Colloques en ligne

Edoardo CAGNAN et Michèle MONTE

La Parole du poème (Classiques Garnier, 2022) appliqué à un objet poétique non identifié : entretien avec Michèle Monte analysant le Petit traité du racisme en Amérique (Grasset, 2023) de Dany Laferrière

La Parole du poème (Classiques Garnier, 2022) applied to an unidentified poetic object: interview with Michèle Monte analyzing Dany Laferrière’s Petit traité du racisme en Amérique (Grasset, 2023)

1Avec ce second entretien, nous assumons de nous écarter partiellement de la réflexion sur le « mot poétique » stricto sensu pour prendre en compte une certaine actualité de la poésie, tant du point de vue de la production littéraire que de la production scientifique. En effet, en septembre 2022, a paru chez Classiques Garnier, dans la collection « Investigations stylistiques », un ouvrage de Michèle Monte destiné à devenir une référence dans les études sur la poésie contemporaine : La Parole du poème : approche énonciative de la poésie de langue française (1900-2020) (Monte, 2022). Cet ouvrage constitue une véritable somme des recherches menées depuis plus de vingt ans sur l’analyse énonciative des textes poétiques, dont Michèle Monte a été parmi les pionniers avec sa thèse soutenue en 1999 et consacrée à l’œuvre de Philippe Jaccottet (Monte, 2002). Elle a également contribué à vulgariser cette approche avec son article « Essai de définition d’une énonciation poétique » (Monte, 2003), peu de temps avant le manuel Stylistique de la poésie (Dürrenmatt, 2005). Michèle Monte a eu l’occasion de vérifier la validité de cette approche en explorant plusieurs aspects linguistiques et discursifs, tels que l’effacement énonciatif (Monte, 2007), l’éthos et le point de vue (Monte, 2010 ; Monte, 2016), l’argumentation (Monte, 2018). Les figures, la syntaxe et le rythme des énoncés poétiques ont par ailleurs retenu son attention dans d’autres travaux, tels que celui sur les phrases averbales (Monte, 2020). Grâce à leur hétérogénéité, ces recherches permettent de renouer avec la conviction — qui a longtemps été une évidence, jusqu’au discrédit de la rhétorique pendant le XIXe siècle — « que tout poème, qu’il l’exhibe ou le masque, se donne comme une parole adressée à un lecteur qu’il sollicite d’une façon spécifique pour construire son interprétation » (Monte, 2022, p. 21-22).

2L’approche énonciative que propose l’ouvrage se situe au carrefour de plusieurs courants linguistiques, dont les apports sont présentés dans le premier chapitre, « Quelques jalons théoriques » (Monte, 2022, p. 29-68). Il s’agit surtout de la linguistique structurale de Roman Jakobson, prolongée par Nicolas Ruwet, Jean Molino et Joëlle Gardes-Tamine ; la théorie sémantico-cognitive développée par Marc Dominicy — qui préface l’ouvrage —, ainsi que par Dan Sperber et Deirdre Wilson ; la linguistique textuelle, notamment avec les travaux de Jean-Michel Adam, Eugen Coşeriu et François Rastier ; enfin, l’analyse du discours, en particulier grâce aux travaux sur l’éthos de Dominique Maingueneau.

3Le triple ancrage dans la linguistique textuelle, les études argumentatives et l’analyse de discours que revendique Michèle Monte permet un non-cloisonnement du discours poétique. Certes, adoptant une « position dualiste discontinuiste modérée » (Monte, 2022, p. 68), elle considère que le texte poétique comporte une organisation formelle qui lui est propre et qui s’ajoute à l’organisation linguistique générale, et qu’il se différencie cognitivement et sémantiquement d’autres formes de discours en raison de l’intention esthétique. Néanmoins, loin des positions essentialistes, le texte poétique reste une prise de parole historiquement située qui ne cesse d’interagir avec d’autres sphères discursives. Même si cela peut se faire au détriment d’une certaine rigueur démonstrative, cette souplesse dans l’appréhension de l’objet permet à Michèle Monte et à ses lecteurs de circuler dans un corpus d’une grande variété, tant formelle et générique que chronologique et géographique. Alors que, depuis la fin du xixe siècle, le vers libre et le lyrisme semblent se tailler la part du lion dans la production poétique, l’ouvrage s’intéresse à des formes ouvertement métriques ou héritières de la métrique régulière, ainsi qu’à des poèmes que l’on qualifierait d’épiques ou de scientifiques. Aussi traverse-t-on le xxe siècle et les deux premières décennies du xxie siècle pour percevoir des phénomènes de continuité et de rupture — notamment autour de la Libération — au sein de ce pan chronologique et par rapport à la production des siècles précédents ; de même, on peut lire à côté d’analyses portant sur une production consacrée par les institutions éditoriales, scolaires et académiques (Apollinaire, Aragon, Bonnefoy, Claudel, Éluard, Jaccottet, Michaux, Ponge, Prévert, Roubaud, …), des analyses portant sur des auteurs français régionaux (Pierre Dhainaut, Olivier Domerg, Marcel Migozzi, Gaston Puel…), marginalisés (André Salmon, Robert Marteau) ou non hexagonaux, tels qu’Aimé Césaire, Lorand Gaspar et Édouard Glissant. Enfin, l’approche proposée par Michèle Monte s’écarte d’habitudes de lecture véhiculées, entre autres, par le dispositif scolaire : au lieu de considérer des poèmes isolés, elle estime que la réflexion doit tendre à percevoir les variations énonciatives à l’échelle du recueil.

4Plutôt que de proposer un compte rendu de cet ouvrage, nous avons préféré nous entretenir directement avec Michèle Monte. Nous lui avons proposé de se confronter à un ouvrage de Dany Laferrière paru en janvier 2023, Petit traité du racisme en Amérique (Laferrière, 2023a). Il s’agira donc de proposer des analyses inédites qui appliquent les outils proposés dans La Parole du poème à l’un des derniers livres du romancier et académicien canado-haïtien. L’entreprise constitue, en quelque sorte, un défi, puisque le statut poétique de ce livre est discutable : la brûlante actualité sociale et politique du thème — l’écriture aurait été déclenchée par l’assassinat de George Floyd Floyd (voir Payot, 2023, p. 74) — pourrait faire écran à la forme, certains textes sont en vers mais d’autres sont en prose, on lit « traité » dans le titre… D’ailleurs, Laferrière lui-même ne parle pas de recueil, mais de « triste bouquin » (Laferrière, 2023a, p. 10), et il ne parle pas de poèmes, mais d’« observations et réflexions notées à la volée » (Laferrière, 2023a, p. 12) ; de même, bien qu’un critique ait perçu des « allures de petits poèmes en prose » (Perraud, 2023, p. 24), en entretien, l’auteur — qui avait déjà eu recours au prosimètre dans L’Énigme du retour (Laferrière, 2009) et qui utilise le fragment en vers et en proses dans Un certain art de vivre (Laferrière, 2023b) — évoque souvent le haïku de la tradition japonaise ou encore les « petits portraits » de Borges, qualifie le livre d’essai — sorte de pendant de son premier roman, Comment faire l’amour sans se fatiguer (Laferrière, 1985) —, mais il ne parle pas ouvertement de poésie (voir Steinmetz, 2023, p. 16). Face à un livre aussi inclassable, il nous a paru pertinent de solliciter la lecture de Michèle Monte, dont l’appareil conceptuel tend à percevoir les degrés de poéticité et les fluctuations entre la poésie et les autres discours.

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5Edoardo Cagnan — Dans le deuxième chapitre de votre ouvrage, « Les trois dimensions du poème » (Monte, 2022, p. 69-124), vous proposez un modèle graduel et tridimensionnel qui « n’est pas ciblé sur les textes poétiques, mais cherche au contraire à les situer au sein de l’ensemble des productions textuelles, à quelque genre discursif qu’elles appartiennent » (Monte, 2022, p. 82). Votre modèle est tridimensionnel parce qu’il prend en compte la dimension sémantique du texte, sa dimension esthésique — terme emprunté à Valéry pour parler des « sensations et émotions produites par les signifiants » (Monte, 2022, p. 87) — et la dimension énonciative, que vous entendez comme « l’écart plus ou moins grand manifesté par le texte entre le contrat de communication qui lui donne naissance […] et la situation d’énonciation construite par le discours lui-même » (Monte, 2022, p. 91). Votre modèle est, en même temps, graduel parce que ces trois dimensions peuvent « être investies avec plus ou moins d’intensité et selon des modalités différentes » (Monte, 2022, p. 95). Bien qu’il reste impossible de proposer une échelle de poéticité absolue, votre modèle présente l’intérêt pédagogique de structurer les interrogations d’un lecteur et, pour un livre comme le Petit traité du racisme en Amérique, de percevoir les variations qu’il présente au sein d’un même texte et d’un texte à l’autre. Je vous propose d’utiliser votre modèle pour comparer deux textes contigus, « Stop » :

Quand une femme dit NON

vous devez arrêter

quand un NOIR dit « J’étouffe »

vous devez arrêter aussi. (Laferrière, 2023a, p. 46)

6Et « L’Éclosion » :

Le racisme fleurit

dans une ambiance particulière.

Le comportement d’un chef

lui permet une éclosion rapide.

Cette suggestivité aussi qui déborde

de partout

jusqu’à effacer toute distance

entre les gens.

On vous arrose d’insultes.

Puis on vous piétine.

Pour enfin se plaindre de ne pouvoir

faire plus. (Laferrière, 2023a, p. 47)

7Michèle Monte — Les deux textes présentent une dimension esthésique affirmée mais reposant sur des traits différents et engageant dès lors une réception différente. « Stop » est bâti sur des parallélismes plus subtils qu’il n’y parait : les lettres capitales ne mettent pas en valeur les mêmes éléments dans l’énoncé (le locuteur dans un cas, le dire dans l’autre) mais, bien évidemment, la parenté matérielle de NON et NOIR (typographie, mot monosyllabique et lettres communes) rapproche les deux mots et renforce le parallélisme syntaxique, qui acquiert une valeur d’évidence, propre à l’argumentation épidictique. Dans « L’Éclosion », ce sont les décalages entre découpage syntaxique et mise en vers ou au contraire leur correspondance qui contribuent à la dimension esthésique en soulignant certains mots (« fleurit », « de partout ») ou certains vers (« On vous arrose d’insultes. / Puis on vous piétine. »). Du point de vue énonciatif, il est très intéressant d’observer l’emploi du « vous » dans les deux textes, car il correspond à des référents opposés : l’oppresseur dans le premier, la victime dans le second, ce qui oblige le lecteur à une mobilité empathique. Sur le plan sémantique, l’intérêt du premier texte réside dans le rapprochement de deux situations qui sont d’ordinaire dissociées, mais dont le texte souligne la proximité : grâce à l’emploi du « vous », est implicitement dénoncée une tendance commune, chez les hommes vis-à-vis des femmes et chez les policiers vis-à-vis des personnes racisées, à ne tenir aucun compte de ce que leur dit la personne en situation d’infériorité. Quant au deuxième texte, son innovation sémantique consiste en la réactivation de la métaphore de l’éclosion et en son inversion axiologique, puisque d’ordinaire on la réserve à des phénomènes positifs. On note aussi que la métaphore évolue radicalement : si le racisme est comparé à une fleur (vénéneuse, pourrait-on penser) au début, c’est la victime qui devient fleur ensuite, mais une fleur traitée sans aucun égard. Par ailleurs, c’est le raciste qui se plaint en fin de texte, contrairement aux attentes morales, et contrairement à la logique aussi : car y a-t-il pire que de piétiner une vie ? Ces textes que d’aucuns hésiteraient à qualifier de poèmes témoignent donc d’un travail sur la langue et le sens tout à fait intéressant. Je reviendrai ultérieurement sur le statut générique de ces textes en vers. Pour ma part, je suis très sensible au parallélisme dans « Stop » et au renversement de la métaphore puis à la chute dans « L’Éclosion ».

8Edoardo Cagnan — Dans son « Avant-propos », Laferrière parle de la nécessité de nuance, qu’il considère comme « la forme la plus persuasive qui soit, et parfois la plus subversive » (Laferrière, 2023a, p. 10). La critique française salue unanimement ce désir de nuance, mais elle tend à le comprendre surtout comme un refus des extrémismes, et notamment de ce concept fourretout qu’est le « wokisme »1. Or, dans un entretien, Laferrière donne une définition bien plus intéressante de la nuance : « La nuance, c’est un monologue où l’on entend l’objection » (Aïssaoui, 2023, p. 5). D’après cette définition, à la base de la nuance, il y aurait des phénomènes de polyphonie et de dialogisme, que Mikhaïl Bakhtine reconnaissait volontiers dans le roman, alors que la poésie serait caractérisée plutôt par une sorte de monolinguisme (Bakhtine, [1978] 1993, p. 107). À l’encontre de cette thèse, qui est devenue un lieu commun de la critique, dans votre ouvrage vous consacrez le septième chapitre à « Dialogues et dialogisme dans le poème » (Monte, 2022, p. 384-442) et le huitième à « La confrontation des points de vue dans le poème » (Monte, 2022, p. 443-493). Vous démontrez que, au-delà des formes les plus évidentes de discours rapporté — qu’on repère en grand nombre, d’ailleurs, dans le Petit traité du racisme en Amérique —, les phénomènes dialogiques sont tout à fait constitutifs de l’énonciation, qu’elle soit poétique ou non. Comment analyseriez-vous le très court texte « Résiste » ?

On veut ta peau.

C’est le cas de le dire. (Laferrière, 2023a, p. 68)

9Michèle Monte — On reconnait dans le deuxième vers ce qu’Authier-Revuz (1995) appelle une boucle méta-énonciative : le locuteur se rend compte que les mots de l’énoncé antérieur, qui est une expression toute faite pour « on veut te tuer », peuvent être pris au sens propre parce que c’est la couleur de peau du Noir qui suscite l’envie de meurtre des racistes. Mais, en dialoguant ainsi avec lui-même, le locuteur (que l’on peut assimiler à l’énonciateur textuel2) introduit de l’humour, de la distance, et se montre ainsi supérieur à la haine raciste. Le corps du texte peut donc être lu comme un commentaire du conseil du titre illustrant une façon inattendue de résister, par le jeu avec le langage. Le texte dit la violence dans toute sa nudité puis la désamorce. On est bien dans un cas de nuance subversive, pour reprendre les termes de Laferrière. Le dialogisme est effectivement très présent dans ce livre qui fait constamment varier les points de vue et les met en discussion : ainsi, certains textes donnent d’abord la parole au contradicteur par le moyen de « on me dit que », « ne me dites pas », puis l’ET contre-argumente (ex. p. 43, 123, 148) et parfois interpelle (« j’aimerais bien vous voir », p. 21, « Vous trouvez toujours que j’exagère ? » p. 228). Le « on » représente souvent ceux qui entretiennent les clichés ou font fonctionner le système d’oppression (p. 19, 21, 28, 54, 59, 114, 121, 122, 156, par ex.), mais il peut aussi être parfaitement indéterminé et inclure l’ET et les lecteurs en son sein (p. 53, 210). Certains poèmes font entendre la voix d’un locuteur blanc qui s’interroge sur le fonctionnement du système (p. 56), d’autres emploient un « vous » qui tantôt réfère aux seuls Noirs (p. 199), tantôt aux seuls Blancs (p. 211). D’un poème à l’autre, la mobilité énonciative est très grande, et elle existe parfois à l’intérieur d’un seul texte. « Baisser la tête » (p. 123) commence avec un « on » qui concerne plutôt les Blancs, se poursuit avec un « vous » désignant l’opposant, un « on » qui réfère à un jeune Noir, et qui devient ensuite un « vous » alors que le « tu » final s’adresse plutôt à nouveau à l’opposant3. De telles variations entrainent une mobilité empathique (comme dirait Rabatel, 2017) qui est constitutive de cette nuance que recherche Laferrière. Dans ce livre, on entend les objections, qui sont réfutées, mais, plus encore, on est amené à prendre des places qu’on n’aurait pas endossées spontanément, et cela que l’on soit noir ou blanc.

10Edoardo Cagnan — Si la nuance est, d’après Laferrière, une confrontation de points de vue, elle est aussi étroitement liée à l’argumentation, un aspect que vous avez longuement étudié dans vos articles et dans votre ouvrage : vous ne la limitez pas au simple parti pris et elle ne se limite pas à l’usage de connecteurs logiques, plus fréquents en prose qu’en poésie. La nuance de Laferrière se concrétise aussi dans la juxtaposition et grâce à l’ellipse, comme le montre à mon sens la juxtaposition des textes « L’oxygène » :

Je me méfie de cette Amérique

qui clame

que c’est un jour historique

parce qu’un policier

qui a étouffé un Noir

pendant près de dix minutes

est condamné pour « meurtre involontaire »

car je ne vois pas où c’est involontaire.

Lui a-t-on fait un cours sur l’anatomie

et la biologie

avant de l’envoyer dans la rue

afin qu’il sache que

l’oxygène est nécessaire à la vie ?

Il est vrai que si on ignore cela

ça devient involontaire. (Laferrière, 2023a, p. 49)

11Et « Les grands yeux » :

Deux poids, deux mesures.

Ces quatre mots résument souvent

la vie ici.

Un jeune Noir qui tire

sur un policier blanc

même dans le noir, même en panique

sera condamné, lui

pour meurtre au premier degré.

Les prisons américaines

regorgent de jeunes assassins

aux grands yeux effarés

devant un destin qui se ferme

comme un cercueil. (Laferrière, 2023a, p. 50)

12Michèle Monte — Absolument, on a affaire dans ce cas à ce qu’Amossy appelle la dimension argumentative, qui se différencie de la visée argumentative explicite. La disposition des poèmes en vis-à-vis ou à la suite l’un de l’autre a valeur de démonstration, mais laisse au lecteur le soin de tirer lui-même la conclusion. Parfois, c’est à l’intérieur d’un seul texte que l’ET fait jouer les contrastes (p. 57, 217), et d’autres fois, au contraire, les oppositions opèrent à distance. Ainsi, alors que la plupart des textes désignent directement les parties en présence par leur couleur de peau, d’autres utilisent des désignations indirectes pour faire réfléchir autrement : ainsi, p. 24 « le plus faible » vs « le puissant » ; p. 25 « 10% de la population formés de gens qui viennent d’ailleurs » vs « les 90% » ; p. 27 « des réfugiés ». Ce faisant, l’ET élargit le panel des lecteurs directement concernés : il ne s’agit pas seulement des États-Uniens, mais aussi de tous ceux et celles qui vivent dans des pays où il existe des minorités infériorisées. D’ailleurs, au-delà du problème racial aux USA, c’est bien la question plus générale de l’assignation identitaire qui est posée par le livre, et explicitée dans « La carte identitaire » (p. 28). Pour en revenir à la question de l’argumentation indirecte, l’architecture tout entière du livre y participe, par le contraste entre deux types de textes : les textes en vers qui décrivent le fonctionnement général du racisme, et les textes historiques qui retracent la longue route des Noirs américains vers l’émancipation, essentiellement à travers des portraits et des récits mettant en scène des personnalités noires ou blanches, mais aussi par des textes explicatifs, par exemple sur les lois raciales (p. 76), la naissance du Ku Klux Klan (p. 82), et les premiers lynchages (p. 84, 85). Les poèmes, le plus souvent écrits au présent, évoquent sous une multitude de facettes la dimension structurelle du racisme dans son actualité et sa permanence, alors que les textes en prose inscrivent ce racisme structurel dans une perspective historique, mais donnent aussi, grâce aux grandes figures qui ont rendu possible la fierté noire, une perspective d’espoir tout en prouvant en quelque sorte par l’exemple l’inanité de la thèse de la prétendue suprématie blanche. La répartition de ces deux catégories de textes n’est pas anodine :

p. 13-72

Quasi-exclusivité des poèmes, 2 textes historiques seulement

p. 73-172

Prédominance des textes historiques et explicatifs

p. 173-212

Prédominance des poèmes, 3 textes historiques

p. 213-249

Hétérogénéité générique

13J’interprète la réapparition des poèmes dans les p. 173 à 212, comme une volonté de ne pas faire oublier, après l’évocation de grandes figures comme Cassius Clay, Nina Simone ou Toni Morrison, la persistance du racisme ordinaire. À côté de ces deux catégories aux caractéristiques nettement opposées (vers/brièveté/généralité vs prose/longueur/spécificité) qui constituent respectivement 52% et 33% du total des textes4, se trouvent un certain nombre de textes qui échappent à cette bipartition. Certains, comme « La machine » (p. 21), « Pause-café » (p. 30), « Ta fierté » (p. 79) ou « Une chose gluante et verte » (p. 192), sont en prose alors qu’ils décrivent une situation générale : on peut supposer que c’est leur longueur qui a fait opter Laferrière pour la prose. Je les considère pour ma part comme des poèmes en prose. D’autres offrent un regard réflexif sur le livre en cours : l’ET y commente son projet (« Visages et paysages », p. 33 ; « L’esprit du livre » p. 243). D’autres encore se moquent des assignations identitaires, et prennent leur distance avec certains travers d’une position victimaire des Noirs, ainsi « L’héritage » (p. 238) ou « Le sous-exposé et le surexposé » (p. 241) : ils se caractérisent le plus souvent par la présence de l’ET, soit qu’il évoque une expérience personnelle et apparaisse donc comme sujet autobiographique, soit par les jeux énonciatifs de l’humour et de l’ironie5. C’est leur thématique qui les sépare des deux autres ensembles. L’existence de ces textes inclassables (environ 15% du total) amène le lecteur à adapter constamment son régime de lecture et donc à éprouver la complexité d’une situation que beaucoup tendent à simplifier outrancièrement. Par ailleurs, cette multigénéricité est flagrante aussi dans les deux catégories principales : les poèmes en vers sont proches de l’essai6, alors que les récits historiques font parfois l’objet d’un travail au niveau énonciatif et rythmique qui les apparente à des poèmes en prose (par exemple « Dimanche après-midi », p. 99 ; « L’oiseau hors de sa cage », p. 163). Une telle variété est clairement au service de la dimension argumentative du livre, qui vise à dénoncer le racisme sans tomber dans les travers de réflexes identitaires.

14Edoardo Cagnan — Dans le neuvième chapitre de votre ouvrage, « Relations intertextuelles et intergénéricité » (Monte, 2022, p. 495-565), vous prolongez l’analyse des phénomènes dialogiques en explorant la question de l’intertextualité : vous proposez notamment des focus sur les procédés parodiques, sur la forme du sonnet et sur le thème du locus amœnus, et vous concluez en disant qu’« [é]crire de la poésie, c’est certainement se mettre à l’écoute de tous les discours qui emplissent notre quotidien, parfois jusqu’à la nausée, en interroger la validité, en détourner les codes, et impliquer le lecteur dans un travail qui cherche à dépoussiérer le langage des formules creuses ou des fausses évidences » (Monte, 2022, p. 565). Comment ce dépoussiérage se réalise-t-il dans un texte comme « La fenêtre » ? À mon sens, on peut percevoir à la fois la forme du poème en prose et l’imaginaire exotique d’un Baudelaire, et les fantasmes érotiques sous-jacents à de nombreuses productions littéraires puis cinématographiques traitant des rapports Blancs/Noirs :

Elle regarde par la fenêtre l’immense champ de coton. Et son mari à cheval qui s’éloigne calmement car il a le temps de son côté. Rien, ni personne, ne viendra l’embêter sur ce domaine qu’il a hérité de son père qui, lui, l’a hérité du grand-père. Les terres, le moulin, les cases et les esclaves. On remonte le cours du temps jusqu’à l’arrivée du premier bateau négrier. Vieille richesse. Son regard croise, sur la droite, caché derrière un bosquet, un esclave nu en train de se laver. Le corps ruisselant. Le peu qu’elle a vu suffit à l’affoler pendant trois jours. Elle les passe au lit avec une forte fièvre, à se demander pourquoi ça l’a atteinte si fortement. (Laferrière, 2023a, p. 176)

15Michèle Monte — Ce texte, qui est effectivement un poème en prose parodique, est imprégné de la mythologie du Deep South telle qu’elle a été mise en récit par exemple par Autant en emporte le vent qui est confronté à La Case de l’oncle Tom dans un texte clairement intitulé « Le duel » (Laferrière, 2023a, p. 95). « La fenêtre » est le premier d’une série de trois textes consacrés au désir des femmes blanches pour leurs esclaves, thème très important pour tous les auteurs qui ont réfléchi à l’esclavage, et abordé frontalement du côté masculin dans « Un tabou » (Laferrière, 2023a, p.87)7. Laferrière choisit de le traiter en imitant les romans qui en ont donné une vision mythifiée en adoptant exclusivement le point de vue des maitres. Il exhibe une poéticité hyperbolique basée sur l’implicite, le lexique intensif, les changements brusques de rythme, et joue habilement de la superposition de deux points de vue, celui du personnage, assuré par la perspective interne, et celui de l’ET, perceptible uniquement dans l’excès parodique et dans l’usage incongru du « on ». Ce faisant, il questionne le gout des lecteurs et lectrices pour ce type de romans.

16Edoardo Cagnan — Ce travail parodique et les différentes formes de dialogisme complexifient l’identification précise de l’éthos, une question à laquelle vous avez consacré, dans votre ouvrage, le troisième — « L’éthos, de la théorie à la pratique » (Monte, 2022, p. 125-171) — et le quatrième chapitre — « Énonciateur textuel et locuteurs, des relations à géométrie variable » (Monte, 2022, p. 173-228) —, en prolongeant votre réflexion dans le cinquième chapitre, « Les relations de personnes en poésie » (Monte, 2022, p. 229-302). Je signalerais, dans cette partie de votre travail, deux apports qui me semblent particulièrement féconds : d’une part, la notion d’« énonciateur textuel », sur laquelle vous êtes revenue récemment dans un article (Monte, 2023), de l’autre votre perception graduelle de la présence de l’énonciateur dans le texte, que vous synthétisez d’ailleurs dans un tableau très utile (Monte, 2022, p. 178). En plus de revenir sur la notion d’énonciateur textuel, pourriez-vous montrer la gradualité de sa présence en confrontant ces deux textes thématiquement proches ? À savoir « La frontière » :

Sa voiture est tombée en panne

dans un quartier résidentiel

à un endroit où ne vivent que des Blancs.

La police est arrivée tout de suite.

On lui a écarté les jambes, puis fouillé

comme s’il avait franchi illégalement

une frontière (Laferrière, 2023a, p. 59)

17Et « Seul dans la ruelle » :

Ça m’est arrivé dans les années 1980

dans la ruelle derrière la rue Saint-Denis

qui longe aujourd’hui la Grande Bibliothèque

de la ville de Montréal.

La voiture roule doucement derrière moi.

Je m’arrête pour la laisser passer.

La portière s’ouvre brusquement.

Un policier m’écarte les jambes

me courbe la tête

et sans me poser aucune question

me fouille longuement.

Il remonte dans la voiture et s’apprête à démarrer.

Je suis seul dans la ruelle, il fait noir, je ramasse

ma dignité d’homme libre, même s’il a en tête

d’autres images de moi, pour lui demander

la raison de cette interpellation.

« On cherche un nègre », fait-il, goguenard. (Laferrière, 2023a, p. 124)

18Michèle Monte — L’énonciateur textuel est le producteur du texte : toute production inscrit son producteur dans un réseau d’attentes sociales et culturelles qui vont façonner son travail et la lecture que les autres en feront. C’est pourquoi l’énonciateur textuel est une instance tributaire dans ses caractéristiques de l’image que le texte donne de son auteur à un lecteur (chaque image étant légèrement différente d’un lecteur à l’autre), une image qui est différente de celle du sujet biographique que l’on peut croiser dans la rue sans connaitre ses textes, une image aussi qui est essentielle dans le rapport du lecteur au texte, provoquant adhésion, admiration, identification parfois, ou au contraire rejet, distance, indifférence. C’est cette image que je nomme l’éthos. La perception de l’ET par le lecteur et donc l’éthos qui va lui être attribué procède à la fois de ce qu’il dit et de la façon dont il le dit. Pour moi, l’ET du Petit traité du racisme en Amérique est un écrivain d’un grand talent mais aussi d’une grande valeur éthique. Parmi les raisons qui me poussent à lui attribuer cet éthos, outre ce que j’ai pu montrer au fil de mes réponses aux précédentes questions, figure sa capacité à s’effacer et à s’engager tour à tour. Il tend à s’effacer dans les poèmes en vers, sauf lorsqu’il s’agit de contre-argumenter, parce que ces poèmes nous confrontent à des situations ou des raisonnements qui parlent par eux-mêmes. Il s’implique en revanche dans les récits qui évoquent la lutte pour l’émancipation car les héros/héroïnes de cette lutte ne peuvent être évoqués d’un froid point de vue d’historien : il s’agit de victimes qui ont décidé de résister à des oppresseurs qui « ne l[eur] arriv[aient] pas à la cheville » (p. 45). Les deux textes que vous venez de citer contribuent aussi à cet éthos : dans le premier texte, l’ET se manifeste par la mise en vers — qui épouse la syntaxe sauf lorsqu’elle isole « la frontière », objet du verbe « franchir » —, et par l’interprétation que constituent les deux derniers vers, soulignant la situation de clandestin dans son propre pays qui est celle du citoyen noir8. Cette présence indirecte laisse toute sa place à l’indignation que le texte vise à susciter. Le récit personnel de la p. 124 constitue tout d’abord un argument en faveur de la visée argumentative du texte précédent : les Noirs, encore de nos jours, sont obligés d’encaisser de multiples humiliations. Mais, bien sûr, le lecteur le rapproche de « La frontière ». Raconter une telle scène n’a rien d’évident, et cette exposition de soi, à peu près à la moitié du livre, construit l’éthos d’un ET qui, outre qu’il sait de quoi il parle, paie de sa personne. En linguistique de l’énonciation, on distingue le « je-locuteur » et le « je-être-du-monde » (Ducrot, 1984). Le je-locuteur est relativement présent dans ce livre : on le trouve dans les énoncés tels que « on me dit », « vous trouvez que j’exagère ? » que j’ai analysés plus haut, souvent en dialogue avec un « vous », un « on » ou un « tu ». Il apparait assez souvent sous la forme « j’imagine »9. Il ne se situe pas sur le plan des faits mais de l’interaction avec des contradicteurs et/ou les lecteurs et de la gestion du texte. Le je-être-du-monde, qui mobilise son expérience, est présent lui aussi : il apparait lorsque l’ET évoque sa rencontre avec des descendantes d’abolitionnistes (p. 73), les propos de son grand-père sur la constitution haïtienne (p. 75), sa lecture de La Case de l’oncle Tom à l’âge de dix ans (p. 90), puis ses rencontres physiques ou intellectuelles avec de grands écrivains ou artistes noirs (p. 128, 139, 149, 190). On le trouve aussi au début de quelques textes, comme lanceur du récit en quelque sorte, mais il s’efface ensuite (p. 208, 210, 213, 227, 230). Loin de tout narcissisme, le « je » n’est jamais le protagoniste de ces récits, qui sont centrés sur les écrivains ou artistes ou sur des thématiques que son souvenir fait émerger. Il est simplement là pour attester de l’impact des personnages qu’il évoque et il cède souvent la place en cours de texte au je-locuteur. Le seul texte où il est au premier plan, en plus de « Seul dans la ruelle », est « Le droit d’être un autre », dialogue désopilant entre lui-même et un avocat japonais. Or ces deux textes, à l’opposé complet par le ton, parlent de la même chose : de l’assignation identitaire, l’un sur le versant de l’oppression, l’autre par le biais de l’humour, et tous deux la refusent, chacun à sa façon. C’est une des choses qui font du Petit traité un grand livre.

19Edoardo Cagnan — Le sixième chapitre de votre ouvrage, « Le temps du poème » (Monte, 2022, p. 303-384), est consacré à la question des tiroirs verbaux, que la poésie utilise surtout pour créer une incertitude référentielle due aux va-et-vient des temporalités. Vous analysez longuement l’usage du présent, très employé en poésie, entre autres pour sa grande plasticité. Dans le Petit traité du racisme en Amérique, il y a un texte, « Les amants de Paris », presque entièrement au présent (on repère en effet deux occurrences de passé composé), où cet usage du présent est thématisé :

Quand Miles Davis est à Paris, il voit Juliette Gréco.

Comme les deux sont morts aujourd’hui

on peut tout mettre au présent.

Ils ont un code de vie étrange.

Elle joue la victime, il joue le bourreau.

C’est Miles qui a institué ce jeu.

Il l’humilie dès qu’il y a quelqu’un d’autre

dans la pièce.

Quand nous sommes seuls, il est

d’une tendresse incroyable, dit Gréco.

Miles n’a jamais quitté la plantation.

C’est de là que vient son souffle, ce souffle qui

emporte Stanley dans des univers inédits. (Laferrière, 2023a, p. 150)

20Michèle Monte — Ce texte est effectivement un bon exemple des pouvoirs du présent. Les présents des vers 1, 4, 5, 7 et 10 sont des présents historiques qui réfèrent aux moments où Davis voyait Gréco, on pourrait les remplacer par des imparfaits. Ceux des vers 3 et 13 renvoient au présent de l’ET, ceux du vers 9, insérés dans du discours rapporté, au présent de Gréco et Davis, et celui du vers 12 a une portée plus étendue : il décrit une caractéristique stable de la musique de Miles Davis. Le propre du présent est d’effacer la différence entre ces différentes temporalités et de tout placer en quelque sorte sub specie æternitatis tout en nous faisant ressentir les évènements racontés comme actuels. Dans ce poème, d’une part, cela rapproche de nous les deux protagonistes, d’autre part, cela donne l’idée que tout peut se rejouer sans cesse de cette façon tant que le racisme n’aura pas disparu, tant que la plantation sera dans les têtes, les vers 2-3 venant apporter une dose d’humour dans un texte bien grave. Cet usage du présent est fréquent dans les textes historiques du Petit traité, par exemple lorsqu’il s’agit d’évoquer la vie de Cassius Clay ou Maya Angelou. L’enjeu, me semble-t-il, est de nous faire participer à ce chemin vers l’émancipation en prenant à chaque fois comme repère le moment même de l’évènement : le présent, en effet, n’a pas besoin, contrairement aux temps du passé ou au futur, de s’appuyer sur un autre repère que lui-même. Cela permet aussi une mise en récit extrêmement efficace, car l’aspect du présent nous place au moment ultime de l’intervalle temporel considéré, sans nous attarder sur le déroulement du procès durant cet intervalle. Quant au présent des poèmes, il accompagne des phrases génériques et acquiert de ce fait une valeur descriptive, proche de celle qu’il a dans les textes scientifiques. Le racisme apparait ainsi dans sa dimension structurelle et se détache de la contingence.

21Edoardo Cagnan — Dans la conclusion de votre dernier chapitre, « Variations énonciatives et diversité des formes poétiques » (Monte, 2022, p. 567-631), vous dites que « l’opposition prose/vers reste opérante pour opposer non pas poétique et non-poétique mais différents modes d’expérience poétique, les uns s’ouvrant largement à la pensée ou au souvenir, les autres plus ancrés dans les perceptions et les émotions, d’autres encore à forte dimension métapoétique » (Monte, 2022, p. 630). Vous parvenez à cette conclusion en examinant les cas de Gaston Puel et Jacques Roubaud, mais l’opposition fonctionne-t-elle de la même manière dans le Petit traité du racisme en Amérique ? Je vous laisse le mot de la fin en vous proposant de réfléchir au « mot-en-N » à travers la comparaison de deux textes qui résonnent particulièrement dans l’ouvrage, au vu de l’histoire haïtienne, de l’histoire américaine et des polémiques que Laferrière connaît de près pour avoir pris une position nuancée et, pour certains, iconoclaste (Laferrière et Perrot, 2020). Il s’agit du texte liminaire, « Le mot Nègre », en vers :

Ce n’est pas le mot qu’il faut traquer

car il y a des gens qui savent

comment faire pour dire le contraire

de ce qu’ils pensent. (Laferrière, 2023a, p. 13)

22Et du texte « Le mot interdit », en prose :

Le Ku Klux Klan refait surface en 1915. Étrangement, au même moment, l’armée américaine débarque en Haïti, soi-disant pour remettre de l’ordre dans le pays. Je suppose qu’il y avait quelques membres du Klan parmi eux, et ç’a dû être un cauchemar pour eux. Tu détestes les nègres (ce mot n’a pas la même signification dans la bouche d’un raciste américain que dans celle d’un Haïtien) et tu te retrouves dans un pays où les gens s’appellent « nègres » entre eux. On aimerait être présent à ce moment-là pour assister à un tel spectacle. Certains soldats américains étaient encore confus à leur retour dans leur Alabama natal et n’ont plus jamais prononcé ce mot sans penser à son emploi en Haïti. Vous voyez, un mot prend son sens dans le lieu où il est dit. L’Américain ne peut rien contre la loi du sol, du nombre et de l’histoire. Les Haïtiens sont chez eux et ils disent comme ils l’entendent. (Laferrière, 2023a, p. 83)

23Michèle Monte — Ces deux textes sont évidemment centraux dans le livre et il est intéressant de voir qu’ils portent le même message tout en appartenant à deux genres différents dont l’alternance structure le livre, comme je l’ai montré plus haut. La question de la poéticité est complexe dans le livre. En effet, les poèmes qui s’affichent comme tels par la disposition sur la page ne sont pas poétiques au sens habituel du mot : ils énoncent plus qu’ils évoquent, si du moins on entend par évocation poétique le fait de susciter chez le lecteur une représentation mentale instable qui le renvoie à des souvenirs enchevêtrés (Dominicy, 2011). Mais la mobilité énonciative, sur laquelle j’ai insisté précédemment, et la disposition versifiée, qui ralentit la lecture et met en valeur certains mots, donnent à ces poèmes une indiscutable dimension poétique, entendue comme une activation de nos capacités d’attention aux possibles de la langue. Les récits historiques ne sont pas non plus poétiques de prime abord, mais leur composition10, leur rythme, le jeu sur les temps et la présence directe ou indirecte de l’ET en font des textes qui, au-delà de leur valeur informative, touchent le lecteur dans sa sensibilité et suscitent ce que Nussbaum (2020) appelle des émotions morales. Si donc l’opposition prose/vers est très signifiante dans ce livre, elle ne recouvre nullement l’opposition poétique/non poétique, la poéticité résidant dans l’agencement global du livre, dans cette alternance des genres qui sollicitent différemment la participation du lecteur à la construction du sens et relancent constamment son intérêt.