Stevenson sous les palmiers. Alberto Manguel lecteur et fabuliste
1L’œuvre d’Alberto Manguel est le récit d’une passion. À ce titre, elle fonctionne comme un hommage permanent aux écrivains qui l’accompagnent quotidiennement, hommage qui repose principalement sur la transmission : la plupart de ses livres sont conçus comme une médiation visant à ce que cette passion, comme par capillarité, se propage à son lecteur. Dans cette optique, le court récit Stevenson sous les palmiers (Stevenson Under the Palm Trees), publié en 2000, occupe une place particulière, puisque Manguel, au lieu de faire de Robert Louis Stevenson un personnage du grand récit de l’histoire littéraire, le transforme en personnage de fiction. Stevenson sous les palmiers met en scène l’écrivain écossais durant l’année 1894, la dernière de son existence. Épousant le point de vue de Stevenson, le récit, situé aux Samoa où l’auteur réside depuis 1890, s’organise autour de trois fils narratifs :
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L’accès aux pensées de Stevenson, réfléchissant sur son œuvre et sa vie ;
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Les dialogues entre l’écrivain et un mystérieux missionnaire écossais dénommé Baker ;
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L’enquête autour de l’assassinat et du viol d’une jeune fille samoane, puis d’un incendie criminel.
2À mesure que le roman progresse, le rôle de Baker semble de plus en plus ambigu, en même temps que Stevenson, dont le chapeau a été retrouvé sur la scène du premier crime, se voit peu à peu suspecté d’être le criminel. Accusé par le père de la défunte d’être le coupable, Stevenson échappe de peu à la mort et, sur son lit de convalescent, reçoit la visite de Baker. Ce dernier lui avoue à demi-mot avoir perpétré les crimes, mais affirme que l’intention vient de Stevenson lui-même : c’est parce que l’écrivain n’aurait pas osé passer à l’acte que Baker aurait pris le relais et accompli ainsi le désir inavoué de son compatriote.
3On voit avec ce résumé rapide que la forme de l’hommage choisi ici par Manguel est différente de celle qu’il adopte dans la majorité de son œuvre : plutôt que de se faire par la transmission d’éléments concernant le Stevenson réel, il opère par imitation romanesque, en adoptant une forme fictionnelle que Stevenson lui-même aurait pu utiliser. Ce sont les potentialités et les ambiguïtés de ce passage de l’hommage par transmission à l’hommage par imitation que nous chercherons à analyser dans cet article.
Un hommage multiple : trois interprétations de Stevenson sous les palmiers
4Commençons par les possibilités qu’offre l’hommage par imitation, qui distingue si drastiquement Stevenson sous les palmiers d’une autre façon de parler de l’auteur écossais – par exemple, la conférence « Stevenson ou le bonheur » donnée par Alberto Manguel le 25 mars 2009 à la Bibliothèque municipale de Lyon1. Une des potentialités les plus importantes de ce genre d’hommage est la polyvalence qu’il offre. En passant par la fiction, il diffracte la signification possible du discours tenu sur l’écrivain et l’œuvre : au lieu d’être une présentation ou une explication directe de ces derniers, il les projette dans l’ambiguïté inhérente au discours fictionnel. En d’autres termes, il gagne en complexité ce qu’il perd en clarté, cette complexité étant censée refléter celle qui s’exprime dans l’œuvre imitée. Dans le cas de Stevenson sous les palmiers, cette polyvalence de l’hommage fait apparaître un feuilletage de significations particulièrement riche, que l’on résumera ici à trois interprétations possibles.
5Le roman peut en premier lieu se lire comme un travail sur le thème du double, thème sans doute le plus facilement associé à l’œuvre de Stevenson en raison de la célébrité de L’étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde2. Le personnage de Baker, le mystérieux missionnaire, est en effet construit comme un double maléfique de l’écrivain, qui prendrait plaisir à réaliser les actes criminels dont Stevenson rêve la nuit. Dès leur première rencontre, la relation au double est mise en évidence par le fait que Baker apparaît comme une silhouette aux traits indiscernables, ce qui met d’autant plus en valeur les éléments de ressemblance avec Stevenson (le chapeau et la peau blanche) :
[Stevenson] ne remarqua pas immédiatement la silhouette parce qu’elle semblait n’être qu’une ombre de plus tapie entre les ombres, mais l’individu se retourna et parut l’observer un moment. Il était coiffé d’un chapeau à larges bords guère différent de celui que portait Stevenson et, si celui-ci pouvait voir que l’homme avait la peau blanche, il ne distinguait pas ses traits (p. 9-103).
6Quelques lignes plus loin, Stevenson se réjouit de constater que Baker a le même accent que lui. Le missionnaire, quant à lui, installe d’emblée leur relation dans une étrange familiarité, notamment avec cette mystérieuse affirmation : « Je me prétends parfois votre parent, dans l’intérêt de ma cause » (p. 11). Familiarité en grande partie mortifère qui pousse même Baker, une fois son forfait accompli à la fin du roman, à prendre congé de Stevenson en l’appelant « mon frère » (p. 84).
7Que la relation entre Baker et Stevenson prenne la forme d’une fratrie fantasmée n’est en aucun cas un hasard, tant ce motif est récurrent dans l’œuvre de Stevenson. Si Le Maître de Ballantrae, via la haine qui oppose James et Henry Durie, est le seul roman à l’utiliser pour décrire une vraie fratrie, la formule est commune à de nombreux duos stevensoniens, en plus du fameux dédoublement Jekyll/Hyde : Jim Hawkins et Long John Silver dans L’Île au trésor, James Durie et le serviteur Mackellar dans Le Maître de Ballantrae, David Balfour et Alan Wreck dans Enlevé !, pour n’en citer que trois. Ces oppositions sont, en général, fondées sur un désaccord philosophique et moral profond, qui n’empêche pas les deux personnages d’être irrésistiblement attirés l’un vers l’autre. Manguel reprend très exactement cette manière de construire les personnages dans les scènes de dialogue entre Stevenson et Baker, avec une fidélité d’autant plus grande à Stevenson qu’il réitère le refus de l’écrivain écossais de résumer cette opposition à celle entre le bien et le mal, comme une lecture lointaine de L’étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde a parfois pu le laisser penser : il s’agit plutôt de la rencontre entre deux aspirations opposées, deux visions contradictoires de la vie. En connaisseur des essais moins célébres de Stevenson, Manguel reproduit ici un rapport à la question morale qui ne saurait être plus éloigné de la défense du Bien face au Mal, deux abstractions que Stevenson a abandonnées lors de sa douloureuse rupture avec le calvinisme rigoriste dans lequel il a été élevé4. Stevenson sous les palmiers transmet ainsi l’idée selon laquelle une attitude morale, de la part d’un écrivain de fiction, ne consiste pas à construire un personnage qui représente sans ambiguïtés le Bien, mais plutôt à être capable de faire prendre corps, au sein de la fiction, à des points de vue fondamentalement différents sur l’existence. Comme l’écrit Stevenson dans l’essai « De la littérature considérée comme un art », « la littérature entendue comme agent moral n’est pas autre chose qu’un concentré d’expériences – bonnes ou mauvaises » (Stevenson, 2007, p. 208). La morale, autrement dit, n’est pas tant à chercher dans la conclusion de l’histoire que dans la mise en scène fictionnelle des débats existentiels des personnages.
8Cette remarque nous conduit à la deuxième potentialité de l’hommage par imitation qu’est Stevenson sous les palmiers, qui porte sur la conception de la fiction de Stevenson. Les face-à-face entre Baker et Stevenson portent en effet, dans le roman, sur la valeur des histoires. Stevenson estime « qu’on peut apprendre d’une histoire presque plus que d’un sermon », « les histoires suscit[a]nt davantage la réflexion, car leur propos est moins précis » (p. 30). On retrouve ici une affirmation datant de la jeunesse de Stevenson, à une époque où il avait entamé la rédaction de fables morales – il y fait d’ailleurs référence devant Baker à la page 29 du roman :
C’est au lecteur de résoudre lui-même le sentiment vague, troublant et pas entièrement moral qui a ainsi été créé. Et, peu à peu, suivant ce changement, un autre se développe : la morale tend à devenir plus indéterminée, plus large. Il n’est plus possible de l’ajouter à la fin du texte, comme on inscrit un nom en-dessous d’une caricature ; et la fable prend ainsi son rang parmi les autres formes de la littérature créative, trop ambitieuse, malgré ses dimensions réduites, pour être résumée dans quelque formule succincte sans que l’on perde ce qu’il y a en elle de plus profond et de de plus évocateur5. (Stevenson, 1874, p. 818)
9Cette position, qui consiste à défendre la valeur morale de la littérature à partir de ce qu’elle laisse en suspens, et non de ce qu’elle affirme, rencontre l’hostilité de Baker, missionnaire exalté, qui rétorque qu’« il n’existe qu’une seule histoire digne d’être racontée, et cette histoire se passe de lecteurs » (p. 30). Or la position de Stevenson ne saurait être mieux défendue que par un hommage qui, lui aussi, laisse en suspens plus qu’il n’affirme : à l’image des fables de l’écrivain écossais, Stevenson sous les palmiers est construit comme un récit foncièrement ambigu, que le narrateur se refuse à commenter. En permettant au point de vue d’Alberto Manguel de disparaître – en apparence, en tout cas –, l’écriture fictionnelle mime l’absence de résolution claire typique des dénouements stevensoniens. La « curieuse excitation » de l’écrivain après son dialogue final avec Baker, accompagnée d’un « certain malaise » (p. 86), résume l’ambivalence morale du récit : la possibilité même qu’il ait eu une responsabilité dans les crimes le terrifie, mais lui permet aussi de se remettre à écrire, « la voix de Mr Baker […] et ses propres rêves révoltants se trouv[ant] métamorphosés dans l’histoire » (p. 86).
10L’hommage par imitation, enfin, permet à Alberto Manguel de construire avec Stevenson sous les palmiers un travail complexe de référence, qui resitue l’œuvre de Stevenson dans un réseau intertextuel spécifique. Le roman est en effet un récit policier un peu particulier, puisqu’il repose avant tout sur le pouvoir de la suggestion : lorsque Baker vient voir Stevenson à la fin du roman, il affirme avoir perpétré les crimes parce qu’il avait compris dans le regard de l’écrivain que celui-ci en avait envie. Il est frappant de constater que ce mécanisme du crime par suggestion, qui dilue les responsabilités morales du criminel en les faisant partager à un autre, est au cœur du Maître de Ballantrae. Dans une scène du roman, James Durie traverse l’Atlantique à la poursuite de son frère Henry, accompagné par le fidèle serviteur de ce dernier, Mackellar. Mackellar déteste James, présenté tout au long du roman comme une figure diabolique. Durant une tempête, James Durie raconte à Mackellar une étrange histoire : un comte de ses amis détestait un baron, et cherchait à l’éliminer. Lors d’une promenade, le comte passe devant un vieux mausolée, y entre par curiosité et manque de tomber dans un gouffre. Rentré chez lui, il fait part au baron d’un rêve qu’il aurait fait, mettant en scène un mausolée où il aurait vu entrer avec terreur le baron. Le lendemain, il emmène le baron en promenade et, passant volontairement devant le mausolée, feint une crise de panique qu’il ne souhaite pas expliquer, rentre chez lui et s’enferme en prétextant un accès de fièvre. Le lendemain, le cheval du baron est retrouvé attaché devant le mausolée, mais le corps du baron a disparu. Et James Durie de conclure : « alors, était-ce un meurtre ? ».
11Bien que le déroulement en soit différent, on retrouve dans cette anecdote la complexité du mécanisme de Stevenson sous les palmiers : un personnage n’a pas à proprement parler commis de meurtre, mais ses paroles et ses rêves ont créé les conditions qui ont amené à la mort de la victime fantasmée. C’est là que l’hommage de Manguel se dédouble : car ce passage assez peu connu de Stevenson a retenu l’attention d’un lecteur, et pas des moindres. L’extrait se trouve en effet dans une anthologie de 1943 intitulée Les meilleurs contes policiers, publiée par Borges et Bioy Casares : les deux écrivains argentins ont traduit eux-mêmes le passage et lui ont inventé un titre, « La puerta y el pino » (« La porte et le pin »)6. On sait l’importance de Borges dans le parcours d’Alberto Manguel. On connaît moins, la plupart du temps, le rôle crucial qu’a eu Stevenson sur Borges, au point qu’on puisse voir dans un grand nombre de ses productions au tournant des années 30-40 l’influence théorique de l’écrivain écossais7. Ce passage de meurtre par suggestion est un indice assez clair du double hommage rendu par Manguel dans Stevenson sous les palmiers : hommage à Stevenson, bien sûr, mais aussi hommage à un Borges auquel il a souvent lu du Stevenson dans sa jeunesse (Manguel, 2003, p. 27). Une autre preuve en serait ce passage de la fin du roman où le père de la jeune fille assassinée vient voir Stevenson et l’accuse du crime selon des modalités qui font basculer le récit du policier au fantastique :
Un jour, le désir devient si fort qu’il quitte l’homme et part tout seul, comme un chasseur, sans attendre le matin. Toute la nuit, il chasse, et alors, après qu’il a attrapé sa proie, il dort, et l’homme n’en sait rien. Un jour l’homme voit ce que son désir a fait, les actes vils et la trace de sang, mais il refuse d’y croire […]. Et puis les mauvaises actions continuent et l’homme refuse toujours de voir, jusqu’à ce qu’il découvre un matin que ce n’est plus lui qui rêve son désir, mais son désir qui le rêve. Il est dans un rêve en haut de la montagne et dans le rêve il voit une jeune fille que son désir ne peut pas oublier. Et il prend la jeune fille et la force pour son plaisir. Et quand elle crie il la tue. Et alors il se réveille, et son désir lui dit : « Tu as bien agi, n’y pense plus » (p. 77-78).
12Dans ce renversement qui fait de l’homme qui rêve le sujet du rêve, il est impossible de ne pas reconnaître un dispositif fictionnel typique de l’œuvre de Borges – pensons par exemple à la nouvelle « Les ruines circulaires », dans Fictions. Cette « structure d’oracle », où un discours à la fin du récit révèle la « double histoire8 » dissimulée tout du long, emprunte tout aussi clairement à l’économie des nouvelles borgésiennes.
Malentendus de la fiction
13C’est donc bien un hommage au carré, si l’on peut dire, que propose Stevenson sous les palmiers, hommage permis par le passage à l’invention fictionnelle et sa faculté à diffracter les possibles significations de la référence littéraire. Recours à l’invention qui n’a pas eu l’heur de plaire à tous les lecteurs : dans les colonnes du Guardian du 10 janvier 2004, le critique Karl Miller ne mâche pas ses mots envers ce dispositif fictionnel, qu’il accuse d’être proche de la diffamation : sa critique se montre en effet très sévère pour ce « livre très maigre », dans lequel il ne semble pas supporter la présentation des désirs inconscients de meurtre que Manguel imagine chez Stevenson (Miller, 2004). Miller reproche notamment à Manguel de revenir à une vieille tradition consistant à broder autour de la vie mouvementée de Stevenson, dans une recherche de romanesque qui confine, selon lui, à la « diffamation » :
Ces insinuations ne briseront le cœur de personne. Mais on peut en conclure qu’une réputation peut parfois coller à la peau, ce qui n’a pas manqué d’être le cas dans les Samoa de Stevenson, où les rumeurs proliféraient, et qu’il est en général préférable, si possible, de s’en tenir aux faits.
14Le souci de vérité historique de Miller est louable, d’autant qu’il semble viser les hypothèses extravagantes faites par certains biographes au sujet des années dites « bohémiennes » de Stevenson, entre 1870 et 1879 : l’écrivain s’y était vu affublé de diverses liaisons scandaleuses et même, dans certains textes, d’un fils naturel caché9. L’accusation, néanmoins, est étrange, puisque le livre se présente bien comme un roman et ne peut à ce titre faire l’objet d’un procès pour manque de véracité, et encore moins être l’objet d’une comparaison avec des récits qui, eux, se présentaient comme des révélations documentées sur la vie de Stevenson. Pour Miller, pourtant, le récit n’est même pas vraisemblable : la preuve en est selon lui qu’on y trouve un poème écrit par Stevenson (p. 50) dont la grammaire, dit-il, ne peut être celle de l’écrivain écossais. L’attaque justifiera qu’Alberto Manguel, tout en s’excusant que son roman ait ainsi froissé Karl Miller, réponde deux semaines plus tard dans les colonnes du journal pour prouver, référence à l’appui, que ce poème n’est pas de son invention, mais a bien été écrit par Stevenson10.
15Cet échange résume bien le statut inconfortable d’une œuvre comme Stevenson sous les palmiers : le présenter comme un roman est censé le libérer des exigences de véracité de la biographie, mais n’empêche pas Alberto Manguel de se sentir obligé de répondre sur un élément factuel qui, finalement, ne devrait guère avoir d’importance au vu de l’appartenance générique du livre. Cet inconfort tient autant à l’hybridité générique du récit qu’à l’autorité qu’exerce Alberto Manguel : la forme de la plupart de ses livres crée l’attente d’une transmission à valeur didactique, où la vérité factuelle sur l’histoire littéraire soit respectée.
16Or, et c’est là toute l’ambiguïté de Stevenson sous les palmiers, cette vérité factuelle est toujours présente dans le roman, et en forme même l’armature secrète. Si le cœur du récit – les crimes dont Stevenson se trouve soupçonné – est entièrement dû à l’imagination d’Alberto Manguel, l’architecture d’ensemble du roman, elle, repose sur des éléments parfaitement attestés : une partie des dialogues ou des pensées de Stevenson est ainsi directement issue de ses propres écrits, notamment ses lettres ; un grand nombre d’anecdotes sont des faits réels, que l’on retrouve dans la plupart des biographies de Stevenson. La chronologie y est volontairement brouillée, mais la plupart des références proviennent elles aussi de faits avérés : sans entrer dans de fastidieux détails, on notera par exemple que le passage des pages 28-29, où Stevenson jette des pages dont le contenu a choqué sa femme Fanny, est une anecdote datant de la création de L’Étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, près de dix ans auparavant11. De la même façon, le fameux missionnaire Baker existe bien, mais pas sous les traits mystérieux qu’il revêt dans Stevenson sous les palmiers : Baker était une célébrité dans les mers du Sud pour avoir été le conseiller puis le Premier Ministre du roi des Tonga, et avoir à ce titre mené une politique autoritaire pour le moins controversée. Démis de ses fonctions par les autorités britanniques à l’été 1890, il fut l’hôte des Stevenson à Vailima le soir de Noël de cette même année, laissant un souvenir contrasté à l’écrivain12.
17Ajoutons à cela qu’affleure tout au long du récit un didactisme discret, mais bien réel : on sent bien, ainsi, que l’accès aux pensées de Stevenson n’est pas naturel, au sens où les retours sur soi qu’il effectue s’apparentent davantage à une manière pour Alberto Manguel d’apprendre au lecteur des choses sur la vie de Stevenson qu’à un vrai flux de conscience au sens woolfien du terme. Des lignes comme celles ci-dessous auraient davantage leur place dans un essai d’Alberto Manguel sur Stevenson que dans un roman donnant accès aux pensées du personnage Stevenson :
Il avait un jour déclaré à Henry James que ce qu’il souhaitait, c’était éliminer de ses livres le sens visuel. Il entendait les personnages parler, il sentait leurs actions, et telle était, pour lui, la définition de la fiction. Il avait noté ses deux buts littéraires : 1. Guerre à l’adjectif. 2. Mort au nerf optique (p. 22-23).
18Cette impression n’a rien d’étonnant, puisque ces lignes sont une citation presque exacte d’une lettre à Henry James de décembre 189313 : de l’écriture épistolaire à la « déclaration » remémorée à Henry James, Manguel opère un très léger glissement qui suffit à inscrire ces phrases dans la fiction sans les défaire de leur caractère de citation.
19Stevenson sous les palmiers est ainsi un mélange assez complexe entre fiction et réalité, où la documentation précise sur la vie de Stevenson s’accompagne d’une grande liberté prise par rapport à la chronologie et à l’intrigue principale. Le récit déploie ce que Colm Toibin a appelé une « imagination ancrée » (Layne et Tóibín, 2018), que certains voient comme le principe de base de la biofiction : un récit fictionnel se fondant sur une biographie réelle14. Autrement dit, malgré notre affirmation de départ, l’hommage par imitation est accompagné par la subsistance d’un hommage par transmission : est-ce le naturel d’essayiste d’Alberto Manguel qui revient par la fenêtre après avoir été chassé par la porte ? Est-ce, au contraire, le résultat inévitable du choix d’une telle forme fictionnelle ?
20Le fait est que la lecture de Stevenson sous les palmiers nous fait hésiter sur le type de lecteur modèle que nous devons être, pour reprendre le concept forgé par Umberto Eco (Eco, 1985). Se comporter en connaisseur de Stevenson, c’est prendre le risque de chicaner15, de se poser en censeur du texte, comme le fait Karl Miller, attitude qui n’aurait de sens que si Stevenson sous les palmiers nous était présenté comme un essai savant sur l’écrivain écossais. À l’inverse, l’aborder en lecteur de roman se heurte au didactisme incontestable du récit, qui cherche à nous apprendre quelque chose sur l’œuvre de Stevenson. Il ne s’agit évidemment pas d’affirmer ici que Stevenson sous les palmiers serait un hommage raté parce qu’il n’arriverait pas à définir clairement ce lecteur modèle. On soutiendra au contraire que cette superposition de l’invention et de la transmission, volontaire ou non, est l’hommage le plus fidèle qu’Alberto Manguel aurait pu rendre à Stevenson, car il crée le même type de malentendu que l’œuvre de l’écrivain écossais.
21Stevenson, en effet, est souvent associé au pur plaisir de la fiction, au bonheur de l’invention romanesque – image qu’il a contribué à forger avec certains de ses textes théoriques. Cette image a totalement fait oublier une dimension essentielle de son travail de romancier : Stevenson rassemblait une documentation considérable pour ses romans, notamment lorsqu’il s’agissait d’explorer l’histoire de l’Écosse ou celles des mers du Sud. Son rapport aux sources, notamment, le rapproche plus de l’historien que du romancier : à l’image de sa lettre insistante de décembre 1887 à son éditeur Charles Scribner, où il réclame « des originaux » « qui lui permettront de parler de la vie coloniale vers 1760 » (Stevenson, 1995, p. 66), sa correspondance regorge de lettres où il implore le destinataire de lui trouver tel ou tel ouvrage extrêmement spécialisé. Que le plaisir de la fiction soit central chez Stevenson ne fait pas de doute, mais seulement au sens où il peut être le véhicule le plus efficace pour parler de sujets historiques sérieux. Comme l’explique Barry Menikoff, auteur d’un ouvrage essentiel sur le travail historique fourni par Stevenson pour l’écriture d’Enlevé ! et de Catriona, le projet esthétique de Stevenson consistait à « créer une fiction historique fondée si profondément sur des faits qu’il deviendrait impossible de distinguer les deux genres » (Menikoff, 2005, p. 205).
22Ce projet, compris sur le moment, a depuis été complètement oublié. Cet article a souhaité montrer que Stevenson sous les palmiers, du fait de la nature hybride de l’hommage qu’il rend à l’écrivain écossais, ressuscite avec une grande fidélité des questions centrales et sous-estimées posées par l’œuvre de Stevenson : comment parler en fiction de faits réels ? Comment transmettre tout en inventant ? Peut-être n’était-ce pas là l’objectif premier d’Alberto Manguel, et c’est, en un sens, un étrange hommage à son roman que de le commenter sans savoir quel lecteur modèle nous devrions être en le lisant : mais peut-être, après tout, est-ce encore là un hommage à Stevenson et Borges que de susciter une telle indécision.