Au juge Popinot, avec grande affection. Droit et émoi chez Balzac
1Un mot d’abord à propos de mon titre, et de l’affection que j’y confesse pour le juge Popinot. Cette affection est réelle, ancienne, durable, je la retrouve et l’éprouve chaque fois, depuis 50 ans et plus que j’ouvre la Comédie humaine, lorsque j’y croise ce personnage. C’est là un fait je pense courant de la lecture des romans : chacun, du moins j’en fais l’hypothèse, a déjà vu, selon sa complexion émotive propre, s’élever, du sein des êtres de papier imaginés par les romanciers, un homme ou une femme dont il parierait qu’ils sont de chair et d’os, et dont rien ne lui serait plus précieux que de faire la connaissance, de gagner l’estime et l’amitié. Sans doute, cet investissement affectif du lecteur n’est pas seulement de son fait, il est provoqué, il suppose un art de la narration, du portrait, susceptible de le favoriser. Qu’en est-il, dans le cas du juge d’instruction Popinot ? Et quelle est l’incidence de l’élan empathique qu’il inspire, sur la représentation du monde juridique ? Nous retrouverons le juge Popinot (et ces questions), après que j’aurai évoqué deux autres hommes de loi, un notaire et un avoué, dignes eux aussi de notre attention sympathique.
2On les trouve - ces trois - respectivement dans trois brefs romans appartenant aux Scènes de la vie privée, écrits et publiés dans la foulée l’un de l’autre : le notaire, Me Mathias, figure dans Le Contrat de mariage (1835) ; l’avoué, Derville, dans Le Colonel Chabert (1835) – dont le titre primitif était La Transaction – ; et le juge Popinot, dans L’Interdiction (1836)1. Ces titres sont parlants ; en fait, ils renvoient tous à des rubriques du Code civil napoléonien. Ainsi a-t-on pu dire que Balzac était le romancier du Code civil, qu’il avait dramatisé ses implications sur la vie privée des personnes. C’est que, m’apprend la littérature critique, le droit privé, à l’époque de Balzac, est dominant ; le droit public, le droit administratif sont peu développés ; les études de droit (Balzac a étudié le droit, entre l’âge de 17 et 20 ans) consistent alors essentiellement en une exégèse continuée du Code civil.
3Celui-ci règle en particulier toute la face économique des droits de la personne, quant à la capacité ou la transmission des biens, dans le cadre de la famille ou du mariage. Ainsi, dans les trois romans retenus ici, qui sont des huis-clos familiaux, la question pécuniaire domine. Dans Le Contrat de mariage, il s’agit de s’assurer que la dot de la future mariée sera effectivement versée ; dans Le Colonel Chabert, de veiller à ce que celui-ci retrouve la fortune qui lui revient ; et dans L’Interdiction, d’établir si le mari dispose de la sienne à bon escient. Mais à l’épilogue, à chaque fois, l’injustice l’emporte : les méchants sont récompensés, les bons sont punis. Est-ce à dire que Balzac ne croit pas en l’efficience du Code, et professe un scepticisme juridique radical ? Ce serait donc Balzac, L’Injustice de la loi, comme l’affiche le titre d’un essai consacré à la question ?
4Eh bien, non ! Je me propose plutôt de montrer le contraire.
5Considérons ainsi cette distinction utile pour notre propos, qui figure dans L’Interdiction :
Les magistrats, les avocats, les avoués, tout ce qui pâture sur le terrain judiciaire, distingue deux éléments dans une cause : le droit et l’équité. L’équité résulte des faits, le droit est l’application des principes aux faits (p. 432).
6Or les hommes de loi que Balzac désigne à notre sympathie la méritent en particulier parce qu’ils sont efficaces. Ils savent établir les faits, mettre au jour habilement ceux qu’on cherche à leur dissimuler ; et ils ont un fort sens de ce qui est juste, ils disposent d’une boussole morale qui leur permet d’évaluer les faits avec équité ; enfin lorsqu’il s’agit de mettre d’accord l’équité avec le droit, les faits avec les principes, on peut compter sur leur virtuosité dans la maîtrise des procédures. Ainsi y a-t-il dans chacun des trois romans que j’ai retenus une conclusion intermédiaire heureuse, qui sanctionne l’excellence des hommes de loi : Paul de Manerville, le mari du Contrat de mariage, voit sa fortune mise à l’abri grâce à la prévoyance de Me Mathias, Derville réussit à obtenir une transaction favorable au colonel Chabert et le juge Popinot a réuni dans un rapport de quoi confirmer dans sa capacité juridique le marquis d’Espard, menacé d’interdiction par son épouse. Chez Balzac, la loi, lorsque des magistrats tout à la fois honnêtes et affûtés lui servent de truchement vers le monde des faits, …la loi soutient, établit et garantit le juste, ici-bas : Balzac, la justice de la loi, donc.
7D’où vient alors cette faiblesse qui affecte et annule les solides échafaudages juridiques construits par le notaire Mathias, l’avoué Derville ou le juge Popinot, tous professionnels impeccables ? Cette impuissance du droit peut être l’effet – je dirais : classiquement – d’une ingérence cynique du pouvoir politique : tel sera le cas dans L’Interdiction. Mais dans Le Contrat de mariage ou Le Colonel Chabert, d’autres facteurs de dissolution sont à l’œuvre ; ici en effet, c’est un véritable torrent de passions privées et intraitables, passions opposées mais se prêtant mutuellement appui, qui emporte l’ordre juridique dans sa crue et le réduit à néant.
8Pourtant, si Paul de Manerville, le futur marié du Contrat de mariage, avait écouté les conseils de son ami, le roué Henri de Marsay, les choses auraient été assez simples. Selon ce dernier, tant qu’à se marier, il incombe à Paul, qui est de vieille noblesse, de le faire « en grand seigneur », c’est-à-dire, précise de Marsay à son intention,
d’instituer un majorat avec ta fortune, de profiter de la lune de miel pour avoir deux enfants légitimes, de donner à ta femme une maison complète distincte de la tienne, de ne vous rencontrer que dans le monde, et de ne jamais revenir de voyage sans te faire annoncer par un courrier (p. 532).
9Hélas, Paul cumule les ridicules. Ainsi, il a le mauvais goût d’être amoureux de sa promise, Natalie Évangélista. Et non seulement il l’aime, mais il cultive le rêve bourgeois d’être « bon père et bon époux (p. 533) ». Le cas, s’il est pendable aux yeux de du Marsay, suppose au moins que l’on ait « médité sur le Code civil » : « Le Code, mon cher, a mis la femme en tutelle, il l’a considérée comme un mineur, comme un enfant. Or, comment gouverne-t-on les enfants ? par la crainte (p. 536). » Mais de Marsay doute que son « gros Paul » (p. 530), « si doux, si bon ami, si confiant » ait la force de caractère requise pour se « déguiser [ainsi] en tyran » (p. 536) …
10Mais je passe sans tarder à la scène du contrat de mariage proprement dite. Scène de comédie, à la Molière, faite d’allers-retours entre le cabinet où délibèrent les notaires, et un boudoir où se tiennent les fiancés : le théâtre du droit d’un côté, le théâtre des passions de l’autre. Côté juridique, on voudrait que le fiancé reconnaisse avoir reçu la somme correspondant à la dot de sa promise, alors que c’est loin d’être le cas (l’argent en a été dilapidé pour soutenir le train de vie fastueux de Mme Évangelista, la mère de Natalie, après la mort de son mari). Me Mathias est indigné : autant demander carrément que Monsieur le comte cède l’entier de sa fortune à sa future épouse ! « [C]e serait plus franc que ce que vous demandez. La ruine du comte de Manerville ne s’accomplira pas sous mes yeux, je me retire (p. 569). » Vaines paroles, hélas ! Car côté boudoir, Paul est à mille lieues de se retirer, lui. Tout, sur cette scène parallèle, a été soigneusement ourdi en effet pour le rendre follement amoureux – et donc aveugle aux conditions pécuniaires, même les plus scélérates, qui pourraient lui être faites. Exposé aux artifices séducteurs de Natalie, le voici bientôt au point « où le voulait voir sa future belle-mère : […] ivre de désir » et ayant atteint « ce degré de passion auquel un homme fait mille sottises (p. 565) ». Me Mathias, voyant son client aussi heureux que dupé, doit bien admettre que celui-ci a quitté le sol solide des affaires pour les nuées enchantées du sentiment. La pitié l’envahit, mais bientôt c’est une heureuse inspiration qui le visitera :
Semblable au général qui, dans un moment, renverse les combinaisons préparées par l’ennemi, le vieux notaire avait vu le génie qui préside au Notariat lui déroulant en caractères légaux une conception capable de sauver l’avenir de Paul et celui de ses enfants (p. 577).
11En l’occurrence, il s’agit de la constitution d’un majorat, qui rend inaliénable un ensemble de biens destinés à être transmis à la génération suivante. Mais pouvait-il imaginer, Me Mathias, qu’en sauvant ainsi les affaires de son client égaré par l’amour, il allait attirer sur celui-ci la haine inextinguible de Mme Évangélista, sa belle-mère ? Le majorat ruine en effet sa fille : « Nous voulions leur attraper trois cent mille francs, ils nous en reprennent évidemment huit cent mille (p. 597) », résume Me Solonet, le jeune avocat à la mode qui les représente. Mais il y a pire : Mme Évangélista ne se trouve-t-elle pas en effet, maintenant, « la dupe d’un vieillard probe de qui elle perdait sans doute l’estime (p. 597) », et par ricochet, celle de son gendre, sans doute aussi ? Et si celui-ci, dûment averti de la duplicité de sa femme et de sa belle-mère, s’avisait de se métamorphoser en ce mari d’ancien régime, tout à la fois tyrannique et distant, dont Henri de Marsay lui avait fait l’éloge ? Hypothèse intolérable ! Mais la haine rend inventif, et Mme Évangélista, en cinq ans, aura trouvé le moyen d’honorer intégralement le plan d’agression qu’elle a imaginé le jour de la signature du contrat de mariage : « Non, ma fille ne sera pas ruinée ; mais lui ! Ma fille aura le nom, le titre et la fortune. […] Paul sera banni de France ! et ma fille sera libre, heureuse et riche (p. 600). »
12Je n’ai pas le loisir de donner le détail des menées de Mme Évangélista, pas plus que je ne vais avoir celui de m’attarder auprès du colonel Chabert et de l’avoué Derville, dont le tour serait maintenant venu. Je rappelle seulement que dans ces deux cas, un même constat s’impose : ce n’est pas le droit qui est injuste, ou qui le serait devenu, manigancé par des magistrats improbes ; les mesures imposées à la partie adverse par Mathias ou Derville ont été parfaitement pensées, elles respectent le droit et sont moralement honorables. Si elles échouent néanmoins, et elles échouent dans les grandes largeurs, c’est comme je le signalais parce que des passions ont été réveillées, ruinant de fond en comble des édifices juridiques pourtant solidement construits. Sans doute, la pénétration psychologique n’était pas le fort de Me Mathias. Celui-ci, note Balzac, s’il « se connaissait à l’analyse des intérêts, […] connaissait peu l’analyse des passions humaines (p. 600) ». Mais même Derville, qui cumule ces deux talents d’analyste, et est passé maître dans l’art de mouvoir les passions au service de ses intérêts – même lui ne pourra rien pour le pauvre Chabert, qui, parce qu’il est resté amoureux de son ex-femme, offre à celle-ci un véritable boulevard où exercer sa perfidie…
13Mais il est temps maintenant d’aller rejoindre le cher Popinot, tel qu’il se recommande à notre affection dans le roman dont il est le héros, dans L’Interdiction. On ne trouvera rien, ici, de ce romanesque des passions qui animait et dramatisait l’intrigue du Contrat de mariage ou du Colonel Chabert. Les trois personnages que nous rencontrons dans L’Interdiction sont, à leur manière, simples ; un trait moral dominant les caractérise, dont ils représentent l’incarnation exemplaire. La marquise d’Espard, qui veut faire interdire son mari, c’est ainsi, aux yeux de Bianchon, « le type le plus achevé de l’égoïsme (p. 423) » : elle n’a « ni amour, ni haine (p. 452) », elle est « tout calcul (p. 453) », c’est « un sexe dans le cerveau, médicalement parlant (p. 424) », conclut-il.
14Une simplicité psychologique comparable se retrouve, à l’antipode, chez le juge Popinot : aucun pouvoir, dit encore Bianchon, « n’obtiendrait de lui de lui faire passer un fétu d’un plateau dans l’autre de sa balance. Il est juge comme la mort est la mort (p. 426) ». De fait, une seule passion l’anime, la recherche de la vérité, la détestation de ces « injustices profondes » qui souvent couronnent les « luttes où tout dessert l’honnête homme, où tout profite aux fripons (p. 433) ». Hors de là, son incurie – « l’incurie de l’homme emporté par une pensée dominante (p. 440) » – est plénière : une indifférence dont Balzac se plait à accumuler les divers effets, du grotesque au sublime (pour reprendre l’opposition popularisée alors par Victor Hugo). Au physique, la nature n’a pas gâté Popinot, avec sa « figure sacerdotale qui ressemblait vaguement à une tête de veau, […] décorée de deux immenses oreilles qui fléchissaient sans grâce ; […] piteuse allure », corrigée seulement par « de bonnes grosses lèvres rouges […] dans lesquelles la nature avait exprimé de beaux sentiments (p. 431) ». Sa tenue vestimentaire est à l’avenant, taches et déchirures partout, cravate « tordue sans apprêt » ; et « ses gros bas de laine grimaçaient dans ses souliers déformés (p. 430) ». Négligence comparable, dans la conduite de sa carrière : promis par ses travaux à de hautes fonctions, il a été repoussé, sans qu’il songe à se plaindre, « jusqu’au dernier échelon par les intrigues des gens actifs et remuants (p. 431). » Cette indifférence à ce que Pascal appelait les « grandeurs d’établissement2 » ne représente que la face visible du juge Popinot, son « côté social », dit Balzac ; or « un autre homme, ajoute-t-il, plus grand et moins connu se trouvait en lui (p. 434) », un philanthrope qui est la providence des pauvres de son quartier.
15Mais retrouvons-le maintenant, Popinot, tandis que lui est révélé le noble caractère du marquis d’Espard ; celui-ci, apprend-il, s’emploie à restituer à une famille protestante des biens que ses aïeux avaient accaparés il y a plus d’un siècle, lors de la révocation de l’édit de Nantes. Voilà « un homme auquel il faudrait décerner une couronne au lieu de le menacer d’un jugement d’interdiction », s’exclame-t-il, puis il rassure le marquis : « Après m’être expliqué de cette manière, j’espère […] que vous n’aurez aucune inquiétude sur le jugement à intervenir ». Alors
le marquis tendit sa main à Popinot, et Popinot y frappa doucement de la sienne en jetant à ce grand homme de la vie privée un regard plein d’harmonies pénétrantes, auquel le marquis répondit par un gracieux sourire. Ces deux natures si pleines, si riches, l’une bourgeoise et divine, l’autre noble et sublime, s’étaient mises à l’unisson doucement, sans choc, sans éclat de passion, comme si deux lumières pures se fussent confondues (p. 491).
16Ce tableau harmonieux, qui pourrait être la promesse d’un happy end, ne résiste pas hélas au principe de réalité balzacien. La marquise a circonvenu en effet le garde des Sceaux, et Popinot a été dessaisi de l’affaire. La conclusion de celle-ci, qui dépend désormais d’un jeune juge « plein d’ambition cachée (p. 493) », ne paraît pas faire de doute. Et le lecteur, aux dernières lignes de L’Interdiction, reste plongé, comme les marquises balzaciennes parfois, dans une songerie mélancolique : le monde de la justice ne fait pas le poids, dans l’environnement cynique des calculs égoïstes…
17Mais Balzac a comme nous de l’affection pour Popinot, et ce dénouement, c’est sûr, le navre. Aussi, quelques années plus tard, il en change. Dans Splendeurs et misères des courtisanes, nous apprenons ainsi que le marquis d’Espard a eu finalement gain de cause dans « cet infâme procès » : en effet, le garde des Sceaux « a reculé devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire. » (Balzac, 1977, p. 514)
18Ouf !
19Mais nous savons cela : le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point. Et le romancier ému, se souvenant qu’il a un cœur, s’est résolu à donner tort au romancier réaliste, en permettant cette effraction lumineuse du juste dans le train ordinaire – infâme et horrible – du monde tel qu’il va.