’autre sont jeunes, enfantins suggère l’auteur, et l’un et l’autre se trouvent frappés durement par les vicissitudes de la guerre. Gabriel est mal en point, blessé au pied et sans repère, ni certitude. Édith doit rentrer à Plémoran, mais ne sait pas comment. Elle craint les pillards et redoute encore davantage la réaction de son oncle et de sa tante à la nouvelle de la mort de leur fils11. Ils ont, de fait, tous deux une grande appréhension de l’avenir.

33Et, en dernier lieu, les deux personnages ont un parcours érotique comparable. Ils ressentent une véritable obsession physiologique pour les relations charnelles. Cependant, ils ont été tous les deux déçus, ou par leur partenaire, ou par leurs premiers émois : le prêtre transfère sur la Sainte Vierge ses sentiments empêchés pour sa voisine d’en face, la baronne se lance dans des chevauchées débridées, mais inopérantes, pour prendre part à la nature en rut. Et, contrariés, ils se sont tous les deux réfugiés dans les méandres de leur imagination, rêvant plutôt que vivant des voluptés inouïes. Gabriel aspire à un paradis peuplé de femmes et de stupre ; Édith se jette dans des lectures pornographiques qui lui échauffent les sens et font émerger la bête en elle.

34Alexis de cette façon marque la supériorité de la biologie et de la physiologie sur toute autre disposition. Chez lui, au-dessus de l’esprit s’affirment le corps et ses besoins.

35À côté de ces nombreux points communs, Édith de Plémoran et Gabriel Marty ont aussi de vastes différences. Ils sont même aux antipodes l’un de l’autre.

36Ainsi, ils appartiennent à un milieu social opposé. La première est une aristocrate de vieille souche, habituée à commander à ses domestiques ; le second est un humble curé de campagne qui connaît son rang.

37En outre, ils ont des tempéraments antinomiques. L’abbé Marty est doux, chétif, craintif. On nous dit qu’il a quelque chose de féminin dans son aspect, son maintien, ses attitudes. La baronne est brusque, masculine ; elle n’admet pas la contradiction. Elle s’attache à Gabriel seulement parce qu’il est blessé, diminué et que cela met en valeur sa force et son héroïsme12.

38Dernier trait, le plus marquant… L’une exprime l’activité, la violence, la décision, l’énergie positive. Ses objets dans la nouvelle, ce sont le fouet dont elle use pour faire trotter son cheval et le pistolet pour se protéger elle-même des dangers. L’autre trahit la candeur, la petitesse, la honte et la soumission. Gabriel est un homme qui subit et qui attend les événements. Il tient serré son scapulaire et égrène un chapelet imaginaire en espérant qu’on lui viendra en aide.

39La distance entre eux est si grande que la communication au discours direct est quasiment impossible. Tous les échanges sont marqués du sceau de la lutte et de l’antagonisme :

Madame de Plémoran tourna la tête de son côté :
— Avez-vous besoin de quelque chose ? J’ai du pain… de la viande froide.
Gabriel Marty refusa. Il n’avait besoin de rien pour le moment. Il mangerait plus tard, quand madame mangerait elle-même.
— Ne vous occupez pas de moi, dit-elle sèchement. (p. 281)

40De la sorte, Alexis a réuni toutes les conditions et tous les objets de son expérience de physique. Un espace délimité, deux personnages à la fois semblables et opposés mis au contact l’un de l’autre.

41Il suffit que le froid s’en mêle, il suffit que la lumière de la lanterne s’éteigne et que les apparences disparaissent dans le noir, il suffit que la fatigue vienne et qu’ils s’étendent dans la charrette pour trouver un peu de sommeil : la science, les lois du magnétisme reprennent leurs droits. S’ils ne se touchent pas au départ, les deux personnages, faits de la même matière, l’un pôle positif, l’autre pôle négatif, vont irrémédiablement se rapprocher, se coller, s’embrasser13. Les deux aimants vont devenir amants. Rien de différent n’est possible, ne peut advenir. Alexis conclut et valide son protocole. Il prouve, avec la méthode expérimentale appliquée simplement, le bien-fondé de sa vision. Comme il le dit dans sa correspondance, « dans la nature rien n’arrive que ce qui doit arriver14 ». Les belles idées et la foi de l’abbé Doucet n’ont aucun pouvoir face à la physiologie et la physique.

Références, intégrations et triomphe du naturalisme

42De façon globale, « Après la bataille » se pose donc comme un parfait exercice d’application de la doctrine naturaliste. C’est une mise en œuvre nette des principes édictés par Zola. Alexis propose concrètement un texte dans la droite ligne des convictions littéraires qui l’habitent.

43Toutefois, réduire Alexis à la voix de son maître serait un procédé un peu court. Ce serait nier ses caractéristiques et ses prises de position singulières. Ce serait lui refuser une individualité, pourtant bien réelle. Il y a chez lui une réflexion plus large et plus ambitieuse. Il possède une pensée, et même une poétique, qui lui sont propres.

44Sa nouvelle des Soirées de Médan regorge de références. Elle prend à de multiples sources. G. Hainsworth, dans son article de 1951, « Un thème des romanciers naturalistes : la Matrone d’Éphèse15 », en relève un certain nombre. Pétrone, Flaubert, les Goncourt, Zola… On pourrait en ajouter beaucoup d’autres : par exemple, Barbey d’Aurevilly, que Maupassant reconnaît16 et qu’Alexis revendique17 ; Victor Hugo et son poème intitulé « Après la bataille18 », qui évoque la réaction d’un soldat secouru au soir d’un combat ; même les Évangiles : Gabriel, jeune garçon angélique, assiste à une scène où le père de Maria questionne sa fille pour savoir qui l’a mise enceinte, sans obtenir de réponse.

45Cette propension à imiter ne transcrit pas un goût pour le plagiat, ni un manque d’inventivité. Il ne s’agit pas non plus d’exploiter une veine essentiellement parodique ou caricaturale. De fait, le recours aux emprunts dispose d’une signification plus étoffée. Ceux-ci ont pour l’auteur un sens plus vivace : ils contribuent au processus de création. Ils font partie du mécanisme de son écriture. Alexis s’en explique dans l’une de ses lettres à Zola, datée du 13 septembre 1884. Il indique que, pour lui, la référence prise à autrui est un matériau qu’il lui paraît légitime d’employer :

Je ne veux et surtout ne puis travailler un peu proprement que sur de la réalité vue par moi, ou même reçue de seconde main — et, dans les 2 cas, comme on ne voit ou reçoit jamais que certains petits côtés, ce qui me sollicite, c’est de reconstituer un ensemble possible, vraisemblable, appuyé au moins sur deux ou trois points fixes19.

46Il semble que cette « seconde main », qui lui permet de composer ses textes, possède une vaste extension. Il semble qu’il faille comprendre par cette expression tous les éléments qu’il a pu glaner dans l’expérience des autres, mais aussi dans les livres. Pour produire son œuvre, il puise donc dans les souvenirs recueillis, ainsi que dans sa culture littéraire. Il n’y voit d’ailleurs aucun mal, puisque l’emprunt n’est que fragmentaire et qu’il en fait quelque chose de personnel.

47« Après la bataille » rend précisément compte de cet apport extérieur et en explore bien des possibilités. Mieux : la nouvelle endosse pleinement ce choix, illustre la manière d’Alexis, dévoile comment l’auteur l’appréhende et s’en sert. Quand Édith jeune se morfond dans le château breton de sa famille, elle façonne une complice imaginaire pour combattre sa solitude. Elle se crée un personnage virtuel qui l’accompagne. C’est là évidemment un rappel de Combourg et de Chateaubriand. Comme le narrateur des Mémoires d’outre-tombe confectionne sa Sylphide20, Édith construit le visage et la physionomie de la sienne. Elle s’inspire des peintures qui s’empoussièrent dans la galerie des portraits de ses ancêtres. Prenant à tel ou tel tableau, un trait, un teint, une chevelure, elle se fabrique une cousine, une amie.

48Et c’est bien exactement ce que fait Alexis quand il travaille ses textes. Il s’approprie une partie de ce qu’il trouve à sa portée. Il édifie ses personnages en piochant certaines ressources dans des œuvres antérieures. Édith a des aspects de Cunégonde, Madame Bovary, Thérèse Raquin, Mathilde de La Mole… entre autres. Ses traits, ses penchants, ses habitudes le rappellent abondamment.

49Ainsi, pour Alexis, la création n’est pas exclusivement liée à la nouveauté et l’originalité. Elle tient plus à l’arrangement de situations lues ou vécues. Elle est une recomposition, plutôt qu’une recherche de l’inédit. Elle est un réassemblage, plutôt qu’une tentative d’invention.

50Cet usage exacerbé, cette défense assumée du réemploi ne s’arrêtent pas à la pratique de l’écriture. Celui-ci trouve aussi sa justification, pense-t-on, chez notre auteur, dans une perspective plus vaste liée à sa conception de l’histoire littéraire et à la place qu’il donne au naturalisme.

51Il présente une explication détaillée de sa vision dans le message qu’il envoie à Jules Huret pour répondre à son Enquête sur l’évolution littéraire 21. Il s’agit du document qui commence par le seul mot fameux d’Alexis : « Naturalisme pas mort. Lettre suit. » Ce texte date de 1891, mais on peut juger que les idées qu’il contient irriguent toute la carrière de l’auteur.

52À ses yeux, le naturalisme a de nombreux précurseurs. Il cite Bacon, Diderot et Bernardin de Saint-Pierre. Il évoque aussi le romantisme et le réalisme. Pour lui, ce sont des annonciateurs, des initiateurs. Pourquoi dès lors hésiterait-il à les mentionner puisqu’ils fournissent les racines profondes du naturalisme ? Pourquoi ne les intégrerait-il pas, ne leur donnerait-il pas une place dans le nouveau mouvement, en les faisant participer à l’œuvre ?

53En outre, pour Paul Alexis, l’histoire littéraire, avec toutes ses ramifications et même ses fausses routes, converge vers une direction inéluctable, un point unique. Le naturalisme marque la fin, l’aboutissement de la littérature. Il en est le sommet indépassable. À partir de là, tous les textes antérieurs, même sans le savoir, non seulement en possèdent des traits, mais concourent aussi à cet avènement22. Ils constituent à la fois une borne et un pas de plus sur le chemin. Il n’y a donc aucun empêchement à en glisser des éléments dans la formule nouvelle.

54De fait, à un niveau plus général, on constate que la démarche d’Alexis s’inscrit dans une trajectoire téléologique. L’auteur semble bien concevoir le recueil des Soirées de Médan comme l’expression de la première victoire décisive de son mouvement et sa nouvelle comme le texte qui parle des premiers moments après le gain de la bataille, dans la certitude éclatante et durable du triomphe de ses idées. Grâce aux thèses de Zola et de ses disciples, les choses vont quitter l’opacité des brumes antérieures, s’éloigner des catastrophes sanglantes et s’engager dans la voie sereine de l’apaisement. La fin de sa nouvelle suggère la disparition d’un monde ancien et l’arrivée de jours meilleurs23 :

Gabriel se rendormit aussitôt, tenant plus étroitement Édith qui ne s’était pas éveillée. Le brouillard se dissipait à l’approche de l’aube. Et le cheval continuait d’avancer lentement, sans s’effrayer de la lueur rouge de cinq villages en flammes qui ensanglantaient l’horizon. (p. 289)

55Pour Alexis, le naturalisme est appelé à s’imposer dès la fin du xixe et tout au long du xxe siècle, en résonance avec ce qu’il nomme « le courant général qui emporte [l’époque] vers plus de science, vers plus de vérité, et sans doute aussi, vers plus de bonheur24 ». C’est un mouvement inévitable, définitif et libératoire. Dans sa croyance, au-delà du naturalisme, il n’y a rien. Et tout s’organise nécessairement pour atteindre cet apogée. Toute œuvre mène à son couronnement indépassable. Comme il le dit au terme de sa lettre à Jules Huret, où il expose sa vision, son aspiration ultimes, qui laissent toutefois la plus grande place à la personnalité et la sensibilité des écrivains :

Au xxe siècle, il n’y aura même plus d’école du tout. Car le naturalisme est le contraire d’une école. Il est la fin de toutes les écoles, mais l’affranchissement des individualités, l’épanouissement des natures originales et sincères25.

***

56À titre de conclusion, on souhaiterait se rapprocher de certaines analyses de Marie-France et Jean de Palacio, tirées de leur ouvrage, Paul Alexis, l’outsider des lettres 26. « Après la bataille » correspond pleinement à la manière de l’auteur. Si on peut concéder quelques lourdeurs, un aspect un peu mécanique et peu original d’un côté, de l’autre la nouvelle est à la fois très riche et très travaillée. On y trouve finesses et subtilité. On peut fermement penser que c’est une œuvre programmatique qui déploie les principes naturalistes et annonce surtout des lendemains qui chantent. Des temps inédits, comme le claironne la fin, l’ultime phrase, en rupture avec le reste, avec le monde précédent et ses règles sclérosées. Édith s’évade de son lourd carcan familial et entame une nouvelle vie :

La guerre achevée, l’abbé Marty rentra en grâce auprès de son évêque. Il s’était bien conduit sur le champ de bataille ! Il boitait encore ! on lui donna une cure de village. Édith de Plémoran s’est remariée avec un agent de change. (p. 289)

57Au total, à travers des aspects multiples et variés, tout le travail effectué dans ce texte contribue à affirmer l’avènement de la seule, de l’unique littérature possible, selon Alexis : le naturalisme.

58Reste une question : la dernière, effleurée dans l’introduction. Pourquoi Maupassant s’est-il montré aussi sévère avec Alexis dans son article du Gaulois ? D’autant plus que, parmi les Médaniens, c’est avec lui qu’Alexis a les meilleures relations27.

59À cela on peut trouver plusieurs explications. L’une paraît quelque peu satisfaisante : tout le monde s’accorde à dire qu’Alexis et Maupassant partagent un goût vif pour la blague, la dérision, l’humour. Ils aiment à lancer des petites piques, même à l’égard de leurs camarades.

60On peut alors imaginer que Guy de Maupassant s’en est pris à Alexis pour exercer une fine vengeance amicale, soit parce qu’Alexis n’hésite jamais à se moquer de ses frères en naturalisme, soit parce qu’il a trop fait attendre le groupe lors de la rédaction d’« Après la bataille », soit enfin parce qu’il a voulu faire un clin d’œil vers le moins sérieux, mais le plus zélé, le plus convaincu et le plus enthousiaste des membres du groupe des Soirées de Médan.