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Michel BIRON

Saisir le mot par son anse : la vision poétique de Saint-Denys Garneau

Seizing the word by its handle: Saint-Denys Garneau’s poetic vision

1S’il est un poète qui se méfie du « mot poétique », dans toute l’histoire de la littérature au Québec, et peut-être même dans l’ensemble de la francophonie, c’est sans doute de Saint-Denys Garneau1, auteur d’un seul recueil, Regards et jeux dans l’espace, une plaquette de 28 poèmes parue à compte d’auteur à Montréal en 1937 et presque aussitôt reniée par le poète lui-même, qui promettra ensuite de ne plus écrire ou, du moins, de ne plus rien publier. Il tiendra parole et mourra en 1943 à l’âge de 31 ans, laissant derrière lui toutes sortes d’inédits, dont un journal qui contient des dizaines de poèmes de même que des réflexions et des notes sur la littérature, l’art et la vie en général. Les amis de Garneau publieront de façon posthume ses poèmes retrouvés (Garneau, 1949), puis des extraits de son journal (Garneau, 1954) et une partie de sa correspondance (Garneau, 1967). Deux universitaires, le père Benoît Lacroix et le poète Jacques Brault, prépareront en 1971 une édition critique de tous les écrits de Garneau, la première du genre au Québec, qui fera plus de 1000 pages (Garneau, 1971). Dès lors, Garneau commencera à être relu de près par de nouvelles générations et s’imposera comme l’un des poètes les plus influents au Québec, même s’il reste sans doute moins connu du public que des figures comme Émile Nelligan, dont on a tiré un opéra, et surtout Gaston Miron, figure du poète national, premier Québécois à entrer dans la collection « Poésie » de Gallimard. L’œuvre de Garneau voyage peu, sauf auprès de quelques lecteurs catholiques, comme Albert Béguin. Quand quelqu’un a eu l’idée de soumettre l’énorme édition critique de 1971 au comité de Gallimard, formé entre autres de Raymond Queneau, Marcel Arland, Jean Grosjean et Michel Deguy, la réaction a été catégorique : « à refuser »2. Personne n’a compris l’intérêt de cet ensemble de textes extrêmement hétérogènes, écrits par un poète presque absent du monde et impossible à situer dans l’évolution de la poésie moderne, contrairement à un Miron par exemple, dont la poésie et la prose fortement politisées étaient en osmose avec leur époque. La poésie de Garneau, elle, n’était en phase avec rien du tout.

1. La sincérité de la langue poétique

2Si elle ne ressemble à rien de précis, ni au Québec ni ailleurs, cela s’explique en partie par le rapport très curieux de Garneau au mot poétique, et au mot tout court. Dans son journal et dans ses lettres, on le voit parfois se moquer de tel langage trop expressément poétique, en particulier celui des « lyriques-lyriques », comme il appelle péjorativement, d’après une lettre à Robert Élie du 8 août 1937, les écrivains emphatiques auxquels il oppose par exemple le « réalisme immédiat » du romancier suisse Charles-Ferdinand Ramuz (Garneau, 2020, p. 641). On chercherait en vain chez Garneau une réflexion théorique autour de ce « réalisme immédiat », qu’il associe à une écriture « primitive » et « organique », mais il suffit d’ouvrir n’importe où son recueil Regards et jeux dans l’espace pour constater que le poète tourne le dos au lexique rare ou sophistiqué. Les ormes sont comparés sobrement à de « calmes parasols » et ils « font de l’ombre / Pour les vaches et les chevaux » (Garneau, 1971, p. 17). Puis Garneau reprend quelques vers plus loin presque les mêmes mots : « Ils font de l’ombre légère / Bonnement / Pour les bêtes ». Ailleurs dans le même recueil, un enfant joue avec des cubes de bois qui ressemblent à des maisons : « Il vous arrange les mots comme si c’étaient de simples chansons / Et dans ses yeux on peut lire son espiègle plaisir / À voir que sous les mots il déplace toutes choses » (Garneau, 1971, p. 11). De simples chansons, ou une comptine, comme le poème intitulé « Cage d’oiseau », qui commence ainsi : « Je suis une cage d’oiseau / Une cage d’os / Avec un oiseau // L’oiseau dans ma cage d’os / C’est la mort qui fait son nid » (Garneau, 1971, p. 33). Les mots se répètent, le ton est familier, la syntaxe imite la langue parlée (notamment avec l’usage fréquent du présentatif c’est, qui a souvent une valeur anaphorique chez Garneau, tout comme la formule il y a, ou les mots voici et voilà). De façon générale, on a beaucoup reproché à Garneau de manquer de style ou d’écrire de façon délibérément pauvre, en tournant le dos à la « belle poésie ».

3Prenons l’exemple des trois vers d’ouverture de Regards et jeux dans l’espace, parmi les plus connus du recueil : « Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise / Et mon pire malaise est un fauteuil où l’on reste / Immanquablement je m’endors et j’y meurs » (Garneau, 1971, p. 9). Les critiques, à la suite de Pierre Nepveu (voir Nepveu, [1988] 1998, p. 25-42), ont pris l’habitude de parler du « prosaïsme » de cette poésie, de son caractère paradoxalement impersonnel malgré l’omniprésence du je. Dans ces quasi-alexandrins, le mot le plus étonnant et le moins poétique est sans doute le verbe « reste », que Garneau emploie au sens courant canadien-français (c’est-à-dire « habiter quelque part » ou « demeurer longtemps à un endroit », comme dans l’expression calquée sur l’anglais : « il est là pour rester »), mais il lui donne un second sens, lui aussi emprunté à la langue anglaise, soit « se reposer » (to rest), ce que confirme le dernier vers de ce poème liminaire : « C’est là sans appui que je me repose », et ce que suggérait également le titre initial du poème, Restless, titre que Garneau laissera tomber par la suite.

4Malgré cette liberté et cette familiarité à l’égard du code poétique, Garneau ne cherche pas à mimer la langue orale, ni à cultiver le régionalisme ou le style vernaculaire, à la différence de certains poètes canadiens-français de l’époque, comme Alfred DesRochers, qu’il admire pourtant. D’après une lettre à André Laurendeau de mai-août 1936, il se reconnaît davantage dans la lettre que Ramuz adresse à son éditeur Bernard Grasset, en particulier quand l’écrivain suisse romand répond à ceux qui lui reprochent de « mal écrire », et de « mal écrire exprès », « d’avoir le parti pris de mal écrire » (Garneau, 2020, p. 553). Comme Ramuz, Garneau a vite senti que « la langue classique n’était pas vraiment sa langue », qu’il lui fallait assumer sa « gaucherie native », et cela « non pas “pour se distinguer”, mais pour ressembler ». Ressembler à qui ? À lui-même, sans doute, au risque de déconcerter la critique aussi bien traditionnelle que moderne, pour qui il n’y avait que trois catégories de mots : les mots du dictionnaire, les mots du cru et les mots exotiques. À peu près toute la poésie canadienne-française de l’époque se classait selon cette opposition attendue entre le régionalisme ou le nationalisme d’une part, le parisianisme ou l’exotisme d’autre part.

5D’où la difficulté des contemporains de Garneau à comprendre sa poésie, jugée souvent insaisissable — c’est le mot employé par l’écrivain Alain Grandbois, contemporain de Garneau, qui y voyait toutefois la marque du « génie » (Grandbois, 1996, p. 181 et 376) —, sans modèle clair, sans famille littéraire reconnaissable. Pierre Emmanuel compare son lexique aux « vocables les plus communs » qui caractérisent la poésie de Reverdy, mais c’est pour dire que la poésie de Garneau est curieusement plus « heureuse », comme si son dépouillement était plus spontané, plus désinvolte, plus naturel (Emmanuel, 1971, p. 25). Le mot « liberté » revient souvent chez Garneau, qualité de l’enfant comme du poète, une liberté qui passe par un travail de désencombrement et d’allègement, mais aussi par une forme de resserrement autour d’un langage qui serait propre à lui, et qui en même temps l’élèverait au-dessus de lui-même. Il retient surtout de l’exemple de Ramuz la possibilité « d’être soi-même avec simplicité pour être plus que soi-même », ou encore d’aller vers l’universel « sans rien détruire de particulier, rien refuser ». Double exigence donc : d’un côté, être soi-même pour être plus que soi-même, comme si le poète disparaissait en quelque sorte derrière un être qui dépasse le je énonciateur ; de l’autre, il faut que le mot, comme « matière d’art », ne soit pas un mensonge, que cette matière soit « pleinement soi, pleinement vraie et éprouvée ». Toute la poétique de Garneau tourne autour de cette adéquation sincère entre le mot et la quête de soi, l’invention d’une écriture qui soit entièrement libre et sienne. « Ce livre est bien de moi », dira-t-il fièrement à son ami André Laurendeau dans une lettre du 18 mars 1937 (Garneau, 2020, p. 602) en parlant de Regards et jeux dans l’espace, comme s’il lui importait moins de trouver une langue proprement poétique qu’une langue à soi, en la dépouillant de tout ce qui relève de l’ornement, de la convention, d’une fausse apparence de beauté.

2. Loin du lyrisme facile

6Il a fallu quelques années avant que Garneau arrive à se débarrasser du mot poétique au sens négatif qu’il donne à l’adjectif « poétique ». Le 22 mars 1935, à l’âge de 22 ans, il note dans son journal de façon solennelle sa soudaine métamorphose : « Je me détache du lyrisme facile, coulant, qui s’emporte lui-même : je me dégage des mots » (Garneau, 2012, p. 135). Ce moment correspond à un changement radical de son écriture : il passe de l’alexandrin, forme qu’il privilégie dans ses poèmes de jeunesse, au vers libre qui caractérise les poèmes de Regards et jeux dans l’espace, la plupart écrits au cours de l’été et de l’automne 1935. Pour en arriver là, il aura donc fallu que Garneau se « dégage des mots », comme si ceux-ci avaient été jusque-là une sorte de carcan. « Je me dégage des mots » veut dire quelque chose comme : je cesse de jouer au poète, de me payer de mots, je me déprends de mon ancienne fascination pour les mots chantants, enchanteurs, ceux qui produisent « le lyrisme facile », les mots des « lyriques-lyriques ». Garneau ne rompt pas avec tout lyrisme et on comprend même entre les lignes qu’un autre lyrisme, plus difficile, plus circonspect mais plus ressemblant (plus intime), surgira peut-être de cette métamorphose. Pour cela, il lui faut cependant se dégager des mots mercenaires, c’est-à-dire de ce qui ne lui appartient pas en propre, de ce qui n’est pas vraiment à lui, de ce qui serait une grave imposture.

7Mais comment savoir ce qui est véritablement à soi et ce qui ne l’est pas ? La question obsède Garneau, qui y revient de toutes sortes de manières dans sa correspondance et dans son journal, et qui va même publier un petit essai sur le sujet, intitulé « Monologue fantaisiste sur le mot », dans la revue catholique La Relève en janvier-février 1937, soit juste avant la publication de son livre3. Ce court texte permet de mieux comprendre la relation de Garneau au mot comme substance, comme matière, comme être vivant.

8« Monologue fantaisiste sur le mot » est considéré à juste titre par la critique comme un essai elliptique et plutôt obscur4. En voici les premières lignes : « Je me suis éveillé en face des mots. J’ai entendu l’appel des mots, j’ai senti la terrible exigence des mots qui ont soif de substance. Il m’a fallu les combler, les nourrir de moi-même » (Garneau, 1971, p. 289). Projeté dans le monde des mots, le poète se comporte comme l’enfant assis devant le conteur, animé lui aussi par une soif de merveilleux. Comme l’enfant, le poète s’évade, l’univers des mots devient « une région comme au-dessus du monde, où le monde est assumé dans l’intelligible ». Le mot n’est donc pas pour lui une simple entrée de dictionnaire, un outil de communication à la disposition de chacun : il forme un espace à part et extrêmement exigeant. Pour être à la hauteur de cette exigence, le poète doit jouer le jeu, retrouver une disponibilité enfantine. Mais hélas, « tant de dialogues meurent avant la fin et une voix continue à psalmodier dans l’absence qui s’épaissit », comme si la parole offerte ne pouvait que virer au monologue. C’est que l’appel des mots, répète Garneau, est une « terrible exigence », le jeu se révèle affreusement douloureux, voué à l’échec. Le poète est le témoin impuissant d’une sorte de féérie noire qui l’ensorcelle, une guerre des fées, celles des contes et leurs sœurs « qui sont en nous », portées elles aussi par une « furieuse, insatiable exigence ».

9La nature de cette « terrible exigence » demeure mystérieuse. Il est très difficile de formuler en termes nets ce qu’entend Garneau dans ce court texte qu’il rédige dans un moment d’euphorie, alors qu’il se lance enfin dans l’aventure de la publication de Regards et jeux dans l’espace. Ce qui est relativement clair, c’est qu’il distingue le mot comme « simple instrument d’expression » et le mot comme « substance », c’est-à-dire comme substance vivante, avec une âme et une voix reconnaissables :

Ainsi on dit : « j’ai découvert un mot » avec la joie neuve d’un enfant qui trouve une fée pour sœur. Qui ne veut pas dire qu’on ait trouvé le nom de tel assemblage de matière ou tel rapport intellectuel, mais qu’un mot nous est apparu tout à coup en un moment vivant, substantiel, avec toutes les possibilités de ses rapports au monde, dans sa souplesse et sa platitude, lourd de sens : maintenant un être vivant dans le monde pour nous, un de ceux dont nous avons reconnu l’âme et dont la voix, de vague qu’elle était, a pris une prochaine sonorité à notre esprit. (Garneau, 1971, p. 289)

10Le mot qui est « découvert » n’a rien de particulièrement poétique : il a la souplesse et la platitude de ce qui est simplement « vivant ». Ce n’est donc pas le mot lui-même qui est poétique, mais la relation que le poète entretient avec lui. L’exigence poétique, on le devine plus qu’on ne le déduit, passe ici par une exigence morale ou éthique : coller à l’expérience du réel immédiat, ne pas mentir, ne pas exagérer, ne pas forcer le trait. Il faut, ajoute Garneau, que le mot ait une « prochaine sonorité » pour le poète lui-même, il faut qu’il sonne juste. Dans une lettre à son cousin éloigné Maurice Hébert en mai 1938, Garneau dira que le poète ne doit pas forcer son registre, car « [q]ui force son registre fausse (au sens transitif aussi bien qu’intransitif) » (Garneau, 2020, p. 702). L’adjectif « prochaine » est révélateur : la poésie est affaire de proximité, de relation directe au vivant, et cela passe par une expérience sonore. Le poète se trouve face au mot comme saisi par une vibration sonore, en attente d’harmonie. Ne pas se payer de mots, c’est assumer ce rapport organique et nécessaire au monde des mots. Dans son journal, Garneau écrit de façon similaire que la franchise du poète, « vertu ontologique », correspond « à la sonorité que rend l’être en réponse au choc de l’extérieur » (Garneau, 2012, p. 530).

11Cette vision ou plutôt cette façon de prêter l’oreille au réel s’oppose directement à l’usage mondain des mots, évoqué avec humour dans « Monologue fantaisiste » à travers la figure de celui que Garneau appelle son « ami Calembourgeois », rencontré au sortir d’un salon. Ce spécialiste des bons mots s’amuse à imaginer une société protectrice des mots surexploités, des « pauvres beaux mots assassinés », de ces notions jadis vivantes mais qui se sont dévitalisées à cause des « parvenus intellectuels » qui s’en sont servis comme « on se sert de sa machine ». Ce sont des mots « hors la vie, dans une région exsangue qui n’a plus aucun rapport à la réalité » (Garneau, 1971, p. 289-290).

12On peut voir là une autocritique ou une forme d’autodérision puisque Garneau est lui-même un amateur de calembours et de bons mots (ses lettres en sont émaillées, mais jamais ses poèmes, ni son journal). De même, plus loin, il s’en prend à la culture humaniste, pour qui le mot serait exclusivement objet de savoir, et alors c’est à sa propre éducation chez les Jésuites qu’il s’attaque, quoique de façon ambiguë. Car le mot survit à ces usages vulgaires, et « l’humaniste est plus ou moins poète », pour peu qu’il ne se contente pas de la connaissance utilitaire du mot, et qu’il allie les notions classiques (le goût, le génie) à ce que Garneau appelle « l’aptitude intime à reconnaître » (Garneau, 1971, p. 290) qui serait l’apanage du poète.

3. Un rapport intime au mot

13Ni calembour ni instrument de connaissance ou de communication, le mot poétique est plutôt affaire de reconnaissance. Il suppose une « fraternité », une forme de « correspondance » grâce à quoi le poète parvient à « posséder » le mot. Pour y parvenir, il lui faut trouver le chemin qui conduit à l’intérieur du mot, là où se trouve une sorte de poignée virtuelle, ce que Garneau appelle métaphoriquement une « anse » et qui serait cachée aux autres, visible à lui seul. Telle est l’image à première vue énigmatique que Garneau propose pour illustrer le rapport intime du poète au mot. Ce qui compte, ce n’est pas la valeur intrinsèque ou la charge poétique du mot, mais bien la manière unique de l’appréhender, de se l’approprier : « Le poète possède le mot parce que maintenant à l’intérieur de ce mot il y a une anse à lui seul par où le prendre; parce que, entre lui et le mot, se trouve un lien à lui seul par où le saisir et le balancer, en jouer. » (Garneau, 1971, p. 291)

14Voici donc le poète qui glisse sa main dans le mot comme si c’était un objet quotidien, un objet domestique dont il lui faut découvrir un relief inattendu, un appendice invisible, une anse imaginaire grâce à laquelle le mot serait sa chose exclusive. « Une anse à lui seul », « un lien à lui seul », répète le texte. Le mot dès lors se révèle à lui et à lui seulement, il appartient entièrement au poète, qui se laisse habiter par lui. Le mot n’est plus en dehors du poète, mais acquiert en lui une vie autonome, une résonance physique et mentale. « Et quand il dit oiseau, il peut n’avoir aucun souvenir d’oiseau, aucun autre modèle que cette part en lui de lui-même qui est oiseau et qui répond à l’appel de son nom par un vol magnifique en plein air et le déploiement vaste de ses ailes ». Dès lors, conclut Garneau, le mot n’est plus seulement un mot, mais devient une parole, « le mot pour le poète s’élève à la dignité de parole », d’une Parole (avec majuscule) qui « brise la solitude de toutes choses en les rapportant à un lieu qui est le prisme présent » (Garneau, 1971, p. 291).

15Face à une telle exigence, quasi-mystique, on comprend que le mot véritablement poétique est rare chez Garneau. Presque toujours, le mot est un vêtement emprunté, une coquetterie, un camouflage ; pourtant il arrive qu’un miracle ait lieu. Cela donne par exemple ces deux vers au début d’un poème intitulé « Monde irrémédiable désert » et que Garneau citera parmi les quelques poèmes ou fragments de poèmes qu’il ne reniera pas :

Dans ma main

Le bout cassé de tous les chemins5.

16Le vocabulaire et la syntaxe rappellent un vers du poème « Solitude » de Reverdy : « Dans la main l’eau transparente des rivières » (Reverdy, [1949] 2000, p. 87). Mais les deux vers de Garneau ont une toute autre « sonorité », à cause notamment de la rime « main / chemins » et du jeu d’opposition qu’elle souligne (entre le subjectif et l’objectif, entre le féminin et le masculin, entre le singulier et le pluriel), à cause aussi du découpage de la phrase nominale en deux vers, l’un bref, l’autre long, marquant la rupture entre le contenant et le contenu, mimant la continuité brisée qui est le thème central de ce poème dont la strophe finale se lit ainsi : « Les ponts rompus / Chemins coupés / Le commencent de toutes présences / le premier pas de toute compagnie / Gît cassé dans ma main » (Garneau, 1971, p. 179). Mais alors que l’image poétique de l’eau que la main ne peut retenir est relativement conventionnelle chez Reverdy, celle de Garneau surprend par sa simplicité et son originalité, son réalisme immédiat et sa profondeur spirituelle. Tout dans le fragment initial est poétique, rien ne « force le registre ». Cette image, expliquera-t-il dans son journal en 1938, possède « une certaine réalité d’existence en moi, une certaine exigence assez permanente » (Garneau, 2012, p. 553). L’image du bout cassé de tous les chemins existe comme si elle était le reflet de sa vie, et on ne peut qu’être frappé par le mouvement de destruction qui va de l’anse au bout cassé, de la plénitude au vide, du monologue fantaisiste au « monde irrémédiable désert » dont ces deux vers sont tirés, et qui résume la trajectoire poétique de Garneau.

17Telle est, en conclusion, la soif de réalité, la soif de substance dont parle Garneau dès qu’il aborde la question du mot poétique. « Le poète est un homme qui appelle les choses par leur nom », écrit-il dans son journal (Garneau, 2012, p. 364). D’un côté, ne pas avoir peur de nommer la réalité, ne pas chercher à l’embellir ; de l’autre, voir plus loin que la réalité immédiate, percevoir la « forme spirituelle à la fois et charnelle de chaque chose, ici matière d’art ». Ce côté « charnel » n’a pas à être exceptionnel, il n’a rien de magique : l’image très concrète et très banale de l’anse, par laquelle le poète se saisit du mot, indique bien la vision ordinaire de Garneau. Dans une longue lettre à Robert Élie de septembre 1936, donc quelques mois avant la publication de son « Monologue », Garneau tente d’expliquer autrement cette même soif de substance, cette soif de réalité :

Et je me disais qu’il y a dans la langue humaine un mot pour chacune de ces choses, le mot arbre qui est la parole de l’arbre pour dire ce qu’il est, et le mot terre, et le mot sève, et des mots profonds comme [mot illisible]. Mais ces mots-là sont vidés à force qu’on passe dessus. Mais ces mots-là, si l’on pouvait leur rendre leur sens, les rendre à leur réalité à laquelle ils sont dus ! Il faudrait trouver un petit nombre de mots simples, de mots racinés, saturés de l’être des choses, des mots premiers comme à peine sortis des choses ; trouver ces mots et les vivre, vivre toute leur plénitude. Avec cela faire un poème : ce poème serait vrai. (Garneau, 2020, p. 558)

18« Il est bien rare qu’un mot soit constamment poétique », écrivait Michael Riffaterre (Riffaterre, 1971, p. 204), qui préférait parler de « poétisation du mot », donc de processus. Chez Garneau, on serait plutôt tenté de parler d’un processus inverse, c’est-à-dire de dépoétisation du mot, comme s’il voulait se dégager des mots « hors la vie » pour retrouver le chemin des « mots simples » et saisir par leur anse les mots élémentaires ou « racinés ». Ni classique, ni régionaliste, ni moderne : Grandbois avait raison de parler du côté « insaisissable » de la poésie garnélienne. Elle n’a guère d’équivalent dans l’histoire de la poésie française ou francophone, et c’est dommage que Gallimard n’en ait pas voulu. Mais Grandbois puis tant d’autres poètes du Québec comme Anne Hébert, Jacques Brault, Pierre Nepveu, Robert Melançon ou Hélène Dorion n’ont cessé de poursuivre, à leur manière, l’étrange monologue que Garneau a commencé sur le mot. Comme quoi le rapport au mot poétique est affaire de culture tout autant que de style, ou si l’on préfère, comme quoi le style n’est pas seulement l’homme.