Colloques en ligne

Frédérique Leichter-Flack

Que vaut la parole d’un accusé noir ? Un réexamen de la notion d’injustice testimoniale à la lumière du procès de Tom Robinson dans Ne Tirez pas sur l’oiseau moqueur

What is the Word of a Black Defendant Worth? A Re-examination of the Notion of Testimonial Injustice in the Light of the Tom Robinson Trial in To Kill a Mockingbird

1Dans son ouvrage Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowing (Fricker 2007), la philosophe Miranda Fricker souligne l’impact du pouvoir conféré par l’identité sur nos relations discursives et épistémiques. Même quand l’établissement rationnel de la preuve devrait ôter toute importance à la question de la crédibilité du locuteur qui l’énonce, certains seront moins crus que d’autres : les préjugés, en particulier ceux relatifs à l’identité raciale, peuvent aisément moduler la confiance qui sera spontanément accordée au contenu d’un témoignage.

2Si la notion d’injustice testimoniale ainsi caractérisée renvoie à une expérience courante, nulle part sans doute les conséquences n’en sont plus graves que dans les tribunaux, où la crédibilité est un atout précieux, surtout quand on est accusé à tort d’un crime qu’on n’a pas commis. De fait, c’est un exemple de témoignage judiciaire que Miranda Fricker choisit pour illustrer son propos théorique, celui du procès de Tom Robinson, un homme noir mensongèrement accusé du viol d’une femme blanche, crime qu’il n’a pas commis mais pour lequel il est injustement condamné par le jury1. C’est à une œuvre de fiction bien connue, le roman-culte Ne Tirez pas sur l’oiseau moqueur de l’écrivaine américaine Harper Lee, que Fricker emprunte l’épisode, mais les événements racontés dans ce roman reflètent très fidèlement la réalité sociale du Sud des Etats-Unis, si bien que l’exemple a une pertinence historique immédiate.2

3Cependant, le choix d’une séquence tirée d’un roman complique la réflexion théorique et l’usage qu’on peut faire de l’exemple. La littérature ne se résume pas en effet à un simple catalogue d’illustrations potentielles, elle possède une puissance éthique et heuristique qui peut venir bousculer l’arraisonnement théorique qu’on cherche à faire des histoires qu’elle raconte. Davantage, la séquence romanesque à laquelle Miranda Fricker se réfère pour illustrer le concept d’injustice testimoniale mérite d’être regardée de plus près : particulièrement féconde en signes à interpréter, ne vient-elle pas justement, avec les moyens narratologiques qui sont les siens, interroger la pertinence, les vertus et les limites du concept que la théoricienne veut lui faire illustrer ? Et cela, dans un contexte où l’enjeu est précisément de tenter d’affiner au plus juste la grille de lecture la plus pertinente pour décrire, analyser et combattre le racisme qui gangrène l’Amérique ségréguée ?

4Rappelons rapidement le contexte du roman-culte de Harper Lee : publié en 1960, lauréat du prix Pulitzer en 1961, Ne Tirez pas sur l’oiseau moqueur [To Kill a Mockingbird] (Lee [1960] 2005) situe son action dans la petite ville fictive de Maycomb en Alabama au début des années 1930. L’histoire est racontée du point de vue de Scout, une fillette de six ou sept ans, narratrice rétrospective des événements survenus alors. Descendants d’une bonne famille blanche du Sud, bien éduquée mais sans richesse excessive, Scout et son grand frère Jem sont élevés dans la plus grande liberté par leur père Atticus Finch, un avocat intègre et courageux. Au quotidien, c’est surtout leur gouvernante noire, Calpurnia, qui s’occupe d’eux depuis la mort de leur mère. Quand Atticus Finch est commis d’office à la défense de Tom Robinson, un jeune homme noir accusé d’avoir violé et battu une jeune fille blanche, toute la famille subit le ricochet de la pression sociale qui pèse sur le père du fait de ce dossier explosif auquel il consacre ses meilleurs efforts. Le jour de l’audience, Scout et Jem se glissent clandestinement dans la salle du tribunal bondée. Et c’est avec les yeux et les oreilles de la fillette qu’on comprend petit à petit, au fil des interrogatoires des témoins et de l’accusé, ce qui s’est vraiment passé. Comme Atticus ne tarde pas à le faire voir, Tom Robinson n’a pas pu commettre les faits dont on l’accuse. Handicapé du bras gauche, ce n’est pas lui qui a pu porter les coups qui ont défiguré Mayella. Et ce n’est pas lui non plus qui s’est jeté sur elle. La vérité est toute différente de la version qu’en donnent les Ewell père et fille, mais elle est si taboue dans la société ségréguée de l’époque qu’elle est presque impossible à énoncer. Atticus doit user de mille précautions pour la faire entendre au public : c’est la jeune fille blanche, aînée d’une fratrie à moitié sauvage qui survit de la charité publique sous la férule d’un père voyou, esseulée et en quête d’affection, qui s’est jetée sur l’homme noir ce jour-là. Tom, bien sûr, l’a repoussée, mais c’était trop tard pour éviter le piège : le père de Mayella, Bob Ewell, a surgi juste au moment où Tom cherchait à s’enfuir. Surprenant sa fille dans les bras d’un Noir, Ewell lui a démoli la figure ; puis il en a accusé Tom, inventant la tentative de viol.

5Pour les enfants, dissimulés à l’étage de la salle d’audience, l’affaire est entendue : puisqu’Atticus a établi publiquement que Tom ne pouvait pas être coupable du crime dont on l’accuse, il va être acquitté. Ce n’est pourtant pas ce qui va se produire. Quand de retour dans la salle après deux heures de délibération, le jury rend son verdict, c’est la culpabilité qui est prononcée à l’encontre de Tom. Scout la jeune narratrice n’y comprend plus rien, mais elle n’a pas encore l’âge de s’en faire un drame. C’est Jem, son grand frère, qui est le plus atteint. Sa sidération devant la découverte de l’injustice est l’épreuve initiatique qui marque son entrée dans l’adolescence : son esprit est chaviré par la révolte et le désarroi. La rationalité naïve des enfants est le prisme parfait pour faire mesurer aux lecteurs la force du préjugé qui a condamné un innocent : de ce point de vue, l’exemple choisi par Miranda Fricker est extrêmement parlant. L’homme noir a beau dire la vérité, il a beau démontrer, par ses réponses simples et cohérentes aux questions qui lui sont posées, qu’il n’a pas pu commettre le crime dont on l’accuse et laisser entendre que la vérité doit être cherchée dans une autre configuration des signes, le jury qui devrait l’acquitter le déclare coupable au détriment de toute cohérence. On voit bien ce qui justifie de parler ici d’injustice épistémique : Tom, qui dit la vérité, ne parvient pas à se faire croire ; c’est la version mensongère des faits rapportée par les Ewell – une famille de « white trash » dont tout le monde à Maycomb sait pourtant bien ce qu’il faut penser –, que le jury choisit de retenir. « Au nom de Dieu, croyez-le », avait supplié Atticus Finch s’adressant au jury en péroraison de sa plaidoirie (Lee 2005 [1960] p. 319)3. En vain. Le jury, entièrement composé d’hommes blancs, choisit de n’en rien faire : à l’issue de la délibération, c’est la version mensongère des Ewell, dont la crédibilité vient pourtant d’être démontée, que les jurés décident de croire.

6Pourquoi le jury du tribunal de Maycomb déclare-t-il Tom Robinson coupable en dépit de tous les éléments qui démentent cette thèse ? Qu’est-ce qui permet au préjugé de l’emporter sur la force de la preuve ? C’est le racisme qui joue à plein, bien sûr, mais encore faut-il en approfondir le mécanisme psychologique et social pour comprendre ce qui se passe exactement. La notion d’injustice testimoniale a le mérite d’écarter une première grille de lecture trop simpliste de la situation : « Ils le considèrent coupable, insiste Miranda Fricker. Ce n’est pas qu’ils le considèrent innocent et qu’ils décident quand même de le condamner cyniquement. Ils échouent à faire ce qu’Atticus décrivait comme leur devoir – “au nom de Dieu, croyez-le !” »4. Pour Fricker, ce n’est pas le cynisme qui conduit le jury à déclarer Tom coupable en dépit de la conviction qu’ils pourraient avoir acquise pendant l’audience de son innocence ; c’est leur incapacité à le croire vraiment, à croire sa version des faits. Telle serait la puissance du préjugé à laquelle on doit réfléchir. Mais entre ne pas croire Tom et le croire mais le condamner cyniquement quand même, toute une gamme de nuances restent possibles pour décrire la réaction du jury. Certes, le jury se refuse à croire ce que dit Tom : mais le problème est-il de croire cet homme noir, ou de croire les faits à son sujet ? De le reconnaître, lui, comme source possible d’un témoignage fiable, ou de croire ce qui est suggéré à son sujet, par lui et par Atticus ?

7Tom n’est pas la seule voix par laquelle la vérité tente de se faire jour. Ce n’est pas lui qui ruine, par sa parole, la crédibilité des mensonges forgés par les Ewell : il sait qu’il ne pourrait pas se le permettre et qu’on ne le lui pardonnerait jamais d’essayer. Noir témoignant seul contre deux Blancs, devant un jury blanc, Tom se sait piégé, exactement comme il l’a été au moment des faits quand Mayella s’est jetée à son cou : pour lui, la vérité est un champ de mines. Comme le souligne Fricker, l’aporie de sa déposition reproduit l’aporie de la situation vécue. Dire ce qui s’est vraiment passé est impossible pour Tom : il doit se cantonner à répondre, le plus sobrement possible, aux questions factuelles qui lui sont posées, en se gardant de toute interprétation et en choisissant ses mots de manière à éviter au maximum de heurter (« Je prétends pas qu’elle ment, Mr Gilmer, je dis qu’elle se trompe ») (Lee 2005 [1960] p. 307) 5.

8La réalité des faits, il n’y a qu’Atticus qui peut la dire, et encore, même lui ne fait que la suggérer, tant elle heurte frontalement l’acceptabilité sociale. En interrogeant, fermement mais sans agressivité, les témoins Bob Ewell et sa fille Mayella, puis l’accusé Tom Robinson, l’avocat blanc a ouvert la voie à l’imagination d’une vérité qu’il peut résumer dans sa plaidoirie finale : « Elle était blanche et elle avait fait des avances à un Noir. Acte innommable aux yeux de notre société : elle avait embrassé un Noir. » (Lee 2005 [1960] p. 316) 6. La source du savoir que les jurés se refuseront à croire n’est pas seulement la parole de l’accusé noir, c’est aussi celle de l’avocat blanc qui assure sa défense. Le point a d’ailleurs été souvent relevé au sujet de ce roman qui contribue, de fait, à entretenir le mythe du sauveur blanc (white savior) au détriment de la reconnaissance du courage et des initiatives des Africains-Américains eux-mêmes dans le juste combat pour leurs droits.

9Que signifie alors, dans ces conditions, croire ce que dit Tom ? Entre la crédibilité accordée à un locuteur, et la crédibilité accordée aux faits dont il est question à son sujet, le verbe croire n’a pas tout-à-fait le même sens : il ne s’agit plus de faire confiance à une source considérée comme plus ou moins digne d’être crue, mais d’accepter de laisser entrer dans son univers mental des faits qui contredisent toute une vision – raciste – du monde. Car le moment crucial où Tom perd vraiment son public, pendant son interrogatoire, se situe dans sa réponse aux questions du procureur Gilmer sur ses motivations à aider gratuitement Mayella. Pourquoi acceptait-il toujours de rendre à la jeune fille des petits services, chaque fois qu’il passait devant chez elle ? insiste Gilmer. Pourquoi donc faisait-il gratuitement toutes les corvées que Mayella lui demandait de faire ? Tom est prudent, mais le piège va se refermer sur lui : 

- J’avais l’impression qu’elle avait personne pour l’aider, comme je disais…
- Avec Mr Ewell et sept enfants sur place, mon gars ?
- Eh bien, je dirais qu’on avait l’impression qu’ils l’aidaient jamais à rien…
- Et tu accomplissais tout ce travail par pure bonté, mon gars ?
- J’essayais de l’aider. Mr Gilmer lança un sourire amer au jury.
- Tu es un type vraiment bien on dirait. Tu as fait tout ça gratis ?
- Oui, m’sieur. Elle me faisait pitié, elle semblait en faire plus que sa part.
- Elle te faisait pitié ? Tu avais pitié d’elle ? [You felt sorry for her, you felt sorry for her?]

Mr Gilmer semblait prêt à sauter au plafond. Le témoin comprit qu’il avait commis une erreur et, mal à l’aise, s’agita sur sa chaise. Mais le mal était fait. Au-dessous de nous, personne n’aimait la réponse de Tom Robinson. Mr Gilmer laissa passer un long moment, le temps qu’elle pénètre bien dans les esprits. (Lee 2005 [1960] p. 306)7

10Tout le monde perçoit instantanément la gaffe de Tom, même l’enfant de sept ans qui en rend compte, attentive à la soudaine hostilité ambiante. L’homme noir s’est tenu à une place qu’il n’avait pas le droit d’occuper ; il s’est accordé un rôle indu. Un monde où des Noirs peuvent prétendre avoir pitié de Blanches plus misérables et abandonnées encore qu’eux-mêmes, comment laisser une telle image mentale se frayer une place dans leur esprit ? Ce serait comme laisser entrer dans leur monde raciste le démenti de tout ce à quoi ils tiennent. Certains faits proposés à l’imagination ne heurtent-ils pas si manifestement les normes de l’univers mental collectif auquel on tient, qu’on peut refuser d’y croire quand bien même ils s’imposent à l’esprit ?

11Au fond, le racisme se situe-t-il dans la situation d’interlocution testimoniale ou dans la délimitation de l’espace du pensable et du dicible ? Un autre indice, semé avec insistance par la narration, nous invite à creuser la seconde hypothèse. La durée inhabituelle de la délibération du jury est en effet un détail qu’escamote Miranda Fricker dans les quelques pages qu’elle consacre à l’exemple du procès de Tom Robinson. Pour elle, comme pour Jem, ébranlé aux larmes par l’issue du procès, il n’y a rien d’autre à en retenir que le verdict, un verdict infâme, de quelque manière qu’on regarde l’affaire. Mais le roman met en discussion une autre lecture possible de l’épisode, et attire explicitement notre attention sur cette hésitation du jury en rapportant le conflit d’interprétation des personnages à son sujet.

12Le soir du verdict en effet, Atticus Finch a laissé son fils seul avec sa rage et son désarroi face à la découverte de l’injustice. « C’est pas juste, Atticus ! » avait crié Jem, et son père avait simplement répondu : « non, mon garçon, ce n’est pas juste » (Lee 2005 [1960] p. 329)8. Le remarquable éducateur qu’est Atticus sait que la révolte est juste et nécessaire à ressentir, et qu’il ne faut pas chercher à l’apaiser trop vite même si elle fait souffrir. Mais le lendemain matin, relancé par l’adolescent sur le scandale de la veille, Atticus entreprend de lui expliquer qu’on peut aussi regarder les choses différemment. C’est d’abord miss Maudie, la voisine, qui fait allusion à l’hésitation du jury : « J’ai attendu longtemps de vous voir revenir, et en vous attendant, je réfléchissais. Je pensais qu’Atticus Finch ne gagnerait pas, qu’il ne pouvait pas gagner, mais que c’était le seul homme de toute la région capable d’amener un jury à délibérer aussi longtemps sur une affaire de ce genre. Et je pensais en moi-même que c’était déjà un pas en avant, un saut de puce, mais un pas tout de même » (Lee 2005 [1960] p. 335)9, raconte Miss Maudie. Atticus complète à son tour quelques minutes plus tard dans la conversation avec son fils : « C’est la seule chose qui m’ait permis de penser que c’était peut-être l’ombre d’un changement. Il leur a fallu plusieurs heures. Le verdict était certes à prévoir, mais, en général, cela ne leur prend que quelques minutes. Tandis que cette fois… » (Lee 2005 [1960] p. 344)10 Si le jury a pris deux heures pour délibérer, ce qui est tout-à-fait exceptionnel dans une affaire comme celle-là, c’est donc que le verdict ne s’est pas immédiatement ou unanimement imposé.

13Comme en écho au film Douze hommes en colère [Twelve Angry Men, de Sidney Lumet], sorti trois ans avant le roman, en 1957, et dans lequel un huis clos d’une heure et demi donne à voir comment la ténacité d’un seul homme qui doute peut renverser le verdict émis sous l’effet des préjugés, le débat s’enclenche alors sur l’interprétation de cette hésitation. Psychologie, positionnalité, respect… Atticus a une petite idée : « Peut-être serez-vous contents d’apprendre, dit-il aux enfants, qu’il y avait parmi eux un type qu’ils ont eu toutes les peines du monde à convaincre. Au début, il était pour un acquittement pur et simple. » (Lee 2005 [1960] p. 344)11 Un Cunningham, l’un des paysans venus la veille pour lyncher Tom dans sa cellule et prêts à passer sur le corps d’Atticus qui montait la garde ? Seule l’arrivée impromptue des enfants avait empêché le drame. Jem est sidéré par la prise de risque intuitive de son père : « tu as mis au jury un homme qui voulait te tuer la veille ? » (Lee 2005 [1960] p. 345)12 Mais pour Atticus, le paradoxe n’est qu’apparent. C’est Scout qui résume ce qu’elle comprend de cette discussion :

Atticus dit qu’il suffisait de les connaître, les Cunningham n’avaient jamais rien accepté de personne et jamais rien pris à personne depuis qu’ils avaient émigré dans le Nouveau Monde. Il fallait en outre savoir autre chose à leur sujet : une fois que vous aviez gagné leur respect, ils vous étaient dévoués corps et âme. Atticus dit qu’il avait le sentiment, une simple impression, qu’ils avaient quitté la prison, l’autre soir, habités d’un immense respect pour les Finch. (Lee 2005 [1960] p. 345)13

14Parce qu’il a gagné leur respect, la veille, par son attitude courageuse dans le camp pourtant opposé au leur, face à la foule de lyncheurs dont ils faisaient eux-mêmes partie, Atticus devine qu’un Cunningham au jury ne sera pas forcément un adversaire pour lui. Avec le respect gagné, vient le crédit et la confiance. Manifestement, le jeu de la crédibilité est une partie de billard à trois bandes. Elle est éminemment sensible aux préjugés, certes ; mais elle se gagne aussi en activant l’effet de signal des valeurs partagées au risque de sa propre vie. Y compris, apparemment, ces valeurs du Sud, qu’une foule lyncheuse de paysans racistes et un avocat intègre acquis à la cause des droits civiques peuvent admirer en commun et se reconnaître en partage14.

15Dans Douze hommes en colère, il suffit d’un homme pour retourner tout un jury. Dans le roman de Harper Lee, un seul homme n’aura pas suffi, mais le convaincre de voter avec les autres aura au moins retardé le verdict, et « il aurait suffi d’en avoir deux pour que le jury soit incapable de prendre une décision » (Lee 2005 [1960] p. 345)15. Pour Jem, seule compte l’issue du procès, qui prouve une fois de plus qu’un innocent noir n’a aucune chance de pouvoir se défendre face à un jury blanc. Mais pour Atticus, le délai de délibération signifie que le jury pouvait croire Tom Robinson. Pour lui, le temps de délibération a rendu l’échec contingent, et non plus inéluctable : cela a échoué pour cette fois, mais c’est possible. Si cela a pris deux heures, c’est qu’au moins pendant un temps, une partie du jury – un seul homme peut-être – a accordé crédit à la parole de Tom Robinson. Et même si à la fin, l’acceptabilité sociale des faits qu’implique cette croyance est trop coûteuse pour être assumée par le jury blanc, l’insistance du roman, le lendemain de l’audience, sur le conflit d’interprétations relatif au délai de délibération du jury, vient mitiger l’effet produit par la gaffe de Tom à l’audience. Quand Tom a dit qu’il éprouvait de la pitié pour Mayella, toute crédibilité ne lui a pas été entièrement ni définitivement retirée. Pour Atticus, il n’y a pas de fatalité à cette injustice testimoniale : un homme noir pourra un jour être cru. Les choses avancent. Très lentement, de manière souvent décourageante, mais elles avancent.

16Mais Jem, lui, n’en est pas si sûr. Davantage, un débat plus profond s’engage, entre Jem et son père, sur l’interprétation de ce scandaleux échec et partant, sur les moyens d’agir pour faire reculer l’injustice judiciaire due au racisme : le problème ne tiendrait-il pas à l’institution des jurys populaires ? Pour Jem, c’est là l’obstacle auquel il faudrait s’attaquer : un jury populaire, c’est forcément animé par des passions, ça ne peut pas être rationnel, ça ne peut pas croire un accusé noir. Pour Atticus, le problème ne tient pas tant à l’institution d’un jury qu’à un défaut de composition du jury. Si le jury avait été composé de personnes comme Jem, Tom aurait été acquitté. Ou comme Miss Maudie. Mais justement, il n’y a pas de femmes dans les jurys, fait remarquer Atticus à son fils : elles ne peuvent pas y siéger. D’ailleurs, observent-ils ensemble, il n’y a quasiment jamais d’hommes de la ville non plus, uniquement des gens de la campagne. Pour Atticus, c’est parce que les commerçants de la ville sont tenus par leurs intérêts, ils craindraient de perdre leur clientèle s’ils avaient à se prononcer, ils préfèrent se tenir à l’écart de ce genre de responsabilités. L’essentiel, c’est d’avoir une bonne lecture des réticences et préjugés d’un jury : il y a le racisme, oui, mais il y a la peur, la pression des pairs, la réticence à donner son avis de peur d’avoir à en payer le prix...

17Plus profondément, entre Atticus et son fils Jem, le débat qui s’engage porte sur les moyens de la lutte. Continuer à croire dans le droit, et mener avec patience le combat légal pour les droits civiques ? Abandonner toute confiance dans la capacité à réformer le système par des moyens légaux ? Le hérault du droit et des vertus égalitaristes du tribunal conserve suffisamment de conscience lucide pour reconnaître que garder confiance dans le combat légal pour les droits civiques est bien plus facile pour les Blancs que pour les Noirs. « Ne vous faites aucune illusion, dit Atticus à ses enfants, tout ceci s’accumule et un de ces jours nous devrons payer l’addition. J’espère seulement que vous ne serez plus des enfants à ce moment-là. » (Lee 2005 [1960] p. 342)16 Tom, d’ailleurs, n’a pas été invité dans la discussion entre Jem et son père, puisqu’il a été renvoyé en prison à l’issue du verdict. Mais sa position à lui est claire : il ne croit plus dans la justice des Blancs, et Atticus le comprend bien. A l’espoir de l’appel qu’Atticus lui propose d’interjeter, il préfère la tentative de fuite, au cours de laquelle il sera abattu quelques jours plus tard.

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18Du jury qui a jugé l’innocent coupable, Atticus explique à son fils le lendemain du procès : « Ces douze hommes sont des personnes raisonnables dans la vie quotidienne, mais tu as vu que quelque chose se mettait entre eux et la raison » Et il ajoute : « Une salle d’audience est le seul endroit où un homme a le droit à un traitement équitable, de quelque couleur de l’arc-en-ciel que soit sa peau, mais les gens trouvent le moyen d’apporter leurs préjugés dans le box du jury. » (Lee 2005 [1960] p. 341-342)17. Comment dépasser les blocages liés aux préjugés raciaux, comment faire croire en l’inimaginable ? Aux yeux d’un Atticus Finch, l’injustice testimoniale est évidente, mais elle n’est pas le dernier mot de cette affaire. Car il faut comprendre où exactement elle se situe et sur quels ressorts elle fonctionne pour trouver comment la désamorcer ou la contourner. Et de ce point de vue-là, le rôle de la littérature est aussi d’ouvrir une multitude d’hypothèses psychologiques et éthiques, en maintenant une zone d’ambiguïté interprétative indispensable au sens de la nuance politique.