Colloques en ligne

Sara AMADORI

Être-poète traducteur sur le seuil de sa langue : la conscience de soi de la poésie chez Yves Bonnefoy

The poet-translator on the threshold of his language: Yves Bonnefoy’s self-awareness of poetry

1Dans la deuxième moitié du XXe siècle, plusieurs poètes s’interrogent sur la nature de la parole poétique, ainsi que sur le rapport qui s’instaure entre leur poésie et celle des « pères fondateurs » de la poésie moderne, notamment Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud et plus tard les surréalistes et Valéry. L’horizon des années 1960 est donc celui d’une « poésie critique », comme le constate Berman (Berman, 1995, p. 254) ; dans ce cadre s’inscrit la production et la réflexion de grands poètes contemporains tels que Roubaud, Jaccottet, Deguy et Bonnefoy. En effet, comme le rappelle le traductologue, « la poésie moderne est ‘atteinte’ par la prose » (Berman, 1995, p. 197), une prose qui « apparaît, d’abord, comme le langage familier, quotidien qui rafraîchit le langage de poésie » (Berman, 1995, p. 203), se faisant porteuse d’un principe de « sobriété »1 qui permet à la poésie de fuir son narcissisme (Berman, 1995, p. 205). C’est avec Baudelaire et ses Fleurs du mal que l’entrée de la poésie française dans cet univers prosaïque commence : non seulement le poète écrit les premiers « poèmes en prose », mais, sur le plan lexical, il utilise des termes que Bonnefoy définirait comme « aspectuels »2. Voilà pourquoi ses poèmes sont, selon Berman, le témoignage emblématique d’« une forme d’écriture moderne [...] qui atteste à la fois la crise du poétique et l’attente de celui-ci par le prosaïque » (Berman, 1995, p. 211).

2Cette crise des formes poétiques traditionnelles se manifeste notamment dans les modes d’écriture privilégiés par les poètes de la seconde moitié du XXe siècle. En effet, ceux-ci ont commencé, à côté de leur production traditionnelle en vers, à utiliser des instruments de réflexion et de critique de l’activité poétique elle-même. Les essais critiques, ainsi que la prose poétique, sont de plus en plus fréquents dans leurs œuvres, à côté d’une activité de traduction de plus en plus intense. L’œuvre de Bonnefoy est emblématique à cet égard : ces trois formes d’expression coexistent chez lui et représentent les manières dont le poète s’adresse à une altérité pour l’interroger, dans ce mouvement dialectique de recherche de la vérité qui caractérise sa production poétique. L’ethos poétique — tel que l’entend Michèle Monte (voir Monte, 2022, p. 125-171) — que Bonnefoy projette tout au long de son œuvre, est ainsi celui d’un poète constamment à la recherche d’une « parole qui veut l’échange » (Bonnefoy, 2021, p. 22), comme l’a dit lui-même, et qui souhaite instaurer un dialogue avec l’Autre, à savoir avec toute forme d’altérité existentielle, poétique, artistique et aussi linguistique. Un tel dialogue est nécessaire pour susciter chez le poète :

[U]ne constatation incessante de la carence de sa parole et un effort pour réparer celle-ci, je dirais un « travail du négatif », lequel est l’essence même de son entreprise : le lyrisme moderne étant beaucoup moins le bonheur de célébrer que la fièvre d’une remise en question des formes de la conscience sous le signe de l’immédiat, qui se dérobe toujours, mais qui exalte. (Bonnefoy, 2008a, p. 338)

3Cette « autocritique de la parole », comme l’a appelée Bonnefoy (2008a, p. 338), est nécessaire pour que le poète puisse « trangress[er] le conceptuel » et « se débarrasse[r] tout le premier des leurres et des œillères du moi » (Bonnefoy, 2021, p. 22). Il a trouvé dans l’expérience de traduction des drames de Shakespeare une source essentielle à laquelle puiser. En effet, la traduction favorise, à ses yeux, un « désenfouissement de l’impensé ou de l’inconscient de l’écriture première, […] [qui] perme[t] [au poète] d’aider sa propre langue, celle dans laquelle il traduit, à déceler ses insuffisances à elle » (Bonnefoy, 2000a, p. 25). Comme le confirme Berman, la traduction de la poésie anglaise au XXe siècle a été une ressource essentielle de ce point de vue3, la « sobriété » (Berman, 1995, p. 205) dont elle fait preuve étant en mesure d’affaiblir la « “fatuité” puriste » de la poésie française et de « libér[er] des formes de poétisation moins “serrées” » (Berman, 1995, p. 223). En traduisant « mallarméennement », à savoir comme Mallarmé a traduit Poe, le traducteur de poésie a ainsi le pouvoir de « rémunérer le défaut des langues » et d’ouvrir la parole poétique à des potentialités signifiantes nouvelles, en devenant « nécessaire […] à toute poésie “nationale” » et en l’aidant ainsi à mûrir (Berman, 1995, p. 255-256).

4Dans une recherche traductologique précédente consacrée aux traductions des drames shakespeariens par Bonnefoy (Amadori, 2015), nous avons étudié la visée « éthique » (Berman, 1984) et le mouvement dialogique qui caractérise ces versions. Dans la présente étude, qui s’inscrit cette fois dans le cadre théorique de l’analyse du discours littéraire, nous nous pencherons sur une sélection d’essais qui ont accompagné l’expérience de poète-traducteur de Bonnefoy, ainsi que sur quelques proses poétiques plus récentes qui la thématisent. Notre but sera de montrer que le dialogue avec Shakespeare a alimenté une tension métapoétique qui participe à la construction de l’image discursive de soi, que le poète projette dans l’ensemble de son œuvre.

5Nous verrons, d’abord, que l’ethos « montré » (Maingueneau, 2004, p. 206) dans ses essais de réflexion sur la poésie ou dans ceux de critique littéraire consacrés aux drames de Shakespeare est celui d’un poète dont la réflexion a été alimentée profondément par l’œuvre de Shakespeare. Le poète le confirme lui-même quand il constate que « la réflexion sur Shakespeare [a] commenc[é] aussi à se faire une réflexion par Shakespeare, en une sorte de dialectique » (Bonnefoy, 1999, p. 117-118). Ensuite, nous montrerons qu’un tel ethos dialogique se manifeste pour la première fois dans son recueil de 1975, Dans le leurre du seuil, notamment au niveau lexical et prosodique, et par la suite, en prenant une forme discursive différente, dans les six proses poétiques qui forment son « cycle d’Hamlet »4, à travers lesquelles le poète réécrit poétiquement son expérience de traducteur et d’interprète de la tragédie. En focalisant notre attention sur deux de ces proses, à savoir « Aller, aller encore » et « Lettre à Shakespeare », nous montrerons que Bonnefoy se présente comme un poète dont la parole a puisé dans la poésie dramatique de Shakespeare, pour avoir accès à des rythmes plus originaires et authentiques que ceux que la tradition poétique française a forgés, ainsi que pour trouver des modes d’expression plus transitifs et relationnels, visant à instaurer une relation dialogique avec son lecteur. En effet, celui-ci est pour le poète l’Autre, avec qui il souhaite vivre une expérience de présence commune, en mesure de lui révéler une vérité plus authentique car partagée. C’est grâce à cette relation fondatrice que la parole poétique se fait pour Bonnefoy un « vrai lieu »5, où l’Être peut se révéler à la communauté réunie des hommes et des femmes que cette parole même a su bâtir.

1. Le mouvement métapoétique dans les essais de réflexion sur la poésie et la traduction

6Dans ses essais de réflexion sur le poétique, Bonnefoy a médité la spécificité de la poésie française à la lumière de son expérience d’interprète et de traducteur de l’œuvre de Shakespeare. Le français de la poésie serait ainsi « platonicien », tandis que l’anglais de Shakespeare ferait preuve d’un remarquable « aristotélisme passionnel » (Bonnefoy, 1998, p. 184), à savoir d’une capacité à s’ouvrir à la multiplicité des manifestations existentielles que la poésie française ne permet pas. Cette distinction est cristallisée par deux images : d’une part, celle du « miroir », pour représenter la capacité de la poésie anglaise à refléter, à photographier toutes les manifestations sensibles, et, d’autre part, celle de la « sphère » (Bonnefoy, 1998, p. 181), pour représenter la spécificité de la poésie française. En effet, dans cette langue, selon Bonnefoy, le réel entre en poésie « comme on entre dans un ordre », ce qui détermine sa « transmutation » et un inévitable « oubli de la réalité empirique, sa participation (au sens grec du mot) à l’idée de l’œuvre » (Bonnefoy, 1998, p. 182). La raison de cette différence est liée à ce que le poète appelle « le principe d’identité » qui donnerait forme à la parole poétique en français. Comme l’explique Bonnefoy, la poésie française est prisonnière de ce « principe d’identité », « qui tend à identifier réalité et raison, et permet de ne pas douter que le langage lui-même, dans sa structure, reflète avec précision cet Intelligible » (Bonnefoy, 1992, p. 260).

7Tout au long de son histoire, la poésie française n’aurait donc pas su s’ouvrir aux manifestations multiples de l’existence, s’enfermant dans un monde d’essences “pures” et abolissant ce réel qui est la seule voie d’accès à la vérité de l’être. De ce point de vue, la poésie anglaise a un grand enseignement à donner aux poètes français selon Bonnefoy :

En anglais, ce qui me frappe le plus, c’est la grande aptitude à la notation des aspects, qu’ils soient du geste humain ou des choses. […] Le pouvoir de photographier, si je puis dire, est extrême, […] – non sans pourtant que quelques grandes essences, la mer, l’oiseau, le printemps, qui sont du fond universel de notre rapport au monde, ne soient là pour manifester, et à elles seules garder intact, le rayonnement de l’épiphanie. […] Shakespeare est à la fois désireux d’intérioriser le réel […] et de sauver la richesse d’une langue qui a des mots si nombreux pour dire l’aspect des choses […]. La poésie anglaise s’engage dans le monde du relatif, de la signification, de la trivialité (le mot est intraduisible), de l’existence de tous les jours, d’une façon presque impensable en français, dans la poésie la plus « haute ». Son regard sur l’objet s’arrête, au moins abord, à des dehors que notre tradition littéraire ne veut pas voir. (Bonnefoy, 1992, p. 257-259)

8L’anglais de Shakespeare est donc une langue qui a un « coefficient poétique » (Bonnefoy, 1992, p. 256-257) élevé aux yeux de Bonnefoy6, à savoir une capacité remarquable à intérioriser l’expérience vécue, pour la rendre partageable par le biais de l’écriture poétique. La « poésie de théâtre » (Bonnefoy, 1998, p. 208) de Shakespeare peut ainsi rappeler au poète français son « devoir de “trivialité” » (Bonnefoy, 1992, p. 272), à savoir cette nécessité pour la parole poétique d’accomplir un mouvement dialectique d’ouverture vers l’altérité du monde et des autres êtres. Ainsi, comme le constate Bonnefoy, « c’est par leur intuition la plus immédiate, la plus élémentaire, que le réalisme de Shakespeare et l’idéalisme renversé de la poésie française récente peuvent désormais communiquer. […] Shakespeare et beaucoup d’Élisabéthains ont une grande valeur d’enseignement pour cette poésie qui se cherche » (Bonnefoy, 1998, p. 185-186).

1.1. La difficulté à traduire en français les mots « aspectuels »

9Le dialogue que Bonnefoy a instauré avec l’œuvre de Shakespeare en la traduisant l’a obligé à réfléchir sur l’emploi de mots « aspectuels » qui n’étaient pas à ses yeux suffisamment « poétiques » dans un contexte qui l’était, en revanche, pour lui. Ainsi raconte-t-il sa difficulté à traduire le mot jelly dans Hamlet :

Horatio, parlant à Hamlet de ses compagnons de guet quand est apparu le fantôme [dit qu’]ils furent « distilled […] almost to jelly with the act of fear »… Le sens est clair. Mais the act of fear introduit une intensité, tragique, où jelly (littéralement la « gélatine », si anglaise, pour nous « bouillie ») me fut un problème. Pourquoi ? […] Ici jelly, c’est de la langue ordinaire, employée sans attention, sans surcroît de sens. Or, bien français en cela (je crois), j’ai tendance à vouloir que de tels contextes, tragiques donc, exemplaires, soient une connaissance accrue, donc une économie du sens, donc un vocabulaire sinon restreint du moins vérifié. (Bonnefoy, 1990, p. 154)

10Cette affirmation de Bonnefoy confirme l’intérêt de la position de Dürrenmatt, qui constate que « le caractère poétique d’un mot n’est pas à penser en termes de connotation mais de conditions d’usage » (Dürrenmatt, 2006, p. 33). Proche de sa réflexion, Maingueneau relève qu’il existe « une série limitée de parlures qui servent de signaux du statut littéraire du discours qui les contient (parlures lexicales bien sûr, mais aussi discursives) » (Maingueneau, 2004, p. 159). Selon cet analyste du discours littéraire, l’emploi systématique de certaines formes lexicales ou discursives produit des « patrons discursifs », à savoir des formes langagières figées par la tradition littéraire et poétique, immédiatement reconnaissables pour le lecteur comme relevant d’un texte littéraire ou poétique. Dans tout discours poétique, il est donc possible de repérer des « marques d’appartenance » spécifiques : « appartenance du texte au corpus littéraire, appartenance des partenaires de la communication (écrivain et public) à l’institution littéraire, avec en tiers les divers types d’évaluateurs qu’elle implique » (Maingueneau, 2004, p. 159).

11La traduction étant pour lui un acte de poésie à part entière, Bonnefoy choisit d’abord de ne pas traduire jelly par bouillie, car l’emploi de ce mot aurait rendu sa version moins « poétique ». Il traduit donc d’abord, en s’éloignant du texte de départ, par cendre, un mot qui a une forte charge poétique à ses yeux, dans la mesure où il relève du champ sémantique du feu, et il peut donc être considéré comme l’un de ces « errants du réel » qui sont, selon lui, le signe distinctif d’une poésie véritable :

[I]l est vrai que dans une poésie véritable ne subsistent plus que ces errants du réel, ces catégories du possible, ces éléments sans passé ni avenir, jamais entièrement engagés dans la situation présente, toujours en avant d’elle et prometteurs d’autre chose, que sont le vent, le feu, la terre, les eaux — tout ce que l’univers propose d’indéfini. Éléments concrets mais universels. Ici et maintenant mais de toute part au-delà dans le dôme et sur les parvis de notre lieu et de notre instant. Omniprésents, animés. On peut dire qu’ils sont la parole même de l’être, dégagée par la poésie. […] Ils apparaissent aux confins de la négativité du langage comme des anges parlant d’un dieu encore inconnu. Une « théologie » négative. La seule universalité que je reconnaisse à la poésie. Un savoir, tout négatif et instable qu’il soit, que je puis peut-être nommer la vérité de parole. (Bonnefoy, 1992, p. 128)

12Or cinq versions différentes de la traduction d’Hamlet par Bonnefoy existent, publiées respectivement en 1957, 1959, 1962, 1978 et 1988. Il faut attendre celle de 1978 pour y trouver le mot bouillie. L’expérience de la traduction du théâtre de Shakespeare a donc lentement changé la sensibilité du poète, en lui apprenant à ouvrir sa parole à ces mots qui n’appartiennent pas au lexique restreint et essentialiste de la tradition poétique française.

13L’étude que nous avons menée sur un corpus de traductions du théâtre de Shakespeare par Bonnefoy (Amadori, 2015) montre par ailleurs que cette ouverture est non seulement graduelle, mais aussi accompagnée d’une volonté de féconder le texte shakespearien et de le rapprocher du goût et de la sensibilité du public français. En effet, ses versions s’avèrent représentatives de la vision moderne de la traduction telle qu’elle a été définie par Berman. Elles réalisent d’une part l’« épreuve de l’étranger », en parvenant à s’ouvrir à la spécificité de la parole poétique shakespearienne, et d’autre part l’« apprentissage du propre » (Berman, 1999, p. 86), c’est-à-dire qu’elles fécondent les drames shakespeariens par la présence de la voix poétique de Bonnefoy et de sa propre tradition poétique. Héritière de la poésie pure de Mallarmé et de Valéry, et même avant cela de l’univers racinien, la parole poétique de Bonnefoy agit, grâce au recours aux « errants du réel » susmentionnés, sur la dimension baroque du mot shakespearien, en tentant d’y intensifier une recherche poétique de l’essence. Comme le confirme Jackson :

Quelle que soit la conviction avec laquelle il plaide en faveur de ce qu’on pourrait nommer un aristotélisme poétique, Bonnefoy reste en même temps si imprégné de la tradition française que celle-ci se réaffirme là même où il tendait à la récuser. La traduction devient ainsi, si l’on peut dire, un mariage de sangs entre deux poésies ou deux traditions également aimées dont le dialogue doit permettre la naissance de cette langue toujours nouvelle et toujours ancienne, vernaculaire et universelle, qui est la langue de la poésie. (Jackson, 2002, p. 93)

14Lors de la traduction, la parole poétique de Bonnefoy, fille d’une tradition puriste et essentialiste, a néanmoins été exposée à la multitude des manifestations du réel que le « miroir » de la poésie de Shakespeare reflète. L’expérience traduisante tout comme la réflexion métapoétique sur la poésie et la traduction qui l’a accompagnée ont ainsi contribué à la définition d’une parole poétique qui veut être « métonymique », à savoir capable, par un mouvement de contiguïté et d’annexion, de porter des traces de l’expérience vécue par le poète. Proche sur ce point de la réflexion de Benveniste (Benveniste, 2011, f. 53, 55, 205, 260 et 327), Bonnefoy insiste sur la nécessité que la poésie puisse cristalliser l’expérience vécue du poète et la rendre partageable :

La métonymie est la mémoire de la personne en sa finitude : et par opposition à la métaphore, qui sert la cause de l’art, elle peut donc être un des moyens qui font revivre dans le poème cet excès de la réalité sur la langue dont le souvenir ravivé est la poésie. La métonymie ? Ce qui conteste le plus activement dans le travail d’écriture son ambition et son illusion esthétiques, ce qui, au moins en puissance, aide le plus immédiatement à la sorte d’intuition que, pour ma part en tout cas, je tiens pour spécifiquement poétique. (Bonnefoy, 2008a, p. 341)

15Cette recherche d’une parole poétique « métonymique » devient explicite pour la première fois dans l’œuvre poétique de Bonnefoy dans son recueil de 1975, Dans le leurre du seuil. Celui-ci précède de trois ans la retraduction d’Hamlet de 1978, où jelly est finalement traduit par bouillie. Cet exemple de résolution différée d’un problème traductif de type lexical montre bien que la traduction souvent « abouti[t] plus tard, ailleurs », comme l’avoue le poète lui-même (Bonnefoy, 1990, p. 155), l’expérience d’écriture de ses propres poèmes ne pouvant pas être dissociée, pour Bonnefoy, de l’expérience traduisante.

1.2. L’ouverture à la dimension « aspectuelle » de la parole poétique : Dans le leurre du seuil

16Ce recueil est caractérisé par une richesse lexicale et une variété de registres que la critique a relevées (Thélot, 1983, p. 147) et qui montrent que la parole poétique de Bonnefoy a commencé à s’ouvrir, dans les années 1970, à la multitude des manifestations du réel, beaucoup plus qu’elle ne l’avait fait auparavant. Ce livre est plus long que les trois précédents (Douve, 1953 ; Hier régnant désert, 1958 ; Pierre écrite, 1965), et la seule somme de tous ses substantifs est supérieure à la somme de tous les mots signifiants de Douve. L’élargissement des dimensions de l’œuvre tout comme la plus grande variété de registres que Thélot y a décelée (Thélot, 1983, p. 183) confirment la volonté du poète de s’ouvrir à ce qu’il appelle la vérité de la finitude. Il n’est donc pas étonnant que, dans ce même recueil, le poète fasse entrer dans son univers poétique des mots qui renvoient à son expérience quotidienne, à savoir ces termes que Thélot définit comme « roturiers », et qui « désignent du quotidien le plus ordinaire, des objets dont la présence dans un univers poétique est toujours reconnue pour une entreprise de vulgarisation de cet univers. […] Leur trait distinctif est […] dans leur fonction d’abaissement du style » (Thélot, 1983, p. 153). Il s’agit de mots qui sont employés pour la première fois dans Dans le leurre du seuil, tels que « ampoule, boîte, carrefour, chien, citerne, cour, cuisine, éponge, escalier, étagère, fourgonnette, niveau, pile, salive, seau, télévision » (Thélot, 1983, p. 154). Ces choix lexicaux sont cependant aux yeux du critique « des écarts. L’œuvre est d’un ton si naturellement élevé que nous jugeons ces fourgonnettes, ces télévisions, comme de regrettables faiblesses » (Thélot, 1983, p. 154). Bonnefoy répond néanmoins à cette critique en défendant ses choix : « il faut tenir compte de l’existence de la fourgonnette, dans l’expérience centrale de Dans le leurre du seuil […]. Faut-il ne pas la nommer, alors qu’elle a tant compté ? » (Bonnefoy in Thélot, 1983, p. 160).

17Dans ce recueil de 1975, Bonnefoy montre sa capacité d’ouverture à cette dimension triviale qu’il a d’abord rencontrée dans l’univers poétique de Shakespeare et que, tout comme Thélot, il n’a pu accepter dans un premier temps, confirmant le fait qu’il est toujours difficile pour une langue, une culture et une tradition littéraire d’accueillir l’« Étranger » (Berman, 1984). Après un rejet initial lors de ses premières traductions, le poète français a su par la suite s’ouvrir à l’altérité et féconder par celle-ci sa propre poésie, la rendant plus « métonymique » et confirmant ainsi, comme le constate Mainguenneau, qu’« en fonction de l’état du champ littéraire et de la position qu’il y occupe, l’écrivain négocie à travers l’interlangue un code langagier qui lui est propre » (Maingueneau, 2004, p. 161).

18Bonnefoy avoue d’ailleurs « devoir beaucoup à Shakespeare », aussi bien en ce qui concerne sa recherche lexicale que « dans [s]a relation à la prosodie française » (Bonnefoy, 1988, p. 5). À cet égard, l’analyse de ce recueil a montré une prédilection du poète pour les mots contenant un e muet. En effet, la présence de celui-ci, surtout à la septième position d’un alexandrin ou d’un « alexandrin boiteux7 », favorise l’accentuation des syllabes paires qui la précèdent ou qui la suivent. Ainsi, cette syllabe incite le poète à donner au deuxième hémistiche de ses vers longs une allure ïambique, ayant la fonction spécifique d’ouvrir la parole poétique au niveau prosodique à l’imperfection de l’existence, comme l’explique le poète lui-même :

« Creusant » […] le vers, […] [le e muet] nous incite à placer sur les mots des accents qui ne sont pas imposés par la langue. […] Je les appellerai, ces accents que nous ajoutons à tel ou tel mot, en fait avec une certaine liberté au sein même de la proposition prosodique, des accents poétiques, les accents d’une langue seconde […], qui naît ainsi de la poésie même dont elle permet l’existence. […] Il y a plus, […] car […] l’événement du e muet dans le vers ne dépend pas de la forme d’ensemble de celui-ci – de la forme qui, nombre, ne se marque que quand est perçu l’ensemble -, il s’offre presque entier au lecteur dès avant que celui-ci ait eu à passer par cette rétroaction pour se savoir au sein du poème. Et cela signifie qu’il s’inscrit donc comme le pied dans le vers anglais, directement dans le temps ambiant, existentiel, il parle sans attendre à la sorte de conscience qui veille dans ce temps du vécu, de la finitude : […] il fait que se glisse dans [le vers-nombre de la tradition française], qui est aisément de l’intemporel, une authentique expérience de la durée, c’est-à-dire de l’existence, et donc de l’être. […] Le e muet répare la prosodie du français. (Bonnefoy, 2000b, p. 17)

2. Le mouvement métapoétique dans les essais de critique littéraire et dans les proses : les allégories poétiques

19L’ethos d’un poète qui alimente constamment son dialogue avec Shakespeare, et qui réalise par le biais de celui-ci son « autocritique de la parole », se manifeste également dans les essais de « critique poétique » (Née, 2008) consacrés aux drames du poète élisabéthain. Les personnages des tragédies et des comédies y deviennent des allégories de la poésie (Bonnefoy, 2007a, p. 14), essentielles dans l’activation d’un mouvement réflexif de type métapoétique. Ainsi, Mercutio est pour Bonnefoy l’allégorie de la poésie anglaise, ayant pour tâche de rappeler à son ami Roméo, un sonneteer victime de la forme fixe, le « devoir de “trivialité” » qu’il a oublié. Le personnage « paratopique » (Maingueneau, 2004, p. 98) d’Hamlet devient, quant à lui, une allégorie de la poésie française du XIXe siècle et de son incapacité à s’ouvrir à la pluralité des manifestations existentielles. Le prince danois incarne le « mensonge à soi-même d’un prétendu ami de la solitude où déjà s’annonce — et en sera preuve la grande vogue d’Hamlet à travers tout le XIXe siècle — le dandysme de Delacroix et de Baudelaire » (Bonnefoy, 1998, p. 77-78). Par le biais de cette allégorie poétique, Bonnefoy adresse notamment sa critique à la notion de poésie pure de Mallarmé. À l’instar du prince danois, qui est victime des illusions de sa subjectivité, Mallarmé est un « nouvel Hamlet décidant du to be ou du not to be » (Bonnefoy, 2002, p. 229). Il reste prisonnier de ses chimères dans Un coup de dés, une œuvre qui s’alimente d’ailleurs de la lecture critique d’Hamlet que Mallarmé propose dans son Crayonné au théâtre (Bonnefoy, 1977, p. 210).

20Allégorie d’un état de la poésie à dépasser donc, Hamlet est en chacun de nous, selon Bonnefoy, « l’aspiration à la poésie mais aussi les difficultés qui paralysent ceux mêmes qui la désirent le plus, les enfermant dans rien que des rêves » (Bonnefoy, 2015, p. 70-71). Ce serait grâce à Ophélie qu’Hamlet pourrait « chass[er] de son esprit la pensée du néant de tout pour fonder sur la relation humaine le sens qui fait défaut, radicalement, dans la matière » (Bonnefoy, 2015, p. 92). En effet, Ophélie est, aux yeux de Bonnefoy, l’incarnation privilégiée d’une poésie véritable : elle est « une manifestation de l’intuition poétique d’autant plus saisissante qu’elle a lieu dans cet Elseneur si enclin à renoncer au grand désir d’être, si tenté de se replier […] sur le simple désir d’avoir » (Bonnefoy, 2015, p. 90). La jeune femme emblématise donc une poésie qui se veut « post-romantique », en mesure enfin d’aimer la multitude des manifestations existentielles et de s’ouvrir à elles. L’amour malheureux qui la lie à Hamlet, incapable de l’accueillir dans sa vie, devient ainsi un principe dialectique résumant la forme qu’une parole poétique véritable doit rechercher pour devenir, comme Bonnefoy le souhaite, « métonymique », à savoir capable de s’ouvrir à ce « simple » de l’existence dont Shakespeare est l’un des plus grands maîtres8. On comprend donc maintenant pourquoi, dans les proses poétiques « Première ébauche d’une mise en scène d’Hamlet » (Bonnefoy, 2011, p. 63-69) et « Hamlet en montagne » (Bonnefoy, 2011, p. 71-78), ainsi que dans « Dieu dans Hamlet » (Bonnefoy, 2012, p. 9-26) — des réécritures nouvelles de la tragédie où Bonnefoy se présente comme le metteur en scène et l’interprète de son Hamlet —, Ophélie est un « embrayeur paratopique » (Maingueneau, 2004, p. 95-96) essentiel : c’est avec sa voix chantante que la parole du poète s’identifie (voir Amadori, à paraître).

3. Les formes discursives d’une parole « métonymique » dans deux proses poétiques : « Aller, aller encore » et « Lettre à Shakespeare »

21Si dans son recueil Dans le leurre du seuil Bonnefoy recherche une coïncidence entre la parole et le corps du monde à travers une richesse lexicale qui fait figure d’exception dans son œuvre, dans les recueils qui ont suivi, et notamment à partir de Les planches courbes (2001), le poète emploie plutôt, pour rendre sa parole « métonymique » et relationnelle, les formes discursives d’une poésie « à voix haute », comme nous l’avons montré dans une étude précédente (Amadori, 2015, p. 286-298). À ses yeux, la parole, traversée par la voix, est en mesure de créer une « alliance » qui fait de la poésie « le projet le plus fondamental d’une société et qui exige du lecteur du poème autant que de son auteur qu’ils se retrouvent ensemble à son plan de questionnement radical et de fondation » (Bonnefoy, 2007b, p. 41).

22Conscient de cette évolution poétique, qui a même abouti à l’écriture d’un poème dramatique intitulé « Le désordre » (Bonnefoy, 2008b, p. 7-26)9, Bonnefoy se représente dans « Aller, aller encore » (Bonnefoy, 2011, p. 111-115) comme un nouvel Hamlet, ayant dépassé les chimères de la poésie romantique et désormais capable d’ouvrir sa parole à la relation avec autrui. Le « je » poétique n’y est plus victime du leurre des mots, du « Words, words, words » de l’Hamlet shakespearien. Ayant enfin appris à abandonner les illusions de son « moi », il est en mesure de faire de la parole poétique un lieu de partage. Ainsi, dans cette prose, le sujet de l’énonciation poétique instaure une relation avec le « nous » de ses lecteurs pour former une communauté faisant l’expérience d’un voyage allégorique qui est la recherche partagée d’une vérité poétique. L’image de la barque, qui ouvre la prose dans la citation suivante, emblématise précisément cette nouvelle alliance poétique :

Et maintenant nous sommes en mer, mes amis, dans une barque que les vagues soulèvent puis laissent retomber, mais qui s’obstine, parfois presque debout, courageuse ! (Bonnefoy 2011, p. 113)

23On remarquera dans cette prose l’emploi d’un « nous » qui est un véritable appel au lecteur, une invite à participer à la quête poétique menée par Bonnefoy. En effet, si le poète a recherché d’abord une ouverture de type lexical à l’altérité du monde, dans ses proses, il emploie plutôt des dispositifs discursifs qui mettent en scène un véritable dialogue avec les lecteurs, comme l’extrait suivant de « Aller, aller encore » le montre :

Et je vous disais bien, mes quelques compagnons, je vous disais bien, n’est-ce pas, que le jour se lève ? Allons, avançons encore, ramassons tous nos vœux, tous nos souvenirs, vous ces cris, ces appels, ces hurlements, ces sanglots, et moi avec vous ces rires, ces grands rires si loin de toutes parts sous ce ciel si bas que nous le touchons de nos mains tendues ! Il est évident que le jour se lève, mes amis, évident qu’il déferle sur nous, recolore tout, emporte et disperse tout. (Bonnefoy, 2011, p. 115)

24Dans cet extrait, qui ferme la prose, on remarquera la dimension dialogale caractérisant de façon de plus en plus évidente la production poétique plus récente de Bonnefoy. L’emploi de formes enchaînantes (Larthomas, 2001, p. 268) typiques de l’écriture dramatique, telles que les phrases interrogatives ou les impératifs, y est martelant. Le recours aux points d’exclamation manifeste un élan pathémique et une volonté de faire de la parole poétique un lieu de partage des émotions vécues. On notera également la multiplication des déictiques : le « je » poétique s’amplifie pour devenir un « nous » en s’associant au « vous » des lecteurs, que Bonnefoy appelle « mes amis », mes « compagnons ». Cet « énonciateur textuel » (Monte, 2022, p. 133) tend ainsi à se dilater par la recherche d’un « ethos collectif » (Amossy, 2010, p. 159). Ce dernier produit, comme le constate Amossy, un « élargissement du noyau initial que constitue le moi, […] [une] ouverture vers l’autre que le pronom pluriel englobe dans la constitution d’une nouvelle entité » (2010, p. 159). C’est grâce à cet ethos collectif que Bonnefoy essaie de produire une « incorporation » de son lecteur — à savoir une adhésion à « un monde éthique dont ce “garant” participe et auquel il donne accès » (Maingueneau, 2004, p. 208) — qui rend possible l’intuition de la plénitude et de la vérité de l’existence, comme le confirme la phrase finale de la prose : « Il est évident que le jour se lève, mes amis, évident qu’il déferle sur nous, recolore tout, emporte et disperse tout ».

25La même recherche d’un « ethos collectif » est évidente dans une autre prose, à savoir dans sa « Lettre à Shakespeare » (Bonnefoy, 2015, p. 101-112). La « scénographie » choisie (voir Maingueneau, 2004, p. 190-202), celle de la lettre, confirme encore une fois la volonté du poète de chercher un dialogue en constant devenir avec Shakespeare. Dans ce récit en rêve, Bonnefoy imagine rencontrer le poète élisabéthain, lui remettre une lettre et assister à l’une de ses mises en scène d’Hamlet. Un enchevêtrement continu des plans temporels caractérise son écriture : dans cette dimension onirique, le passé de Shakespeare traverse l’histoire devenant le présent de Bonnefoy, et un échange réel, un dialogue avec le père spirituel, redevient ainsi possible.

26La dialectique qui lie le « nous » et le « vous » dans cette prose est particulièrement intéressante. D’une part, le « vous » est non seulement la forme de politesse, mais indique également la communauté « patrimoniale » formée par Shakespeare et ses contemporains. Bonnefoy mentionne plusieurs artistes et écrivains qu’il considère comme « des proches » de Shakespeare (Caravage, Véronèse, Elsheimer, Montaigne, Arioste, Machiavel). Il recherche ainsi un effet d’accumulation de noms propres qui, dans le cadre d’une « énonciation patrimoniale » (Paveau, 2006, p. 157) investit ces noms d’une aura de « sacralité » (Paveau, 2006, p. 166). D’autre part, le « nous » est celui de Bonnefoy et de ses contemporains, qui reçoivent l’héritage littéraire et artistique de ces écrivains et peintres d’une autre époque. L’emploi du verbe léguer dans la citation suivante le confirme :

Votre expérience la plus intime de la lumière, mon ami, le vœu secret de votre théâtre et son dénouement, qui est notre bien, par vous légué, tout cela qui a son lieu dans les mots est préservable sur ces planches qui ne substituent aucun signifiant particulier à l’universalité des vocables de votre langue anglaise advenant à soi. (Bonnefoy, 2015, p. 109)

27De plus, le recours à une deixis que Maingueneau qualifierait de « mémorielle » ou d’« empathique » (Maingueneau, 2002, p. 160), visant elle aussi l’« incorporation » du lecteur, est un autre trait distinctif de cette prose. Un exemple, toujours offert par l’extrait susmentionné, en est le syntagme ces planches : le déterminant démonstratif renvoie à un espace de référence qui est la mémoire du sujet poétique. Celle-ci se dilate pour se fondre dans la mémoire collective de tous ceux et celles qui ont assisté à des mises en scène des drames de Shakespeare, et qui forment donc une communauté de valeurs et d’expériences partagées avec le poète.

28Les dispositifs discursifs que Bonnefoy mobilise pour rendre sa parole « métonymique » ont donc évolué de façon considérable tout au long du temps, mais ils visent tous à amplifier les potentialités expressives et relationnelles de sa parole poétique. Dans cette prose, Bonnefoy compare sa « Lettre à Shakespeare » à un autre pilier littéraire de la modernité, la célèbre Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal10. Ce dernier a constaté, par la voix du jeune homme de l’époque élisabéthaine, la dégradation de sa langue. De façon similaire, Bonnefoy, voulant renouveler le langage poétique contemporain, s’adresse au poète élisabéthain, l’un des « fondateurs de la modernité poétique » (Bonnefoy, 2008a, p. 383), comme à un père spirituel et à un ami, avec qui un incessant dialogue est nécessaire et bénéfique.

Conclusion

29Pour Bonnefoy, être poète n’a pu que signifier être aussi un traducteur, la poésie ne pouvant naître pour lui que d’un moment de dialogue, d’hybridation, d’accueil de l’altérité. En restant sur le seuil de sa propre langue, à l’écoute de la poésie shakespearienne, il a fait surgir dans ses propres poèmes en vers ou en prose des rythmes à ses yeux plus universels, une parole plus « métonymique », attentive à l’altérité du monde et des autres êtres. L’expérience traduisante a donc alimenté une « autocritique de la parole » essentielle pour définir la forme d’une poésie qui dépasse ses tentations monologiques pour s’ouvrir à l’Autre. Cette « autocritique » se cristallise, dans son écriture poétique comme dans ses essais, dans des allégories poétiques qui l’aident, et qui nous aident, à réfléchir à ce que la poésie française est en train de devenir, et aux ressources disponibles pour la renouveler aujourd’hui.

30Un premier exemple de ce dépassement d’une parole que, selon Bonnefoy, la tradition poétique française a rendu trop essentialiste est offert par la recherche lexicale et prosodique menée dans son recueil de 1975, Dans le leurre du seuil, où des mots ordinaires, voire triviaux, mais qui portent la trace de la vérité de l’expérience vécue par le poète, sont accueillis au sein du lexique poétique. La modernité de Shakespeare réside par ailleurs, selon Bonnefoy, non seulement dans la richesse lexicale et prosodique de sa parole, mais aussi dans la capacité de celle-ci à être intensément transitive, relationnelle, un exemple éminent de ce qu’il appelle une « poésie à voix haute » (Bonnefoy, 2007b). Dans sa prose « Aller, aller encore », il a donc voulu se présenter à son tour comme un nouvel Hamlet, capable enfin de fonder une alliance poétique avec ses lecteurs grâce à des mots renouvelés par le contact avec la poésie dramatique shakespearienne. Le rapport de filiation qui le lie au poète élisabéthain est réaffirmé dans sa « Lettre à Shakespeare », où Bonnefoy s’adresse à son maître, avec affection et gratitude, sachant désormais être un « auteur-auctor », comme Shakespeare, dont l’« Opus » (Maingueneau, 2004) sera pérennisé par l’histoire littéraire.