Colloques en ligne

Loïse Lelevé

Faut-il croire les faussaires ? Pour une réflexion sur les valeurs éthiques et épistémiques de pratiques de lecture et d’écriture fiduciaires

Trust the Forgers. On the Epistemic and Ethical Value of Some Fiduciary Writing and Reading Strategies

1S’il est un type de narrateur qui, dans les récits de soi non-fictionnels, est d’avance discrédité, dont la parole est fondamentalement illégitime, et qui parle, sciemment, depuis une position d’amoralité, c’est sans doute, par excellence, le faussaire1 qui s’exprime comme tel, puisqu’il fonde paradoxalement son identité et son autorité auctoriales sur son activité de falsification. En témoignent les titres d’autobiographies de falsificateurs qui, aux XXe et XXIe siècles, ont pris la plume, une fois découverts, pour se lancer dans un récit de vie sous forme de roman de l’artiste : A Forger’s Tale (Greenhalgh 2017), Confessions of a Master Forger (Hebborn 1998), Confession d’un faussaire (Piedoie Le Tiec 2019), Emballez, c’est signé ! Les tribulations d’un faussaire (Montfort 2003), The Fake’s Progress (Norman, Norman et Keating 1977), Autoportrait d’un faussaire (Ribes et Péretié 2015), L’Amour du faux (Lessard 1987), pour n’en citer que quelques-uns.

2Quel crédit, puisqu’on ne saurait parler de crédibilité, prêter à la parole de celui qui ne peut être perçu comme auteur qu’à condition d’avoir été démasqué ? Comment lire le récit de sa vie malgré son pacte de lecture évidemment faussé2 ? Ou plus exactement : en quoi la demande de reconnaissance par le faussaire de son statut d’auteur à part entière, qui constitue le fond de son geste scriptural, est-elle susceptible d’éclairer des pratiques d’écriture et de lecture fiduciaires, révélatrices d’une approche contemporaine de la question des rapports entre récit et vérité ? Le récit de soi du faussaire, frauduleux et ouvertement incertain, ne peut faire l’objet d’une vérification, ni d’une sanction morale : il ne peut qu’être accrédité par un lecteur ou une lectrice qui accepterait de lui accorder une valeur éthique ou épistémique sui generis. Il rejoint alors les littératures du paradigme fiduciaire, telles que les a théorisées Emmanuel Bouju et qui proposent « une contractualité transparente et mobile contre la violence et la rigidité des pactes identitaires » (Bouju 2020, p. 176). Car le « paradigme fiduciaire » s’oppose, dans une telle conception, au paradigme indiciaire (Ginzburg 2010), dans le cadre duquel les traces d’un corps permettent la détermination d’une identité fixe, d’un récit univoque, voire d’une assignation : le coupable est trahi par son empreinte digitale, le peintre par son coup de pinceau, le passé refoulé du malade par sa somatisation. La « contractualité mobile » du fiduciaire, par contraste, remet du jeu dans les identités et les histoires personnelles : corps, nom, identité et récits ne s’articulent plus autoritairement et univoquement, mais leurs relations sont reconstruites, de façon libre et mouvante, par les énonciateurs et destinataires du récit – à condition, toutefois, comme l’indique la métaphore du contrat, que tous s’engagent, responsablement, dans le jeu sérieux que constitue la communication littéraire.

3Partant d’un corpus d’autobiographies de faussaires d’art, on en interrogera l’intérêt et les limites véridictives et fiduciaires, mais surtout on les mettra en tension avec deux contre-exemples qui semblent représentatifs des problèmes éthiques et pragmatiques propres au récit de soi fiduciaire contemporain. On envisagera d’abord la sorte d’anti-autobiographie de faussaire que constitue Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire, signé de sa fille Sarah (Kaminsky 2009), où le père de l’autrice retrace sa vie de fabricant de faux papiers qui ont sauvé pendant des décennies toute une série d’opprimés et de résistants, des Juifs sous l’occupation aux militants des luttes sud-américaines ou de l’ANC. Mais on verra également comment les autobiographies fictives de faussaires parodient les traits archétypaux des récits de soi de faussaires réels pour interroger les conditions de possibilité d’une lecture fiduciaire de récits en première personne. Car tous les auteurs de ces récits s’entrelisent, et c’est par la création de soi comme être de papier et de discours, autant que comme voix unique et subversive, dans l’oscillation soigneusement réglée entre personnage et personne, mauvaise foi exhibée et protestations de sincérité, que se construit le crédit paradoxal du faussaire. Les impasses éthiques et herméneutiques du premier corpus, et le rapport polémique qu’entretiennent avec lui les deux contre-exemples précédemment cités, sont ainsi révélateurs de tensions liées aux usages pragmatiques de la confiance et de la croyance à l’œuvre dans les pactes fiduciaires ou anti-fiduciaires qui caractérisent une partie non négligeable de la production littéraire contemporaine.

Performer le fiduciaire : l’autobiographie de faussaire et ses pactes de lecture spécieux

4Les autobiographies de faussaires, qui leur permettent à la fois d’exalter leur talent, de se justifier en présentant leur parcours, et de critiquer le marché de l’art, sont remarquables par leur homogénéité : elles semblent toutes obéir à la même structure chronologique, aux mêmes biographèmes, et à une visée commune, l’apologie éthique et esthétique de la falsification. Elles sont toutes construites sur le renversement paradoxal de l’idéal de sincérité de la confession en composition ironique d’un autoportrait critique. Elles constituent ainsi un sous-genre à part (Lenain 2011, p. 279 ; Schlanger 2010, p. 90), qui dépend de la somme, en amont de l’autobiographie, des représentations et des discours qui font du faussaire une figure, c’est-à-dire à la fois un archétype social et un type littéraire (voir Léonard-Roques 2008 ; Garnier 2001, p. 12). Cet imaginaire socio-culturel du faussaire conditionne la double identité qu’il endosse : celle du bâtard, qui refuse toute filiation légitime au profit de la création de soi par la subversion des normes, dont celle d’authenticité ; celle du spectre, qui s’efface ou se laisse posséder par les maîtres morts pour continuer à créer. Comme l’écrit Maria Attanasio à propos du faussaire Paolo Ciulla, se faire reconnaître comme faussaire est une proclamation pirandellienne (Attanasio 2007, p. 177), paradoxale, d’une identité d’artiste, au croisement de l’individualisme exacerbé, de la conformation à une figure sociale et littéraire, et d’une performance ironique d’acteur.

5Les autobiographies de faussaires reflètent cette performance, en se présentant comme des autoportraits à la manière de Norman Rockwell, diffractant la personnalité du faussaire en une triple image : celle du portrait du faussaire en artiste, celle d’un reflet trompeur dans le miroir, celle de l’intimité de l’auteur qui proteste (de manière peu crédible) de sa sincérité. Dans la conclusion de leur Selbstporträt, Helene et Wolfgang Beltracchi affirment ainsi : « Finalement, nous consentons à laisser le lecteur nous observer comme à travers un miroir vénitien : dans ce livre, nous avons raconté notre vie et découvert à cette occasion qu’une vie rendue sous forme de récit ne peut jamais l’être que partiellement, de même que, dans un miroir semi-transparent, seule une séquence précise peut être saisie par la lumière tandis que d’autres demeurent dans l’ombre. » (Beltracchi et Beltracchi 2015, p. 561) Ces récits fonctionnent comme des miroirs paradoxaux qui, plaçant le lecteur en position de voyeur, le laissent observer, à travers les déformations de la vitre et des jeux de lumière, un accusé qui joue à avouer, qui se met en scène avouant et dissimulant tour à tour.

6Ce sont des ouvrages à la fois téléologiques et apologétiques : ils sont tendus vers la représentation du faussaire comme artiste à part entière et vers l’avènement, progressif et entravé, de cette identité d’artiste, soit mise en péril par la falsification représentée comme un égarement, soit permise par la falsification rédimée comme activité esthétique à part entière. Dans ces récits, le faussaire possède à la fois une vocation et un destin : on trouve systématiquement une scène de jeunesse, matricielle et programmatique, marquant son entrée en art puis en falsification. Parallèlement, la chute à venir est sans cesse annoncée comme une catastrophe au sens tragique du terme, ce qui permet de conférer au faussaire la dignité héroïque d’un protagoniste écrasé par la machine infernale d’un marché de l’art inique. Dans ce schéma, le faussaire se reconnaît fautif pour mieux réclamer la compassion du lecteur ; il fait de celui-ci à la fois son témoin et son complice dans sa lutte contre le monde de l’art corrompu. Sa vocation et son destin justifient l’exceptionnalité du faussaire, ce qui se traduit par une proximité avec les artistes plagiés qui font de lui leur porte-parole, leur héritier, voire leur médium (Stein 1976, p. 31, 58 ; Ribes et Péretié 2015, p. 9, 66 ; Norman, Norman et Keating 1977, p. 84‑85 ; Beltracchi et Beltracchi 2015, p. 115). Certains faussaires se montrent ainsi comme possédés par l’esprit des maîtres ; si bien que la falsification devient une pratique spirituelle, une « question d’émotion et d’élévation » qui « dépasse la question du jugement moral ou de l’illégalité » (Ribes et Péretié 2015, p. 127), la reconnaissance par le maître de son héritier le légitimant et le faisant entrer dans la sphère sacrée de l’art.

7Les récits de faussaires s’apparentent ainsi à un Künstlerroman3 à double titre : par la reprise d’un certain nombre de thèmes ou de structures typiques du genre, notamment dans la construction d’une identité d’artiste vocationnelle et contrariée, mais aussi par le caractère romanesque, mis en scène de manière plus ou moins ironique, des vies de faussaires. Cette représentation de soi comme héros de roman explique la liberté qu’ils s’accordent dans leur récit de déformer ou de taire certains éléments, parfois de manière ostensible (Montfort 2003, p. 7‑8, 97‑99 ; Norman, Norman et Keating 1977, p. 239, par exemple). Les faussaires font sciemment le choix de la mauvaise foi : ils ne disent pas ce qu’ils sont, mais ce qu’ils entendent être. La biographie est toujours une apologie, l’élaboration d’un moi que la falsification a à la fois fracturé et construit. D’où la récurrence des mêmes biographèmes : il s’agit, pour l’accréditer, de conformer le parcours biographique aux exigences du roman de l’artiste.

8Car non seulement les faussaires se lisent entre eux, mais ils sont conscients que leurs écrits appartiennent à un même ensemble dont il s’agit de définir, communément ou polémiquement, les enjeux. Aussi leur représentation d’eux-mêmes dépend-elle de l’adhésion ou non au modèle construit par leurs prédécesseurs : le thème de la possession par les maîtres peut ainsi servir de repoussoir pour des faussaires se réclamant d’une habileté technique, comme Eric Hebborn, qui caricature allègrement les délires inspirés d’un Tom Keating (Hebborn 1997, p. 38). Dans un cas, la possession artistique justifie la falsification en rétablissant une filiation légitime par élection du faussaire par les maîtres ; dans l’autre, la critique de l’enthousiasme esthétique aboutit à une déconstruction de la mystique de l’œuvre et de l’aura des prédécesseurs. Il ne s’agit donc pas simplement de la mise en scène de rivalités pour prétendre au titre de faussaire le plus génial de tous, mais bien d’un débat critique entre pairs, prenant les lecteurs à témoin, autour des visées épistémiques et politiques que doivent recouvrir ces récits de soi, pour interroger les dogmes qui informent notre perception de l’art, sa création, son commerce et sa jouissance.

9L’autobiographie de faussaire met donc en place nombre de structures qu’on retrouvera dans la fiction contemporaine sur les faussaires : roman vocationnel de l’artiste doublé d’un roman du bâtard ; scènes topiques de possession, d’inspiration et d’adoption ; critique de mauvaise foi des institutions artistiques, savantes et judiciaires ; réévaluation de la falsification comme activité éthique et esthétique légitime, voire sacrée ; détournement de la confession et du genre de l’autobiographie au profit du portrait romanesque, apologétique et sarcastique de soi, le tout au service d’une réévaluation critique de l’art et de son marché. Ces récits refusent le « régime de la singularité » qui caractériserait l’art contemporain (Heinich 2009), et qui suppose que l’authenticité auctoriale vienne garantir celle de l’œuvre, de même qu’ils refusent toute éthique de la sincérité : ce serait au contraire dans l’exhibition de la mauvaise foi, de la dette intertextuelle, de la fictionnalisation de l’identité, que viendrait s’accréditer le récit du faussaire, parce que c’est par ces truchements qu’il acquerrait sa pleine portée critique. On entrerait ainsi pleinement dans un régime fiduciaire de la lecture et de l’écriture, où il s’agirait de suspendre l’incrédulité, quoique le texte se veuille référentiel et non fictionnel, non pour s’aveugler sur la valeur véridictive d’un récit de mauvaise foi, mais pour faire confiance au faussaire quant à la force subversive et heuristique de sa narration.

10Il ne s’agit pas pour autant d’un geste fiduciaire réussi : outre leur indéniable médiocrité stylistique, les autobiographies de faussaires rencontrent de vraies limites épistémiques et éthiques. Le conservatisme et la misogynie des auteurs menacent la portée critique du projet4 ; et l’apologie, tout ironique qu’elle soit, est trop peu subversive pour aboutir à autre chose qu’à un récit narcissique, intéressé, qui mine son propre pouvoir de conviction. Le fait que les faussaires jouent ostensiblement avec les codes du récit de soi et du roman de l’artiste, qu’ils réclament l’adhésion conditionnelle mais légitimante de leur lecteur, qu’ils aient explicitement conscience de leur position énonciative en porte-à-faux, renvoie en apparence à un régime fiduciaire d’écriture et de lecture, mais n’aboutit pas en réalité à un vrai engagement de soi dans l’écriture. Feindre d’adopter une posture critique ne revient pas à mettre réellement en jeu son autorité auprès du lecteur pour le laisser accréditer le récit : dire « je vous le dis ironiquement, croyez-moi », plutôt que simplement « je vous le dis, croyez-moi », est encore un geste autoritaire. La performance du fiduciaire n’est pas la confiance donnée et le crédit reçu. Dès lors, il peut être éclairant de se tourner vers deux autres récits de faussaire qui prétendent vraiment jouer, ou au contraire refuser le jeu, de la fiduciarité : le récit autobiographique de Kaminsky, et les autobiographies fictives de faussaires imaginaires.

Refuser le fiduciaire : Une vie de faussaire et son pacte autoritaire

11Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire présente nombre de choix narratifs et éthiques paradoxaux. Sur le plan énonciatif, d’abord : l’ouvrage est signé du nom de la fille du faussaire, mais c’est Kaminsky qui s’y exprime presque constamment en première personne. Le texte est présenté comme un récit de soi testamentaire, mais signé d’une autre, et aurait fait l’objet de vérifications minutieuses : « Il m’a fallu deux ans d’enquête et une vingtaine d’interviews pour faire la connaissance d’Adolfo Kaminsky » (Kaminsky 2009, p. 10‑11), écrit ainsi l’autrice. Or il n’y a nulle trace de cette enquête dans le corps du livre, où seule est exposé la parole de Kaminsky et ses rares dialogues avec sa fille. Pourtant, les littératures contemporaines de l’enquête, quand elles ont des prétentions véridictives, tendent à s’accréditer justement par la mise en scène de l’investigation, de ses méthodes et de ses failles, comme gages de l’authenticité du récit (Jablonka 2014 ; Demanze 2019). Ici nous sommes tenus de croire Sarah Kaminsky sur parole, sans avoir accès ni aux entretiens, ni à l’exposé de sa démarche, ni à un travail du contradictoire. Le récit semble s’autoriser de lui-même, en exploitant simultanément la force du témoignage et la puissance d’attestation de l’enquête, mais sans jamais mettre explicitement l’un à l’épreuve de l’autre, ni rendre la seconde un tant soit peu vérifiable. Il y a bien un cahier central composé de clichés documentant les différents laboratoires de faussaire de Kaminsky, ce qui joue sur le valeur indiciaire et référentielle traditionnellement accordée à la photographie, mais sans précision sur la provenance des documents, ni sur les critères de leur sélection.

12Deuxième problème : là où les récits de faussaires d’art tendent à assumer des pratiques d’écriture intertextuelles dans lesquelles l’identité singulière du narrateur entre en tension avec des types sociaux et littéraires, la confession avec les topoi du récit de soi, et la vocation manifeste avec les clichés du roman de l’artiste, pour composer un autoportrait au miroir bien plus qu’une mise à nu, la place du témoignage de Kaminsky dans la littérature du faux demeure peu claire. D’abord, parce que Kaminsky semble hésiter en permanence entre deux identités : celle d’un faussaire engagé, participant de tous les combats, sans autre prétention que de servir « les opprimés », et celle d’un artiste contrarié, qui aurait pu être célèbre et reconnu si seulement il avait eu le temps de pratiquer son art (Kaminsky 2009, p. 22‑23, 144‑146, et chapitre 13). Dès lors, on retrouve nombre des structures et des thématiques présentes dans les récits précédents, sans qu’elles soient pleinement réinvesties. Dans les récits de faussaires d’art, l’identité du faussaire commande l’adoption de stratégies narratives et énonciatives ayant trait à la mauvaise foi et à la fictionnalisation de soi. Or Kaminsky ne cesse de se définir comme faussaire professionnel, tout en pratiquant une éthique de la vérité présentée comme incontestable ; il adhère au régime de singularité théorisé par N. Heinich, tout en suggérant que son travail de faussaire l’empêche d’être pleinement artiste.

13Comme les faussaires d’art, son identité oscille entre celle d’un bâtard que la clandestinité fait rompre adolescent avec sa cellule familiale et celle d’un spectre qui disparaît sous le masque et les activités du faussaire (Ibid., p. 18) ; comme eux, il s’identifie à sa fonction, le faire définissant l’être, et devient, tout au long du récit, « le faussaire5 » – et comme eux il est génialement faussaire, le seul à pouvoir faire ce qu’il fait, sans égal. On retrouve à plusieurs reprises le lexique religieux du miracle pour rendre compte de sa capacité à « falsifier l’infalsifiable » (Ibid., p. 30, 113, 162, 171) ; ce qui va de pair avec la tentation du récit vocationnel et de la prédestination, et sous-tend la tonalité hagiographique du texte. Kaminsky reprend ainsi à son compte la tendance à la fois romanesque et apologétique qui fait de la réhabilitation de la falsification un moyen d’élaboration d’un autoportrait flatteur. Si bien que son récit de vie est un roman de faussaire sans vraiment en être un, un roman de l’artiste sans l’accomplissement artistique, une autobiographie parcourue de clichés fictionnels et culturels, mais également un testament organisant son héritage. Le jeu intertextuel ou architextuel n’est jamais assumé comme tel, car il n’est pas mis au service d’une distanciation ironique incitant le lecteur à se faire le complice de l’énonciateur : au contraire, il entre dans une stratégie proprement anti-fiduciaire.

14En effet, le récit est partagé entre une rhétorique de la véridicité et le romanesque d’une vie extraordinaire. Le premier chapitre s’ouvre in medias res sur une scène haletante de contrôle de papiers qui reprend les codes du thriller. Chaque séquence ou presque s’achève sur un effet de chute qui non seulement renouvelle la tension narrative, mais a pour fonction d’interdire au lecteur toute incrédulité, toute lecture ironique ou cynique. Ainsi le chapitre 4 se termine-t-il sur ces phrases : « Pingouin, je l’ai appris quelques jours plus tard, monta à bord d’un convoi pour Auschwitz avec les trente enfants dont il avait la charge. Ni lui ni les petits n’en réchappèrent. » (Ibid., p. 96) Tous ces effets de dramatisation visent à accréditer le témoignage du faussaire en justifiant de sa vie comme d’une « course contre la montre, contre la mort. » (Ibid.) Il s’agit d’assigner au lecteur une position spécifique : celle de destinataire d’un témoignage auquel accorder un crédit nécessaire, immédiat et inconditionné.

15Revendiquer l’éthique de la lecture propre au récit du témoin (voir Campi 2008) (et du survivant de Drancy qu’est Kaminsky) relève donc d’une pratique anti-fiduciaire : on ne demande pas au lecteur sa confiance, qui suppose une adhésion distanciée et conditionnelle, mais sa croyance inconditionnelle. Ce refus du fiduciaire est censé consacrer à la fois la véridicité de l’entreprise testimoniale, la légitimité éthique du projet scriptural, son intérêt épistémique et sa valeur politique. Il se construit ainsi un pacte de lecture fondé sur la suspension d’une lecture critique. Plus le texte exhibe des aspects qui ont trait au romanesque, aux topoi littéraires, ou à la reconstruction a posteriori et sans contrôle possible du témoignage, plus le lecteur est sommé d’y croire malgré tout, et même d’autant plus, s’il veut éviter la faute morale6. Il ne s’agit pas ici, bien sûr, de mettre en doute le fond du témoignage de Kaminsky, mais de montrer que sa force repose précisément sur son refus du fiduciaire, par lequel la liberté interprétative du lecteur se voit réduite. Le refus du fiduciaire est proprement ce qui accrédite et autorise le texte. Là où un écrivain comme Javier Cercas peut écrire qu’il faut refuser ce qu’il appelle « le chantage du témoin » quand on « répond de la vérité » (Cercas 2010), le livre de Kaminsky semble suggérer que répondre de la vérité et à la vérité, reconnaître le souci éthique exprimé par le faussaire (Kaminsky 2009, p. 105), reviendrait pour le lecteur à renoncer au fiduciaire au nom de l’autorité de la parole donnée. Cela peut paraître surprenant eu égard à ce que le faussaire présente comme l’idée qui conditionne la « plupart des actes de résistance de [s]a vie » : « sans papiers on est condamné à l’immobilité » (Ibid., p. 116) – c’est-à-dire son refus de ce sur quoi repose le paradigme indiciaire, lorsqu’il fonctionne comme un outil d’identification, d’authentification et d’attestation : la correspondance entre un corps, un nom, une identité, et le certificat qui en atteste. Tout le travail de Kaminsky a été de libérer les corps pour qu’ils puissent se déplacer et franchir les frontières (Ibid., p. 115), de déjouer les identités assignées (notamment par le tampon rouge et l’étoile jaune qu’il évoque longuement), d’ôter et de réécrire sur des certificats falsifiés des noms d’emprunt. Pourtant, ce travail de sape d’un usage biopolitique des technologies indiciaires n’est pas reflété, au niveau du récit, par un passage du paradigme indiciaire à un paradigme fiduciaire qui en programmerait une interprétation et une lecture souples. Au contraire, les citations des archives, les témoins interrogés, les photographies reproduites viennent rappeler une seule et même chose : on ne saurait mettre en doute la parole du témoin ni la logique de la preuve référentielle, garanties par une conception aléthique (au sens heideggérien) de la vérité, qui dévoile indiciellement des faits, des identités et des significations univoques.

Jouer le jeu du fiduciaire : les autobiographies fictives de faussaires

16A l’inverse, les récits de soi fictionnels de faussaires imaginaires revendiquent, quant à eux, des pactes de lecture pleinement fiduciaires : s’ils renoncent ostensiblement à la véridicité, ils fondent leur valeur éthique et heuristique, justement, sur leur manière de réclamer au lecteur crédit et créance pour une fiction qui est délibérément de mauvaise foi.

17Faute de place, on considèrera un seul exemple, représentatif : Veuves au maquillage de Pierre Senges. Dans ce roman, un anonyme faussaire mélancolique, incapable de se suicider, se met à fréquenter six veuves qui ont tué leur mari en espérant se faire assassiner par l’une d’entre elles. Les veuves ne le mettent pas à mort, mais s’accordent en revanche avec lui pour se lancer dans le dépeçage méthodique de son corps : chaque membre est découpé selon un protocole textuel précis empruntant à l’Anatomie de la mélancolie de Burton et aux Œuvres complètes d’Ambroise Paré, et devient prétexte à fabulation, puisque les veuves et le faussaire imaginent pour lui un usage ou un devenir possible, toujours plus invraisemblable, fondé sur des légendes, des contes ou des romans. Chaque ablation est consignée, contée et glosée par le faussaire puis les veuves à qui il dicte lorsque ses amputations ne lui permettent plus d’écrire. Le texte s’ouvre sur un paradoxe qui en concentre toute l’ironie quant à la question de l’autorité du faussaire narrateur sur le récit de sa vie : « Il existe plusieurs versions d’une même épreuve – celles que les veuves prennent sous ma dictée […], celle qui finalement demeure est sans doute la moins improbable, c’est-à-dire aussi la plus crédible – il ne m’est pas permis d’en juger. » (Senges 2000, p. 7) La dictée renvoie à une volonté de maîtrise du récit par un narrateur unique, qui se dessaisit pourtant de son autorité sur le texte au moment où il affirme la pluralité de ses versions possibles, sans qu’aucune ne soit vraie. La notion de crédibilité ici semble renvoyer moins à la plausibilité du récit (dans un roman fondé sur une prémisse impossible) qu’à la suspension volontaire d’incrédulité du lecteur : la version retenue serait celle qui fonctionne le mieux sur le plan de la construction de la fiction. Dès l’orée du texte, le narrateur faussaire place le récit de soi sous le signe d’une triple impossibilité : impossibilité de rendre compte du parcours biographique de manière univoque et définitive, impossibilité de trancher quant aux multiples versions possibles, impossibilité de ne pas retourner la position d’autorité du narrateur en position d’intermédiation : la création des récits est collective, elle s’élabore avec des veuves qui sont à la fois auditrices, lectrices et écrivaines. C’est donc l’ensemble des attentes autobiographiques qui sont détournées : alors que le récit semble être tendu vers un point d’aboutissement net (la disparition du narrateur par décomposition et réduction), le processus aboutit à une prolifération de récits, de versions, de figures d’auteurs ; là où le récit de vie téléologique de l’autobiographie des faussaires réels avait pour but de construire une figure d’auteur en pleine possession de soi malgré l’aliénation de la falsification, Veuves au maquillage fait naître l’auteur comme matériau à fiction par effacement de soi (Camus 2008). Le récit de soi n’est plus clôture identitaire mais ouverture à l’autre et partage du plaisir de la fabulation.

18Cette position, pourtant, n’exclut pas un idéal de sincérité revendiqué (« certaines phrases maladroites sont excusables en partie à cause des expédients parfois douloureux mis en œuvre pour les écrire – mais toutes sont sincères, en raison précisément des douleurs » (Senges 2000, p. 8). L’autobiographie de faussaires réels se présente comme la construction concertée d’un portrait de soi en artiste, qui doit leur permettre de rompre avec la mauvaise foi de la contrefaçon pour retrouver un idéal de cohérence de soi à soi – ou, dans le cas de Kaminsky, de revendiquer la pratique continue de la falsification comme preuve d’une parfaite cohérence éthique et politique tout au long de sa vie. C’est cette posture même qui semble ironiquement critiquée comme exercice de mauvaise foi par les autobiographies fictives de faussaire, qui pratiquent l’exact inverse : la sincérité naît d’un narrateur qui embrasse la déperdition de soi dans la pluralité des versions et l’assomption de la fiction. Le narrateur faussaire de fiction ne peut être sincère que lorsqu’il s’adonne avec rigueur au bal des masques ; et quand il fait de cette circulation des masques le lieu d’un partage fictionnel avec son lecteur, garanti par l’honnêteté du pacte de fausseté conclu avec lui. La multiplication des récits et des fables est non seulement potentiellement infinie, mais efficace et presque performative, car « à force de prendre des hypothèses pour argent comptant, les faits prétendent à une certaine réalité sous prétexte d’être passés insensiblement de l’état de projet à celui de souvenirs » (Ibid., p. 187‑188). Proposant un paradoxal récit de soi, le faussaire de Senges veut moins se raconter que se donner à raconter : il nous offre son corps comme terrain de jeu fictionnel.

19On voit donc comment ce récit reprend aux écrits de faussaires réels leur structure d’autobiographie tendue vers l’avènement d’une identité d’artiste et d’homme libre, mais en en subvertissant toutes les composantes : l’autobiographie est représentée comme un exercice peu fiable voire fallacieux, et est prise en charge par un narrateur à l’identité multiple, changeante et problématique ; la structure téléologique est minée par la pluralité des versions possibles, et le je devient l’œuvre d’une vie et l’objet d’un exercice d’écriture. Dès lors, dans cet exercice, l’indiciaire est privé de sens : le corps ne répond plus à aucune assignation, l’identité est mobile, le nom sans importance, les preuves fabriquées, et la mécanique d’authentification détruite. C’est en revanche le triomphe du fiduciaire, puisqu’il s’agit d’accorder foi aux hypothèses, de doter le récit d’un crédit propre qui en reconnaisse la puissance d’invention, qui exige du lecteur une rigueur dans le plaisir de l’interprétation, égale, comme le dit Senges, à la radicale maîtrise dans l’imposture (Ibid., p. 249) du narrateur qui se sacrifie ironiquement sur l’autel de la fiction. Le texte ne s’accrédite plus indiciairement, par un renvoi à des documents ou des archives extérieurs, une référentialité exhibée, une véridicité revendiquée ; il s’accrédite dans le jeu complexe avec le lecteur qu’instaure son « contrat mobile » ; un jeu qui nécessite de s’engager dans une interprétation toujours à refaire, d’en prendre la responsabilité et d’en jouir aussi ludiquement que l’auteur. Non pas un jeu gratuit, cynique, nihiliste, qui serait platement panfictionnaliste et relativiste, ce qui n’aurait aucun intérêt ; mais un jeu réglé, où le lecteur reconnaît à la fiction le pouvoir de désaffilier les identités figées, de remettre en mouvement les corps, les noms et les identifications, et d’ouvrir un espace textuel où le récit de soi puisse se faire sincère, sinon vrai, sans en passer par des exigences de véridicité ou d’authenticité.

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20Le paradigme indiciaire, comme outil d’attestation de la véridicité d’un récit ou d’un discours, s’oppose au paradigme fiduciaire par les régimes de vérité sur lesquels ils reposent : le premier ressortit à l’adaequatio rei et intellectus de la référentialité, ou à l’aletheia de la vérité déjà-là et dévoilée, tandis que le second relève du troisième modèle européen que Barbara Cassin identifie pour la vérité dans son Dictionnaire des intraduisibles (Cassin et al. 2004) : celui de la confiance, de la promesse, de l’engagement. Celui du crédit, qui se donne comme promesse en demandant au lecteur son accréditation.

21Au cœur du paradigme indiciaire, de l’adéquation entre le nom, le corps, l’identité, et du récit qui les articule pour s’accréditer, il y a le corps essentialisé, qui porte la charge de la preuve d’authenticité. C’est le corps, en tant qu’il doit être authentique, qui atteste de la crédibilité et du crédit du récit. Chez Ginzburg, le paradigme, né avec le récit de chasse, se développe avec les narrations de la médecine, de la psychanalyse, de l’histoire de l’art – et avec celles de leur contrepoint fictif, le roman policier. Or dans le récit de chasse, dans l’empreinte digitale du roman à énigme, dans les symptômes somatiques du trauma traqués par la cure psychanalytique, dans la main du maître admirée par le connaisseur, le corps ne saurait mentir, sans provoquer l’angoisse du simulacre, d’une crise de la véridicité. Dans Simulacres et simulation, Baudrillard fonde ainsi l’hyper-réel sur une impossible authenticité corporelle : « Le simulateur est-il malade ou non, puisqu’il produit de “vrais” symptômes ? On ne peut ni le traiter objectivement comme malade, ni comme non-malade. La psychologie et la médecine s’arrêtent là, devant une vérité de la maladie désormais introuvable. » (Baudrillard 1981, p. 12) Le paradigme indiciaire, c’est le corps garantissant la véridicité, et donc le crédit du récit ; c’est le corps assujetti à des normes de véridicité. Que le corps se rebelle, et naît la crise.

22Le paradigme fiduciaire, en revanche, repose sur la dés-essentialisation des corps, qui échappent à l’identité assignée dès lors que le lien univoque entre la trace corporelle et son interprétation dans un récit est brisé. On voit aisément l’emploi qu’on peut en faire dans les récits de passing ou ceux qui remettent en question les normes de genre, par exemple (Bujor 2022) ; dans le cas des récits de faussaires, cela se traduit par la corporéité problématique de ces derniers, soumis à des phénomènes de spectralisation ou de bâtardise, le cas le plus spectaculaire étant celui du protagoniste de Senges, qui se démembre organe par organe, pour s’autoriser la fiction. Le récit ne peut plus se fonder sur la preuve corporelle ou ses substituts (photographies, archives) et doit dès lors s’autoriser lui-même, fonder sa valeur sur la mise en jeu des acteurs de la communication. Le paradigme fiduciaire, dans ses usages littéraires du moins, c’est émanciper les corps en refusant des normes d’authenticité incorporées, des logiques indiciaires d’attestation, au profit de la confiance, non dans la vérité intrinsèque du récit, mais dans sa valeur (heuristique, esthétique, performative, épistémique). C’est faire confiance aux pouvoirs de la narration et de ceux qui la mettent en œuvre, fussent-ils les pires des escrocs, non parce qu’ils disent le vrai, mais parce qu’ils prennent au sérieux les pouvoirs pragmatiques du crédit littéraire.