Colloques en ligne

Sylvaine Guyot

L’autothéâtre ou le je sur un plateau : de quelques dispositifs

Autotheater, or the “I” on Stage: On a Set of Possible Configurations

Ce qui nous attache : l’adhésion du public

1« Mais qu’est-il arrivé à la sacoche ? » Le 20 janvier 2023, c’est par cette question qu’une spectatrice ouvrit l’échange avec le public qui suivit la lecture performée de Sœurs à la médiathèque du Centre-ville de Saint-Denis.

2Sœurs est un triptyque de monologues autofictionnels mis en voix par leurs autrices : Deux sœurs de Marine Bachelot Nguyen (qui est à l’initiative du projet), Sutures de Penda Diouf et La Sacoche et l’Invaincue de Karima El Kharraze (Bachelot Nguyen, 2018 ; Diouf, 2021 ; El Kharraze, 2022)1. Nées en France d’une mère vietnamienne et d’un père français pour la première, d’une mère ivoirienne et d’un père sénégalais pour la seconde, et de parents marocains pour la troisième, Marine Bachelot Nguyen, Penda Diouf et Karima El Kharraze retracent, par le filtre de leurs souvenirs de jeunesse où la grande histoire ne cesse de venir résonner, la mémoire de leurs aïeules féminines. Le tressage de ces trois voix vise, selon le descriptif du spectacle, à « faire émerger des récits sensibles » sur l’histoire globale des colonisations, des déplacements migratoires, des expériences diasporiques et des dominations patriarcales dont sont tissées leurs identités aussi bien familiales qu’individuelles. Le cadre de l’adresse crée une proximité d’énonciation et d’écoute propice au déploiement d’une parole voulue comme intime : debout devant un pupitre, sous trois halos de lumière, les autrices lisent leur texte l’une après l’autre, ne ménageant que quelques échos par de rares alternances dans la prise de parole ; seul effet de mise en scène, la création sonore de Lundja Medjoub se glisse par intermittence entre ou derrière leurs mots pour faire entendre, comme venues d’ailleurs, des voix enregistrées dans la langue de leurs parents respectifs, le vietnamien, le wolof et le baoulé, et le darija. Le dispositif de la lecture scénique, avec ses lutrins et sa retenue expressive, invite à écouter ces monologues comme des mises en récit, des voix filtrées par l’écriture – et ce, d’autant que les textes eux-mêmes articulent, chacun à sa manière, l’expression autobiographique dans une narration dramatisée, où une poétique de la répétition (que ce soit celle des dates, des images ou des noms) contribue à plonger l’audience dans un entrelacs de temporalités (nationales, coloniales, familiales et individuelles). Personnelles, intimes, incarnées par leurs autrices, ces voix n’en sont donc pas moins des figures de celles qui disent je. En d’autres termes, l’écoute référentielle n’est qu’une des réceptions possibles.

3Dans le troisième de ces textes, intitulé La Sacoche et l’Invaincue, Karima El Kharraze clôt son récit sur la disparition de la sacoche éponyme, sacoche dans laquelle Hnini, son grand-père marocain, conservait les archives militaires de ses années de service sous les drapeaux français pendant la Seconde Guerre mondiale : « la seule archive de la famille écrite en français » (El Kharraze, 2022, p. 19), pense la narratrice. Lorsqu’à l’occasion d’un séjour au Maroc elle souhaite consulter ces documents pour les photographier, la sacoche pendue depuis des années dans l’ancienne chambre grand-paternelle demeure introuvable. Mahjouba, sa tante célibataire et illettrée qui occupe désormais la maison familiale, prétend l’avoir jetée dans les cactus, mais dans le jardin, les cactus sont morts : « il n’y a plus rien ». Mahjouba n’en révèlera pas plus, à part que Hnini fut membre avant la guerre d’un mouvement indépendantiste. Elle semble donc avoir subtilisé la sacoche par souci de garder enfoui ce passé secret. La sacoche contient-elle des papiers français, leur traduction en arabe, des documents clandestins ? Mahjouba qui ne sait pas lire les a-t-elle elle-même consultés ? Les a-t-elle détruits ? Le récit se suspend sans apporter de réponse : « j’accepte de m’en tenir à la puissance de l’invaincue » (El Kharraze, 2022, p. 21), conclut la narratrice. Le texte remonte donc l’histoire familiale jusqu’au moment où elle se perd faute de récits transmis ou d’archives disponibles. Mahjouba, « l’invaincue », figure sororale de résistance à l’injonction commémorative, confronte le public à l’existence d’une vérité qui échappe.

4« Qu’est-il arrivé à la sacoche ? », demande alors la spectatrice. Réponse de Karima El Kharraze : « En fait, ça ne s’est pas exactement passé comme ça ; c’est de l’autofiction. Cette sacoche a bien existé, mais elle est ici le symbole de l’histoire féministe que nous voulons faire. La sacoche, qui contient les archives de l’armée française, représente l’histoire officielle. Nous, nous voulons faire l’histoire du point de vue des femmes oubliées. » Lors d’un bord de plateau ultérieur à la Maison Française de New York University le 15 septembre 2023, Karima El Kharraze précisa que la sacoche disparue emblématise les absences qui trouent non seulement le grand récit national, mais aussi les mémoires familiales – ces « béances », dit le texte, que le je ne peut « remplir » qu’en recourant à la fiction. Elle ajouta que certains publics lui avaient été reconnaissants de conclure sur « la puissance de l’invaincue », son récit visant moins à pointer le défaut de transmission générationnelle qu’à se dresser contre les reconstitutions forcées, donc à respecter les silences, à préserver l’incomplétude2.

5« Mais vous nous avez emmené·es avec vous dans ce voyage », rétorque la spectatrice. « Vous nous avez baladé·es », ajoute-t-elle en accentuant le terme, « et maintenant on a envie de savoir ce qui est arrivé à la sacoche ». Et de répéter : « Qu’est-il arrivé à la sacoche ? »

6L’insistance de cette curiosité inquisitrice témoigne, me semble-t-il, du régime d’adhésion particulier produit par le dispositif de parole. Placée face à une autrice donnant voix à son propre récit autofictionnel, la spectatrice a été hameçonnée, pourrait-on dire en empruntant à Rita Felski le titre de son ouvrage – Hooked (Felski, 2020) – sur les modes d’attachement aux œuvres d’art. « Vous nous avez baladé·es » : le constat doit-il se comprendre au sens métaphorique, « vous nous avez transporté·es dans une promenade imaginaire » ? Ou bien faut-il l’entendre au sens populaire de l’expression, « vous nous avez bien eu·es » ? L’ambiguïté, sans doute involontaire, manifeste moins l’intuition scandalisée d’une escroquerie qu’elle ne formule une attente de véridicité qui ne tombe pas pour autant dans l’illusion de transparence : peut-être votre récit n’était-il pas tout à fait vrai, et qu’importe, puisque vous avez réussi à nous charmer, mais maintenant que vous êtes là devant nous, vous nous devez la vérité factuelle.

7Autrement dit, la performance du récit de soi par soi investit moins la parole proférée en scène d’une valeur de vérité que d’une valeur fiduciaire : elle constitue bien sûr un gage d’authenticité, remplissant les conditions d’attestation du récit, fondant de la sorte sa fiabilité, donc sa crédibilité et son efficacité émotionnelle, et renforçant dès lors la possibilité de son impact éthique ou politique ; mais surtout, quels que soient le degré de fictionnalisation du texte et l’élasticité de sa référentialité, elle engage le je parlant à tenir une promesse tacite de dire le vrai, de donner accès au réel, quand celle ou celui qui a consenti à adhérer pendant le temps du spectacle le lui demande. En d’autres termes, elle ne replie pas exactement la performance sur un contrat référentiel, dans ce qui serait une perspective simpliste et restrictive de fidélité mimétique : plus qu’elle n’assure la transparence, elle vaut pour promesse de vérité disponible, pour virtualité de vérité3.

8En vertu de ce pacte singulier qu’il établit de facto avec son public, je me propose de donner le nom d’autothéâtre à ce dispositif scénique du récit de soi autophone, qui se rapproche de la performance en tant qu’il superpose les instances auctoriale, narratrice et performative – et qui tend à s’imposer comme l’une des formes théâtrales paradigmatiques de notre moment culturel. Si les dramaturgies documentaires, subsumées ces dernières années sous les catégories de « théâtre du réel » ou « théâtre de la non-fiction » (Martin, 2010 et 2013 ; Métais-Chastanier, 2020), se développent amplement depuis trois décennies, c’est plus récemment qu’on a vu se multiplier ces ego-histoires auto-performées, qui constituent une tendance notable de notre extrême contemporain occidental. Alors que dans le second XXe siècle, Philippe Lejeune ressaisissait les prémisses de son analyse sur les littératures autobiographiques en énonçant le principe que « les autobiographes sont des comédiens » (Lejeune, 1980, p. 32), il semble qu’aujourd’hui le succès de l’autothéâtre nous invite à prendre au pied de la lettre la métaphore théorique pour nous interroger sur ce que ce genre révèle de notre époque, et sur ce qui nous y attache. Aussi est-ce la question de l’adhésion du public qu’il m’intéressera d’explorer ici, plus que celle de l’authenticité ou de la légitimité de la parole en scène.

L’autothéâtre : formes, fortune, flottements

9Certes, la tendance auto-testimoniale du théâtre contemporain est loin d’être un phénomène homogène et rassemble des formes dont la part de fictionnalité, le degré d’esthétisation, la teneur politique et les modes de production diffèrent de manière évidente. Il n’est pas certain que l’on puisse renvoyer à un geste identique les voix féministes et décoloniales du triptyque minimaliste de Sœurs et la voix-manifeste d’Edouard Louis (Louis, 2018) qui, après avoir écrit Qui a tué mon père pour Stanislas Nordey, l’interprète depuis 2020 sous la direction de Thomas Ostermeier. Il serait assurément abusif de mettre sur le même plan le corps de Jonathan Capdevielle qui retrace dans Saga son « roman familial » en l’illustrant de tableaux vivants collectifs semi-chorégraphiques (Capdevielle, 2015) et celui des sept personnes transgenres qui viennent témoigner dans une adresse frontale au public sur le plateau nu de TRANS (més enllà) conçu par Didier Ruiz (Ruiz, 2018). On ne peut ignorer ce qui distingue le dispositif de création de Moi, Corinne Dadat où l’ouvrière éponyme restitue son témoignage en duo avec la danseuse Élodie Guézou dans un « ballet documentaire » agencé par Mohamed El Khatib (El Khatib, 2014), et le processus d’écriture de 8 ensemble où de jeunes adultes né·es en banlieue interprètent leurs récits d’adolescence tels que les a recomposés Pascal Rambert (Rambert, 2021). Etc.

10Irréductibles à un modèle unique de conception, de dramaturgie, d’adresse ou de praxis, tous ces spectacles n’en présentent pas moins des je sur un plateau, qui se racontent en scène, la plupart du temps dans une scénographie sobre dont l’effet visé s’apparente à ce que Stephen di Benedetto nomme « un être-ensemble atmosphérique [an atmospheric togetherness]4 » (Di Benedetto, 2010, p. 144), une atmosphère de partage susceptible de susciter une écoute soignée (on dirait en anglais listening with care).

11Il est notable que deux des grandes coordonnées de notre présent sociopolitique global – la crise environnementale et la visibilisation des subalternes – suscitent tendanciellement des réponses artistiques antithétiques.

12D’un côté, face à l’urgence écologique, Donna Haraway, et à sa suite Isabelle Stengers ou Gregers Anderson, invitent à « penser en mode SF », c’est-à-dire à créer des fictions spéculatives, à distance maximale du réel, à partir des possibles que recèle notre époque (Haraway, 2013 et 2016 ; Stengers, 2020 ; Anderson, 2019)5. Cette fabulation expérimentale n’engage, pour le lectorat, aucune forme d’identification ou d’empathie avec les situations ou les personnages représentés, mais se donne au contraire pour objectif d’accroître les potentialités de l’imaginaire, en faisant éprouver une altérité extrême qui incite à inventer des manières d’appartenir à des environnements autres, à des mondes non encore advenus. C’est à cette condition que l’art peut contribuer au développement de ce que Franco Berardi appelle notre « futurabilité », c’est-à-dire notre capacité à imaginer aussi bien les ravages à venir de l’anthropocène que les modalités d’un possible retour au terrestre (Berardi, 2017).

13Inversement, à la question de « la place de la parole6 » minorée, le champ artistique répond par un amuïssement de la distance représentative et une exigence inverse d’authenticité et de proximité. Le théâtre se détourne du registre fictionnel pour lui préférer celui de la véridiction, soutenu par le témoignage (direct ou restitué) d’individus réels dont l’histoire est emblématique d’une expérience sociale avérée mal ou sous-représentée par l’historiographie dominante. C’est à cette condition que l’art est jugé à même, comme le formule Bérénice Hamidi-Kim, de « réparer un oubli qui est aussi un mépris » (Hamidi-Kim, 2011, p. 98), en faisant prendre conscience des points aveugles de la société par le biais d’une interpellation éthique proche de cette « politique de la pitié » dont Luc Boltanski montre qu’elle agit comme un moteur de mobilisation pour des causes jusque-là indifférentes (Boltanski, 1993, p. 15).

14La fortune de l’autothéâtre au sein de ce second courant est en partie due à ce que je nomme le principe de la propriété identitaire (Guyot, 2022, p. 131-133), qui est venu depuis une décennie ébranler le champ des représentations : ce principe repose sur l’idée que, dans un contexte de domination et de faible représentativité, après une longue histoire de confiscation et de dépossession de la parole, le témoignage des identités minorées – identités de genre, d’appartenance ethnique, d’origine sociale, de capacité physique – ne peut être porté de manière légitime que par des sujets qui ressortissent à ces identités, et que seul un récit né de l’expérience vécue peut être supposé véridique, jugé authentique et digne de crédit. Donner voix aux muet·tes  de l’histoire, c’est à la fois rendre leur visibilité/audibilité légitime à des énonciations marginalisées de longue date dans les sphères politiques, culturelles et médiatiques, assurer que les narrations ne soient pas faussées ni trahies par les biais dominants, et accroître les opportunités professionnelles des artistes historiquement désavantagé·es.

15Appliquée au théâtre, la propriété identitaire engage une réévaluation des conditions de la convenance représentative et de la créance spectatrice, corrélée à une anthropologie historicisée du corps comme dépositaire des empreintes expérientielles propres aux conditions d’existence du groupe social auquel il appartient. À la conception du jeu théâtral comme technique mimétique de déprise de soi / représentation d’autrui visant la crédibilité, se substitue une pensée de l’incarnation où seul le corps qui a vécu en propre l’expérience dont il est rendu compte est jugé capable d’exactitude, de justesse, de véracité, donc adéquat et légitime, et dès lors digne d’adhésion. De la technique à l’expérience, de la représentation à l’adéquation, de la crédibilité à l’adhésion, ce n’est pas l’essence du théâtre per se qui se trouve mise en péril, comme s’en inquiètent non sans excès les détracteurs angoissés de cette tendance ; mais c’est toute la phénoménologie du théâtre comme rapport – rapport au simulacre, rapport au réel, rapport au public – qui se trouve engagée.

16L’objet de cet article n’est aucunement d’identifier les multiples facteurs qui président à la profusion actuelle de l’autothéâtre ; il convient néanmoins de préciser que ce dernier ne procède pas seulement du principe de la propriété identitaire mais s’inscrit dans le prolongement d’autres phénomènes socio-esthétiques substantiels. Il se développe en asymptote du tournant vers le « terrain » (Viart, 2019 ; Roussigné, 2023) qui aimante la littérature romanesque engagée depuis le début du XXIe siècle dans ce « nouvel âge de l’enquête » identifié par Laurent Demanze (Demanze, 2019). En même temps, il participe de ce « désir de voix » (Lecacheur, 2022) qui, au-delà de l’héritage du phonocentrisme, travaille « l’ère du témoin » dont Annette Wieviorka repère l’émergence après la Seconde Guerre mondiale et qui est habité par un souci de la preuve incarnée (Wieviorka, 1998). Dans ce sillage, il faudrait également évaluer l’influence de pratiques de storytelling plus ou moins formelles, et en particulier du stand-up, dont le succès appellerait à son tour une analyse multifactorielle, en tant qu’il est (aussi) noué aux stratégies du particulier qui structurent l’anthropologie sociale du capitalisme, autant qu’à l’impact culturel de la notion de performance telle que Judith Butler l’a redéfinie.

17Mais j’en reviens au rapport spécifique engagé par la forme autothéâtrale. Je ne m’intéresserai pas ici au contenu des récits et à leur rapport au réel – c’est-à-dire à leur part de véracité et de fictionnalisation, donc à la confiance référentielle que l’on est en droit de leur accorder – mais aux modes de mise en rapport de la voix et du corps sur la scène – c’est-à-dire aux manières proprement théâtrales de s’attacher l’adhésion du public quand une éthique et une politique de l’adéquation est en jeu. Autrement et schématiquement posée, la question sera : le corps et la voix de qui pour dire je sur un plateau ? Ou plus exactement : le corps de qui avec la voix de qui pour servir la parole du je de manière appropriée ?

18Trois spectacles de l’artiste queer franco-iranien Gurshad Shaheman me paraissent offrir un terrain d’observation singulièrement pertinent, dans la mesure où ils permettent, par la diversité des rapports que chacun orchestre entre corps et voix, d’apporter à cette question une réponse plurielle. Mis en série, Pourama Pourama (création 2015), Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète (création 2018) et Les Forteresses (création 2021) proposent, me semble-t-il, un nuancier éminemment fécond pour penser une politique de l’autothéâtre qui dépasserait la polarisation des débats actuels sur les pratiques docu-testimoniales, lesquels tendent à opposer de manière frontale les tenants de la légitimité de tout interprète (au nom des droits immuables de la représentation) et les défenseurs de la seule légitimité des premier·es concerné·es (au nom de la propriété exclusive de la parole). À l’inverse, le travail de Gurshad Shaheman s’offre comme ce que j’ai appelé ailleurs une enquête performative (Guyot, 2023), dont les flottements, les variations, voire les contradictions font œuvre de modélisation fractale, ouvrant sur un éventail possible de dispositifs imaginables.

L’adhésion dans le quasi : le contact espacé

19Créé en 2015 et rejoué depuis à de multiples reprises, du Théâtre des Deux-Rives (Rouen, 2017) au Théâtre de l’Union (Limoges, 2024), Pourama Pourama est un monologue autofictionnel qui, au fil d’une performance de près de cinq heures, retrace, « passée à la moulinette de l’écriture7 », l’expérience d’exil de l’auteur, né en Iran pendant la Révolution et arrivé en France à l’âge de 12 ans.

20Le premier chapitre, « TOUCH ME », est consacré aux années iraniennes dans le gynécée familial puis se concentre sur les relations de l’enfant avec un père autoritaire, ingénieur civil sur le front de la guerre irako-iranienne, qui lui impose la honte des pleurs, l’interdit de la nudité, la distance des corps. À l’entrée de la salle, des demi-masques en carton, portant les traits d’un homme d’un certain âge, sont distribués à chaque spectateur·rice. Au bout de quelques minutes, l’indication suivante est projetée sur un panneau lumineux, sous les lettres majuscules de TOUCH ME, au son de la chanson de Samantha Fox à qui est emprunté le titre de cette première partie : « À défaut de contact physique, cette performance s’arrête dans une minute. » Préenregistré sur une bande-son retransmise par des haut-parleurs, le récit n’est diffusé qu’à la condition qu’un·e spectateur·rice se lève et vienne toucher une partie du corps de Gurshad Shaheman, qui se tient debout, immobile et muet, en jean et T-shirt, au centre du plateau. Il semble que le contact physique avec le performeur vise à réparer l’injonction au silence des corps jadis imposée à l’enfant par le masculinisme paternel ; mais en devenant la condition de l’émission de la parole autothéâtrale, il apparaît aussi comme ce qui permet de suturer, pourrait-on dire, la distance entre la voix (enregistrée) qui raconte et la présence (incarnée) du témoin. La métaphore de l’adhésion est ici prise au pied de la lettre : le public doit participer, « toucher », avec son corps.

img-1-small450.jpg

Pourama Pourama, « TOUCH ME » © Barbara Laborde

21Dans le second volet, « TASTE ME », le contact ne suffit plus : il faut aussi que le public « goûte » ce qui lui est présenté, qu’il jouisse d’un plaisir tant physique qu’intellectuel. La figure dominante et dédicataire de cette partie est la mère, jeune femme aux ambitions anéanties par l’avènement de la charia et un mariage arrangé, qui décidera plus tard de divorcer et de s’exiler en France avec ses enfants. Là encore, le récit se fait par l’entremise d’un enregistrement, mais cette fois Gurshad Shaheman, vêtu d’une robe noire et d’escarpins, cuisine en direct un khoresh gheymeh, ragoût traditionnel iranien, que les spectateur·rices sont invité·es à manger en écoutant la voix hors champ. L’accent se déplace de la présentification du corps du performeur, opérée au premier acte par le biais de la tactilité, à l’expérience sensorielle que le public fait, par la médiation de l’ingestion culinaire, de l’objet même du récit.

img-2-small450.jpg

Pourama Pourama, « Taste me » © Mag’Centre

22Le troisième temps, « TRADE ME », raconte l’arrivée à Paris, l’affirmation de l’homosexualité, les expériences sexuelles amoureuses et tarifées. Gurshad Shaheman prend lui-même sa parole, au travers cette fois d’un quatrième mur aux airs fantomatiques, conçu par Mathieu Lorry-Dupuy : le je énonce son récit depuis une chambre cubique aux parois translucides, constituées de tentures roses à travers lesquelles on ne voit qu’à demi ce qui se passe à l’intérieur. Les spectateur·rices, qui ont reçu un numéro à l’entrée, sont appelé·es à entrer dans le cube si leur numéro s’affiche, un système de jokers assouplissant l’arbitraire du tirage au sort. Tandis que certains membres du public demeurent à l’extérieur en position de voyeurs à moitié empêchés, d’autres recueillent de près le témoignage de vive voix, dans cet espace circonscrit qui s’apparente autant à une alcôve ou un salon qu'à une chambre d'hôtel ou une cellule. C’est dans cette intimité ouverte que se noue l’« échange » entre le récitant et ses destinataires.

img-3-small450.jpg

Pourama Pourama, « Touch me » © Julien Archieri

23Trois chapitres de vie, « Touch me », « Taste me » et « Trade me » sont donc aussi trois propositions de mise en rapport de la voix et du corps pour s’attacher l’adhésion du public dans un dispositif d’autothéâtre. L’adhésion y est soutenue par une immersion polysensorielle successivement permise par le contact corporel, le partage culinaire et l’écoute intime. Quasi-immersion néanmoins : car Pourama Pourama ne cesse de créer des espacements et des décalages, dissociant la présence du corps de l’incarnation de la voix, filtrant le contact physique par le biais des masques, juxtaposant l’abolition du quatrième mur à son apparition, striant l’unité festive du public par une sélection aléatoire.

24La scansion tripartite du spectacle aboutit à la configuration d’un quasi-théâtre, suivant le creusement graduel d’une distance séparatrice qui finit par se matérialiser dans les parois du cube, franchissables certes, mais bien présentes, et qui accompagne l’émergence de la parole vive. Tout se passe comme si c’était cette distance ménagée qui rendait finalement possible la coïncidence du corps et de la voix du je dans l’énonciation d’un récit de soi, auquel le public peut pleinement adhérer pour en avoir « touché » le témoin et « goûté » la matière. Le dispositif reconduit ainsi une certaine structure du théâtre reposant sur la distance, indispensable pour que le récit soit « échangé », mais qui est néanmoins adossée à un engagement physique préalable, gage d’authenticité, sur lequel faire fond.

L’adhésion dans le flou : la médiation mise en présence

25Dans Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète (Saheman, 2021b), présenté au Festival d’Avignon en juillet 2018, le je qui se raconte n’est pas celui de l’auteur. Gurshad Shaheman quitte ici le domaine autobiographique pour celui du témoignage recueilli, témoignage qui fait écho à sa propre histoire mais n’en appelle pas moins le recours à de multiples médiations.

26À Athènes et à Beyrouth, il a collecté les paroles de réfugié·es du Maghreb et du Moyen-Orient âgé·es de seize à trente ans (en majorité de Syrie, mais aussi de Libye, d’Irak, de Tunisie, d’Iran), ayant fui leur pays en raison de leur homo- ou transsexualité. Gurshad Shaheman ne parlant pas arabe, les échanges se sont faits en anglais, une langue inégalement maîtrisée par les migrant·es, au point de nécessiter parfois des traductions intermédiaires sur le terrain. Sélectionnant dans cette trentaine de témoignages « ébréchés8 », comme il les qualifie, il a réécrit et agencé une « compilation » de quatorze histoires à la première personne, à l’image, dit-il, des Mille et une nuits9. Choral et kaléidoscopique, le spectacle fait d’abord entendre des récits de jeunesse habités par la découverte de la différence ; puis les raisons du départ – passages à tabac, menaces de mort, viols – et la traversée vers l’Europe, avec son lot de maltraitances ; et enfin, l’installation dans l’exil, marquée par de nouvelles rencontres, de nouveaux amours.

27Ces témoignages éclatés et recomposés sont restitués sur scène par des voix et des corps autres, européens, ceux de quatorze comédien·nes de l’Ensemble 26 de l’ERAC, l’École Régionale d’Acteurs de Cannes et Marseille, qui n’ont que l’âge en commun avec les réfugié·es. À la création du spectacle à Avignon, quatre des témoins authentiques, Lawrence Alatrash, Daas Alkhatib, Mohamad Almarashli et Elliott Glitterz, sont présents à leurs côtés : l’un chante, l’autre lit un texte en arabe, un troisième fait une danse, un quatrième prend en charge certains passages de la pièce en français. Mais rien n’indique qui est qui. Le programme de salle mentionne les noms des témoins dans une liste distincte de celle des autres acteur·rices, mais sans plus de précisions, de sorte que le public non averti peut tout à fait ignorer l’hybridité énonciative de la distribution. En scène, les récits restent anonymes. Rien (ou presque) n’est théâtralisé : peu de regards, pas d’adresse au public, des gestes rares. Les interprètes sont dispersé·es sur la scène dans la pénombre, assis·es ou allongé·es sur un sol couvert d’un sable noir épars, les paupières presque closes. Un rituel s’installe : une lampe éclaire un visage, un acteur ou une actrice prend son micro pour raconter, à mi-voix et par fragments, une histoire à la première personne ; puis la lampe s’éteint et un autre visage se trouve pris dans un halo de lumière, les voix se chevauchant parfois, quand la parole ne se dissout pas, pour partie inaudible, « perdue10 », dans la musique électro-acoustique de Lucien Gaudion.

img-4-small450.jpg

Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète, Festival d’Avignon 2018 @ Christophe Raynaud de Lage

28Ce dispositif hybride trouble le pacte de l’autothéâtre. D’un côté, Gurshad Shaheman spectralise les corps des interprètes qui prennent en charge des narrations qui ne sont pas les leurs, afin de laisser toute la place – toute l’écoute – au contenu de ces histoires sauvées du silence qui menaçait de l’engloutir : « des présences douces et presque effacées », dit-il, « comme des émanations d’autres corps11 » ; les comédien·nes n’incarnent pas à proprement parler les témoignages, mais sont des relais, des truchements, des ventriloques. D’un autre côté, la scène intègre l’énonciation autothéâtrale de quelques-uns de ceux qui sont la source de ces récits de soi, mais sans rendre leur présence plus saillante que les autres, sans attirer l’attention sur leur statut de « premiers concernés ». S’agit-il de fonder la crédibilité du spectacle en attestant discrètement de la fiabilité de l’origine des paroles rapportées ? De déjouer le soupçon d’appropriation qui grève la double opération de réécriture et de délégation à laquelle s’est livré l’auteur metteur en scène ? Ou de donner une place aux quatre réfugiés ayant des papiers qui leur permettent de voyager en Europe, tandis que les autres n’ont pas la possibilité de se rendre en France ?

29Avec sa concomitance floutée d’autothéâtre et de théâtre documentaire, Il pourra toujours dire… programme (ou parie sur ?) une adhésion indifférente aux différences énonciatives, que le spectacle tend à subtiliser – à rendre subtiles, indécelables – sans les invisibiliser : il déploie une dramaturgie atmosphérique, proche de l’oratorio, dans laquelle le partage des voix entre corps acteurs et corps « concernés » ne fait pas discontinuité dans un projet aimanté par l’objectif premier de faire entendre des récits de vies exilées et violentées. Gurshad Shaheman dit avoir voulu réaliser « une mise en présence plus qu’une mise en scène12 ». À cet effet, ce qui circule est fondamentalement queer, au sens notionnel du terme, impur, oblique, hétérogène – à la fois et inséparablement vérité (des récits) et transfert (des voix) ; à la fois et simultanément présence (du corps médiateur et du corps témoin) et effacement (du corps médiateur et du corps témoin).

L’adhésion dans le double : le témoin scindé

30Présentées pour la première fois en 2021 et toujours en tournée en 2024, Les Forteresses (Shaheman, 2021a) procèdent également d’une enquête, mais que Gurshad Shaheman a cette fois menée dans le cadre familial, auprès de sa mère et de ses tantes, Jeyran, Shady et Hominaz, qui, nées à la charnière des années 1950 et 1960 au cœur de l’Azerbaïdjan iranien, ont toutes trois connu la chute du Shah, la Révolution de 1979, la guerre avec l’Irak, les violences patriarcales, le militantisme, la répression islamiste, la prison, et pour deux d’entre elles, l’exil. Composées à partir de la refonte de ces entretiens familiaux, Les Forteresses présentent un entrelacs de récits de femmes à la première personne, suivant trois parties entre lesquelles s’intercalent des intermèdes de chansons traditionnelles interprétées par Gurshad Shaheman en azéri, sa langue natale. Une partie du public est invitée à s’asseoir au milieu des interprètes sur des banquettes recouvertes de tapis persans, réplique d’un salon iranien ou d’un de ces restaurants à ciel ouvert du nord de Téhéran ; du thé et des gâteaux sont servis tout au long du spectacle, ces gestes de convivialité établissant le cadre d’un partage hospitalier, favorisant ainsi l’écoute bienveillante d’un témoignage qui, comme le titre le rappelle, n’a rien d’une évidence, terré qu’il est derrière les murs de la « forteresse » émotionnelle que ces femmes éprouvées par l’histoire ont érigée pour contenir leur cœur noyé de larmes13.

img-5-small450.jpg

Les Forteresses © Agnès Mellon

31Lui-même présent sur le plateau, Gurshad Shaheman y a réuni sa mère qui vit à Lille, sa tante naturalisée allemande qui est installée à Francfort et son autre tante restée vivre à Téhéran. Mais aucune d’entre elles ne prononce le moindre mot. L’autothéâtre est tronqué. Leurs récits sont respectivement pris en charge par trois comédiennes franco-iraniennes, Guilda Chahverdi, Mina Kavani et Shady Nafar, assises sur des praticables surélevés à cour et à jardin, sur les bords de la scène. À la fin de chaque partie, elles changent de chaise. Pendant ce temps, les trois sœurs s’occupent à diverses choses : elles écoutent, regardent le public, préparent un repas, composent un bouquet, échangent coups d’œil, pas de danse et longs sourires avec Gurshad Shaheman, mimant parfois maladroitement une scène, à moins qu’elles ne jouent la maladresse. À la toute fin du spectacle seulement, la mère et ses sœurs s’approchent chacune de celle qui a porté son récit et prennent la parole à leur tour pour un instant, dans leur langue d’origine, qui sera traduite par les comédiennes.

img-6-small450.jpg

Les Forteresses © Jérémy Meysen

32Dans ce dispositif singulier de dédoublement, entre la présence physique des trois femmes et la profération de leurs récits par des actrices, Gurshad Shaheman réinvestit, sous une autre forme, la dissociation entre corps et voix déjà posée comme enjeu central de l’autothéâtre dans ses deux spectacles précédents. Présences muettes, les corps des trois sœurs opèrent bien sûr comme les garants de l’authenticité du récit et du crédit spectatoriel : ils signalent que la médiation d’un interprète n’empêche pas la véridicité et ne manque donc pas de légitimité – à la condition de faire passer le corps porte-parole au second plan dans la restitution du témoignage, comme le suggère la marginalisation des conteuses, installées sur des chaises aux extrémités du plateau et réduites à des corps immobiles. Tel était déjà le principe à l’œuvre dans Il pourra toujours dire… et son esthétique de l’effacement (même si l’expérience diasporique des actrices, elles-mêmes d’origine iranienne, investit les voix et les corps de ces dernières d’une adéquation analogique qui n’était pas celle des élèves de l’ERAC).

33Mais dans Les Forteresses, la présence bien visible des trois sœurs permet aussi, si ce n’est surtout, de tisser un « lien faible » avec le public (au sens que Mark Granovetter a donné à ce terme), qui rend possible le décloisonnement historique et culturel visé par le spectacle. C’est par elles que le passé iranien parle au présent européen. Elles ne sont pas seulement la source et le référent du contenu des récits dont les comédiennes se font les intermédiaires ; par la théâtralisation quotidienne et familière de leurs corps, ce sont elles qui apparaissent comme les intermédiaires, les courroies de transmission sensibles de voix venues d’ailleurs, et la condition, donc, de l’adhésion du public, d’un partage empathique et d’un intérêt politique.

Conclusion : le je en jeux ?

34Le corpus considéré emblématise la complexité de la parole « authentique » au théâtre. Le triptyque de Sœurs repose peu ou prou sur l’identité de l’« auteur·rice », du « personnage » et de « l’acteur·rice », mais sans que la question de la véridicité du théâtre ne se trouve pour autant résolue pour le public (qu’est-il arrivé à la sacoche ?). C’est que ce dernier vit dans le fantasme d’une « vérité » totale. Si cette dernière ne lui est pas révélée, il a l’impression d’avoir été « baladé ». Or le théâtre, suggère « l’invaincue » de Karima El Kharraze, ne peut apporter, pour paraphraser Barthes, que la connaissance de l’inconnaissable. L'enjeu-clé soulevé par l’autothéâtre se déplace donc de la légitimité/vérité du témoignage vers celui de l’adhésion des spectateur·rices au spectacle. Le travail de Gurshad Shaheman se présente, fût-ce de manière non explicite, comme une variation en acte sur le rapport entre voix et corps dans lequel se joue une partie du crédit de l’autothéâtre. Pour lui, ce n’est ni la voix seule ni le corps en soi qui fait foi et hameçonne, mais le jeu entre les deux, sans qu’il n’y ait jamais de coïncidence parfaite ni évidente entre la vocalité et la corporalité du sujet qui dit je : l’espacement est parfois creusé jusqu’à la représentation (Il pourra toujours dire…), parfois comblé jusqu’à la performance (« Touch me »), tandis que Les Forteresses peuvent se lire comme l’exposition du principe de l’autothéâtre, qui fait signe conjointement vers le « réel » vécu et vers la mise en récit (et en scène), selon une dualité fondamentale qui fait son efficacité.

35De Sœurs aux propositions de Gurshad Shaheman, l’autothéâtre dans ses pratiques diverses me semble offrir une réponse performative au réductionnisme ambiant qui tend à écarteler la « vérité » du théâtre entre deux positions strictement antagonistes et exclusives, le droit à l’appropriation jugé constitutif de l’art et de la représentation versus le refus de la délégation de parole jugée par essence abusive et oppressive. Le quasi, le flou, le double : j’ai voulu montrer le potentiel théorique et politique des jeux du je de l’autothéâtre, la manière dont ce dernier peut fabriquer de l’adhésion dans des dispositifs relationnels pluriels, obliques, voire évolutifs, qui transmettent de l’authentique non sans jouer des décalages, mais sans jamais invisibiliser les témoins, effacer les origines de la parole située ou usurper les identités.

36Ultime retour sur Pourama Pourama : le titre fait référence aux syllabes erronées que le jeune Gurshad, à peine arrivé à Paris et maîtrisant encore mal la langue, reproduit quand il fredonne les paroles de la chanteuse française Patricia Kaas, « Pour un mois pour un an » (Shaheman, 2018, p. 61-62), lesquelles constituent le sous-titre dans l’édition du texte aux Solitaires Intempestifs. L’autothéâtre est coprésence, comme celle du titre et du sous-titre sur la couverture du livre ; il n’est ni traduction (qui substitue) ni coïncidence (qui reduplique). Il est lieu d’une parole témoin, telle qu’elle est proférée par une voix inscrite dans le corps qui la fait entendre. Il ouvre ainsi un champ feuilleté de possibilités d’agencements théâtraux – de jeux – entre ces voix, ces corps, ces paroles du je, en même temps qu’il engage une praxis de l’adhésion où l’éthique de l’adéquation ne le cède jamais au jeu.