Migrants et Odyssée : violence épistémique d’un lieu commun
1La présente contribution a pour objectif de montrer la charge d’autorité et, partant, de violence portée par le topos de l’odyssée en tant que lieu commun des métaphores de la migration. Ce dernier essaime dans les commentaires sur l’exil et l’hospitalité en réaction à ce que l’on a coutume de considérer comme une « crise migratoire ». Mon hypothèse de départ est que l’imaginaire de l’Accueil, exemplifié par l’épopée odysséenne, s’accompagne d’un jeu de conditions d’autant plus implicite qu’il s’infuse dans la noblesse supposée des discours sur l’humanisme et l’altérité. Il s’agit, dans cet article, de relever les rapports de pouvoir induits par une certaine performance discursive de l’hospitalité ; celle-ci a cours dans un cadre énonciatif franco-français tendu vers un horizon universaliste, de manière peu ou prou revendiquée. Elle sert alors la narration identitaire de l’Europe telle que prise en charge par son élite intellectuelle, à gauche comme à droite. Par-delà le romantisme courant, sédimenté et d’apparence banal qui voit dans les personnes migrantes des « Ulysse modernes1 », l’épopée s’avère être un levier narratif à même d’incorporer les étranger·ères dans une fiction collective qui impose d’emblée les conditions de sa supposée hospitalité. L’analyse d’échantillons variés issus de textes médiatiques, critiques et théoriques contemporains aidera à rendre compte de quelques angles morts épistémiques et idéologiques autour desquels se construisent certaines catégories du savoir, du discours et de la représentation en lien avec l’exil, l’accueil et le « commun ». La première partie de l’article, introductive, esquissera la filiation du topos de l’odyssée tel qu’associé à l’exil et qu’il s’est trouvé requalifié à l’aune de la crise dite migratoire ; d’entrée de jeu, il s’agira de voir dans quelle mesure les transformations d’Ulysse, a fortiori en « réfugié », sont le signe de rapports de pouvoir implicites. Ensuite, l’analyse d’un premier échantillon de textes permettra d’observer la manière dont Ulysse permet d’entretenir le fantasme de l’origine, entre mythe et Histoire, et en quoi cet imaginaire, en tant que modalité d’inscription de soi dans le monde, permet également de disposer des altérités subalternes. Cela nous amènera à ausculter, par la suite, la dimension potentiellement raciste contenue dans l’image d’un Ulysse ethnicisé et dans quelle mesure cela concourt à l’instauration d’un « commun » au fort et paradoxal potentiel d’exclusion. Enfin, on étudiera la question de la violence épistémique (Spivak, 2009 [1988]) ; reliée au fantasme de la littérature comme espace d’accueil, elle éclairera les mécanismes de traduction et d’effacement inhérents à cette dernière.
Assigner, s’énoncer : filiation d’un fantasme
2S’il est établi que la « généralité de la notion d’odyssée est […] européenne » (Samoyault, 2015), l’actualité migratoire lui fournit un support de projection idéal, de quoi nourrir la croyance en son universalisme. Le lieu commun qui associe exil et odyssée dans l’imaginaire européen s’est stratifié le long d’une filiation que l’on peut faire remonter au moins à la Renaissance, avec le vers de du Bellay : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage […] » (Les Regrets, 1558). Le héros épique incarne l’exilé au sens de celui qui est loin de chez lui, fût-ce volontairement ; cette catégorie s’est en effet, dans la langue française, étendue par-delà son sens étymologique de « bannissement », ex(s)ilium. Or, l’exil — choisi ou imposé — est fondamentalement déterminé par le sentiment qui en accompagne l’expérience : l’une des racines les plus anciennes du terme est exill, « détresse, malheur, tourment2 ». Ainsi ce topos s’est-il vu romantiser, l’exil étant devenu une notion poétique, spirituelle, sentimentale. La dimension romantique est assez dominante dans les représentations des migrations Sud-Nord contemporaines utilisant le topos de l’Odyssée, notamment au théâtre ; la critique parle d’orientalisme (Detue, Guidée et Kunth, 2017, p. 3), d’extrapolation et de simplification (Lechevalier, 2020, p. 7), d’exotisation et de fantasmes (Houtart, 2021). L’expérience tragique et traumatique est reconvertie à l’aune d’une vision individualisante, notamment lorsqu’elle définit les migrants comme des héros ou des aventuriers3, à moins qu’elle se retrouve diluée dans la positivité du voyage et la fascination du lointain afin d’exhausser les valeurs de fraternité et de rencontre avec l’Autre.
3À la faveur de l’actualité, Ulysse n’est plus uniquement l’allégorie de l’exil, des voyages, des « retours, [des] départs, [des] périples, [des] cercles si bien bouclés » (Rabau, 2015, p. 25). Il est, au risque de la distorsion, la figure de la fuite. Pareille équivalence dote le héros mythologique d’un statut de « réfugié4 » ; l’usage abusif de cette notion la détourne de sa valeur juridique pour en désigner toute personne fuyant son pays en quête d’asile5. Qualifier Ulysse de réfugié et, réciproquement, les réfugiés (comprendre : les migrants) de nouveaux Ulysse n’est pas qu’une faute sémantique et un contresens anachronique ; cette double inclusion privilégie l’exil forcé, un type de migration que l’on imagine plus favorable à la nostalgie et à la mélancolie dans la mesure où les personnes seraient, tout comme le personnage, empêchées de rentrer au pays. Il est vrai que l’allégorie comme biais de réflexion peut être appelée à la rescousse de l’indicible, de sorte que le familier apparaisse comme un vecteur d’intégration du lointain, de l’étranger. Or, faire parler le mythe, en particulier grec — vu comme l’origine d’une culture —, afin d’établir la vérité d’un réel contemporain est un moyen d’autorisation du discours (Rabau et Leguerrier, 2021). Plus encore, recourir à des motifs canoniques, stabilisés, figés dans l’apparente fluidité des sens, peut consister à imposer une signification en amont.
4Pour Sophie Rabau, l’apparente plasticité des incarnations renvoie paradoxalement à une rigidité épistémique qui fait « rentrer [le personnage] dans les clous d’une identité » inventée, instrumentalisée, pour faire de lui « une allégorie, un symbole, [le] charger de tous les sens » (2015, p. 26). Ce qui pourrait s’apparenter à une forme de purisme scientifique chez la théoricienne est bien plutôt une façon de dénoncer la fixité identitaire à laquelle un tel « automatisme culturel » (Rabau et Leguerrier, 2021) risque de confiner, en ceci que les épistémès, ainsi calcifiés, empêchent une conception plus fluide des ontologies, des devenirs et du rapport au monde. Mais ce ne sont peut-être pas tant les usages du mythe qui comptent que ce dont ils sont le signe. Qu’il soit essentialisé ou non, qu’il génère des essentialismes ou qu’il soit justement considéré comme « le contraire d’une identité » (Samoyault, 2015), en fait peu importe les transformations dont il fait l'objet, le topos odysséen se donne à lire comme le lieu d’un jeu d’assignations où surviennent les incarnations, moins comme des essences, des identités fixes, que comme la preuve d’une auto-énonciation en acte : se définir, définir son rapport au monde et, pour ce faire, définir le monde et autrui. Le fait de présenter les personnes migrantes avec des masques d’Ulysse parle plus de l’autorité énonciative elle-même, qui procède à ces rapports d’identification en collant des masques, que d’une supposée essence du mythe, et encore moins d’une quelconque vérité propre aux objets du discours.
5C’est ce que je voudrais démontrer dans ce qui suit : les rapports de pouvoir à l’œuvre dans le processus d’allégorisation et le récit du « nous ».
Mythe et histoire : l’origine « Europe »
6Une recherche par mots-clefs sur la base de données Factiva aide à retracer la fréquence des usages que la presse écrite de langue française a faits du terme « odyssée » associé à celui de « migrants ». Au cours des vingt-deux dernières années, l’on note pas moins de 2 000 publications où figurent ces deux sèmes conjointement6. Deux pics apparaissent : le premier en 2015, avec 200 publications, correspond à une circulation considérable de l’expression « crise migratoire » pour qualifier les mouvements et les tragédies survenus dans l’espace euroméditerranéen ; le second, deux fois et demie plus important, date de 2018. Les publications répertoriées consistent en une variété de textes : recensions de livres, annonces de pièces de théâtre, entretiens avec des auteur·rices, témoignages de migrant·es. La référence à l’Odyssée est pleinement convoquée pour parler d’une production s’inspirant directement du poème épique, comme elle peut se limiter au nom commun. Ce dernier se trouve, par ailleurs, mobilisé pour sa définition de « périple », de « traversée », de « voyage plus ou moins mouvementé7 », notamment à travers l’expression « odyssée contemporaine » — aux récurrences innombrables — et, dans une moindre mesure, celle d’« odyssée moderne ».
7L’épithète « contemporaine » ou « moderne » accolé au substantif « odyssée » met au présent ce type d’aventure mythique qui, ayant d’ores et déjà subi des déformations sémantiques par le biais de l’allégorique, se voit rattaché à une certaine vision du passé. Dans cet ordre d’idée, et au gré de la recherche effectuée sur Factiva, on peut lire, dans un article publié sur le site du Berry Républicain, le récit de la traversée d’Adam, jeune homme secouru par le navire humanitaire L’Aquarius en 2018, et dont l’« histoire, celle d’un périple pour fuir le danger, est intemporelle » (Mazerolle et Delobelle, 2018) ; ce caractère d’intemporalité, pour qu’il vaille la peine d’être relevé, laisse suggérer son exceptionnalité dans la mesure où l’on rappelle que ce genre de parcours, guère plus usité en Occident, existe ailleurs et qu’il se manifeste par d’autres incarnations, de quoi confirmer son aspect universel, absolu. Une lecture sensiblement similaire est à retrouver dans un texte paru sur L’Humanité au sujet, cette fois, d’une pièce de théâtre, Le Présent qui déborde, de Christiane Jatahy8, produite en 2019 ; le spectacle offre un dispositif vidéo-scénique où des exilé·es syrien·nes, palestinien·nes et autochtones d’Amazonie jouent l’Odyssée, de façon à ce que « chacun dev[ienne] un héros racontant son périple » (Sirach, 2019). Dans cette critique, le texte d’Homère est présenté comme un « récit vieux comme le monde », selon l’expression consacrée, qui véhicule en l’occurrence un impensé situant le poème épique dans une vague origine du monde, une origine rejouée et actualisée par les personnes migrantes qui, du fait de leurs destinées, se retrouvent confrontées à une forme d’éternel retour.
8La référence à l’intemporalité de l’Odyssée implique une inscription de soi, plus que dans le monde, dans la marche du monde, à travers une conception à la fois évolutionniste et universaliste de l’Histoire. Dans ce cadre, celle-ci correspond moins au récit factuel, scientifique, de ce qui reste du passé, qu’à une fantasmagorie narrative, idéologique, qui — depuis le siècle des sciences et des expansions coloniales — lit dans les traces du révolu les germes d’une progression linéaire, plus ethno- qu’ontogénétique, ayant abouti à la construction d’une identité collective (Stoczkowski, 2001). L’on a donc moins affaire à l’Histoire en tant que telle qu’à l’imaginaire qui en déteint sur l’ethos communautaire, a fortiori en présence du mythe. Et il s’agit moins d’une confusion entre Histoire et mythologie que d’un systématisme qui rabat sur le muthos une dimension d’arkhè (origine et commencement), de quoi situer origine historique et origine culturelle au confluant d’une évolution linéaire (calquée sur la représentation moderne du temps, vu comme une flèche simple) dont la civilisation occidentale serait l’aboutissement. L’inscription de soi dans une temporalité amène à établir une certaine définition de soi, vis-à-vis du temps et du monde, une définition où le mythe constitue une réserve à la fois symbolique et originelle — un modèle. Il faut, à ce stade, noter un paradoxe fort dans la manière dont l’Occident séculaire se rapporte à ses racines mythologiques. Car l’histoire a beau n’être rabattue sur le mythe que dans une portée symbolique, il y a là l’impensé d’un exceptionnalisme occidental : le structuralisme, lorsqu’il définissait le mythe comme le principe intégrateur des sociétés dites non modernes, voire prémodernes, libérait les sociétés modernes de la contingence des mythes9, lesquels étaient ramenés à l’état de symboles sans efficace tout en en situant la référentialité dans une redéfinition de l’origine comme étant métaphoriquement historique, ce qui paradoxalement permettait de les instaurer comme des formes d’absolu.
9D’autres commentaires, issus du monde dit de l’érudition — et eux aussi colligés au fil de la recherche Factiva —, ajoutent à la fécondité de ce paradoxe en apportant d’autres éléments de réponse à même d’éclairer l’influence de l’ethnocentrisme épistémologique et des angles morts du savoir sur les catégories de représentation de l’altérité. Citons par exemple l’helléniste Hélène Monsacré qui, lors de la parution, en 2019, du recueil Tout Homère qu’elle éditait chez Albin Michel, s’interrogeait sur les raisons du succès de la figure d’Ulysse : « Est-ce parce qu’[il] est le premier déplacé, le premier migrant de l’histoire, celui qui cherche, malgré tous les naufrages qu’il subit, à retrouver son identité d’homme mortel ? » (2019) Expliquer l’actualité du mythe par un caractère qui lui serait inhérent, c’est opter pour la réponse essentialiste en négligeant la longue tradition littéraire et artistique qui a investi le récit au fil des siècles au point de l’instituer en tant que topos. Et si des considérations identitaires sont décelées dans le texte antique — Ulysse voulant retrouver son « identité d’homme mortel » : un anachronisme doublé d’une distorsion épistémologique —, l’on ne s’étonnera pas de noter que le héros homérien soit identifié à la figure réaliste et on ne peut plus contemporaine de « migrant ». Mais si la superposition entre la figure archaïque et cette catégorie contemporaine, ou tout équivalent (on l’a vu plus haut avec le terme « réfugié »), est sans doute stratégique (notamment sur le plan commercial : l’intemporalité supposée d’Homère est un argument de vente vu l’actualité géopolitique), le fait de considérer Ulysse comme « le premier migrant de l’histoire » frappe par un palimpseste de sous-entendus : i) la réduction, fût-elle métaphorique, symbolique, du mythe au passé, ii) la conception de l’Histoire occidentale, mythifiée, comme Histoire universelle, iii) la définition de la migration comme une caractéristique fondamentalement européenne, dont Ulysse serait l’Adam.
10Suggérer qu’il se soit forgé en Europe le premier archétype de la migration, à mi-chemin entre fable et histoire, est évidemment une modalité d’inscription de soi dans le monde. Elle s’établit sur un paradoxe : que l’Europe, et par extension l’Occident, ayant été la première à expérimenter cette réalité-là, s’en serait soustraite tandis que le reste du monde peinerait à se détacher de la fatalité, à se désaliéner pour atteindre le même prométhéisme. En ce sens, parler d’exceptionnalisme européen — et, par extension, occidental ou moderne — permet de définir l’universalisme non pas uniquement comme la vision d’un monde fondé sur un système commun de vérités, mais comme le présupposé implicite qu’à l’origine de l’Europe, se situe une vérité, qui continue de s’actualiser hors des frontières du continent et dans laquelle ce dernier, exempté de l’éternel retour, peut reconnaître, non seulement l’aventure qu’il conçoit comme l’ayant conduit à son émancipation et à sa gloire présente, mais aussi la preuve de son salut10.
11Ceci m’amène à formuler la question suivante : peut-on dire que le topos de l’Odyssée en tant que lieu commun des migrations contemporaines soit une catégorie raciste ?
Ulysse entre la race et le neutre
12En 2009, l’écrivain Daniel Rondeau, alors ambassadeur de France à Malte, lance Ulysse 2009, une traversée de la Méditerranée où des écrivain·es des deux rives sont réuni·es à bord d’un pétrolier ravitailleur en étant invités à écrire et à échanger, notamment lors de soirées organisées au fil d’escales à Tunis, Tripoli, Chypre et Beyrouth. Le projet se veut militant : « Aujourd’hui, Ulysse est un Noir, né en Érythrée ou en Somalie. Il dérive sur la Méditerranée et, trop souvent, il meurt noyé au large des plages de l’Europe », confie l’écrivain diplomate (Pliskin, 2009), tandis que Christophe Ono-Dit-Biot renchérit dans Le Point : « Vous croyez qu'Ulysse est toujours blanc et grec ? Faux : il est souvent noir et somalien. » (2009)
13Ressusciter Ulysse, en tant que figure familière, par d’autres origines est censé favoriser l’identification aux migrants africains, maintenus dans l’indifférence et promis à la disparition. Ulysse ressurgit, « [a]ujourd’hui », et avec lui une condition humaine que l’on croyait révolue (comme on l’a vu plus haut), mais sous d’autres avatars, d’abord identifiables par la nationalité et le teint, si ce n’est que par elles. Il s’agit d’un marqueur de différence ; en fait, de la raison même de l’indifférence dont ces personnes font l’objet — le racisme. Néanmoins, la différenciation par la race, faussement biologique, demeure un puissant facteur d’altérisation et d’exclusion. Si on a couramment affaire à des réappropriations du mythe odysséen cherchant à « dissoudre le dissemblable dans l’exaltation du semblable » (Lechevalier, 2020, p. 7), ici, l’enjeu s’avère d’une autre complexité. Certes, pour que l’Odyssée joue son rôle de réducteur d’altérité, Ulysse est censé constituer le signe du « semblable » ; mais dans la mesure où on lui affecte, à lui aussi, une identité raciale et nationale de base (« blanc et grec »), une identité culturelle, il se présente, du fait de cette même origine, comme le principe intégrateur du « dissemblable » — la race étant la plus indépassable des divergences. Il est, en ce sens, la figure du neutre. L’on peut dire alors que l’ethnicisation du personnage d’Ulysse se fait sur un présupposé racial cristallisant une équation : parce qu’Ulysse est européen et qu’il appartient à un passé mythifié, il est intemporel, donc absolument racialisable. En fait, Ulysse ne rapproche pas le sujet « blanc » du migrant « noir » ; il le rapproche de lui-même par le truchement de la race.
14L’actualisation de l’Odyssée par la crise dite migratoire — ou de ce qui allait en devenir une à partir de 2011 — active donc une dynamique plus que géopolitique : raciale, voire raciste, et ce, avec d’autant plus de force que cette question est rarement prise en charge par les discours qui tentent de surpasser la question de la dissemblance par l’euphorie du « commun » (ou de la diversité).
15La déclaration de communauté est un réflexe discursif assez récurrent lorsqu’il s’agit de parler des migrant·es dans un esprit de reliaison aux implications humanistes. « Nous sommes tous des migrants » est, par exemple, une phrase qui revient souvent dans les discours militants, y compris littéraires. Elle a pour visée de désigner soit une communauté d’origine, en particulier pour ce qui est de l’Europe — postulant la diversité de ses provenances ethniques ainsi que son histoire migratoire, plus haut mythifiée sous la plume de Monsacré —, soit une condition qui serait fondamentalement humaine. La notion de « commun », issue de différents paradigmes — entre autres celui de l’origine biologique unique, de la préhistoire migratoire11 ou de l’humanisme comme philosophie —, est censée constituer un argument suprême en faveur de l’accueil. Or, si ces discours sur le « commun », on l’a vu, s’énoncent sur l’hypothèse des racines migratoires de l’Europe, s’y ajoute un autre récit de soi : celui d’une migration par le haut. Ainsi lira-t-on Alberto Manguel confier au journal La Croix, à l’occasion de la parution de son œuvre Monstres fabuleux (2019) — où il est question, entre autres, de migration : « Nous sommes une espèce nomade qui refuse pourtant cette condition. Ne sommes-nous pas condamnés à l’exil, tels Adam, Caïn et tant d’autres ? » (Perraud, 2020) L’écrivain canado-argentin convoque la culture judéo-chrétienne, vue comme étant le socle de l’identité européenne et occidentale, afin de la rattacher aux sujets migrants du Sud par la mobilisation d’un « nous » supposément inclusif. Cet élan universalisant s’appuie sur la foi en une condition humaine fondamentale par la conjugaison de la biologie (« espèce ») et de la fable religieuse (« tels Adam, Caïn »), et ce, à travers la vision romantique d’une préhistoire d’où l’humanité tirerait ce que le sociologue Michel Maffesoli appelle, de manière elle aussi essentialiste, une « pulsion d’errance » (1997) ; selon Manguel, l’humanité entière y serait tragiquement soumise, « condamné[e] ». Il n’est pas nouveau que le militantisme postural — intellectuel ou artistique — s’inscrive dans une vision cosmopolitique, donc dans un dispositif de discours et d’actions donné qui en facilite l’énonciation ; ainsi, pour ne citer qu’elle, « l’hospitalité inconditionnelle » de Jacques Derrida pouvait faire écho aux mouvements altermondialistes chers au philosophe12. Néanmoins, le cosmopolitisme discursif auquel l’on aurait affaire ici ne se pense pas uniquement comme un état de fait, un acquis de la mondialisation. Il semble, en vertu du poncif du « commun », vouloir faire fi des politiques de domiciliation et de sédentarisation qui sont au cœur du modèle des État-Nations et de leur idéologie xénophobe, idéologie justifiant la criminalisation des migrations provenant des pays pauvres du Sud. Par ailleurs, le fait d’éviter de rationaliser l’inégalité du droit à la mobilité pose un problème éthique sachant que cette injustice est basée sur la nationalité, poussant les populations déplacées à faire l’expérience d’un tragique aux airs de fatalité, de réelle « condamn[ation] » notamment par la loi.
16Somme toute, le cosmopolitisme du « commun » instaure un horizon humaniste et militant par lequel il regarde en direction des personnes migrantes et se définit vis-à-vis d’elles. Il n’est donc pas le vecteur d’une solidarité de principe, « inconditionnelle ». Il en est tout l’inverse : son existence dépend d’une condition a priori, non pas un critère de sélection — ce « commun » est, par définition, universel —, mais une justification. En effet, le « commun » sert à justifier l’hospitalité. Plus encore, l’énonciateur se racialise dans le reflet des sujets migrants, tout en préservant son statut en tant que neutre — la somme de toutes les races. Ce serait donc précisément la migration par le bas qui légitime un tel cosmopolitisme savant et en autorise le discours sur l’altérité.
Des identités traductibles
17Le cosmopolitisme par le haut, essentialisant et exceptionnaliste, consisterait donc à se raccorder à des formes de vie vulnérables à travers la croyance en un « commun » ; celui-ci s’exprimerait à travers des figures définies par leur universalité à la suite d’une construction discursive, tant sur le plan idéologique qu’épistémologique, une construction basée sur le sous-entendu que la catégorie « Europe » — ou « Occident » — serait ontologiquement prédisposée à sémantiser l’altérité et à produire discours et savoir sur elle. Ceci permet d’entretenir une vision implicite : que les altérités extracommunautaires subalternes seraient absolument traduisibles. C’est ce que, pour finir, je vais désormais démontrer.
18Inverser la perspective sur l’hospitalité, de la positivité à la négativité, nous amène à considérer la charge de violence, notamment épistémique — au sens où la définit C.G. Spivak (j’y reviendrai) — intrinsèque à ce type de discours, particulièrement en littérature. Il n’est pas rare de trouver des commentaires théoriques et critiques identifiant la littérature, et l’imaginaire en général, comme des dispositifs d’accueil13, que ce soit selon une vision du texte comme amplificateur vocal de celles et ceux que l’on appelle les « sans-voix », ou bien selon une définition de la littérature, de l’imaginaire et de l’imagination — patrimoine, ensemble de pratiques, rapport au réel — en tant qu’interface d’hospitalité. Alexis Nouss formule un idéal similaire lorsqu’il s’engage en faveur du terme « exilés » qui, plus que « migrants », serait selon lui susceptible d’intégrer ces altérités dans une tradition littéraire et philosophique occidentale établie. Dans une interview, l’universitaire évoque Ulysse, Joyce, Ovide, Mandelstam, Kafka, ou encore Victor Hugo, ainsi que des personnages issus des religions :
[N]’oublions pas les textes des monothéismes, traversés par l’expérience exilique. Dans l’Ancien testament, l’exode des Hébreux en Égypte. Dans le Nouveau testament, la Sainte Famille en Égypte. Dans le Coran c’est, évidemment, l’Hégire, Mahomet partant de la Mecque pour aller à Médine. L’exil figure dans l’ADN culturel des sociétés occidentales. Le fait de nommer “exilé” ceux qui arrivent d’Érythrée, d’Afghanistan, de Syrie, etc., permet de les mettre en rapport avec cette mémoire exilique que porte la littérature occidentale. […] En utilisant la littérature comme une espèce de réceptacle de la mémoire exilique et au nom de cette mémoire-là, je peux bâtir autour de cette “exiliance” une sensibilité permettant d’accueillir celui ou celle qui arrive. (Poinsot et Treiber, 2016, p. 117)
19Cette vision repose sur des ressorts épistémologiques sensiblement proches de ceux que j’ai précédemment relevés — essentialisme, romantisme, etc. Et là encore, le même cosmopolitisme exceptionnaliste semble à l’œuvre, en ce qu’il se propose d’être le principe accueillant, intégrateur des entités étrangères14. « Considérer15 » ces altérités vulnérables à l’aune de son propre patrimoine symbolique — ou de ce qui est institué comme tel —, un patrimoine reconnu comme le fondement d’une espèce d’identité culturelle collective — inventée comme telle —, revient à traduire ces existences au sein d’un système de signes autoréférentiel, de quoi invalider le désir enchanté de concéder à ces individus une quelconque subjectivité à même de les sortir de l’invisibilité et de l’indifférence.
20Evelyne Ritaine a forgé le concept d’« hypertraduction » pour parler de la manière dont les discours politiques et médiatiques s’approprient la figure de la personne migrante, la produisant aux fins d’instrumentation des politiques et de l’opinion publique : « La captation de la question migratoire, à des fins stratégiques, constitue une traduction, en termes migratoires, des principales concurrences et mises en enjeux du moment. » (2005, pp. 8-9) À l’envers de cette hypertraduction, il y aurait, en ce qui nous concerne, des traductions mineures, étroitement liées à celles qui se font au niveau macro, mais qui mobilisent d’autres procédés de réification y compris dans la construction d’une éthique de l’accueil. On sait avec Tiphaine Samoyault que les mécanismes du traduire — au sens, non strictement linguistique, de « transposition d’un système dans un autre16 » — peuvent s’accompagner d’une charge de violence (2020) d’autant plus importante à mettre en exergue que notre cadre de discussion porte sur un rapport d’emblée asymétrique. Cette réflexion sur la violence épistémique doit être prise en charge par la critique littéraire, que ce soit en réfléchissant à la métaphore de la littérature comme espace d’hospitalité, ou à la supposée plasticité des figures dans lesquelles, finalement, l’on est disposé·e à accueillir, pense-t-on, ces altérités pour les dire, les analyser et, en fin de compte, les produire — les réifier. Pour G.C. Spivak, penseuse du postcolonialisme, « les intellectuels [européens] se représentent eux-mêmes comme transparents » ([1988] 2009, p. 26) lorsqu’ils représentent, disent et produisent les altérités subalternes. Cette transparence tient de l’illusion d’objectivisme propre au positivisme en tant que mode de production d’un savoir empirique, considéré comme dénué de contingences, et qui instaure le scientifique comme une machine de neutralité, un espace blanc par où l’expérience transiterait pour produire du savoir sur des objets. Ramenée à la question de l’hospitalité littéraire, cette transparence serait ce qui, en propre, produit des objets alors même que son entreprise se déclare comme celle d’une instauration de subjectivités.
21Dans un précédent travail (Khalsi, 2023), je m’appuyais sur l’hypothèse avancée par les anthropologues Francise Saillant et Karoline Truchon selon laquelle la personne migrante (les autrices parlent de « réfugié ») « se présente[rait] déjà ‘‘préfiguré[e]’’ » dans l’espace public (2008, p. 65), faisant qu’elle s’insère dans une disposition imaginaire préétablie, d’où son assujettissement, sa chosification. De là, je suggérais que l’étranger·ère était pré-accueilli·e, projeté·e d’avance, fantasmé·e, spectralisé·e dans une relation qui faisait qu’on lui accordait ou non l’hospitalité ; je suggérais alors qu’il faudrait potentiellement œuvrer à d’autres imaginaires accueillants afin de faire de la place, non pas à des corps assujettis, à des personnes-objets, mais à des subjectivités à part entière. La possibilité théorique d’une hospitalité par l’imaginaire me semble toutefois de moins en moins tenable : la préfiguration de la personne migrante dans l’imaginaire collectif est la preuve que l’accueil est, souvent, implicitement conditionnel dans la mesure où il esquisse spontanément un horizon d’attente auquel l’accueilli·e est censé·e se plier. Comme le relève Michel Agier dans des contextes d’action humanitaire, ceci peut être source de conflits et de désillusion ([2016] 2023, p. 18-19). Pour l’anthropologue, il s’agit du résultat d’une relation inaboutie, puisque les personnes migrantes savent qu’elles ne doivent rien, et même qu’elles peuvent « demand[er] plus ou autre chose » ([2016] 2023, p. 19) en vertu de leur statut et de la dissymétrie de leur position vis-à-vis de celle des aidant·es ; or, le contrat social, tel que théorisé par Marcel Mauss et que le rappelle Agier, est censé égaliser la relation par le système du don et du contredon. Le don se transforme alors en « dû », pour utiliser un terme mobilisé par Michel Serres ([1980] 2014) ; le philosophe nous apprend que le parasite est toujours menacé d’être renvoyé à sa condition de parasite, et que ce statut dépend d’un rapport de forces qui confère à l’hôte l’autorité de décider des conditions. L’hospitalité révèle alors, au verso, sa pleine puissance d’exclusion.
22On peut finalement — c’est le postulat que je propose pour clore cette réflexion — élargir ce dispositif d’échange à l’imaginaire entourant cette non-relation : le don serait l’accueil mis en récit, et le contredon, pour les subalternes, la nécessité de se conformer au récit de l’hospitalité, d’y entrer, d’y faire honneur.
Pour conclure
23Le point de départ de cette réflexion était une critique épistémologique du topos de l’Odyssée vu comme un modèle de représentation et d’analyse des trajectoires migrantes contemporaines. Les multiples récupérations et appropriations ainsi que leur fréquence permettent de déceler un fixisme discursif et de potentiels rapports de pouvoir. L’interprétation des parcours migratoires par le prisme de l’épopée témoigne de rapports de force qui dépassent les implications esthétiques pour se situer au carrefour entre l’épistémologie, l’imaginaire et l’éthique. J’ai ainsi pu établir en quoi le personnage d’Ulysse sert une démarche imaginative autoréférentielle permettant à l’Europe — ou à l’intellectuel·le européen·ne pensant « l’Europe en tant que soi », comme le dit Spivak ([1988] 2009, p. 39) — de se définir elle-même comme sujet en devenir. Le héros grec se présenterait alors comme l’un des véhicules de la réification méthodologique avec lequel les autorités du discours, érudit entre autres, construisent les catégories de leur compréhension et de leur découpage du monde, et ce, par le biais de ce que j’ai proposé de considérer comme une espèce d’exceptionnalisme. Plus loin que l’ethnocentrisme et l’universalisme, celui-ci pose implicitement la centralité du continent comme moteur de sémantisation des altérités et d’intégration des différences. J’ai ainsi formulé la possibilité qu’un type de cosmopolitisme par le haut crée l’idéal d’un « commun » qui est moins un souci de l’autre qu’un espace auto-énonciatif. Plus encore, cet exceptionnalisme peut se présenter comme son contraire, en exposant l’idée d’un patrimoine universel, vu comme accueillant et permettant d’interpréter le dehors à travers des catégories de représentation et de sémantisation passant pour absolues. La prétention du « commun » fait donc obstacle au dépassement des présupposés et des catégories préétablies pour faire aboutir au décentrement et penser, de manière féconde, ce qui continue de résister à la rationalisation. En outre, ce « commun » n’est pas uniquement le signe d’une clôture sémantique ; il est aussi un levier de violence épistémique qui produit des altérités en les définissant comme absolument traductibles, voire convertibles : les personnes migrantes seraient une devise que l’on change au sein d’un système de sens fait pour générer une inflation de signification.