Illégalité/illégitimité trans : de la parole fausse à la parole fictive
1Le contenu de ce texte s’inscrit dans une réflexion postdoctorale que j’entame sur les rapports existant, dans les récits queers, entre narration, légalité et légitimité. C’est un travail encore à ses balbutiements et à ses premières hypothèses, que je me risque donc à partager en évoquant le premier roman de l’autrice sino-canadienne Kai Cheng Thom, Fierce Fems and Notorious Liars (2016). Traduit par « Femmes magnifiques et dangereuses » aux éditions XYZ (2021), l’ouvrage est un récit initiatique, une sorte de coming of age qui raconte l’histoire d’une narratrice-personnage anonyme (car on ne saura jamais son nom, bien qu’on apprenne celui de tous les autres personnages). Elle a grandi dans la ville imaginaire de Gloom, que l’on peut assimiler à une version fantastique de Vancouver, puisque la description de ville coloniale grise en bord de mer lui correspond assez bien. Le récit commence alors que la narratrice décide de quitter Gloom et l’univers de la famille nucléaire afin d’entamer sa transition de genre, décevant ainsi tous les espoirs parentaux placés dans le « garçon de la famille » qu’elle incarne à leurs yeux. Elle prend alors la route vers The City of Smoke and Lights (soit « la ville de fumée et de lumière », où l’on reconnaît facilement Montréal pour sa vie interlope et son bilinguisme), où elle entend refaire sa vie. Là-bas, plus précisément sur la rue des miracles (Street of Miracles), elle rencontre une communauté de « fems » – aussi fierces et féroces que le suggère le titre – auxquelles elle s’intègre. À la suite de l’assassinat brutal de Soraya, l’une d’entre elles, et face à l’inaction des forces de l’ordre, une partie des fems de la rue des miracles décide de former une ligue de justicières (les Lipstick Lacerators) ciblant les hommes violents. L’initiative dégénère assez vite (puisque la police s’en mêle), et la bande est alors dissoute après que la narratrice a accidentellement tué un policier dont le fantôme la hante.
2 Mais non, attendez. Ce n’est pas exactement ça.
3Fierce Fems and Notorious Liars, de l’autrice canadienne Kai Cheng Thom, raconte l’histoire d’une narratrice-personnage anonyme qui quitte son foyer d’origine le jour où, comme le stipule le titre de l’un des chapitres, les sirènes sont mortes (« The Day the Mermaids Died »). Ce n’est pas une métaphore : les créatures hybrides du littoral, comme des baleines échouées, se sont jetées sur les rives de la ville pour collectivement mettre fin à leur jours – et à l’espoir d’un monde différent. Leur effort concerté incarne le désespoir écoanxieux des populations marginalisées face à l’entreprise extractiviste et coloniale qu’est le Canada. Il ne s’agit pas de la seule allégorisation opérée par le texte. Lorsqu’elle tue par mégarde un policier dans le cadre d’une opération de représailles, la narratrice est sauvée de la prison par l’esprit bienveillant d’une femme trans assassinée sur le corps de laquelle, dit-on, la ville aurait été fondée (Thom, 2016, p. 38). Un entrelacs de vigne vient enserrer le cadavre du gendarme pour l’entraîner dans les profondeurs d’un puits, et il ne sera jamais retrouvé. De même, ayant subi d’importants traumas sexuels lors de l’enfance, la narratrice les incarne, dans le texte, sous la forme d’un « swarm of bees », une nuée d’abeille véritables qui a pénétré son corps pour ne jamais le quitter et qui, désormais, s’agite en elle dès qu’un contact physique ou émotionnel la traverse et réactive ses anciennes blessures :
I lay, six years old, in my bed in my tiny room, and they flooded inside through the cracks under the door. They landed on me, covering me with their vibrating bodies, crawled inside my lips and up my nostrils, into every orifice, and they drank up all the honey they could hold. I did not move, did not scream, because I knew that if I did, I would be stung into oblivion. Instead I lay there, clutching the sheets in my fists, and waited for it to be over. I prayed the ravenous swarm, forgive me. And at last, they were finished. They lifted themselves up on their wings and flew off into the night. Except. Some on them stayed. Addicted to my sweet blood, they crawled up inside my body and built their nests here. They are still inside me. (p. 17-18)
4J’ai parlé d’allégorisation pour décrire ces procédés, mais cette littéralisation de la métaphore n’est pas uniquement allégorique. Car le texte de Kai Cheng Thom, comme le spécifie son sous-titre, est « a confabulous memoir ». Il ne s’agit pas, pour l’autrice, de simplement imager de manière oblique la violence physique et sexuelle (qu’elle ne se prive pas de mettre en scène), mais bien de l’imaginer, et ce pour répondre à un impératif précis, celui d’injecter du merveilleux dans le récit de vie.
5Fierce Fems and Notorious Liars appartient résolument aux littératures de l’imaginaire, et l’horizon de lecture qui s’y développe participe autant de la fantasy que de l’autobiographie. Le projet est avoué, d’ailleurs, dès l’introduction de l’ouvrage (intitulée « dangerous stories ») : « I wanted something kick-ass and intense with hot sex and gang violence and maybe zombies ans lots of magic. » (p. 3) Si la dimension biographique de l’appellation générique est bel et bien investie (l’autrice, comme sa narratrice, est une femme trans asiatique ayant grandi à Vancouver et ayant habité à Montréal), Kai Cheng Thom n’a pas l’intention de s’inscrire dans la tradition littéraire des mémoires trans, cette marotte littéraire qu’elle juge surinvestie (et dont Leslie Feinberg est sans doute la figure la plus connue avec Stone Butch Blues [1993]). La raison en est simple, et explicite :
It’s actually a very old archetype that trans girl stories get put into: this sort of tragic, plucky-little-orphan character who is just supposed to suffer through everything and wait, and if you’re good and brave and patient (and white and rich) enough, then you get the big reward… [] Those are the stories we get, these days. Or you know, ones where we’re dead. […] Where are all the stories about little swarthy-skinned robber trans girls waving tiny knives made of bones? (Thom, 2016, p. 2-3)
6C’est donc pour répondre à cette dernière question autant que pour décevoir cette attente de lecture (celle voulant que les récits confessionnels trans soient larmoyants et baignés de pathos) que nait Fierce Fems and Notorious Liars. En dehors du fait que le résultat poétique est, à mon sens, absolument réussi et nettement rafraichissant, une raison politique fonde ce choix.
7En effet, ces innombrables « transgender memoirs out there, which are just regurgitation of the same old story that makes us boring and dead and safe to read about » (p. 3) ont beau constituer une parole nécessaire, elles tombent aussi dans le piège qui consiste à produire et renforcer un macro-récit de la transidentité conforme à l’imaginaire social cisgenre de celle-ci. Thom le spécifie, et le cinéma comme les manchettes ne la détrompent pas : les histoires de femmes trans sont ou bien sensationnelles, ou bien morbides. On n’accepte qu’elles intègrent le discours que sous la forme d’objet, obligatoirement curieux, préférablement mort. La femme trans ne peut être qu’un prédateur en devenir (les récents discours TERFs nous l’ont bien montré), ou bien une victime en puissance (la longue liste des féminicides les visant spécifiquement l’illustre tristement). Si une réalité sociale se manifeste là, il n’empêche que les écrivaines ont le droit mais pas l’obligation de la renforcer ou de l’avaliser.
8Ainsi, plutôt que de prendre le contrepied (comme d’autres vont le faire d’ailleurs) de cette injonction par la production de récits de vie ordinaires qui montre ce qu’une existence trans a de banal en l’extrayant de toute forme de spectacularisation, Thom décide de la surinvestir : ses fems seront sensationnelles, elles seront plus grandes que nature, proprement surnaturelles par conséquent, investies de pouvoirs et de puissances merveilleuses. En cela, l’autrice déjoue les attentes habituelles du lectorat trop souvent avide de pathos et de misérabilisme larmoyant (ce qu’on appelle du trauma porn, soit une surmédiatisation de la douleur qui afflige un groupe démographique donné dans l’objectif de divertir des personnes non-concernées). L’exemple le plus célèbre et frappant est sans doute Boys Don’t Cry, le film biographique de Kimberly Peirce (1999) racontant l’assassinat et le viol de Brandon Teena. Comme le souligne l’autrice, ces récits sont safes non pas au sens où ils représenteraient des scènes inoffensives, mais bien en ce qu’ils sont sécurisants pour le lectorat – soit conformes à l’espace réduit que l’on permet collectivement à ces vies d’occuper.
9La narratrice de Thom, à l’inverse de ces représentations, n’a rien de la victime frêle : comme ses camarades, elle sait se battre, et aime même verser le sang. Dans le chapitre How to Kill a Man with your Bare Hands (Thom, 2016, p. 27), tandis qu’elle tue le temps lors d’une escale entre Gloom et la grande ville, la protagoniste est abordée par un homme qui s’en prend physiquement à elle. Cette scène, on la connait trop bien : sa chute dramatique fait partie du scénario, du script social de la violence genrée. Et pourtant, Kai Cheng Thom la déjoue : sans difficulté, la narratrice anéantit sans efforts celui qui l’importune avec une pointe de sadisme satisfait. Et surtout, c’est là essentiel, elle ne sera pas punie symboliquement pour l’avoir fait, comme c’est souvent le cas dans les fictions mettant en scène des femmes fortes.
10Thom ne prône pas pour autant la violence ni sa récupération réelle par les personnes marginalisées qui la subissent. Comme Marie-Pier Lafontaine dans Armer la rage (2022) ou Virginie Despentes bien avant dans King Kong Théorie (2006), elle revendique le droit pour chacun.e à un imaginaire où les femmes ne sont pas condamnées, dans la réalité, à la passivité résultant en partie d’un défaut de représentation jeté sur leur agentivité, une lacune qui les assigne constamment à la paralysie passive et limitative du rôle de victime. « For once, the City lives in fear of us. We are creatures out of a suburban businessman’s nightmare » (Thom, p. 83. je souligne) ; « this time, we are the hunters. A pride of lionesses on the prowl » (p. 85. je souligne), écrit Thom. Fierce Fems and Notorious Liars est une façon de rendre les coups reçus sur le terrain de la fiction. Dépeindre des femmes guerrières, farouches et irrévérencieuses, essayer de montrer « what it means to be a trans girl who hits back » (p. 121), c’est renverser les vapeurs de l’imaginaire pour dégourdir aussi le réel.
11Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la communauté de fems dépeinte dans le livre tente de survivre aux dangers de la grande ville en se défendant autant par la violence physique que grâce à l’amour révolutionnaire. Le livre de Thom est avant tout le récit d’une communauté qui se construit par l’investissement de toute façon subversive d’imaginer le monde et d’entrer en relation avec lui, parmi lesquelles il faut compter l’amour non normatif en tant que force utopique. « [A]in’t nobody here getting their dreams come true if we don’t tear down this whole rotten world and make ourselves a new one » (p. 100), soutient Valeria, la ringleader des lipstick lacerators. L’ambition de Kai Cheng Thom, qui s’exprime là, consiste à créer une mythologie alternative de la femme trans. En témoignent d’ailleurs de nombreuses interventions qui encadrent le récit qu’elle fait de la vie de ses comparses : « Legend has it » (p. 38), « according to the legend » (p. 92), « the next part of the story is the stuff of myth » (p. 95). Par ces récits emboités qui versent souvent dans le registre épique, Thom œuvre à la création d’un folklore trans encore à inventer.
12L'exemple le plus frappant est peut-être celui que fournit Soraya, dont la mort (qui correspond en tout point au récit dominant d’une transidentité liée à la précarité, au travail du sexe, à la consommation de drogue et à l’assassinat sordide) instigue la fondation du groupe de justicières. À la suite de l’annonce de ce décès, la narratrice affirme « I can see my own body imprinted over the mental image of her corpse » (p. 68) : manière de dire que cette énième mort est une couche de plus ajoutée au palimpseste de la violence transphobe, violence qui a marqué le corps de Soraya mais qui atteint les leurs à toutes en puissance. La révolte des fems est donc évidemment liée à cette injustice ayant couté la vie à l’une des leurs, mais elle est aussi le résultat d’un refus par elles du récit de l’impuissance narrative auquel elles sont reléguées. C’est d’ailleurs pourquoi la protagoniste de Thom inventera à Soraya, qu’elle ne connaissait que peu, une vie imaginaire taillée à la mesure de ses désirs (p. 68-70) : une vie où elle continue de pratiquer sa religion et d’être aimée par sa famille tout en assumant pleinement son identité trans, une vie qui compte.
13Il y a là une croyance phénoménale dans les pouvoirs de l’imaginaire qui s’exprime. L’autrice ne s’en cache d’ailleurs pas. Elle écrira : « In the city of smoke and lights, anything can happen if you dream it. As soon as a tale leaves your wicked mouth, it falls to the ground, moist and warm, wiggling with thick possibility. » (p. 20) Tout porte à croire, dans ce roman, qu’il faut mettre en scène des réalités si on espère les voir advenir. « Because maybe what matters isn’t whether the story is true or false, maybe what matters is the story itself. What kind of doors it opens, what kind of dreams it brings. » (p. 187) L’une de ces portes, Kai Cheng Thom la fait sortir de ses gonds par la cohabitation entre des univers génériques habituellement imperméables, une friction qui fait en sorte, comme le stipule l’un des personnages, que l’histoire racontée est « both the truth and a lie at the same time. » (P. 153) Cette appartenance trouble du récit et sa volonté affichée de faire coexister deux pactes contradictoires (celui, fabuleux, qui exige selon Samuel Coleridge une suspension de l’incrédulité, et celui, autobiographique, que l’on doit à Lejeune et qui repose sur la promesse d’authenticité de la parole) permet donc d’inventer des contre-récits à la narration habituelle de la transidentité.
14Mais c’est pour une autre raison, corrélative de celle-ci certes, que j’ai choisi de plonger dans le livre de Kai Cheng Thom à l’occasion d’un dossier sur la notion de crédit auctorial et narratif des voix minorisées. Je veux en effet attirer l’attention sur le fait que, malgré une dimension ouvertement fantastique, l’appellation architextuelle choisie pour le livre – soit son sous-titre – spécifie bien confabulous memoir et non pas fabulous. Est confabulous ce qui est incroyable au sens premier, c’est-à-dire impossible à croire ; est confabulateur celui ou celle qui ment, le ou la mythomane. On est donc plus ou moins en retrait d’un régime fabuleux ou la parole fictive n’est pas considérée comme mensongère. C’est une interprétation que confirme le titre lui-même, qui parle de « menteuses notoires » (notorious liars).
15C’est une accusation que va souvent porter la narratrice envers elle-même. À sa jeune sœur Charity, elle écrira : « I’m the liar in this family, not you. » (p. 31) Dans un ensemble de suites poétiques tirées de son carnet de notes, la narratrice professe son amour pour son couteau de poche, qui possède à son avis des qualités qui lui manquent : « I love the blade/because it is honest » ; « small, silver, reliable/and unlike me/it always tells the truth. » (p. 19. je souligne) À plusieurs reprises, la protagoniste reviendra sur sa parole : « Wait. Sorry. That’s not what happened. Here is what happened » (p. 17) ; « No, wait. That’s not what happened. This is what happened. » (p. 115) dit-elle (ou plutôt se dédit-elle) alors qu’elle nous livre son récit et se dément du même geste (comme je l’ai fait en ouverture de ce texte par esprit de cabotinage). Dans un effet presque cinématographique qui ressemble à un arrêt sur image suivi d’un rembobinage, elle entreprend alors de raconter autrement, de manière fabulée cette fois, la manière dont s’est déroulé l’événement. Après l’hybridation « fabulautobiographique » (pour le plaisir du néologisme), il y a là, il me semble, l’apparition furtive d’un troisième espace générique, celui du fantastique, où le ressort textuel repose sur le doute que les lecteurices éprouvent envers la fiabilité de la voix narrative.
16Mais au-delà du spectre de cet horizon de lecture supplémentaire, une telle façon de miner le crédit narratif de l’intérieur permet à l’autrice de déboulonner un autre stéréotype transphobe ; en effet, après la morte et la putain, il reste encore à régler ses comptes avec la menteuse. Comme le fait remarquer Isadora Dumont Hamel dans la généalogie cinématographique de la représentation des femmes trans qu’elle établit, dans la culture populaire, « la femme transgenre est montrée comme une menteuse malfaisante à qui on ne peut pas faire confiance : si elle ment sur son identité, elle doit mentir sur autre chose » (12, 2021) Cette généalogie, un film comme Disclosure, le documentaire de Sam Feder (2020), la retrace aussi à travers les images cinématographiques tirées du répertoire hollywoodien. La femme trans y est présentée comme une dissimulatrice qui ment sur sa véritable nature – et ce principalement dans un but humoristique, qui consiste à inciter le public à se moquer de l’homme séduit (et trompé, donc) par elle, ainsi soupçonné d’homosexualité – ce qui en dit long sur le crédit qu’on accorde à l’identification de ces personnes au genre féminin.
17C’est d’ailleurs un problème sur lequel l’artiste visuel.le non-binaire B.-G. Osborne met le doigt dans son œuvre vidéo A Thousand Cuts (2018). Le projet, diffusé simultanément sur trois écrans, donne à voir des scènes cinématographiques et télévisuelles lors desquelles des personnes cisgenre performent les rôles de personnes trans. Allant de la moquerie grivoise au dégoût profond, le montage fait état de la transphobie que génèrent et entretiennent les représentations médiatiques, tout en soulignant la systématicité du problème qu’est l’octroi de ces rôles à des acteurices cisgenres (ce qui prive les acteurices trans d’un accès aux plateaux déjà difficile, en plus de reconduire l’idée que la transidentité est au mieux une activité de déguisement dont il est autorisé de se moquer, au pire une imposture identitaire). Les extraits qui ont servi à constituer le montage sont tirés d’un total de 48 films, 34 séries télé et un vidéoclip, et l’ensemble du matériel vidéo s’étend sur une période historique allant de 1953 à 2015 : la femme trans non-fiable est un mythe tenace et omniprésent de la culture populaire.
18Le trope n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui, surinvesti dans le film noir et le roman d’espionnage, de la femme fatale : ici cependant, la femme trans serait présentée telle un homme déguisé en femme fatale. Or, on sait que cette fatalité, la femme fatale, trans ou non, la subit bien plus souvent qu’elle ne l’inflige. L’œuvre d’Osborne vise d’ailleurs à le montrer ; en plaçant en confrontation ces extraits avec une imposante liste reprenant les noms de personnes trans assassinées entre 2016 et 2020, l’installation met en rapport les représentations stéréotypées et pathologisantes de la transidentité dans la culture avec la violence qui continue de s’abattre sur les individus au quotidien. Dans la réalité, cela se traduit concrètement non seulement par des statistiques de morts violentes anormalement élevées parmi les populations trans, mais aussi par l’adoption de la fameuse « gay and trans panic defense » par des avocats, une stratégie qui consiste à expliquer un crime transphobe et à en réduire la portée en affirmant que la surprise ressentie par l’accusé lorsque subitement confronté au dévoilement de la transidentité jusqu’alors tenue secrète d’un.e partenaire est une raison suffisante pour justifier une réponse aussi violente que le meurtre. Que disent ces récits collectifs et les œuvres qui les prennent en charge ? Que la vérité du sexe biologique en tant que fiction patriarcale est encore bien vivante, et qu’y contrevenir ou ne pas y adhérer est considéré comme une tromperie, un mensonge – parfois fatal.
19Comme pour la question du fabuleux, Kai Cheng Thom ne choisit pas d’évacuer cet autre stéréotype, elle le fracasse pour en récupérer les miettes et en réinvestir les vertus ; les mémoires trans seront menteurs ou ne seront pas. La femme trans n’est pas crédible ? fort bien : elle n’a dès lors aucune raison de s’embarrasser, pour raconter son récit de vie, des codes du genre prescrits par une autorité littéraire qui lui dénie de toute manière tout crédit narratif. Comme la lame de son couteau, qu’elle n’utilise jamais pour attaquer autrui mais uniquement sur elle, la narratrice retourne cette accusation de non-fiabilité contre elle. Ce qui semble être en premier lieu un geste mutilatoire est aussi une façon de taillader la chair de ce macro-récit pour y ouvrir des brèches. Car celle à qui l’on inflige la blessure, cette fois-ci, est aussi celle qui manipule l’arme à sa guise.
20En faisant de la non-fiabilité une posture narrative, Kai Cheng Thom transforme ces accusations afin d’en faire une stratégie romanesque, elle repositive le recours à l’invention et le potentiel de l’imaginaire lorsque vient le temps de fabuler un autre sort pour les femmes trans que celui, funeste, que nos fictions sociales autant que les agressions réelles ont jusqu’alors contribué à créer. Investir le fabuleux, c’est aussi réinjecter de la puissance dans le mensonge, la fabulation, l’exagération, qui sont habituellement des condamnations provenant d’une parole extérieure. C’est se réapproprier cette absence de crédit. C’est écrire des histoires dangereuses.
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21Je ne peux d’ailleurs m’empêcher de voir dans cette hyperbolisation fabuleuse un exercice qui a à voir avec la pratique du drag : la grande maîtrise des codes de la représentation et la mise en scène parodique de certaines postures et attitudes jusqu’à l’extrême est pour Kai Cheng Thom une façon habile de dénaturaliser et mettre à distance des pratiques tout en les investissant avec beaucoup d’allégresse et d’intelligence. Dans le cas présent, c’est vrai sur le plan du gender autant que sur celui du genre littéraire. Thom porte à bout de bras cette croyance tenace dans les vertus critiques de l’exagération et dans la beauté poétique que le « mensonge » peut insuffler à nos vies : nous ne sommes pas obligé.es de nous limiter aux récits gris et traumatiques que produisent à la chaîne les fictions hégémoniques de nos vécus queers. Dans le stigmate, elle perçoit le potentiel festif du faire-semblant. Nous avons, nous aussi, droit à nos légendes loufoques et à une part d’émerveillement sans naïveté, drapé d’autant de colère que d’extase. C’est finalement une parole aussi faillible et non-fiable que fictive qui se donne à lire ; une parole qui s’assume en tant que transgression, qui fausse comme la voix mue, se transforme lentement sous l’effet des hormones. Kai Cheng Thom dépasse ainsi la dimension fictive du récit, elle veut toucher au fabuleux au sens strict de l’adjectif : enlever à l’adjectif fiable son I pour produire de la fable. Peut-être que la parole fausse des fems féroces et leur rapport trouble à la fiction, au fait et à la fabulation sont comme des serpents qui sifflent sur nos têtes : une allitération conçue pour nous rappeler que les histoires dangereuses existent, et qu’elles sont là pour mettre en péril les mécaniques traditionnelles d’octroi à la parole.